Jean-Christophe et cætera… - Michel J. Clerc - E-Book

Jean-Christophe et cætera… E-Book

Michel J. Clerc

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Beschreibung

Suite à une erreur médicale, Jean-Christophe se trouve handicapé. Il doit alors faire face au monde et au regard des autres.

Erreur médicale fatale ! Je suis emmuré dans un corps qui vous fera vite peur, mais je comprends tout, enfin tout ce qu’il m’est donné à voir, entendre, sentir, respirer.
Je veux m’évader un moment avec vous. Ce sera au travers d’une sorte d’autobiographie réalisée à deux mains. J'ai écrit ce livre avec mon frère. J’y exprime ma vision de ce milieu du XXe siècle dans lequel je suis né et montre le regard décalé que je porte sur notre société tout au long de ma drôle de vie. Mais je l’ai vécu, cette vie, avec intensité et joie, malgré toutes les embûches.
Prenez le temps de mieux me connaître comme ces quelques fabuleux copains que je vous présenterai tout au long de mon récit. Apprenez à nous regarder avec toutes nos différences dans cette société et cet espace public qui nous sont communs.
Notre recherche du bonheur est réelle. Elle montrera souvent à quel point celle des gens ordinaires peut paraître frivole.
Vous comprendrez alors que, non seulement, nous appartenons au même monde, mais que nous l’inventons ensemble depuis toujours.
Je m'appelle Jean-Christophe.

Découvrez sans plus attendre un roman touchant sur la vie d'une famille vivant le handicap en son sein.

EXTRAIT

Le début de l’année scolaire aura pour moi et pour presque tous, un relent de banalité, sans doute pour toi aussi, Jean-Christophe. C’est la fin des vacances. J’avoue que j’ai bien profité de cette mer méditerranée, si généreuse en soleil, en loisir ; et un certain blues s’installe. La vie en camping m’a donné ce contact avec tant de monde. C’est aussi l’attrait d’une rentrée, forcément porteuse de nouveautés, et la fin d’une certaine fatigue de ne rien faire.
Papa et sa fille, comme Maman, ont également fait le plein de repos et de vie au grand air. Nous sommes prêts pour une nouvelle année.
Pour toi, j’ai un doute : entre ton énervement permanent et les voisins qui t’observaient d’une façon pas toujours sympathique, que se passe-t-il dans ta tête ?

La rentrée de septembre est là pour tous. Chacun va retrouver son activité, ceux qui vont au travail, Papa à l’usine, moi à l’école, et ceux qui vont rester à la maison.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Les multiples vies de Michel Clerc ont sillonné tout autant l'industrie que l'art contemporain, mais c'est la défense des personnes fragiles qui a mobilisé son énergie lorsqu'il a présidé l'Adapei du Doubs et conduit de nombreux projets, en Franche-Comté, en faveur des personnes en situation de handicap.

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Table des matières

Résumé

Préface

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Postface

Dans la même collection

Résumé

Erreur médicale fatale ! Je suis emmuré dans un corps qui vous fera vite peur, mais je comprends tout, enfin tout ce qu’il m’est donné à voir, entendre, sentir, respirer.

Je veux m’évader un moment avec vous. Ce sera au travers d’une sorte d’autobiographie réalisée à deux mains. J'ai écrit ce livre avec mon frère. J’y exprime ma vision de ce milieu du XXe siècle dans lequel je suis né et montre le regard décalé que je porte sur notre société tout au long de ma drôle de vie. Mais je l’ai vécue, cette vie, avec intensité et joie, malgré toutes les embûches.

Prenez le temps de mieux me connaître comme ces quelques fabuleux copains que je vous présenterai tout au long de mon récit. Apprenez à nous regarder avec toutes nos différences dans cette société et cet espace public qui nous sont communs.

Notre recherche du bonheur est réelle. Elle montrera souvent à quel point celle des gens ordinaires peut paraître  frivole.

Vous comprendrez alors que, non seulement,  nous appartenons au même monde, mais que nous l’inventons ensemble depuis toujours.

Je m'appelle Jean-Christophe.

Les multiples vies de Michel Clerc ont sillonné tout autant l'industrie que l'art contemporain, mais c'est la défense des personnes fragiles qui a mobilisé son énergie lorsqu'il a présidé l'Adapei du Doubs et conduit de nombreux projets, en Franche-Comté, en faveur des personnes en situation de handicap.

Michel J. Clerc

Jean-Christophe, et cætera…

La complainte d’un pauvre idiot pour le salut du monde

Roman

ISBN : 9782378736125

Collection Blanche

ISSN : 2416-4259

Dépôt légal : mars 2019

© couverture Annabel Peyrard pour Ex Æquo

© 2019 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de

traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

Toute modification interdite

Éditions Ex Æquo

6 rue des Sybilles

88370 Plombières les Bains

www.editions-exaequo.com

« L’existence n’a pas de sens, mais que cette pensée n’empêche pas la joie de vivre, bien au contraire. »

Clément Rosset

Préface

Dans l’après-guerre encourageante, ce beau livre nous conte un voyage émouvant à l’intérieur d’un être différent, un être de souffrance. Au sein d’une famille simple et chaleureuse, pieuse et ouvrière, interloquée par l’encéphalite précoce de son premier enfant, nous pénétrons dans l’intimité de celui qui observe la normalité avec nostalgie, tristesse et extrême lucidité. Ses excursions mentales, ses observations fines et son humour cynique nous interpellent avec vigueur, non pas pour nous mettre la larme à l’œil ou nous culpabiliser, mais pour nous éveiller à d’autres sens, à d’autres regards plus incisifs et peut-être plus respectueux de la diversité.

La terrible solitude créative et les fulgurances de cet enfant puis de cet adulte en marge des traditions suscitent en nous une admiration teintée d’émotion inconfortable tant son témoignage nous oblige à comprendre avec plus d’acuité et d’empathie l’univers insondable du handicap.

Ce roman interactif aux sensibilités multiples lance un uppercut aux normes, à la bien-pensance et à l’injustice liée à la mal-naissance. Cet enfant venu au monde au vingt et unième siècle en Occident aurait été soigné et guéri. Et comme tous les enfants malchanceux de la planète ou de l’Histoire, il a dû puiser sa force surhumaine dans quelque monde secret afin de transcender son calvaire et tenter de survivre.

Puissant récit de vie qui réveille, cible l’essentiel et atténue avec délicatesse les faux problèmes de l’existence parfois futile des gens ordinaires. Véritable hymne à la reconnaissance des personnes en situation de handicap.

Jean-François Rottier

Chapitre 1

Je suis né quelques années après la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, dernier trimestre de l’année 1950, la fin des grandes privations est encore en mémoire. Du coup, comme dirait Monsieur Michel de Montaigne, ça fait du bien quand le manque de tout cesse, et on pourra encore longtemps, sans déplaisir, être privé de beaucoup de choses — les objets dont on rêve depuis tant d’années, cette nourriture qui manque à nos palais, les petits plaisirs auxquels on aspire — qu’on pourra bientôt découvrir ou redécouvrir, peut-être demain, dans un mois, dans un an, à notre plus grand bonheur.

On part de si bas. Les joies de la libération sont encore palpables dans ces premières années des « trente glorieuses », comme on les baptisera plus tard, quand elles seront révolues. Les années des baby-boomers auront donné du sens au mot progrès, à l’expression « ascenseur social », époque pendant laquelle chacun a la claire conscience d’une évolution positive, et la conviction que ses enfants auront mieux et plus que soi.

Sans contestation possible il s’agit d’une des très rares et belles périodes pendant les cent mille années de l’Homo sapiens, dans notre monde occidental.

Ce sont les printemps d’un bonheur conscient, celui d’être enfin sorti de ce marasme épouvantable qu’auront été cette très courte et « drôle » de guerre et cette longue période d’occupation, ce temps pendant lequel la distillation d’un poison terrible a été consciemment et méthodiquement imposée au monde par quelques-uns, ces heures qui resteront sans doute parmi les plus noires de l’humanité moderne.

Te dire que cette vie après la guerre était facile ? Certainement pas ! Mais cette envie d’exister à nouveau, cette certitude de connaître à coup sûr un avenir meilleur que ce passé terrible parfument agréablement une bonne partie de l’air qu’on respire.

Et je nais à ce moment-là, dans un temps qu’on peut qualifier « d’heureux ».

Ensuite, plus tard, on transformera notre époque en une épouvantable foire permanente, et on passera notre temps à consommer des c…, non ! des bêtises, pour le profit de quelques-uns. On perdra bientôt toute notion d’égalité entre les humains, toute perspective de charité et d’entraide, on trouvera les éternels boucs émissaires et on détruira même la démocratie, mais ceci est une autre histoire, celle du perpétuel retour de la misère humaine.

J’arrive précisément le 8 octobre. Poids : 3900 grammes. Taille : 51 centimètres. Une belle gueule d’amour, un bébé pas fripé, les cheveux déjà bouclés.

Déjà beau gosse auraient dit plus tard les plus jeunes de mes futurs neveux !

Nous sommes au beau milieu d’un siècle que beaucoup considéreront comme le plus sinistrement célèbre par les conflits épouvantables que ses contemporains ont conçus.

Dans sa première moitié, nos anciens retiendront la « Grande » Guerre, celle qui a privé l’Europe de toute une génération « Celle que je préfère » chantera Brassens, puis la guerre d’Espagne, la guerre des Anglais contre les Boers en Afrique du Sud, après la première sino-japonaise de la fin du siècle précédent…

Ce fut ensuite le deuxième conflit mondial, celui pendant lequel les haines hitlériennes, ethniques, racistes, sexiste, religieuses, nationalistes, eugéniques ou eugénistes, si ces deux adjectifs existent — et j’aimerais bien, parce que ça m’intéresse — se sont défoulées dans la plus grande violence, avec la plus dévastatrice des folies et la plus pure efficacité. Et les « Jap » ont fait aussi bien en Asie.

À propos d’eugénisme, tu sais que j’ai eu chaud ! L’Allemagne nazie éliminait systématiquement en Europe toutes les personnes de la catégorie à laquelle je ne vais pas tarder à appartenir, avec les juifs, les Tziganes, les communistes, les homosexuels... En France, beaucoup ayant emboîté le pas de ces voisins dingues auraient voulu faire la même chose et aller jusqu’au bout de cette même horreur. Tu comprends ça, toi ?

Puis, plus loin de nous, en Russie soviétique, quelque soixante-dix millions de morts qu’ils disent, un peu plus de dix millions par décennie.

N’oublions pas, bien sûr, les conflits coloniaux, sans omettre tant d’autres guerres que les grands pays producteurs d’armes ont sous-traitées à d’autres en leur fournissant le matériel.

Recherche « guerres du XXe siècle » dans Wikipédia, tu verras la liste. Impressionnante !

Ces cent années, pour les plus optimistes et les plus enthousiastes, pour tous ceux qui ont réchappé aux délires destructeurs, ont aussi été le théâtre de progrès incroyables. Que choisir entre les avancées techniques ahurissantes, inimaginables sauf pas un Jules Verne, les progrès de l’industrie — comme je vais aimer les bagnoles, la vitesse, les virages en épingles à cheveux dans les Alpes, puis la radio, les disques, et la télévision quand, enfin, elle arrivera chez moi ! — et les progrès de la médecine, si nombreux, si spectaculaires ?

Si je suis arrivé assez tard pour éviter le pire létal concocté par les théoriciens de la pureté humaine, tu sauras bientôt que ça aurait été beaucoup mieux pour moi d’arriver sur cette terre encore un peu plus tardivement. Un lustre, plus sûrement deux, auraient sans doute suffi pour que les progrès des laboratoires pharmaceutiques m’évitent une autre catastrophe. Pour mener une vie plus normale, pour être vraiment respecté en tant qu’être humain, un siècle aurait sans doute été mieux, ou peut-être deux ou trois, tant toi et tes semblables avez du mal à changer votre perception de qui nous sommes, mes collègues et moi.

Mais comme tu le sais, on ne choisit pas sa date de naissance ni ses parents, disent d’autres !

Mais là, ma famille, bingo ! J’ai tout de suite su que ce serait bien.

Ma mère, Hélène, patronyme Schreiber, elle est « canon » ! La belle Hélène ! Ça m’étonnerait que mon père l’ait préférée uniquement parce qu’elle allait à la messe tous les dimanches.

Je tente de te faire une description fidèle, même si l’objectivité n’est certainement pas de mise pour moi.

Plutôt grande pour l’époque, un mètre soixante-sept ou huit, mais, tu verras, je n’en profiterai pas. Taille de guêpe, cheveux d’un brun presque noir, d’une belle longueur, jusqu’aux épaules. Boucles flatteuses, sans doute le résultat de beaucoup de soins et de quelques manipulations arrangées par quelque produit miracle et des « bigoudis » — j’adore ce mot-là. Prononce-le ! Tu entendras sa musique, tu comprendras sa magie ! —, ces trucs marrants en forme de petites brosses rondes sans manche, autour desquels Maman enroule toutes les semaines ses cheveux par petits paquets, quand ils sont encore mouillés du rinçage du shampoing, avant d’y planter une épingle pour les immobiliser. Ils étaient souvent complétés par des tortillons de papier des « forges » — je t’expliquerai — que je vois traîner dans la chambre.

Oui, bien évidemment, il n’y a pas de salle de bain, juste de quoi dormir et une cuisine où l’on mange. Et c’est dans l’évier que je suis exposé, tout nu pour ma toilette, dans une bassine en acier. Les parents doivent se laver là aussi, mais ils se cachent, eux.

Heureusement pour moi, la terrible folie de la douche quotidienne n’est pas encore de mode.

La silhouette fine de Maman — les temps des restrictions toutes récentes ne l’obligeaient pas encore à des efforts draconiens pour garder la ligne — est mise en valeur par les robes de ces années-là, encore largement inspirées de cet entre-deux-guerres insouciant et frivole, mais aussi de la mode des États-Unis hollywoodiens, arrivée chez nous dans les magazines en papier glacé que les dames se passent entre voisine ou en famille.

Ces toilettes savaient mettre en valeur une taille de guêpe que d’autres formes encadrent et montrent en avantage. Robes ou tailleurs de couleurs gaies, loin des tristesses et des grises et beiges hésitations sorties des temps noirs encore présents dans les esprits. Jupes aux longueurs qui ne dégageront pas encore les genoux avant longtemps, chemisiers aux décolletés sages dans notre nord Franche-Comtois, campagnard et catholique, mais si luthérien aussi.

Je crois aussi que cette garde-robe bien riche et joyeuse, dans le milieu ouvrier dans lequel Maman vit, cache des talents que ce temps de pénurie développait largement, dans ces années où la notion même de « prêt-à-porter » n’existait pas vraiment.

Derrière chaque femme belle, ou moins belle d’ailleurs, se cachait une couturière bonne ou moins bonne, et sa mère brodeuse, ou l’inverse, ou les deux à la fois.

Ces belles aptitudes, associées au goût certain de Maman, ont fait merveille longtemps pour adoucir le peu de ressources des débuts, pour elle évidemment, mais aussi pour moi et pour d’autres à venir.

Mais ceci viendra aussi plus tard.

Le visage de ma mère est beau comme le jour. Un sourire de plénitude aux lèvres minces et bien dessinées, œuvre d’un peintre classique ou de la Renaissance.

Elle aime sourire, Maman. Elle sait sourire comme si un professeur de théâtre ou de maintien lui avait enseigné comment séduire par sa seule bouche accompagnée d’un regard charmant autant que retenu. Non, pas de prof ! Il s’agissait d’un don qui s’exprimera toute sa vie, surtout quand l’appareil photo sera là, cet engin magique qui, dès qu’il apparaît, illumine son regard et transforme son visage en une fraction de seconde.

Les yeux ? Venons-y ! Définis comme bruns sur la carte d’identité, plus précisément noisettes avec des touches de vert, sans fards évidemment ! Les dames qui se maquillaient à cette époque n’étaient pas de notre monde et étaient un peu suspectes, pour ne pas dire p…, plus. (Je ne connais pas encore ce substantif, mais ça viendra). Les cils sont naturellement longs, mais les sourcils vite ombrageux quand leur pousse n’a pas été surveillée et quand l’épilation douloureuse à la pince a été négligée.

Tout ceci donnait à son visage un peu de sérieux, du chic, de la sagesse en même temps que douceur et charme.

Le temps m’apprendra que l’aménité des yeux de Maman sait se métamorphoser quand les contrariétés viennent, quand la fatigue est là, quand l’irritation gronde. Alors, la jeune noisette encore fraîche et verte s’assombrit pour devenir olive très mûre, et la bouche peut se transformer en une ligne querelleuse.

J’aime ma mère, sauf quand elle est en colère. Ça lui arrivera de temps en temps. Je ne pourrai pas lui en vouloir vraiment. Elle m’a, ou ne m’a pas toujours supporté, aux deux sens de ce verbe fourchu, pendant toute ma vie. Ses humeurs dépendaient du moment, sans doute d’abord de moi.

Je sais très peu de la vie de Maman avant moi. Bien sûr, les souvenirs des privations qu’elle racontait : les expéditions dans la Haute-Saône si proche de notre département du Doubs, pour s’approvisionner en pommes de terre, en produits laitiers et en fruits, à bicyclette, comme Paulette.

Ah, les mirabelles de Marvelise ! Les inimitables, celles qui sont bien tachées de rouge, les seules comestibles à ses yeux, juteuses, sucrées à souhait...

Maman a fait les études classiques d’une jeune femme de milieu modeste née en 1925. Pas d’histoire de l’art ni de littérature pour jeunes bourgeoises de la ville. École ménagère, mais aussi un diplôme de sténodactylo qui lui permettra de vivre les premières expériences d’informatique à l’ancienne, celles de la mécanographie, le temps des cartons perforés.

Ses premières armes professionnelles, avant celle-là ? Assurer la dernière opération dans la fabrication de lames de scie chez Aciers et Outillages Peugeot à Audincourt, le délicat avoyage manuel sans lequel rien ne coupe.

Autour de Maman, il y a deux sœurs, une presque jumelle en âge, l’autre de treize années sa cadette. Une mère, ma Grand-Maman, extraordinaire d’intelligence, de vivacité, de générosité, et un père plus discret.

C’est en réalité une famille que l’on dira beaucoup plus tard « recomposée ». Mais dans le secret de cette époque. Il y a eu, au départ, deux mères dont l’une est décédée « en couches », deux pères dont l’un aura été d’une très grande discrétion, « inconnu » dira-t-on, en tout cas le sera toujours pour moi et pour tout le monde je crois, sauf de l’intéressée et de quelques proches du jeune entreprenant.

Les trois sœurs se partagent tous ces parents : les présents, la disparue et le discret, d’une façon que je n’ai pas cherché à comprendre.

Quelle importance ? À la fin de l’histoire, une belle famille unie ! C’est l’essentiel.

Mes grands-parents ont, tous les deux, travaillé « aux forges », comme on disait, entreprise qui est une sorte de marqueur d’un passé industriel ancien de la région, pour toujours englouti : les derniers souvenirs de la présence des hauts et bas fourneaux du Pays de Montbéliard, plus précisément d’Audincourt où la rue des mines témoigne encore de cette histoire, là où il y avait de la « minette », ce minerai de fer pauvre, un peu de charbon et des Polonais.

La première implantation de cette entreprise forgeronne date de 1638. Tu te rends compte, en plein règne de Louis XIII ! Avec une clientèle privilégiée de cet acier qui a longtemps été la Suisse toute proche.

La mère de Maman est née à la ville. Enfin, celle de Belfort, pas très loin, pas si grande. Ce siècle avait deux ans, pas le même que celui du grand Victor, et la vieille cité était plutôt autrichienne qu’espagnole.

Elle se prénomme Jeanne, Grand-Maman, en vrai. Son premier travail n’a pas été en usine, au contraire de Grand-Papa. Grâce à sa bonne éducation, à son intelligence et sa débrouillardise, elle avait été embauchée comme bonne à tout faire chez les directeurs : ménage, cuisine, et peut-être plus à l’occasion.

Elle se prénommait Jeanne, t’ai-je dit. Elle a dû accepter de devenir Léone, son deuxième prénom. Jeanne, c’était déjà pris par la maîtresse de maison.

Cette transformation, ce deuxième baptême obligé, était un beau présage. Il lui a fallu la force du lion pour se sortir des situations les plus difficiles, toujours avec une vigueur et une persévérance toutes féminines et beaucoup de pragmatisme masculin.

Les autres qualités de Jeanne : un grand courage pourtant si discret, et une humanité toujours à l’écoute des autres, sans jamais céder devant l’adversité, et il y en a eu.

Maman arrive, sans père, première de ce qui était une sérieuse infortune en ce temps-là. Grand-Maman se retrouve en usine.

Tiens ! Va essayer de comprendre ce qui est arrivé.

Mais il n’en sera jamais question de ce passé. Juste un mot chuchoté à Papa, quelques minutes avant son mariage, avant de monter à l’Autel. Il sera rassuré par future Belle-Maman, sur le porche de l’église : « Je peux vous dire que c’était quelqu’un de bien ! »

De quel bien s’agissait-il ?

Dans la suite de cette histoire, je ne retiendrai du prénom de Grand-Maman que celui de la force tranquille du grand félin.

Bientôt Léone rencontrera, par un heureux hasard, Grand-Papa Roland.

Roland est né à Katzenthal, tout près de Colmar, petit village viticole charmant, pléonasme comme aurait dit Bernanos « d’un anglais correct » : tous les villages de cette belle Alsace sont beaux et attrayants.

Il est né un an plus tard que Léone, en Allemagne donc, si tu calcules bien.

Nous sommes en 1903. De cette période-là, la mémoire n’est pas douce. Il ira à l’école allemande.

La fuite s’était organisée dans toute la région, depuis l’annexion de l’Alsace-Moselle. Les plus riches ont pris les premières places, à l’ombre des fortifications de Vauban, de ce côté-ci, dans la ville des trois sièges : entreprises, riches propriétaires, commerçants… Les noms des rues de Belfort, comme celui de ses entreprises, résonnent ou résonneront longtemps de ces patronymes alsaciens qui ont préféré s’installer en « France de l’intérieur » dans le dernier tiers du XIXe siècle, apportant leur argent, leur prospérité, leur savoir-faire, leur accent chantant et leur bonne humeur.

Les plus modestes n’avaient pas plus envie d’être allemands. C’est dans le Pays de Montbéliard qu’ils se déplacent, beaucoup plus tard. Ils retrouvent les autres mouvements de population, à peu près contemporains, d’Italie et de Pologne, en particulier.

Le Pays de Montbéliard, auquel on peut associer celui de Beaucourt, est, y compris cette ancienne activité sidérurgique d’Audincourt, une petite région de France très industrielle, et le restera longtemps. C’est vrai qu’entre les grandes familles Peugeot, Japy, Viellard… et leurs entreprises en plein essor, il faut beaucoup de main d’œuvre.

L’« immigration » est massive, alimentée par certains pays étrangers, mais aussi en provenance de Haute-Saône et du haut Doubs. Il a bien fallu accepter de faire travailler des catholiques dans ce pays huguenot, et plus tard des gens de beaucoup plus loin, d’Algérie, du Portugal, de Yougoslavie…

Grand-Père Roland se marie, une fille naît, Andrée. Un souffle chasse l’autre et une mère s’éteint quelques minutes après. Ça arrivait souvent.

Maman nous emmènera quelquefois chez la mère de cette première femme de Roland, à Valentigney, derrière le café « Le Central ».

La magie de l’arrangement patronal s’opère, enfin je crois. Je n’ai pas de preuves, personne ne peut plus témoigner.

Un veuf rencontrera cette demoiselle et son enfant du Saint-Esprit.

Grand-Maman et Grand-Papa ont tous les deux été manœuvres dans cette entreprise née au XVIIe et qui aura survécu difficilement à la première moitié du XXe, et c’est déjà pas mal.

Bien sûr, grand-mère Léone a arrêté son travail pour élever les trois filles. Grand-père y est resté jusqu’à la chronique annoncée de la mort de cette industrie, dans la première moitié des années soixante.

Il bénéficiera des premières mesures de départ en retraite anticipée. Il a à peine plus de soixante ans.

Les modernisations successives de ces forges d’Audincourt, l’installation des « fours Martin » dont Grand-Papa Roland parlait si souvent avec une fierté sans limite, n’ont pas permis de concurrencer les grands investissements de la Lorraine et du Nord, qui ont eux-mêmes connu d’autres souffrances, plus tard.

Grand-Papa, c’est dans son métier de manutentionnaire de tôles qu’il récupérait quelques rouleaux de ce papier de protection anti rayures, brun, multifonction, matière première des ersatz des tout petits « bigoudis » déjà évoqués, papier qui n’était pourtant utilisé principalement que comme emballage. Mais il faisait aussi accessoirement office de papier sulfurisé pour cuire les tartes, de papier de protection des confitures une fois imbibé d’alcool, et satisfaisait aussi bien d’autres usages, pas toujours des plus confortables ceux-là, crois-moi, si tu vois de quoi je te parle.

Voilà pour le côté de Maman, pour l’instant bien sûr ! Tu vas voir que ma grand-mère Léone est à l’évidence un des deux personnages primordiaux de mon histoire, mon aïeule de référence.

Mon père, ce grand homme, le deuxième de ces personnages essentiels, précisément.

Comment te le présenter simplement ? André Robert mériterait sans doute un livre à lui seul. Il faudra que je le suggère à mon frangin.

Le jour de ses vingt ans, Papa avait déjà une vie à son actif. Il nous racontait avoir entendu sonner sa dernière heure, sa mort prochaine annoncée, devant lui, par le médecin de l’armée, le 8 juin 1946, jour précisément de son anniversaire, alors qu’il s’épuisait des conséquences d’une dysenterie, dans un semi-coma, croyait-on. Il était pourtant bien conscient sur son lit d’hôpital de campagne, en Indochine.

Comment en était-il arrivé là ?

Naître entre les deux guerres n’était pas forcément une catastrophe, on l’a déjà compris, surtout en campagne, même si cette période, a priori insouciante, engendrera sans doute, plus ou moins vite, les années dramatiques qui suivront.

Pour Papa, l’affaire se compliquera beaucoup plus vite que pour le simple quidam que tu aurais pu être. Il apparaît dix-sept années après une sœur, Marie-Louise, elle-même précédée d’une enfant mort-née, la petite Marguerite. Il naît donc le 8 juin 1926, d’un père tréfileur et d’une mère « à la maison », tous deux âgés de 40 ans.

Mon grand-père avait un métier rare, il fabriquait du fil de fer qu’il tirait à travers une filière… à la main. Ça lui valut de ne jamais avoir été mobilisé par l’armée. Il n’a jamais connu le front, son rôle étant bien plus important à l’usine, à filer l’acier, que sur un champ de bataille comme chair à canon.

La force et la dimension de sa main — son pouce recouvrait totalement une pièce de cinq francs de l’époque — étaient hors normes, me racontait mon père, lui qui n’a hérité, paradoxalement, que de menues menottes de fillette.

Ceci lui permettait quelque facétie. Ce « Monsieur Muscle » de la fête foraine d’Audincourt en a fait les frais. Il mettait au défit le public présent d’extraire une seule goutte supplémentaire du citron qu’il venait lui-même de presser à main nue, pour gagner je ne sais plus quoi.

La mauvaise surprise du jour, pour le « colosse » de ce stand, que cette rencontre du tréfileur à main nue qui a relevé le défi !

La petite famille a pu alors se faire offrir le cadeau promis, et le grand-père a été discrètement évacué par l’arrière du stand…

C’est cet aïeul-là qui m’apporte une seconde incertitude originelle : il avait une mère, mais pas de père, lui non plus. C’est vrai que les pères ont plus de possibilités de se cacher que leur dame. Une deuxième opération de ce Saint-Esprit décidément omniprésent dans la famille ? Pas très sérieux tout ça, pour l’époque !

Nous ne devrions pas être des Robert comme Maman n’aurait pas dû s’appeler Schreiber, et ma génération de gens aux cheveux noirs et à la peau mate ne connaîtra jamais qui lui a donné la moitié de ses gènes.

Mais quelle importance ?

Comme je te le disais, la vie va se compliquer rapidement pour Papa, enfin pas tant pour les conséquences immédiates, mais beaucoup plus durement pour l’avenir. Son paternel décède d’une septicémie. Encore une victime d’une naissance trop précoce !

Nous sommes en 1935, André n’a que neuf ans. La violence de la perte du père passée, sa vie au milieu des femmes commence, plutôt agréablement. Elles sont nombreuses à le choyer, à lui tenir compagnie : sa mère bien sûr, sa sœur aînée, sa nièce — plutôt une petite sœur d’ailleurs, compte tenu de la faible différence d’âge — mais aussi les deux grand-mères présentes dans la maison des instituteurs à Exincourt. Ma tante Marie-Louise, dite « tata Visette », — sans doute un raccourci très approximatif que son petit frère pourri gâté a inventé —, est logée par la mairie dans une maison généreuse. Elle peut donc, en cette période de sévère crise du logement, accueillir tant bien que mal les aïeux et s’occuper aussi de sa mère que la sécurité sociale de l’époque n’a pas beaucoup aidée, et pour cause.

Quelle jeunesse elle a eue cette femme !

La demoiselle Robert, célibataire, enterrera son fils et sa bru. En effet, ma grand-mère paternelle ne survivra pas, sept années après son mari, à un cancer du sein, caché à tous, bientôt crabe généralisé qui la fera terriblement souffrir, partie qu’elle est en petits morceaux, les os brisés les uns après les autres, comme du verre.

Si je n’ai jamais connu ces aïeuls paternels, les deux bisaïeules sont en revanche bien là à ma naissance, et pour toujours dans ma mémoire, particulièrement l’arrière-grand-mère Robert, la « grand-mère toute vieille » au visage tout fripé, celle qui demandait à mon père de lui garder ses cendres de cigare pour blanchir ses dents. Pourvu que j’aie ses gènes !

J’ai entendu qu’elle poursuivait le petit André dans tout le village, pour accompagner les frasques du jeune aventureux, et le surveiller sans jamais le contraindre, le tout en tricotant des chaussettes. C’est elle aussi, parmi les autres de ses femmes, qui lui cuisinera uniquement du « petit veau », la seule viande que cet ange acceptait officiellement de manger.

Ne consommer aucun animal qui rampe, nage ou court trop vite, telle aura longtemps été la devise gastronomique de Papa et son régime alimentaire.

Arriveront la courte guerre, l’occupation, les difficultés innombrables, douloureuses. Papa a 16 ans. Les souvenirs que mon père aimera raconter souvent sont pourtant joyeux, le signe de sa bonne santé mentale malgré la sombre époque, de sa belle humeur, même dans cette période terrible ?

Il y avait les baignades dans le canal du Rhône au Rhin avec des sauts depuis le pont-levis de Montbéliard, et les autres escapades entre copains. Il y a eu aussi, parmi ses aventures si souvent racontées, les incursions au bar « le Mulhouse » face à la gare de la cité des princes, avec un de ses meilleurs copains. Ils arrivaient tous deux à bicyclette, en suivant de près deux officiers allemands en quête d’une bière bien méritée, attendaient sagement qu’ils déposent leurs ceinturons et leur arme de poing à la patère du bistrot, avant de déposer eux-mêmes et ostensiblement leur ceinture en ficelle où était accrochée leur pompe à vélo… « Pour pas qu’on nous la vole, m’sieur ! » déclaraient-ils à qui prétendait à une provocation.

Mais il y eut aussi, dans ces souvenirs, les épisodes dramatiques : tous les hommes valides enfermés dans l’église d’Exincourt, menacés de mort, avant d’être embarqués pour le travail obligatoire.

Avant de partir rejoindre son mari « au ciel », comme aurait dit Maman, ma grand-mère paternelle et son fils ont pu s’oxygéner en zone libre quelque temps, précisément à Alès où ils avaient quelques connaissances. Autres réminiscences, autres gens, autres expériences.

Mon père connaît là une poursuite de scolarité glorieuse : en trois mois, il est propulsé dans une classe dans laquelle les élèves sont de trois années ses aînés. Il découvre qu’il pourra, ou plutôt pourrait, faire des études supérieures. Il est brillant, mais que faire du diamant brut quand le tailleur est cher et qu’on n’a pas le sou ?

Quand il revient à Montbéliard, seul le brevet supérieur lui est financièrement accessible.

Ma mère dit toujours que j’ai hérité de son intelligence. Flatté je suis, mais que vais-je en faire et vais-je moi-même trouver mon diamantaire ?

Mon père rencontre Maman à un bal du 14 juillet. Ça ne s’invente pas, lui qui dansera toute sa vie comme un fer à repasser.

Mais il a osé, et la magie du beau ténébreux a opéré.

Quelques traits physiques de ce jeune homme très brun dont le grand-père n’aurait sans doute pas renié une origine très méditerranéenne : cheveux très noirs, encore plus noirs que ceux de Maman, mais raides et rejetés en arrière, bien domestiqués à la gomina. Yeux noisette encore, même si les orbites profondes comme les traits émaciés de son visage et la pilosité environnante donnaient à son regard de l’époque un air sombre et un reflet très noir, alors qu’il n’était pas fâché.

D’ailleurs il ne le sera jamais vraiment, en colère Papa, ou alors, il le cachera bien.

Mon père est également grand pour cette période de sortie de guerre, un mètre soixante-quinze. Mince comme un fil, sérieux comme un pape — c’est son expression — même si, quand il se met à boire un petit coup, en fin de repas de famille à Noël ou à Pâques, il aimera raconter les fables de Monsieur de la Fontaine avec l’accent arabe et la fantaisie du vocabulaire qui va avec.

À mourir de rire, te dis-je ! Même quand je ne comprenais rien, je me marrais !

Mon père, avec son brevet supérieur, ne trouve pas de travail immédiatement. Le fardeau qu’il représente pour sa sœur Visette, alors qu’il est sans logement ni ressources, lui deviendra vite insupportable. Il ne peut plus, surtout il ne veut plus continuer à être à charge.

Note cette expression « à charge », on en reparlera.

C’est un départ en Indochine qu’il choisit, engagé volontaire pour trois ans, dans le génie, lui le littéraire, avec une préparation militaire dans les Alpes, à Grenoble.

Dans le premier album de famille, le même qui montre Maman « canon » au sourire angélique, on trouve aussi les photographies de mon père militaire. L’habit, qu’il soit de campagne — short, chemise à manches courtes, chapeau à large bord protecteur et brodequin — ou de ville — chemise et cravate, pantalon à plis, chaussures basses et calot — raconte mon père réfléchi, le visage toujours légèrement dirigé vers le sol, le regard sérieux, voire sévère, et venant du dessous, sans dureté pourtant, une cigarette toujours plantée au coin gauche de sa bouche.

On perçoit de suite, à sa posture, son peu de goût pour la photo, contrairement à Maman, en tout cas pour cette exigence de pause qu’il n’appréciera jamais.

Séparation physique d’avec future Maman à peine les fiançailles célébrées, échange de lettres presque quotidien entre les « promis ». Ce temps sera long et difficile pour tous les deux, mais un bel avenir est là pour supporter le manque, l’ennui, ce mot si terrible dans ma tête.

C’est une période pendant laquelle il ne se passe pas grand-chose dans notre colonie asiatique. Quelques morts quand même, de temps en temps.

C’est plus tard que ça chauffera dur.

Retour de futur Papa au pays, mariage quelques mois plus tard, le 23 avril 1949, par temps de grande giboulée printanière. Mariage pluvieux mariage heureux, ou mariage plus vieux mariage heureux ? Eux, ils étaient tous jeunes.

J’arrive vite, pas de temps à perdre, conçu dès les premiers jours du début de l’année 1950.

Quand je nais, il faut trouver un logement, une denrée rare pour longtemps. Un couple de piliers du protestantisme luthérien audincourtois nous hébergera, nous jeunes catholiques sans le sou.

Scandale pour leurs coreligionnaires revanchards de la Saint Barthélemy ! Ils assumeront avec brio, encore mieux si possible un peu plus tard, quand le temps tournera à l’orage pour moi.

La première année, je vis bien, grossis gentiment, souris vite et beaucoup.

Enfin, tu as devant toi un bébé normal, gazouillant, et tissant le bonheur simple qu’un premier enfant offre à ses parents, à ses grands-parents et autres membres de la famille, aux amis proches.

Je suis baptisé, étape importante dans un foyer pour lequel croire n’a jamais été une interrogation, pas plus que la pratique très régulière de sa religion. Mes parents seront vite très engagés dans de nombreuses actions au sein de la paroisse, au service des autres : jeunesse ouvrière catholique, collectes au profit des nécessiteux, presse religieuse…

Bientôt, Maman « perdra » sa taille fine à peine retrouvée depuis ma naissance, ou plutôt que de ne plus la perdre, on voit des centimètres augmenter rapidement son périmètre, à un rythme que l’alimentation seule ne peut aucunement justifier.

Chapitre 2

Nous sommes 363 jours après le début réel de ce récit, moins d’une année après ma naissance. Un deuxième enfant est né, Joël nous est donné ! Exactement le 5 octobre 1951, jour où l’on fête les fleurs, les Allamanda, Amaryllis, Bleuette, Clivia, Énimie…, à 18 heures, un vendredi soir, veille de week-end. « Le moment choisi pour venir au monde par un homme de peu de courage » dira souvent mon Papa en s’amusant.

Ce petit est un « enfant de Noël », j’ai plutôt été, tu le sais déjà, celui du retour de réveillon. Chacun sa bringue !

C’est une belle plante. Il a, paraît-il, profité longtemps de la protection bienveillante de l’utérus de maman. Une quinzaine de jours de gestation supplémentaire pour une estimation dont la fiabilité n’est pas garantie en 1951, donne à sa constitution officielle, inscrite dans son livret de santé, des mensurations particulièrement flatteuses : cinquante-sept centimètres pour la taille, ce qui le poursuivra longtemps. Et il n’est même pas maigre, un poids confortable de 4370 grammes qui lui tend correctement la peau… pour un temps. Là, je suis largement battu !

Mais un comportement assez rapidement apathique, la belle fleur se flétrit, une chute de poids qui ne se dément pas après deux ou trois semaines, et une inquiétude croissante de mes deux parents.

Il s’agit pourtant, après avoir consulté la doctoresse Félizot, célèbre et unique pédiatre de notre Pays de Montbéliard, de bien peu de désordre : il faut juste remplacer la dose de lait correspondant à son jeune âge calendaire par quelque chose de plus consistant, en quantité bien sûr, mais aussi en qualité, qui prenne en compte l’âge de sa conception. Il était tout bonnement sous-alimenté.

Contrairement à moi, mon frère est moche, cheveux rares, raides et d’un noir bête. La comparaison avec mon côté « beau gosse » n’est guère flatteuse. Il a mal profité de ce ventre généreux pour se préparer une beauté.

Heureusement pour lui, ça s’arrangera au moins un peu avec le temps.

Tu comprendras aussi rapidement que l’arrivée de celui-là, à ce moment précis, conçu dans l’ignorance du futur proche, sera une bénédiction pour toute la famille, dira Papa.

Dans un cliché photographique de cette fin d’année 1951, nous sommes chacun dans les bras d’un de nos grands-parents. Je suis porté fièrement par Roland. Ses robustes bras de travailleurs manuels me tiennent solidement, muscles saillants, bien visibles hors de son Marcel. Son corps massif est arqué vers l’arrière. Il creuse les reins dans une attitude qui le fait ressembler aux soldats qu’il nous dessinera plus tard, penchés à l’envers de la marche, comme s’ils refusaient le combat.