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Bléré, en Indre et Loire, une porte vient de s'ouvrir derrière l'abattoir. Trois hommes apparaissent, des frères jumeaux, Serbes, et Noel, un grand gaillard boiteux. La chinoise a disparu, du moins c'est ce qu'affirme ce dernier. « Tu avoir une semaine pour la retrouver ! » hurlent les autres, « sinon nous casser ta deuxième genou ! Tu bien entendu ?» Un an plus tard, à Châtillon-sur-Seine, en Côte d'Or, le boucher de la rue des Cordonniers s'inquiète, son ami d'enfance persuadé d'être la réincarnation du Christ vient de lui annoncer une mauvaise nouvelle : la Chinoise a (encore) disparu ! Quant au capitaine Dominianni, rien ne va lui être épargné : meurtres, crise COVID, prise d'otages... Comme si ça ne suffisait pas, des collègues addicts aux rillettes. Et en manque.
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Seitenzahl: 256
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
Chapitre 65
Chapitre 66
Vendredi 28 décembre, 18 h 45, zone industrielle de Bléré, département d'Indre-et-Loire.
Vent, pluie, hiver, courte journée, Noël terminé, une année de plus à l'agonie ; la nuit ralliait le froid et l'humidité. Maints escadrons de frimas portaient l'estocade finale aux dernières sources de chaleur. Tout homme s'en allait rejoindre son foyer. Les uns pour y retrouver femme, enfants, du feu dans la cheminée, les autres un petit chauffage en marche, la télévision. En deux heures tout le site déclina désert. Dans les champs voisins, les renards à l'approche, le pas vaillant, l'œil serein revenaient vers la ville. L'un d'eux s'arrêta net, patte en l'air, il venait de flairer un grabuge. Ça arrivait de la zone artisanale, après le bâtiment du centre de contrôle technique, près du concessionnaire automobile, tout au fond de la rue du Chemin Nouveau, derrière l'abattoir, une porte « Accès réservé » allait s'ouvrir. En un éclair, les canidés à poils roux avaient marqué l'arrêt. Tous. Plus rien ne bougea, hors d'insignifiants retardataires plongeant laborieusement dans des terriers même pas à eux ; couillons de mulots ! Pour un peu, ils manquaient une occasion d'échapper aux crocs. Deux hommes surgirent : les Martar ; des frères jumeaux qui administraient l'abattoir.
Le premier interrogea :
― Qu'est-ce qu'il fabrique ce imbécile ?
Le second :
― Allez, dépêcher !
Leur voix berçait l'oreille avec autant de grâce qu'un broyeur de gravier.
Un troisième homme apparut, retenant la porte, traînant la jambe. Les autres lui beuglaient dessus :
― Je te prévenir ! Tu intérêt tout faire entrer dans ordre sinon nous casser deuxième genou !
― Et puis bras ! compléta le double en secouant les siens.
Oui, bras aussi ! et après…
― Après casser tête !
― Tu bien entendu ? !
― Oh ! Noel ! Tu bien entendu ? !
Noel, un énorme gaillard, le faciès taillé dans le granit, opina du chef sans mot dire. Avec des louftingues pareils, il valait mieux donner un signal, ça ne lui avait pas échappé, mais de là à causer fallait pas pousser. Et puis quoi ? lui, se laisser intimider ?
À l'évidence, les autres se foutaient tout autant de sa taille que de son sang-froid :
― Tu avoir une semaine pour la retrouver ! Continuèrent-ils.
― Elle s’est barrée, consentit à parler le colosse.
― Ça, ton problème ! Nous s’en foutre !
Sûr qu'ils s'en foutaient. Ils s'en foutaient tout autant qu'ils se ressemblaient, et pour se ressembler, ceux-là, on peut dire qu’ils se ressemblaient ! Quiconque ne les connaissait pas aurait perdu son temps à vouloir les distinguer. Quant aux moins chanceux, à force de les fréquenter, peut-être finissaient-ils par remarquer chez l’un plus d’aménité que chez l’autre. Un fond d'âme à peine moins sombre dans l’œil. D’ailleurs, en lieu et place de leurs prénoms, dont personne ne se souvenait et, qu’eux-mêmes ne prononçaient jamais, ils étaient souvent appelés C’lui qu’est l’moins sympa, ou, l’Autre. Sur le marché, dans les commerces, les bars, beaucoup disaient aussi les Serbes. C'est normal, ils venaient de Serbie.
D’une main, C’lui qu’est l’moins sympa agrippa la gueule de Noel, façon cul-de-poule.
― Gn… aïe…
― Hein ? Quoi ? Pas compris…
Il le lâcha.
― Tu perds la raison ! Une semaine c’est trop court bordel ! À l’heure qu’il est elle doit être en train de se taper l’Everest ou le Kilimandjaro !
― C’est toi faire perdre raison à moi espèce de con ! On va te foutre Everest dans cul !
Noel observa un silence, bien décidé à le garder, cette fois.
Les Serbes, eux, ne tarissaient pas :
― Tu démerder, retrouver vite !
― Sinon c’est toi qui remplaceras ! Compris
― Une semaine avoir, pas plus !
***
Un an plus tard, place de la cathédrale Saint Pierre à Saintes, département de la Charente Maritime.
C’était une belle journée, ensoleillée, les oiseaux par dizaines tournaient dans un ciel magnifiquement bleu ; des corbeaux. Le thermomètre sur l'enseigne de la pharmacie venait d’indiquer treize degrés. Mêlé à l'ombre des arbres alignés où perçaient, nombreux, les rayons de lumière, le marché s'activait. La fréquentation montait, et l'ambiance aussi. L'ensemble vibrait au rythme des « bonjour, voici pour vous, merci, à qui le tour… » ; ils avaient le sourire ! les étalagistes ! Ils en vendaient des oranges, des clémentines et des radis. Treize degrés, en plein mois de décembre, ça les faisait jaser, les marchands, les passants, ceux qui rendaient la monnaie, ceux qui la vérifiaient. Le soleil, sa douceur, le monde, c'était bon pour les affaires !
En face, au premier étage d'une grande maison de ville, caché derrière de lourds rideaux fleurdelisés en or, Berti, pinceau à la main, Chopin aux oreilles, s’agaçait sur une toile :
― Argh, bordel d'huile grasse ! Il y a encore trop de jaune ! Couleur de traître !
Tout près, vers le gros radiateur en fonte, dormait une chatte étendue sur le flanc, tête orientée vers les moulures du plafond. Chose curieuse, la bête offrait un bout de langue à la manière d'un ticket numéro suivant. Et n'eut-elle remué l’oreille par intermittence, on l'eut crue morte.
La porte claqua depuis l’entrée, le bruit revint. Des bruits de pas. Des talons. C’était Aveline, la maîtresse des lieux. Poussé par une sonate Ciel, son épouse ! Chopin disparut sous d'épais éclats de bruits.
Elle entra.
Et s'écria :
― Holà ! C’est quoi toutes ces lampes, tu te crois à Chambord !
Puis laissant la remarque sans droit de réponse, enchaîna :
― Devine qui j’ai vu sur le marché ? !
― Le maire ? coopéra Berti en posant le pinceau pour aller éteindre la chaîne.
― Du tout ! Rétorqua-t-elle.
Péniblement, comme si des pierres s'y étaient trouvées, elle hissa deux cabas au-dessus de la table ; avant de les lâcher d'un coup.
― Le président ?
― Mais non ! viens m’aider, tendant son écharpe, tiens-moi ça… Carlos !
Elle secoua ses cheveux d'un geste qu'elle avait gardé du temps où elle les avait longs.
― Carlos ? de Françoise Dolto, continua de plaisanter Berti, il est revenu ?
― T’es bête ! Carlos ton ami, ton ami d’enfance, elle éteignit les lampes une à une, ouvrit les rideaux énergiquement, c’était comment son nom à lui ? un nom espagnol… le Philippin là… mais si…
― Quoi ? Vitalez ! Carlos Vitalez ! Qu’est-ce qu’il fout là ce c.. enfin je veux dire et alors ? Qu’est-ce qu’il t’a raconté de beau ? Pourquoi est-il dans le coin ?
La sonnerie retentit.
― Tiens ! s'amusa-t-elle, tu vas pouvoir lui demander toi-même ! Je pense que c’est lui.
Elle retira un poireau et du pain d'un sac…
― D'ailleurs tu as de la chance !
Des salsifis et des topinambours…
― Parce qu'il m’a dit qu’il n’était pas sûr d’avoir le temps.
***
Zone industrielle, Bléré, département d'Indre-et-Loire.
Le constat, avec la plupart des centres de contrôle technique, c’est qu’ils sont souvent à proximité d’un garage, un concessionnaire. C’est fonctionnel. Mais en ce genre d’endroit, l’heure tourne lentement.
Faisant quelques pas pour occuper le temps, l'homme, grand, mince, la distinction relevée par des cheveux grisonnants, impeccablement coiffés, allait bientôt satisfaire aux exigences de la réglementation routière en vigueur dans le pays.
― JP ? c’est quoi là ! s'exclama la gamine accrochée au bout de son bras.
― Ce n'est rien, répondit l'homme, ce n'est rien du tout.
Il tenta un demi-tour. Mais la petite avait raidi ses muscles ; et le corps.
― Si c’est quoi ? ! doigt tendu, vas-y dit !
― Bon, écoute bien mon petit cœur, JP il peut seulement te dire que c’est un abattoir.
― C’est quoi JP un abattoir ?
L'homme hésita, puis :
― Tu veux vraiment savoir ?
― Mais oui ! Allez ! Moi je veux savoir heu, hurla-t-elle.
― Voyons voir… chercha le vieux, c’est un endroit où ils tuent des animaux. Ils les découpent et ça fait de la vian…
Brusquement un cri brisa l'échange, vicia l'atmosphère ; suivi d'un autre cri… ça venait de l’abattoir.
*
― Qu’est-ce que moi t’avoir déjà dire ? Arrêter crier compris ! Tu stresser animal et après lui faire viande dure ! Tu saisir ?
― Oui Chef !
― Rhaa… tu rien comprendre ! Regarde ! il prit la main glacée de son employé et la plaqua sur le flanc chaud de la bête, là ! tu sentir ?
― Sentir quoi ?
― Sentir rythme cardiaque imbécile, de son autre main, il lui infligea une tape derrière la tête, quand toi stresser bête, elle rythme cardiaque fort et température monter, après faire substances, et substances beaucoup durcir viande !
Ils étaient comme ça les Martar, détendus, ce n'était pas vraiment Byzance, alors contrariés, ça pouvait vite dégénérer. Leurs voix braillardes retentissaient d’un bout à l’autre de la zone, les menaces fusaient, les torgnoles pleuvaient.
Un jour, d’après les anciens, ça se passait dans le laboratoire (côté tuerie), ils auraient pendu un gars sur un crochet de rail à plus de trois mètres du sol. Ses collègues, dans le doute, n’avaient pas osé le décrocher. Pauvre type, cent mètres il avait parcouru, comme ça, entre deux bovins, piqué par les chevilles. Et même, histoire d’être bien vu, comble du dévouement ! un des préparateurs avait commencé à lui séparer la langue de la tête. Une stratégie payante puisque l'employé, un certain Carlos Vitalez, passa illico de la zone de préparation, dite zone sale, à l’espace administratif.
Dans ces bureaux, il se passait toujours quelque chose. Tous les ans, on y recevait les différentes instances de contrôles : URSSAF, Inspection du travail et autres attributions en tout genre. Et de la séquestration d’un conseiller prud’homal, à la bastonnade du vétérinaire des services de la DDCSPP1, en passant par la disparition mystérieuse de plusieurs délégués syndicaux, tous les passages à suspens, tous les rebondissements du roman-feuilleton Vitalez, ton univers impitoyable, s’y succédaient dans une avalanche de récits à faire pâlir un médecin légiste. S’il avait fallu adapter l’histoire au cinéma, D’après une histoire vraie, Wes Craven lui-même aurait reculé.
Carlos Vitalez, lui, ne reculait devant rien.
D'ailleurs (quand on parle du loup…), c'est un pied devant l'autre, qu'on le vit traverser la zone d’abattage, s'approcher de Martar – en pleine session de management – puis l'interpeller :
― Patron ! Venez-y me voir au bureau quand vous aurez cinq minutes !
― Quoi ? Tu pas voir ! que moi débordé à cause de ce grand abruti !
L’Autre empoigna l’oreille du pâle employé et lui secoua la tête pour illustrer le message.
― Bon, je vous attends là-bas… Mais je vous le dis tout de suite, j’ai une putain de nouvelle !
― Ah ? Va ! Je terminer… Bon ! Toi compris ! Pas faire stresser quand tuer bête ! Ça OK dans toi ?
*
Derrière les lourdes portes capitonnées du bureau patronal, Vitalez annonça le retour du grand Berti. Berti au bercail ! Il ne manquait plus que les trompettes. L’information qu’ils avaient eue, quelques jours plus tôt, était confirmée, Berti était là ! Berti était enfin rentré en France ! Les jumeaux braillaient toutes sortes de mots en serbe, se levaient, puis se rasseyaient, et se relevaient, recommençaient, faisaient les cent pas, rejoignaient des meubles, tapaient dessus, l’un levait les mains au plafond, avant de les plaquer au front, l’Autre se mordait le poing et le dépliait en agitant fort les doigts. Carlos, éligible à une nouvelle prime de résultat, peinait à dominer ses innombrables rictus nerveux.
C’lui qu’est le moins sympa l’interrogea :
― Tu l’avoir vu lui ? Hein ? Tu le voir ? ! Être sûr que pas de doute hein !
Vitalez acquiesça d’un signe de tête, grimaçant imperceptiblement.
― Haha, moi serrer toi très fort !
L’Autre, le souleva, le reposa, souleva encore, tourna, virevolta, écarta les bras comme pour indiquer un tour gratuit, puis vlan ! coup de ventre ! coccyx au tapis le Vitalez.
― Comme j’vous le dis, rajouta celui-ci, pris de tournis, l’oignon palpitant, vu de mes yeux vu ! Avec sa poufiasse d'Aveline, en train de faire le marché, haha. Et ouais, hihi.
― Carlos ! fit C'lui qu'est l'moins sympa, toi si continuer, bientôt avoir petite bureau avec son chaise ici (geste), à côté de nous !
― Oui, toi rentrer famille, rajouta le frère, haha !
Puis, recouvrant son sérieux :
― Maintenant écouter bien ! D’abord toi aller chercher enculé de Berti, transmettre amitiés et rapporter, mais pas tuer, d’accord, pas tuer ! Rheurh ! (influence australopithèque).
― I doneti ziv (et ramener vivant) ! appuya l'Autre. Nous faire reste, lui pas être déçu voyage…
― Revenir parfois bout du monde, ali nikad iz groba (mais jamais du tombeau). Rheurh !
De l’eau-de-vie fut servie. Et Vitalez, héros le leur, fut sommé de reprendre la route. Tours, Poitiers, Saintes. Bien sûr, les jumeaux ne manquèrent pas de lui répéter la liste des consignes à observer : retrouver Berti, l’assommer, l’attacher… « bâillonner et mettre dans coffre… Rheurh ! », vérifier ses constances vitales, tension, pouls, « pas abîmer lui ! »
― I doneti ziv !
― Oui, da, confirma Vitalez, je m’en occupe. Par contre si c'était possible d’avoir un peu de cash, parce que j’ai beaucoup avancé les frais ces temps-ci et…
Coupe…
― Tu remboursé après ! Allez, arrêter parler, dépêcher !
***
1 Direction Départementale de la Cohésion Sociale et de la Protection des Populations.
Des coups maintenant pleuvaient sur la porte. Interrompus par des bruits de sonnette. Puis, encore des coups.
Qui que soit le débile derrière ce raffut je te jure que je vais te lui concasser la gueule sous une dégelée de torgnoles !
Berti fulminait dans l'escalier, perdit son chausson, glissa sur les marches, goûta les joies de l'atterrissage sur l'arrière-train ! Journée de merde !
Et que je te tambourine derrière la porte.
Et que je te sonde du haut des marches :
― Chéri ! Mais qu’est-ce que tu fais allongé dans l'escalier ?
Et que je te prends sur moi :
― C’est rien mon amour, j’ai glissé (ça va chier ! mais ça va chier….)
― Ah mince… bon fais cesser tout ce bruit, qu’on puisse dîner en paix.
― Certainement ma douce (…).
La porte, on y cognait encore, la sonnette, on y sonnait toujours.
Berti enfin ouvrit, une main sur la fesse.
― Hé ! Ho ! On se cal… Vitalez !
L'autre était là ! planté devant lui, un sourire de fouine ne le quittait plus.
― Tiens ! tiens ! nasilla-t-il, c’est-y pas beau ça ? Un sosie de Noel chez Aveline ! Jolis les chaussons ! C'est quoi ce bordel !
― Chut ! Ta gueule, connard de raclure à chiottes !
Noel, faux Berti, hérissonna des poils plus durs que des clous de crucifixion ! L'autre gardait un aplomb insoutenable, remettant déjà la seconde couche :
― Non ! Je ferme pas ma gueule ! T’as intérêt que je comprenne tout ce foutoir Noel ! Il est où Berti ? !
Aveline, qui n'avait pas bougé de son promontoire, rongeait le frein :
― Chéri ! qui est-ce, enfin ?
― C’est moi, c’est Carlos ! s’empressa le parasite définitivement agrippé.
― Oh quelle bonne surprise ! Je l’avais averti, Berti, que vous passeriez. Hein Chéri ! Mais ne restez pas en bas, montez !
Vitalez, sourire de chicots, nargua Noel tout figé, le poussa du bras, força le passage et enfila le couloir :
― Allez ! Viens y donc Berti chéri puisqu’on te l’dit !
Placide comme un maître de cérémonie, Noel referma la porte ; et d’un pas sobre, mains long du corps, succéda aux pas de Vitalez dont la voix, à l'étage, crépitait en un flot ininterrompu de paroles agaçantes.
― Vitalez… Carlos Vitalez… susurra-t-il.
Ses grandes lèvres pâles, desséchées bougeaient à peine.
En arrivant sur le palier, Noel marqua un temps d’arrêt ; et songeur, convint que la vie était ainsi faite : souvent, ce qu’elle donne à l’un, un autre le paie. Le hasard, grand spéculateur du marché des joies et des peines, avait mis Aveline sur le chemin de ce dégénéré d’anchois de Vitalez… Bon, et après ? Qu’est-ce qu’il y pouvait ? Aurait-il pu éviter cela ? Non. Fallait-il s’en prendre à Aveline, lui en vouloir ? Bah ! À Carlos ? Penses-tu, il est dans son rôle, voilà tout. Il est là pour faire chier le monde, alors il le fait, c’est simple. C’est vrai qu’il le fait bien. Mais ce qui est fait étant fait, la question était désormais de savoir quels leviers allaient permettre de réduire au maximum l’impact de l’empoisonneur, ce caillou dans la pompe ; et dans la fronde aussi, la fronde des Martar ! Car c’est pour ça qu’il était là ce con, les deux autres cinglés, c'étaient eux qui l’avaient envoyé. Du coup, même si cet abruti de Vitalez disparaissait, les deux tumeurs, le kyste et le polype, C’lui qu’est l’moins sympa et son con de frère, l’Autre, ils débouleraient ! Et ça ne serait plus du tout la même, fini les vacances, terminé, et vive le retour des emmerdes, avec un E majuscule… Connard de Vitalez !
Comparant l'intrus à un rat noir sorti d’une soute à harengs du XIV° siècle, Yersinia pestis, bactéria gloria ! Noel projeta Carlos le Philippin dans une suite qui le raccrocherait bientôt au Grand Mystère de la Vie. Quant aux jumeaux, turpides scélérats, répugnantes charognes, serbes ou… pas serbes, chefs de guerre de mes deux, il leur réserverait le même sort : un aller simple pour l’au-delà !
Le chat sortit de la pièce désormais exposée au risque élevé de pollution tant Vitalez jasait, bavassait, crachant toutes sortes de particules lourdes.
Et ça gloussait :
― Chéri ! hihi tu es où ? haha… et ça pouffait, viens expliquer à ton ami ce que tu peins, et ça ricanait, Carlos il ne veut pas croire que c'est moi, il dit qu'il ne me reconnaît pas !
L'autre fouteur de merde, deux minutes qu'il était là, d'en rajouter :
― Hou ! Hou ! Berti chéri, tu viens pas me montrer tes belles peintures ?
Et comment ! Qu’il allait y aller !
D’un frottement de queue sur ses jambes, autour desquelles il tournait, le matou indiqua à Noel de l'affection ; et sa miséricorde aussi. Une caresse allait le remercier mais, chat est le chat, c’est lui qui décide, aussi esquiva-t-il d'un bond fripon le retour affectueux de la main d’homme.
La porte s’ouvrit, c’était Aveline :
― Chéri, mais qu’est-ce que tu fais ?
― J’arrive mon amour.
Noel la suivit.
Dans la pièce, où plus aucune onde n'avait survécu, ni de Chopin, ni d’une quelconque couleur, comme si un objet invisible, destructeur, sombre, lourd, quelques milliards de masses solaires, eut tout englouti, Vitalez, hideux ver dans le fruit, rien de plus que le produit d’une auto-organisation de molécules organiques grossières et instables, un machin en suspension prêt à contaminer tout le vivant autour de lui, jubilait :
― Berti ! Berti Bontoupon ! Qu’est-ce t’as t’y donc fait à tes cheveux ? Pour un peu je serais à deux doigts de ne pas te reconnaître !
― Ah ! Tu vois, enchérissait Aveline, je ne suis pas la seule, même ton ami te trouve changé !
― C’est le moins qu’on puisse dire, exultait le cafard, tu me fais même penser à quelqu’un, hin hin !
*
Et toute la soirée, ça avait duré ! L’inépuisable indésirable, à coup sûr, fonctionnait comme une grosse diode à courant continu. Sa lueur était, certes, très faible, mais elle ne s’éteignait jamais ! Après qu'il fut invité à rejoindre la table, qu'une assiette et des couverts lui furent apportés, qu'il posât ses sales pattes sur la belle nappe blanche (et un sacré problème à Noel), tout le repas, sans relâche, tout le long il avait clignoté ! Aveline, Sainte Vierge des insectes rampants, protectrice des bestioles détachées de leur colonie, apportait-elle la suite du repas, boum ! « hé Berti ? ! Le gars à qui tu me fais penser, jamais il aurait bouffé ça ! (et l'autre, ça la faisait rire) ». À surcharger la moindre conversation par son inextinguible connerie, la terre s’éloignait – chaque vanne un peu plus – du soleil ! Aveline… puisse-t-elle être préservée d’un mauvais coup du sort ! Noel ne le montrait pas mais, en définitive, il la maudissait. En son for intérieur désormais poché, ce dernier détruisait par des flots bouillonnant d’eaux de haine la moindre particule de fragment de résidus de sympathie pour Vitalez. Vitalez, se répétait-il, l’équivalent chambre treize d’un hôtel dans un cimetière en Transylvanie.
Heureusement, des flashes par moments lui apparaissaient ; nets. C’étaient des corps pâles et secs pendulant au bout d’une corde ; et ça l’apaisait.
― Mais qu'as-tu ? insistait Aveline, tu n’es pas content de revoir ton ami d’enfance ?
Bondissant d’un corps à un autre, « crââ ! crâ ! », une corneille butinait leurs yeux. Ici un nerf optique pendait le long d'une joue creuse. Plus bas, sous leurs pieds raidis, des rats s’agitaient, grouillant, fouinant après la moindre trace de bave.
― Hé Berti ! persistait Carlos, Bertiii ! T’es là ? Ho ! t’es avec nous ?
Les rats disparurent…
― Qu’est ce qui te prend de parler de moi comme ça ! Le gars à qui tu m’fais penser… jamais il aurait dit le truc là, l’hôtel ch’ais pas quoi, le cimetière là…
L'avait-il pensé à voix haute ? !
― Chéri enfin ? Tu as l’air tout bizarre, tu es sûr que ça va ? s’inquiétait Aveline en lisant les valeurs nutritionnelles d’un flacon de ketchup sorti plus tôt du frigo pour agréer Vitalez.
Puis, se levant, elle salua son invité, et sans plus d'explication, quitta la pièce.
***
La nuit était déjà bien noire. La cathédrale Saint-Pierre sonnait les huit coups de vingt heures. Sur le parvis, le vent balayait les dernières feuilles automnales chues des énormes platanes. Leurs branches dansaient. Ombres fantomatiques, derrière les fenêtres du salon désormais plongé dans le silence. Éclaboussé de six lumières crues sous un lustre de verre et d'ambre, Noel, songeur, demeurait tête baissée, mordait sa lèvre inférieure. Le temps s'écoulait de manière chaotique ; et eux, avaient bondi de nulle part en plein milieu de cette singulière nuit. Carlos Vitalez se taisait, observant Noel d'un air préoccupé. Ce dernier venait de prendre une grande inspiration et relevait la tête :
― Carlos, lâcha-t-il, calmement, les yeux anormalement fixes, il faut que tu partes ; tu es en danger…
― Partir ! T’es complètement con ou quoi ? T’aurais t'y donc rien compris !
Noel marqua un temps, mordant de nouveau sa lèvre. Puis :
― Je ne te le dirai pas une seconde fois, va… va rejoindre les deux débiles, va leur dire que je les attends.
― Walou je vais leur dire ! À cause de tes fichues conneries, là, de te faire passer pour l’autre pignouf, c’est moi qui suis dedans jusqu’au cou !
Lassé, dépité, et pas qu'un peu, Noel commençait à se lever mains en appui sur la table lorsque l’enchaînement de Vitalez força in extremis sa curiosité. Ce dernier ne faiblissait pas :
― Hé oui, parfaitement, abruti, c’est Berti qu’ils cherchent, c’est lui qu’ils veulent depuis longtemps. Toi, à côté, t’es d’la pisse de chat. Bien sûr qu’ils te buteront, mais ils le feront comme ils tirent une chasse d’eau pauvre connard ! Tandis que Berti, lui, tous les jours ils lui piquent les yeux et les couilles avec des aiguilles vaudoues ! Quand ils ont cru qu’il était de retour au pays, chez ta poufiasse de oui ma chérie oui mon amour, qui parle trop, ils m’ont envoyé, pour que je vérifie… tu commences à piger ?
Noel se rassit. Sans un mot. Vitalez enchaînait :
― Comme un con, je leur ai confirmé ! Connard ! Ils faisaient des bons au plafond tellement ils étaient joisses !
Noel se taisait toujours. L'autre était lancé :
― I doneti ziv ! i doneti ziv ! plagiant les Martar, secouant la tête.
Il ne s'arrêtait plus :
― Pff ! Tu parles ! i doneti ziv… moi aussi je vais y passer maintenant avec tes fichues conneries de bordel de merde !
― Et ? répondit Noel imperméable.
― Et ? Tu te fous de ma gueule hein ? C’est ça ? Dis, tu te fous de m…
Coupe…
― Bon écoute ! t’es dans la merde, ça c’est sûr, je ne voudrais pas être à ta place, mais moi ? ça ne change pas grand-chose ! Ils veulent me buter, et après, ça ne date pas d’hier ! Alors ton histoire à la con que tu confirmes des trucs que t’as pas vu par toi-même, tu peux m’expliquer ce que j’en ai à foutre ?
― Nooon ! Mais je rêve ! qui se fait passer pour Berti hein ? C’est moi ? Et puis… pourquoi t’as fait ça ? D’ailleurs !
― C’est pas tes oignons.
― Comment elle a pu gober ça, l’Aveline ? Elle est pourtant pas débile !
― C’est toi qui es débile ! Elle le sait très bien qui je suis.
***
Au même moment, à Châtillon-sur-Seine, département de la Côte d’Or.
Monique regardait le journal télévisé.
Entourée de son mari Joseph, sa sœur benjamine Benjamine, et des enfants, elle suivait (comme elle pouvait) les palabres endimanchées d’une nuée de politiciens engagés pour les causes. Mohamed, l’aîné de la fratrie, cinquante et un ans, salua son père d’un clin d’œil et quitta la table encombrée de restes et de bouteilles vides. Les lieux, comparables en tout point à une écurie d’Augias, n’avaient rien d’une étable, cependant, allez savoir pourquoi, des chiens et des rats y pénétraient, marquant l'appartement – tu parles d'un territoire – d’urines suffocantes. L’atmosphère y était irrespirable.
Bienvenue dans la famille Michau, bienvenue au Carco, haut lieu patrimonial de l’Office Public de l’Habitat, bienvenue au N° 55 de la rue Chalumeau !
Contre toute attente, bienfaits de la miséricorde, le gourbi avait été sélectionné par le Tout-Puissant, le haut du Haut, là-Haut, pour qu’un miracle, "Le Miracle" s’y produise. Jésus, rien de moins que l’enfant roi, Roi des rois – lui-même ! – avait visé l'endroit pour revenir sur terre et tenir l'engagement annoncé de sa propre bouche deux mille ans plus tôt. En tout cas, Mohamed Michau en était fermement convaincu. Et pour cause, Jésus, le retour, c’était lui ! Ça avait commencé par son père : Joseph. Rien que ça, un sacré prénom ! Parlons-en, du père : En 1960, pendant la guerre d’Algérie (il avait vingt ans), Joseph aurait été pris sous le feu nourri d’une embuscade. Un compagnon d’armes dénommé Mohamed lui avait sauvé la vie, s'était jeté sur lui pour encaisser des balles à sa place ; et avant de mourir, lui aurait confié d'un sourire victorieux :
― T’en fais pas Michau, Allah l’a voulu !
― Tu es sûr ? répondit Joseph.
Puis, voyant son sauveur mourir :
― Si un jour j’ai un fils, je l’appellerai comme toi !
Main levée, Michau jura et cracha sec.
― Aahhh… fit le camarade mourant.
Ce fut son dernier mot.
Ensuite ? Joseph tint promesse. Et bien plus encore car, depuis son retour en France, en juin 1962, tous les dimanches quoi qu’il arrive, il se rendait à l’église Saint Vorles, à Châtillon-sur-Seine, y brûlait des cierges, se recueillant à la mémoire de son bienfaiteur. Tous les dimanches il partait de chez lui, du Carco, à pieds, vers sept heures, pour arriver avant la messe. Il parcourait tout le quartier, profitant du calme caractéristique à l'expérience du petit matin, rejoignait la grande bâtisse des témoins de Jehova à l’angle de la Rue du Bourg à Mont et descendait ensuite jusqu’au croisement de la Rue du Musée, où est gardé le trésor de Vix. Là il traversait la voie, rarement fréquentée avant le lever du jour, s’engouffrait dans la ruelle qui menait tout droit au pont de la Seine, franchissait le fleuve encore endormi, puis, remontait les quelque deux cents marches jusqu’aux fortifications du front de la colline. Un front où rien n’échappait de la ville à l’excursionniste ; ni à l’œil, ni au cœur. Ainsi fait, accomplissant immanquablement le même tracé dominical, et perfectionnant son pas à chaque nouvelle expédition, le pieux Joseph arrivait toujours le premier sur les lieux. Et ça lui laissait – objectif atteint – assez de temps pour accomplir son acte de recueillement ; juste avant que l’église ne remplisse son ventre de croyants. En cinquante-sept ans, aucun dimanche n'échappa à la démarche. Les prêtres passaient, les saisons défilaient, Michau s’accrochait.
Enfin, il y avait la mère de Mohamed, pauvre Monique, condamnée ! Une excommunication à vie de son appareil reproducteur ; l’ovule barricadée, les trompes imperméables. Après de vaines tentatives à grands coups d’antibiotiques et de potions antispasmodiques, elle reçut de son éploré mari Joseph un vibrant (et capricant) discours sur les tribus Todas en Inde dont il avait ouï dire tous les bienfaits qu'elles puisaient dans de vieilles pratiques polygamiques. La belle-sœur, Benjamine, retroussa la jupe, Monique la lui maintint et, ainsi porté par le viatique de sa légitime épouse, Joseph œuvra l’esprit serein. On répéta l’opération souvent ; le temps nécessaire ! Et forcément, un beau jour : ouf de soulagement ! La présence d’hormones gonadotropes dans les urines fut confirmée ! Mohamed arrivait, à y'est ! Puis, du premier suivi échographique jusqu'à l'arrivée aux urgences maternité, Benjamine usurpa l’identité de sa sœur Monique. Et le tour fut joué. Mohamed fut déclaré « Michau » à l’état civil. Quelques décennies plus tard, l’habitude d’agir perfectionnant l’action, deux petites sœurs suivirent. Des jumelles. Sur proposition de Joseph, il fut décidé de satisfaire à l’équilibre du bourgeonnement généalogique : les filles furent enregistrées sous le nom de leur vraie maman, Benjamine Marchand. Quant au père, à ceux qui poseraient des questions, qui était-il ? où était-il ? il suffirait de leur répondre par d'autres questions.
Bref, la naissance de Mohamed passée, Monique Michau finit par oublier. Et, du matin au soir, se mit à prier. Après le petit-déjeuner, elle priait, avant le dîner, après, avant le coucher, pendant, elle priait. En pleine nuit, les soirs de pleine lune, quand Joseph s’éclipsait dans la chambre de Benjamine, elle priait. Encore, et encore. Mohamed, lui, grandissait. Et tous les soirs, séparé de la chambre parentale par quatorze millimètres de placoplatre eco-plus, il entendait celle qu’il crut être sa mère parler au divin. Jusqu’à ce jour… ce jour où il fit ce rêve… ce jour où Dieu lui apparut : « En vérité je te le dis, tu es mon fils… » et Mohamed se prit pour Jésus. À l’appui de chaque affaire qu’il transposait en signes, Mohamed Michau fit de sa foi un fer de lance trempé dans l'acier de sa fureur divine ; impossible de le contredire. Aussi, reprit-il bien plus de Jésus l’histoire des marchands du temple quand il les chassa à grands coups de pieds dans le cul que celle où soi-disant si quelqu’un le baffait il n'aurait qu'à lui tendre l'autre joue.
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