Jeunes Disparus de l'Indre - Félipé Caceres Munoz S. - E-Book

Jeunes Disparus de l'Indre E-Book

Félipé Caceres Munoz S.

0,0

Beschreibung

Trois disparus. Un coupable désigné. Une descente aux enfers. Dans l'Indre, trois adolescents disparaissent d'un foyer pour mineurs. La justice s'emballe. Accusé de négligence grave, Tristan Vialin, directeur de l'établissement, voit sa vie basculer. Il le sait : son procès sera une condamnation sans appel. Alors, plutôt que de subir, il choisit de fuir. Dans sa cavale, Tristan quitte le monde qu'il connaît pour plonger dans les bas-fonds de la société française. Sans abri parmi les invisibles, il découvre un univers où règnent la loi du plus fort et une violence omniprésente. Mais le pire l'attend lorsqu'il tombe sur un réseau criminel dirigé par un ancien chef de guerre tchétchène. Un homme sans conscience ni pitié, pour qui la vie humaine n'est qu'une monnaie d'échange. Pris en étau entre une justice implacable et des criminels sans scrupule, sa fuite devient une lutte désespérée pour la vérité. Peut-on rester un homme droit dans les failles d'un système où la frontière entre les protecteurs et les coupables s'efface ? Félipé Caceres Munoz S. livre ici le récit d'un drame où la justice, la rue et le crime se croisent dans une affaire aux enjeux bien plus sombres qu'il n'y paraît.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 154

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Ce n'est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu'elle exige.

Albert Camus

Sommaire

Prologue

Chapitre 1

Palais de Justice de Châteauroux,

Chapitre 2: 11 mois plus tôt

Chapitre 3: Fin de la rétrospective… mais pas du chaos

Palais de Justice de Châteauroux, mercredi

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Châteauroux, jeudi 22 novembre 2018.

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15: Avant le départ

Châteauroux, la Boutique de Jour, mardi

Chapitre 16

Chapitre 17: Départ imminent

Châteauroux, jeudi 6 décembre 2018, 09 h 15.

Chapitre 18: Compte à rebours

Châteauroux, dimanche 9 décembre 2018, 06 h 01.

Chapitre 19: Départ

Châteauroux, dimanche 9 décembre 2018, 11 h 45.

Chapitre 20: La pause à Saint-Flour

Chapitre 21

Saint-Flour, le même jour, 18 h 25.

Chapitre 22: La télé en replay

Saint-Flour, une heure plus tard.

Chapitre 23

Chapitre 24: Le plan sur le pont

Saint-Flour, lundi 10 décembre 2018, 07 h 58.

Chapitre 25: Le plan sur le pont (seconde partie)

Chapitre 26: Le début de la fin

Viaduc de Millau, mardi 11 décembre 2018,

Chapitre 27: Le milieu de la fin

Viaduc de Millau, mardi 11 décembre 2018,

Chapitre 28: La fin de la fin

Marseille, mardi 11 décembre 2018, 03 h 15.

Chapitre 29

Pontarlier, un an plus tard,

Prologue

Qui j'étais ?

Je m'appelais Tristan Vialin, né le 15 août 1970 à Antibes, deux fois divorcé, père d'une fille de vingtneuf ans, je travaillais pour la Protection de l'Enfance comme directeur d'établissement.

Le mercredi soir j'écrivais des poèmes dans un atelier d'écriture ; le plus jeune du groupe, c'était moi. Le samedi matin je faisais mes courses, une grille de loto et l'après-midi, j'allais marcher. Le soir venu, je m'amusais à danser dans des soirées organisées sur des sites Internet pour gens esseulés. J'en profitais pour placer mon 06 en récitant mes textes dans le creux de l'oreille des nouvelles. J'aimais bien quand elles riaient, tête en arrière. Le dimanche, j'attendais que mon téléphone sonne ; alors, je buvais un peu plus que les autres jours. En général, vers 15 heures j'étais saoul et je m'écroulais. D'ailleurs, le peu de fois où ça sonnait, c'était toujours à ce moment.

Si le lendemain on me demandait comment j'allais, je répondais « comme un lundi », le surlendemain « comme un mardi… »

Et puis, il y a eu cette histoire.

***

[1]

Palais de Justice de Châteauroux, mercredi 7 novembre 2018, 15 h 45.

Il était là, assis devant moi, la mâchoire serrée comme un étau d'acier, le regard fier et noir de ceux qui se vouent le culte. Conquis d’informations sensibles, laborieusement rassemblées dans un dossier enfin brûlant (où l’on ne parlait plus de piles, ni de lames de rasoirs volées), ses présomptions devaient être plus sûres que la haute satisfaction qui suintait de ses pores. Légitime lignée, héritier pur.

D'un coup, il a agité une liasse d’une trentaine de pages, assemblées par un trombone.

— Regardez ! Vous voyez ça ?

Des feuilles volaient de part et d’autre de son bureau de l'inquisition.

— Déclarations de vos chefs de service !

Il en a pris une et l'a lue à haute voix :

— À chaque fugue, ça tombait toujours sur le directeur : c'est lui qui était d'astreinte. Les équipes le prévenaient d'abord par téléphone, puis il se rendait sur place. Là, les éducateurs lui remettaient les déclarations de fugue dûment remplies, afin qu'il puisse les transmettre à la police. C'est la procédure.

Il allait bien falloir que je réponde.

— Bon alors ? insistait-il.

Je me demandais comment j'avais pu en arriver là, en le regardant, avec son air de bosser le dimanche.

— Vous étiez d’astreinte ? Vous avez été appelé ? Vous vous êtes rendu sur place, et on vous a remis les déclarations de fugue… Donc, je répète la question : qu’avez-vous fait de ces déclarations ?

Il me fallait une diversion.

Je lui ai lancé :

— Si quelqu'un doit répondre à des questions ici, j’aime autant que ça soit lui.

Lui, c'était le type au gros ventre, assis à côté de moi. Et qui me coûtait une blinde.

— Vous pouvez user de votre droit au silence, Monsieur Vialin, a poursuivi le juge, mais vous en supporterez les conséquences.

Ses mains étaient dures, ses poignets osseux, il portait une montre Philippe Patek. Un fonctionnaire de justice avec une Patek ? C'est indécent.

— Bon… Maître ? ! Vous êtes là ? Vous êtes avec nous ? Souhaitez-vous dire quelque chose ?

Il a rangé son téléphone, puis a levé les yeux, l'air perdu :

— Heu… Oui… Bien sûr. Mon client… comment dire… il est sous le choc.

Je l'avais bien choisi. Vacherie.

— Sous le choc ?

— De toute évidence. Comprenez Monsieur le juge, trois jeunes de son établissement disparaissent, comme ça : clac, ses gros doigts claquaient, hop dans la nature. Bien sûr qu'il est sous le choc.

Le pire c’est qu’il est vraiment inscrit au barreau.

Le juge s’est agacé :

— Elles ne datent pas d'hier, ces disparitions ! Votre client a eu le temps de s'en remettre, ne croyez-vous pas ? Bon, écoutez-moi bien, vous et votre prévenu…

— Témoin assisté, s'il vous plaît…

— Plus pour très longtemps justement ! Maître Rupert ne m’interrompez plus. Dans cette affaire trois mineurs font l'objet d'un signalement pour disparition inquiétante, alors vos chocs, et vos états de choc, vous les encaissez, vous les amortissez, vous en faites ce que vous voulez, mais là, tout de suite, sur-le-champ, si vous ne m’apportez pas les éclairages nécessaires à la bonne marche de l’instruction, je vous garantis une série de chocs comme vous n’en avez jamais connus !

Un long silence s'est installé. Celui qui était censé parler se taisait. Il attendait quoi, à me regarder comme ça, avec sa tête à avoir toujours faim, que je fasse son job ?

Le magistrat a repris :

— Bon, pour la dernière fois… répondez : elles sont où ces déclarations de fugue ?

À l’arbre du silence pend son fruit la tranquillité, disait Schopenhauer. Mais l’homme qui ajourne la vérité adresse un défi aux désastres. C’est encore de lui. En attendant, l'autre avec sa montre, il n'allait pas me louper. J'ai lancé :

— Dites, Monsieur le juge d’instruction ?

D'un mouvement de tête, il m'a fait signe de continuer.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elles existent, ces déclarations de fugue ?

Il s'est frotté la commissure des lèvres. Puis a répondu :

— Les éducateurs en ont mis une copie dans le dossier des jeunes.

— Puis-je voir ces copies, Monsieur le juge ? a relancé l'autre.

Sa digestion était sûrement finie…

— Maître Rupert, je vous rappelle que vous les avez eues dans le dossier.

Il a acquiescé, sans grande conviction. Et j'ai compris à ce moment qu'il n'avait même pas lu mon dossier. Il s'est tourné vers moi, et souriait comme un abruti. Qu'est-ce que ça devait être quand il gagnait une affaire…

— De surcroît, a fait le magistrat, sur un ton trop calme à mon goût, j'ai fait vérifier la liste des appels sortants aux dates et heures indiquées…

— Et alors ? l'a coupé Rupert.

S'il continuait comme ça, c'est moi qui devrais bientôt le défendre.

— Et alors, ça confirme les déclarations. Les éducateurs ont bien prévenu Monsieur Vialin : il y a eu plusieurs minutes de communication entre l'établissement et son téléphone portable.

Ils m'ont regardé. À les voir, nul besoin de procès, j'étais déjà coupable.

— Monsieur Vialin, je vous répète que vous avez été prévenu des fugues, que vous vous êtes rendu sur place, et que les éducateurs en poste ont déclaré vous avoir remis les déclarations renseignées en main propre. Donc, pour la dernière fois : ces déclarations, les avez-vous transmises, oui ou non, à la gendarmerie ?

Je ne sais pas pourquoi, mais je l'imaginais en train d'acheter un prieuré du XIIe ; et de poncer, huiler, cirer les croix de bois.

— Eux, en tout cas, ils n'ont rien reçu !

Restaurer les vitraux…

— Vous exercez toujours votre droit au silence ? Alors écoutez : le mardi 23 janvier 2018, à 21 h 58, Madame Déborah Boni, éducatrice spécialisée dans votre établissement, appelle la gendarmerie de Mézières-en-Brenne pour fournir des précisions sur les tenues vestimentaires de deux jeunes tout juste déclarés en fugue, Letchi Aminat et Adria Ferne. Malheureusement pour vous, l’officier de permanence lui répond qu'il n'a reçu aucun signalement de fugue. Un mois plus tard, le jeudi 22 février 2018, alors que personne n'a de nouvelles des deux premiers jeunes portés disparus, une troisième disparaît à son tour. Et toujours aucune déclaration de fugue. Et c'est encore vous qui êtes d'astreinte.

Sacré Schopenhauer… À l'arbre des emmerdes aussi, on peut trouver des fruits. Le juge n'avait même plus besoin de m'interroger. Il déroulait le dossier pièce par pièce, comme s'il lisait un journal qu'il connaissait déjà par cœur.

— Comment expliquez-vous cela ? Je vous écoute. Toujours rien ? Comme vous voudrez. Je vais vous dire ce que je crois : les déclarations de fugue n’ont jamais été faxées. Alors ?

Au moins, ça avait le mérite d’être clair, je ne pourrais pas m’en sortir. J'aurais voulu me réveiller.

À ce moment, Maître Rupert m'a saisi le bras comme le ferait un auxiliaire de vie. Puis, il m’a entraîné hors de mon siège de manière assez brutale. Saluant le magistrat d'un clin d'œil, il m'a ensuite poussé vers la porte capitonnée du fond du cabinet. J'ai à peine eu le temps de protester.

— Nous revenons tout de suite, Monsieur le juge, a-t-il lancé.

*

Dans le couloir du grand palais, Maître Rupert semblait décidé. Nous avons fait quelques pas dans le déambulatoire, puis rejoignant un croisillon à notre gauche, il m'a poussé dans une absidiole loin de toute oreille, et de tout regard ; à l’abri des supputations. Coincé entre deux colonnes de marbre rose, je sentais ma vie suspendue à son règne. Sa manière de forcer le regard : quel panache.

— Qu’est-ce que vous cherchez à la fin ? C'est quoi ce numéro ! a-t-il gémi.

— Ça vous a réveillé au moins ? ai-je répondu.

— Écoutez, si vous continuez, ça va mal tourner croyez-moi. Je suis là pour vous défendre, mais cette histoire de gosses qui disparaissent dans la nature et votre cinéma, ça ne colle pas. Le Juge Elinor, son ventre gargouillait, va vous coller le statut de mis en examen et ordonner votre détention provisoire. C'est ça que vous voul…

— Vous faites du sport Maître ? lui ai-je demandé, sans le laisser finir.

— ?

Mais mon coup de poing dans son plexus solaire l'a empêché de répondre. Le beau parleur se tortillait pire qu'un asticot : je lui avais coupé le souffle, à ce porc.

Alors, coinçant sa grosse tête dans le pli de mon bras, j'entreprenais de lui révéler quelques informations utiles, serrant son cou aussi fort que possible, mais sans le lui broyer. Regardant ses yeux, et devenant aussi rouge que lui, mais pas aussi bleu, je lui ai expliqué :

— Écoute-moi bien, le guacamole. Des jeunes, ça fait un moment que j'en vois passer, et ceux-là, je peux te dire que leur place n'était pas dans un foyer. T'as compris ? Pas dans un foyer !

Ça ressemblait à un burn-out… et une fois que j'avais dit ça, je n'avais plus rien à ajouter.

Pourtant, je savais exactement où tout avait commencé.

***

[2]

11 mois plus tôt

Clion, vendredi 1er décembre 2017, 15 h 15. Association Baranchonnaise du Groupement du Centre de la Grande Maison du Foyer Départemental de la Protection de l’Enfance de l’Indre (A.B.G.C.G.M.F.D.P.E.36).

C’était une journée grise, humide et froide, à l'écoulement navrant, et dont la seule récréation était un vent de nord-est balayant le dehors. Derrière le carreau de la fenêtre, donnant sur la cour principale de l'établissement, j’observais les couleurs de l’ennui recouvrir tout le pays ; du ciel au sol plat. Les jeunes étaient à l’école, les éducateurs faisaient probablement un peu de rangement dans les services et une grosse cafetière coulait pour la troisième fois, dans le secrétariat à côté de mon bureau. Le fatalisme régnait. C'était une journée de merde, comme on dit, et l'on n'y pourrait pas grand-chose. Au bout de la cour, le portillon était resté grand ouvert. Encore. Avant, ça arrivait de temps en temps, mais depuis que j’avais fait placer un écriteau dessus :

MERCI DE REFERMER LE PORTAIL

c’était devenu systématique : jamais ! Jamais un gamin n’exécutait la consigne. Ils préféraient lancer : « Celui qui ferme le portail est une tapette ! » Et voilà… ça restait ouvert.

Le téléphone a sonné. Je crois que ça m'a fait souffler. Même ça.

C'était Corinne, du secrétariat :

— Monsieur Vialin, j’ai Tracie Caducet de l’ASE en ligne. Vous prenez ?

Prendre quoi ? L'appel ? Ou un billet d'avion ? Pour me barrer loin.

*

Tracie Caducet m'expliqua que son équipe avait récupéré un jeune au beau milieu de la nuit, à Châteauroux, près de la gare. Elle me supplia d'avoir une place, pour l'accueillir.

— Théoriquement oui, la rassurai-je, envoyezmoi un fond de dossier et je vous donne une réponse avant la fin de la journée.

— On n’a pas de dossier justement, c’est un jeune qui vient de l’étranger, de Tchétchénie apparemment.

— C’est un MNA1 ! Pourquoi ne le mettez-vous pas à l’hôtel comme les autres ? ironisai-je.

— Monsieur Vialin… s'il vous plaît, écoutez, son état est plutôt critique, on est sur de l’urgence.

— Il parle français ?

— Pas un mot, mais je viens avec un interprète. D’ici une heure ?

— Je vous attends, m'entends-je encore lui dire.

*

Quelques heures plus tard, avec peu d'informations supplémentaires, Tracie Caducet et son interprète souhaitèrent bonne chance au jeune, nous saluèrent, puis quittèrent le bureau. Déborah Boni, l'éducatrice, se leva à son tour et accompagna Letchi jusqu'au groupe Ibiza pour l'y installer. C'était une petite unité conçue pour accueillir huit ados. À ce stade, l'on en comptait cinq, mais chacun d’eux cumulait déjà une telle quantité d’ennuis, qu'ils paraissaient trois fois plus nombreux.

À leur retour d’activité, les jeunes du groupe en question furent tant bien que mal rassemblés dans la pièce de vie principale, où un désastre atomique semblait s'être produit. Pour autant, l'on y trouvait tout ce qu’un salon traditionnel comptait : un canapé, des petits coussins, une télé, un coin bibliothèque et une étagère avec des jeux de société. Une fois atteint un niveau sonore acceptable, Letchi fut présenté à l'escouade juvénile. Les deux filles du groupe, Adria et Linda, firent comme s’il n’existait pas, préférant s’agiter de concert. Parfois, elles riaient à voix basse et, en feignant de vouloir les contenir, laissaient échapper de petits cris aigus entre leurs chuchotements. Les garçons quant à eux, casquette à l'envers, examinaient attentivement le nouveau derrière leurs verres de lunettes teintés. L’accueil paraissait froid, très froid, hostile. Letchi, bien qu’à plat et accoutré comme un réfugié, suscitait une forme de méfiance qui empêchait les jeunes de le cerner clairement. Pour l'instant, personne n'osait le railler.

— On compte sur vous pour être sympas avec lui, clôtura Déborah.

Voilà, les présentations étaient faites.

La suite de l’histoire se propagerait à tous les groupes, les jeunes allaient la raconter en boucle : Gautier, l'ancien du foyer, s'était levé de sa chaise, brusquement, fixant Letchi agressivement. Les filles s'étaient tues et un silence prodromique avait gagné la pièce. Il marcha vers Letchi, en branlant des épaules, un coup à droite, une secousse à gauche… Son corps dandinait comme si des coups de jus lui avaient saccadé la marche. Une fois arrivé près de Letchi, il dressa la main, dégaina l’index et approcha sa bouche du nez de celui-ci, qui resta immobile.

— Ici, le boss, c’est moi ! T’as compris ?

Mais, sans lui laisser le temps de sortir une autre affirmation, Letchi flanqua deux baffes au caïd Berrichon. Droite, gauche. En lui répondant :

— Maintenant le boss être moi !

Gautier récupéra sa casquette vers la fenêtre, ses lunettes vers la porte, et lorsqu'il en franchit le seuil, tout le monde constata qu’il marchait beaucoup plus droit.

Letchi regagna sa chambre.

On ne le revit plus pendant un moment.

Mais tous les jeunes, dans tous les services, ne parlaient plus que de lui. Les éducateurs et éducatrices voyaient débouler sur eux des gosses tapant du poing leur petite poitrine : « Maintenant le boss être moi ! »

Au moment du coucher, dans les chambres, les garçons répétaient inlassablement la scène :

— (PAF, PING) Maintenant être moi !

Les équipes n'en pouvaient plus. Quand les surveillants de nuit prirent leur service, aucun jeune ne dormait.

Quant à Gautier, paniqué, il serait resté dans le bureau du veilleur jusqu'au lever du jour.

*

Le week-end passa, tout comme l'entrée en vigueur de la nouvelle formulation du Notre Père. Ils en ont parlé aux informations : désormais, il ne faut plus dire Ne nous soumets pas à la tentation mais Ne nous laisse pas entrer en tentation. Dieu doit se sentir mieux.

Quant à moi, comme d'habitude, j'avais perdu au loto, dansé comme un pied samedi soir et picolé tout seul comme un con – et comme un trou – tout le dimanche. Réveil difficile… Durée estimée de la gueule de bois : trois jours. Vivement jeudi. Ou une autre vie.

Le téléphone sonna. C'était Corinne :

— Monsieur Vialin ?

— Oui ?

— Letchi est là, avec Déborah Boni, vous les recevez ?

— Et comment !

Je pensais recadrer Letchi, lui expliquer nos règles, celles de l'établissement, ici, en France.

Mais rien ne se passa comme prévu. Aider des mômes, c'est savoir oublier ce qu'on sait, ce qu'on croit, piétiner le dogme… et surtout arrêter de répéter : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », en croyant que cela résume tout. Parce qu'en réalité, ça en dit long sur l’auteur : complètement à côté de la plaque. Quand on veut on peut, à tout âge. Quant aux moins jeunes, beaucoup se croient malins, mais ils sont vaniteux, craignent la mort et ne supportent pas la jeunesse par pure affliction d'avoir perdu la leur.

Bref, Letchi… Je commençai par appeler des explications sur les gifles qu’avait reçues Gautier. Il m'en donna :

— Si lui parler mal, claque faire du bien.