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Une vague d'explosions meurtrières secoue Montréal. Assailli de visions récurrentes des attentats à venir, Michel Fortier tente de prévenir les victimes du sort qui les guette. Pourchassé par les terroristes et harcelé par la police, il fuit devant la mort qui lui souffle sur la nuque... jusqu'à ce qu'une nouvelle vision confirme ses pires craintes. Pourra-t-il déjouer l'impitoyable destin? Le compte à rebours a commencé...
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Seitenzahl: 573
Veröffentlichungsjahr: 2021
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Kairos (grec ὁ καιρός)) : temps, opportunité, moment décisif.
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Au commencement étaient l’obscurité et le silence. Ils n’étaient ni absence de lumière, ni absence de son, plutôt absence de perception. Ou simplement absence. Au commencement était le zéro absolu de l’âme. Au commencement était cet endroit mystérieux où séjournent les esprits libérés de toute pensée, ce refuge passager où la raison trouve le repos, ce lieu aussi sombre qu’une caverne au plus profond d’une montagne, mais sûr comme le ventre d’une mère. Au commencement était l’oubli.
Puis, on ne sait trop comment, la première étincelle d’une perception brilla fugitivement. La première impression, la première sensation surgit, dont l’arrivée signifiait le départ de ce monde obscur dans lequel l’âme s’était mise à l’abri. Il suffit en effet d’une toute petite étincelle pour faire reculer les ténèbres les plus impénétrables qui soient.
Il sentit d’abord son souffle. Il n’avait aucunement conscience de lui-même. Il ne réfléchissait pas non plus à ses actes. Il ne pensait même pas. Il percevait seulement l’air qui entrait et sortait de son corps. Il respirait d’une façon régulière, presque mécanique, semblable à un métronome. Inspire, expire, inspire, expire… Seul le vent pénétrant en lui et le quittant en alternance distinguait le moment présent du néant qui l’avait précédé.
Lentement, graduellement, il prit conscience de l’effet de sa respiration sur son corps. Ce fut son premier contact avec la douleur. Il constata qu’il haletait avec une vigueur inhabituelle à la limite du supportable. Quelque chose semblait le pousser à aspirer le plus d’air possible, ce qu’il faisait la bouche grande ouverte. Il en avait à peine avalé une bouffée que déjà un autre spasme du diaphragme et des poumons l’en chassait aussitôt. Ce cycle se poursuivait inlassablement, une halenée après l’autre, toujours avec la même régularité. Ses efforts faisaient trembler sa cage thoracique.
Il demeura concentré un long moment sur son activité respiratoire. Puis il réalisa que sa poitrine ne bougeait pas isolément, non, son corps tout entier semblait se balancer verticalement, telle une marionnette suspendue au bout d’une multitude de fils. Il ne flottait pas dans le vide, au contraire, ses pieds martelaient un sol dur mais lisse en cadence parfaite, avec la même régularité que son souffle. Il sentait ses cuisses et ses mollets se contracter, puis se détendre dans un mouvement uniforme, soulevant ses pieds et les posant par terre, sans jamais fléchir, sans jamais s’interrompre. Bien qu’il se déplaçât d’une manière répétitive comme s’il n’avait jamais agi autrement de toute son existence, il avait l’impression confuse que sa conscience émergeait d’une espèce de sommeil hibernal. Il s’abandonna un certain temps au labeur de ses muscles, oscillant entre l’éveil et l’oubli, jusqu’à ce qu’il comprenne soudainement ce qu’il faisait, sans trop savoir comment cette idée lui venait à l’esprit : il courait tout simplement.
Mais les choses étaient-elles si simples ? Pourquoi je cours, au juste ? se demanda-t-il. Où suis-je ? Il l’ignorait. Il n’arrivait pas à discerner quoi que soit. Il se trouvait dans une noirceur totale… ou peut-être lui fallait-il seulement ouvrir les yeux ? Son cerveau ordonna à ses paupières de se rétracter, mais l’obscurité persista. Il n’aurait même pas su dire quand il avait les yeux ouverts ou fermés. Et toujours cette course incessante ! En connaissait-il la destination ? Il décida de s’arrêter pour réfléchir, mettre de l’ordre dans ses idées, mais il ne le pouvait pas. Quelque chose le poussait ou le tirait vers l’avant. Ses jambes et son appareil respiratoire fonctionnaient automatiquement comme une machine. La peur s’empara de ses entrailles.
Il voulut faire demi-tour.
Il voulut continuer.
Il voulut s’arrêter.
Il voulut accélérer.
Une suite ininterrompue de pensées irrépressibles défila en son esprit à une vitesse étourdissante. Qu’est-ce que je fais ici ? Que se passe-t-il avec moi ? Comment pouvait-il galoper dans une obscurité absolue sans avoir la maîtrise de ses propres membres ? L’absence de contrôle sur sa personne lui était insupportable. Comment renverser le cours des choses ? Son élan était irrésistible, il fonçait à la manière d’un train aveugle qu’un conducteur irresponsable aurait abandonné à son sort après avoir poussé l’accélérateur au fond. Puis la panique le saisit. Je cours vers la catastrophe ! Je dois freiner coûte que coûte, stop, halte, au secours ! M’arrêter ? Mais pourquoi donc ? Ne voulait-il pas plutôt aller jusqu’au bout afin de découvrir où cela le mènerait ? Quelle confusion ! Sa raison même semblait vouloir échapper à son emprise et s’éparpiller dans des réflexions divergentes. Son corps, quant à lui, restait obstinément insensible à ces fluctuations : il persistait à avancer, comme s’il menait une existence parallèle à celle de son âme sans que l’une ne puisse influer sur l’autre.
Cette force animant son enveloppe charnelle finit néanmoins par s’emparer également de son esprit, chassant par le fait même les autres idées qui le troublaient. Il put ainsi voir clairement ce que la tempête de ses émotions avait réussi à lui voiler jusqu’ici : il se dirigeait vers un but précis. Il le savait. Il le sentait. Cette destination lui était familière et étrangère à la fois. Sa conscience n’arrivait pas à l’identifier, mais son instinct la connaissait intimement et tendait vers elle. Sa pensée oscillait entre la fascination et l’effroi devant ce terrain inconnu qu’il approchait, ce trou noir qui l’aspirait, cette obscurité qui ne révélait aucun de ses secrets malgré l’avidité avec laquelle ses yeux la scrutaient. Son intuition paraissait hypnotisée par cet objectif, elle n’aurait toléré ni obstacle, ni distraction. Depuis sa naissance, il avait couru vers ce but dans l’ignorance la plus totale pour ne s’en apercevoir que maintenant.
Sans qu’il ne le décide de façon consciente, entraîné par une impulsion inexplicable, il redoubla d’ardeur et s’élança dans un sprint à caractère décisif. Le dénouement approchait. Le suspense tirait à sa fin. Une poussée d’adrénaline balaya ses dernières craintes et le mena au bord de l’euphorie. Le passé semblait n’avoir jamais existé, le présent s’était volatilisé, il ne restait plus que cet avenir immédiat. Il atteignait l’accomplissement de toutes choses, la fin de cette course effrénée poursuivie de temps immémoriaux, l’instant qui rend les autres dérisoires.
Un éclair frappa le sol sous ses pieds et lui fit perdre l’équilibre. Le tonnerre retentit si fort que sa tête lui parut prête à éclater. Son champ de vision fut envahi par un essaim d’éclats embrasés, de pierres lancées dans les airs, de poussière projetée en tous sens. Il se sentit suffoquer. Son corps refusa de se relever pour fuir, comme si on lui avait brisé les jambes. Les flammes, qui s’étaient d’abord dispersées, convergèrent l’une vers l’autre et s’unirent dans un mouvement circulaire, formant une série de tourbillons incendiaires se déplaçant vers lui par vagues. Avait-il abouti en enfer, ou l’instant décisif avait-il revêtu ce masque terrifiant ?
Il ne sentit pas la première lame brûlante. Elle passa telle une brume légère et sulfureuse poussée par le vent, pendant que les suivantes commençaient à s’estomper. Le fracas ambiant perdit lui aussi de sa vigueur ; il n’était plus qu’un écho frappant les parois de son crâne pour s’y répercuter un instant et sombrer dans le néant. Ces sensations disparurent progressivement, laissant seulement l’image d’une caverne en feu.
Celle-ci s’embrouilla et se mit à tourner sur elle-même, lentement au début, puis en accélération constante. Sa rotation atteignit bientôt une vélocité si grande qu’il ne discernait plus que des cercles concentriques colorés. Trois rayons émergèrent au cœur de son champ de vision, l’un bleu, l’autre vert et le dernier rouge. Après avoir visé des cibles divergentes, ils se rassemblèrent au coin supérieur gauche tandis que la tornade multicolore pâlissait peu à peu. Les faisceaux lumineux balayèrent ensuite une surface invisible devant lui, se déplaçant horizontalement de gauche à droite. Lorsqu’ils parvenaient à l’extrême droite, ils repartaient du côté gauche, mais légèrement en-dessous de leur trajet précédent ; quand ils terminaient leur ronde au coin inférieur droit, ils recommençaient aussitôt en haut à gauche. Ils se déplacèrent d’abord à une vitesse modérée, puis gagnèrent en rapidité jusqu’à en devenir impossibles à suivre.
Des taches de couleurs diverses se dessinèrent doucement devant ses yeux. Sur un fond sombre, il distingua une bande orange ponctuée de taches blanches surplombant des formes bleues, rouges et blanches. Le tableau se brisa ensuite en quatre carrés égaux, un pour chaque coin. Ceux-ci se subdivisèrent à leur tour en morceaux de plus en plus petits. La vue se fractionna ainsi en une multitude de points multicolores se rapprochant les uns des autres. Il en résulta une image claire aux figures mieux définies et aux éléments aisément identifiables.
Il reconnut la façade d’une pharmacie, du moins ce qu’il en restait, parce qu’une partie du bâtiment avait été détruite. Les fenêtres de l’établissement étaient brisées. Un lampadaire se trouvait allongé dans la rue, arraché du trottoir dans lequel on l’avait planté. Un jet d’eau jaillissait du sol derrière une borne-fontaine1 éjectée, elle aussi, de son domicile habituel. Des pompiers et des policiers se tenaient sur les lieux, les uns debout, les autres penchés ou accroupis. Un bleu profond et sombre les environnait, témoin d’une heure tardive.
Quoique la scène parût concrète dans ses détails, elle baignait dans une atmosphère irréelle comparable à un dessin dans un vieux livre de contes. Les couleurs ne semblaient pas naturelles : elles manquaient d’éclat et de vigueur à l’instar d’une fresque usée, atténuée par l’écoulement d’un temps trop long. De plus, rien ne bougeait : ni les policiers, ni les pompiers, ni même le jet d’eau. Le spectacle demeurait figé comme une photographie prise sur le vif. Le silence absolu et l’absence d’odeur ou de sensation tactile accentuaient cette impression. Il contemplait une image, rien de plus, rien de moins.
Elle resta présente à son esprit quelques secondes, quelques minutes peut-être, sans qu’il prenne conscience du passage du temps. Puis elle devint floue et s’estompa graduellement alors qu’il émergeait du sommeil.
Michel ouvrit les yeux sur l’opacité de sa chambre à coucher. Il sentit une brise douce lui rafraîchir le visage, un luxe en cet été chaud et humide. Il se redressa et jeta un coup d’œil à sa montre aux aiguilles lumineuses : elle indiquait une heure du matin. Ce geste acheva de le réveiller complètement. Poussé par une soif naissante, il se leva lentement et se rendit à la cuisine dans l’obscurité. Il entendit une sirène lointaine chantonner plaintivement les deux seules notes qu’elle connaissait, mais n’y prêta guère attention. Ayant grandi près du centre-ville de Montréal — pas très loin de l’appartement du Plateau Mont-Royal où il habitait actuellement — il avait eu amplement le temps de s’habituer aux bruits nocturnes de la jungle urbaine. Il but un grand verre d’eau, puis revint tranquillement dans sa chambre et se plaça debout devant la fenêtre ouverte, le regard tourné vers l’extérieur.
Il réfléchit à son rêve, tentant de se souvenir de l’enchaînement des événements. Il discerna uniquement deux choses avec clarté : la caverne en flammes, qu’il interpréta comme étant la fin d’un cauchemar, et la pharmacie à moitié détruite. La netteté de ce tableau dans sa mémoire le surprit. Il se rappelait parfois d’un songe, mais n’en gardait en général qu’une impression trop vague pour qu’il puisse y attacher une signification quelconque. Or, cette image se révélait si précise, si vive lorsqu’il la visualisait, qu’elle s’imposait à son intellect avec la force d’une hallucination. Il dut se donner une gifle pour se défaire de son emprise et retrouver la noirceur de son logis.
Il en resta perplexe. Ce rêve avait-il quelque chose à lui dire ? Avait-il délaissé un coin obscur en son âme qui lui envoyait maintenant une espèce de signal ? À en juger par le contenu… Il en doutait. Une pharmacie à moitié détruite — c’est absurde ! Pourquoi se serait-il figuré un truc pareil ? Le lien entre cette vision, si on pouvait l’appeler ainsi, et ses préoccupations habituelles lui échappait complètement. Cela rendait le réalisme de la scène encore plus frappant. Contrairement aux chimères peuplant ordinairement son cerveau assoupi, elle ne contenait aucun élément fantaisiste, aucune dérive de l’imagination. Seuls l’immobilité des acteurs et le silence ambiant lui paraissaient irréalistes.
Ses pensées s’embrouillèrent. Une montée de fatigue lui rappela l’heure tardive. Pourquoi n’irait-il pas se recoucher ? Il aurait amplement le temps de réfléchir à cette histoire au matin et pourrait mieux se concentrer après une bonne nuit de repos. Alors qu’il tournait le regard vers son lit, une autre réflexion lui vint à l’esprit : le sommeil retrouvé immédiatement après un songe avait tendance à en effacer les traces dans sa mémoire… S’il voulait être sûr d’en garder un souvenir assez juste, il devait en consigner sur-le-champ tous les détails dans son journal personnel. Résistant à l’appel insistant de son matelas, il saisit le cahier cartonné lui servant de confident, s’installa à sa table de travail et se mit à la tâche. Une dizaine de minutes lui suffirent. Il se glissa ensuite sous les draps et s’endormit paisiblement.
* * *
Le bruit de la sonnette le réveilla brutalement. Il ouvrit un œil et regarda sa montre : environ neuf heures. L’importun à la porte insista.
— Ça va, ça va, j’arrive ! cria Michel en mettant la main sur de vieux blue-jeans traînant par terre dans sa chambre.
Il se présenta pieds et poitrine nus à l’entrée. Il ouvrit à un homme en uniforme tenant un colis. Ses yeux mirent quelques secondes à s’habituer au soleil éblouissant qui illuminait la rue devant son domicile.
— Bonjour, monsieur… Michel Fortier ? lui demanda le livreur le regard penché sur l’étiquette ornant la boîte.
— Ouais, c’est moi, lui répondit-il en se grattant le dessus de la tête.
Son interlocuteur lui tendit le paquet et un appareil d’enregistrement de signatures.
— Si vous voulez signer ici, s’il vous plaît, lui dit-il d’un ton monotone.
De toute évidence, il passait ses journées à répéter les mêmes platitudes à des dizaines de clients qui s’en fichaient. Michel gribouilla son nom à l’endroit indiqué et saisit le carton contenant des livres commandés d’un site de vente sur l’Internet.
— Merci, monsieur, et bonne journée ! lui souhaita le préposé avant de poursuivre sa tournée du quartier.
Michel vit son journal matinal gisant devant le seuil de la porte et se pencha afin de le ramasser. Il le déposa avec le colis sur la table de la cuisine. Rien ne pressait, ce matin : ses vacances commençaient. Il s’étira en grognant de plaisir. Enfin ! Après des mois de travail acharné sur un fichu programme de gestion de base de données pour un administrateur casse-pieds, il pouvait respirer à l’aise. Il avait écoulé ces heures au bureau du client comme un condamné purge sa peine, enfermé derrière des vitres teintées qui rationnaient la lumière du jour et empêchaient toute intrusion d’air frais dans l’atmosphère aseptisée des lieux. Mais désormais, il était libre, et ce pour dix semaines et demie !
Bon, ces vacances lui étaient imposées par la conjoncture économique du moment : il n’avait pas pu dénicher de nouveau contrat avant le mois de septembre. D’un autre côté, il travaillait sans arrêt depuis dix-huit mois. Il avait donc bien besoin d’un congé prolongé. Il regrettait seulement que ses finances personnelles ne lui permettaient pas de saisir l’opportunité et de partir en voyage dans des contrées exotiques. Il se consolait toutefois en se disant qu’il aurait au moins la chance de se détendre, de sortir un peu. De toute façon, Montréal avait beaucoup à offrir en cette période de l’année.
Il prit sa douche et se fit à manger sans se hâter. Seul maître de son temps pour la première fois depuis des lunes, il entendait en profiter pour faire ce qu’il voulait au rythme qui lui plaisait. Il s’installa à table avec un petit déjeuner copieux et déposa sa tasse de café frais moulu sur le journal. La manchette du jour lui sauta aux yeux : « Nouvel attentat à la bombe » en grosses lettres noires au-dessus d’une photographie en couleurs voilée en grande partie par la tasse placée sur elle. Il soupira. Jolie façon de commencer les vacances ! Sa belle insouciance s’évapora. Foutus terroristes ! N’auraient-ils pas pu me laisser quelques jours de répit avant de me rappeler dans quel monde de fous on vit ?
C’était déjà la douzième attaque du genre à Montréal depuis un an et demi. Une vague d’explosions souterraines avait frappé les endroits les plus divers de la ville, causant des dizaines de morts et des dégâts matériels chiffrés à des centaines de millions de dollars. Les autorités n’arrivaient pas à mettre le grappin sur les responsables de ces délits ; elles devaient les chercher à l’aveuglette, car personne n’avait revendiqué ces crimes. On avait suspecté plusieurs groupes avec un penchant connu pour les coups d’éclats meurtriers — islamistes, néo-nazis, bandes de motards, clans mafieux — mais les maigres indices trouvés sur les lieux visés n’avaient pas permis aux enquêteurs d’étayer leurs soupçons, quels qu’ils soient. Les gouvernements provincial et fédéral avaient adopté en vitesse de nouvelles lois accordant des pouvoirs d’enquête étendus aux divers corps policiers. Néanmoins, même si ceux-ci arrêtaient, interrogeaient et relâchaient de nombreux suspects chaque semaine, les terroristes couraient toujours et continuaient de garder la population montréalaise sur le qui-vive.
Maintenant, ils venaient d’ajouter à leurs méfaits celui d’avoir gâché le début des vacances de Michel Fortier.
Il souleva sa tasse et prit une gorgée de café tout en jetant un coup d’œil à la photographie montrant l’endroit de la déflagration. Il recracha aussitôt la boisson chaude pour éviter de s’étouffer. La photo ! Je l’ai déjà vue quelque part ! La bombe avait explosé au sous-sol d’une pharmacie, que le cliché présentait à moitié détruite avec des pompiers et des policiers s’affairant sur les lieux. C’est l’image dont j’ai rêvé la nuit passée ! Il se précipita dans sa chambre, en ramena son journal personnel et chercha avec fébrilité la description du songe. Il la lut par jets saccadés, un détail à la fois, comparant avec le tableau que le photographe avait immortalisé. La concordance était parfaite.
Il ferma les yeux et se concentra afin de faire surgir la vision nocturne en son esprit. Elle lui revint avec une clarté sans équivoque. Il remarqua que sur la photographie, les couleurs avaient plus d’éclat, mais cette différence était évidemment négligeable. Après tout, il avait rêvé à une scène qui apparaissait le lendemain en première page du journal matinal ! Et pas n’importe quelle scène : celle d’un attentat à la bombe, le dernier d’une longue série semant la peur et la panique dans la ville tout entière depuis des mois !
Il se rassit lentement à la table de la cuisine, encore sous le choc. Comment une telle chose peut-elle se produire ? Il ne croyait pas aux visions prémonitoires, alors comment pouvait-il en avoir eu une ? Cela dépassait l’entendement. Non, il doit y avoir une explication rationnelle pour cette coïncidence invraisemblable… Avait-il déjà vu un spectacle similaire auparavant ? Après tout, la presse écrite utilisait parfois des images provenant de ses propres archives ou de banques informatisées. Il ouvrit le journal à la page où se trouvait un reportage plus détaillé sur la catastrophe accompagné de plusieurs clichés avec le même éclairage nocturne. Il n’y avait aucun doute : la photo de la une avait été prise la nuit dernière juste après la destruction du commerce.
Avait-il réfléchi aux attentats ces derniers temps, alors ? Son rêve s’était-il nourri d’appréhensions récurrentes qu’il puisse un jour se joindre aux victimes de ces crimes ? Cette théorie ne le convainquait pas non plus. Il avait largement oublié les terroristes parce que leur action précédente remontait à quatre mois. En outre, il avait accumulé tant de travail à la fin de son dernier contrat qu’il n’avait pas eu le loisir de penser à autre chose. De toute façon, même si les attaques l’avaient préoccupé au plus haut point, cela ne suffirait pas à expliquer comment l’image en première page du journal avait pu lui apparaître dans son sommeil.
Non, plus il y réfléchissait, moins il comprenait ce qui lui était arrivé.
Il songea à ses vacances. Il n’avait rien prévu de particulier en cette journée. Pourquoi n’irait-il pas faire un tour sur les lieux de l’explosion ? Peut-être y trouverait-il quelque indice, quelque élément qui donnerait un sens à sa vision nocturne. Il termina rapidement son petit déjeuner, enfila un manteau léger et des verres fumés, saisit son quotidien et se dirigea au pas de course vers la station de métro près de chez lui.
Il prit place à l’intérieur d’un des wagons à moitié vides et commença à lire l’article décrivant l’événement. La pharmacie appartenait à une chaîne dont les magasins à grande surface étaient répandus à travers la ville. Heureusement, la déflagration avait uniquement causé des dégâts matériels. Elle s’était produite au sous-sol de l’immeuble, à une profondeur qu’il restait à déterminer. Sa puissance avait dû être considérable, car elle avait projeté des morceaux de plancher du rez-de-chaussée avec les étalages à travers la baie vitrée vers l’extérieur tout en éjectant du trottoir devant le bâtiment le lampadaire et la borne-fontaine. Comme pour les attaques précédentes, la police n’avait aucune idée de son auteur ni du mobile.
Un détail le fit sursauter : la détonation avait réveillé le voisinage vers une heure du matin, à l’instant même où cette image étrange lui était apparue en songe.
L’arrivée à destination interrompit sa lecture. Le site du crime se trouvait à environ dix minutes de marche de la station où il débarquait. Il chemina d’un pas toujours décidé mais plus lent. Maintenant que la première poussée d’adrénaline s’était estompée à la faveur du temps passé assis dans le métro, il s’était un peu calmé. Le doute commença à s’installer en son esprit. Qu’espérait-il en allant voir cet endroit ? Il l’ignorait, il avançait seulement sous la force de l’impulsion première qui l’avait incité à s’y rendre. Il ne savait pas comment il réagirait devant les ruines de la bâtisse.
Il parvint enfin à l’intersection ravagée par l’explosion. Des voitures de police bloquaient les deux artères qui s’y croisaient. À trois ou quatre mètres des véhicules, un groupe de curieux observait les agents ramassant des objets ici et là, bouteilles de shampoing, tubes de dentifrice, flacons de parfum, examinant ce qu’il restait de la porte d’entrée pour y déceler des signes d’infraction, interrogeant des témoins accourus en vue de donner leur version des faits. Des journalistes de diverses chaînes de télévision préparaient chacun leur reportage pour les nouvelles du soir, alors que ceux de la presse écrite questionnaient les porteurs d’uniforme en enregistrant leur conversation. D’innombrables photographes étaient à l’œuvre, des professionnels bombardant la scène sans relâche avec leurs appareils sophistiqués aux adolescents digitalisant leur moment de voyeurisme à l’aide d’un téléphone mobile.
Michel se faufila tant bien que mal à travers la foule jusqu’aux premières rangées de curieux. Il enleva ses verres fumés et chercha des détails qui lui rappelleraient quelque chose. L’enseigne de la pharmacie n’avait pas changé depuis la nuit précédente : le nom de la chaîne en lettres blanches sur fond orange avait été coupé à partir du milieu. Le lampadaire gisait toujours sur l’asphalte, de même que la borne-fontaine. Par contre, le jet d’eau avait disparu, laissant pour preuve de sa brève existence de petites flaques dispersées dans la rue et sur les trottoirs. Les pompiers avaient achevé de briser les fenêtres de l’établissement lors de leur intervention, répandant ainsi des éclats de vitre un peu partout sur le sol.
Ce spectacle lui paraissait à la fois familier et étrange. D’un côté, il reconnaissait bien le site, car il était déjà entré dans ce commerce pour y faire de menus achats. Cependant, sa perception actuelle de l’endroit contrastait avec l’apparition qui l’avait surpris dans son sommeil. Sous la lumière du soleil, les objets brillaient d’une clarté incompatible avec l’aspect trouble et mystérieux du cliché nocturne. Les différents acteurs se déplaçaient naturellement et parlaient devant lui plutôt que de demeurer pétrifiés. Mais surtout, il se trouvait lui-même sur place au lieu de contempler le tableau par l’entremise d’une caméra ou d’un songe. En comparaison avec le caractère concret et immédiat de ses impressions présentes, l’image du rêve lui semblait lointaine et irréelle, même lorsqu’il la scrutait à la une du journal qu’il avait toujours en main.
Il inspira profondément. Il prit conscience des odeurs urbaines : essence, poussière, ordures pourrissant dans les poubelles publiques surchauffées, effluves nauséabonds des égouts endommagés par la catastrophe. Réalisant qu’il avait chaud, il ôta son manteau. Le soleil lui brûla tout doucement la peau des avant-bras, sans lui faire mal, lui rappelant ainsi qu’il luisait toujours au-dessus de lui. Ces sensations ignorées depuis son arrivée donnèrent une intensité accrue à son sentiment d’avoir quitté le monde du fantasme pour être rentré dans la réalité.
Il en vint à regarder la photo avec suspicion. Quand il l’avait contemplée pour la première fois, sa ressemblance frappante avec sa vision nocturne avait donné à celle-ci une tangibilité aussi forte que s’il avait pris le cliché en personne. Mais maintenant qu’il se tenait devant la pharmacie, son rêve déteignait à son tour sur sa perception de l’image. Elle lui semblait chimérique, le produit d’une imagination trop fertile. La force de sa réaction initiale lui déplut ; il se sentit floué. Pourquoi je suis venu ici ? se demanda-t-il. Qu’est-ce que j’espérais ? Trouver une signification à mon cauchemar alors qu’il n’en a aucune ? Reconstituer des événements qui ne me concernent absolument pas ? Non, finalement, je n’ai rien à faire ici, je perds mon temps.
Il se retourna et quitta les lieux. Quoique mécontent de sa promenade inutile, il considéra avec satisfaction le renouvellement de son « gros bon sens », comme il aimait l’appeler. Le sort lui avait fait une blague idiote afin de se moquer de lui, mais à présent, la plaisanterie était terminée et la victime rentrait chez elle après avoir dévoilé la supercherie. Il eut un bref éclat de rire. Il était temps que je tombe en vacances, se dit-il.
Il jeta son journal dans la première poubelle croisée à son entrée dans la station de métro. Contrairement à son habitude, il n’en avait pas lu les autres sections, mais il n’en avait plus envie. Il souhaitait effacer tout souvenir de sa mésaventure ; or, la photo lui faisait l’effet d’une gifle chaque fois qu’il la revoyait. Il acheta en chemin un exemplaire d’un quotidien concurrent. Celui-ci avait évidemment une manchette semblable au premier, mais avec une photographie différente.
* * *
Le reste de la journée se déroula sans histoire. Michel avait beaucoup de courses à faire et diverses tâches dont il devait s’acquitter. Les dernières semaines d’un projet s’avéraient toujours les plus intenses, parce que l’arrivée prochaine de l’échéance lui imposait un rythme de travail infernal, l’obligeant à négliger tout le reste. Son dernier contrat n’avait pas échappé à cette règle. Après avoir mangé du fast-food et passé ses journées, ses soirées et même quelques nuits au bureau du client pendant un mois et demi, il était grand temps qu’il regarnisse son réfrigérateur et fasse le ménage dans son appartement. Ce retour à des activités ennuyeuses lui procura une certaine détente.
Avant de se coucher, il mit la main sur son journal personnel auquel il se confiait tous les soirs. La description de sa vision l’amena à songer avec un pincement au cœur à sa balade sur les lieux de l’attentat. Il n’éprouvait plus ce dégoût qui l’avait poussé à quitter l’endroit, juste un malaise, une gêne à l’idée d’être allé voir un spectacle qui l’aurait laissé indifférent s’il ne s’était pas immiscé dans ses rêves.
Il soupira. Il n’avait pas résolu la question, il l’avait seulement réprimée parce qu’elle menaçait son équilibre psychologique. Pourtant, rien n’avait changé : le songe, l’explosion et la photo du journal n’avaient pas évolué au gré de ses propres réactions teintées d’émotions passagères et contradictoires. Cette permanence des faits déjà accomplis était normalement à son avantage, car il pouvait s’accrocher à eux lorsque ses tripes menaçaient d’emporter sa raison dans la tourmente. Mais ceux-là n’offraient aucune prise. Ils défiaient toute tentative de les assujettir à une explication rationnelle. Ils n’avaient même pas l’indulgence de se plier aux lois les plus élémentaires de l’espace et du temps.
Il décida néanmoins de noter toutes ses impressions de la journée. Cet acte l’avait aidé plus d’une fois à trouver une solution, ou au moins un sens, à des problèmes insolubles à première vue. Et puis raconter ses difficultés à quelqu’un d’autre, même à l’interlocuteur de papier entre ses mains, le soulagerait un peu. À un niveau moins conscient, il sentait que cette aventure l’avait suffisamment troublé ; il n’était pas question qu’elle le force à changer ses habitudes, si minimes soient-elles.
Il s’attela à la tâche avec une certaine réticence, mais dès qu’il eut couché les premières lignes sur la page, il en ressentit un certain réconfort qui l’encouragea à continuer. Il décrivit avec précision ses faits et gestes du lever au coucher dans les moindres détails, incluant même ses échanges avec le livreur. Si les événements lui apparaissaient toujours aussi déroutants, il dressa paradoxalement l’inventaire de ses perceptions et de ses angoisses avec un détachement presque clinique, comme s’il observait son propre comportement et ses états d’âme de l’extérieur. Il croyait que sa tranquillité d’esprit dépendait d’une telle objectivité ; il ne pouvait surmonter les effets déstabilisateurs de cette histoire rocambolesque qu’en donnant le contrôle de son être à ses facultés rationnelles et intellectuelles.
Il déposa pensivement son stylo. Voilà, la chose était là, noir sur blanc. La suite ? Il haussa les épaules. Après tout, que m’est-il arrivé ? Rien de grave. Un rêve subit, inexplicable, et puis rien d’autre. Il n’avait pas eu d’hallucinations ou entendu de voix de l’au-delà. Sa réaction avait démontré de façon éloquente qu’il n’avait pas perdu la raison. À part son étonnement initial, somme toute compréhensible, il avait gardé la tête froide.
Il se rendit à la salle de bain et se plaça devant le miroir. C’était le même visage familier. Il toucha la surface de vitre du bout des doigts à l’endroit où le contour de sa figure se démarquait du mur derrière lui, puis ramena la main sur sa joue. Ça, c’est réel, tangible, ça ne change pas. Demain, j’aurai oublié tout ça, se promit-il sans toutefois s’en convaincre. À demi-rassuré, il se mit au lit.
Il était définitivement temps que je tombe en vacances, se dit-il pour la énième fois en s’assoupissant. Le lendemain matin, quand il se leva, il ne se rappela pas s’il avait rêvé ou non et ne pensa plus à sa vision. Il se livra les jours suivants à des occupations routinières comme si rien ne s’était produit. Son humeur devint plus sereine et détendue. La tempête était passée. Il oublia rapidement l’incident du songe et porta toute son attention à la série de festivals qui allait bientôt transformer le centre-ville en foire à spectacles pour la plus grande partie de l’été.
Les vacances avaient enfin commencé.
1Borne-fontaine : (canadianisme) borne d’incendie.
Il s’écoula une semaine avant qu’une nouvelle vision ne vienne compromettre son congé bien mérité. C’était une nuit à saveur tropicale, quoique dépourvue des parfums envoûtants du sud. L’humidité accumulée au fil des derniers jours rendait la chaleur difficilement supportable. Le soleil, dont l’apparition avait encore réjoui le cœur des vacanciers la semaine précédente, n’arrivait plus qu’à se faire détester, et son départ pour la nuit n’amenait nullement la fraîcheur désirée. L’air saturé de vapeur d’eau semblait attendre l’orage qui le déchargerait de son excès de moiteur. Il flottait sur place, stagnant, presque penaud de causer un tel inconfort.
Michel était couché, incapable de dormir. La canicule le gardait à demi éveillé dans une torpeur accablante. Il se retournait sans cesse, cherchant la position idéale qui le mènerait à l’assoupissement, mais rien à faire, le sommeil le fuyait obstinément. Il prit des dizaines de fois la résolution de se lever, de faire n’importe quoi pour sortir de ce purgatoire d’ennui, mais sa léthargie due au climat étouffant l’empêchait de passer à l’acte. La même température qui lui interdisait le repos le clouait au lit.
Il roula sur le dos et ouvrit les yeux. Le plafond lui offrait sa pâleur teintée de formes obscures aux contours flous. Il laissa son imagination découvrir en elles des figures plus ou moins définies : un oiseau, un poisson, le profil d’un visage… Elles bougèrent à la faveur des changements de lumière causés par le va-et-vient occasionnel des voitures dans la ruelle derrière son immeuble. Cela lui rappela un spectacle d’ombres chinoises de son enfance. Il ferma les paupières afin de contempler la contrepartie de ces silhouettes, les espaces plus clairs gravés sur la rétine de ses yeux. Il en vint ainsi à oublier qu’il cherchait désespérément à s’endormir. Les sensations diverses le gardant en éveil s’atténuèrent imperceptiblement jusqu’à ce qu’il perde toute notion de l’endroit où il se trouvait et du temps qui s’écoulait…
Il rêva qu’il se tenait debout dans un lieu sombre sans murs ni plafond. Alors qu’il se demandait où il était, une brume laiteuse se forma devant lui et se répandit dans l’air ambiant. Elle ressemblait à une nuée de serpents visqueux se tortillant lentement dans un liquide épais et translucide. L’entourant bientôt de tous côtés, elle lui colla à la peau et l’humecta en la caressant, lui procurant la sensation d’une multitude de tentacules gluants lui léchant le corps. Le manque d’air accéléra son pouls. Il allait étouffer, il lui fallait sortir d’ici ! Il sauta et battit des bras et des jambes, tel un nageur au fond d’un lac cherchant à remonter à la surface, mais la brume ne pouvait pas soutenir son corps. Il se fatigua rapidement et se laissa tomber par terre.
Une ombre d’apparence humaine perça le brouillard, s’avança et stoppa à une distance de deux ou trois mètres de lui. Deux autres figures se séparèrent ensuite de la première et se placèrent de chaque côté. Elles se dédoublèrent à leur tour, ajoutant deux nouvelles silhouettes au début et à la fin de leur rangée. Cette multiplication se poursuivit, deux ombres à la fois, toujours aux extrémités, puis s’arrêta lorsque la rangée comporta onze membres. Ils restèrent devant lui, immobiles, mystérieux et menaçants. Ne sachant comment réagir, il attendit avec inquiétude qu’ils fassent connaître leurs intentions par une action quelconque.
Sa vue s’embrouilla. La scène se mit à tourner en rotation sur elle-même à une vitesse croissante, se transformant en une série de cercles concentriques grisâtres. Trois rayons de couleur émergèrent de leur centre, l’un bleu, l’autre vert et le dernier rouge, orientés chacun vers une extrémité différente de son champ de vision. Après s’être rassemblés au coin supérieur gauche, ils commencèrent à balayer une surface plane devant lui, d’abord lentement, puis en accélération constante jusqu’à ce qu’il n’arrive plus à les suivre. Ils produisirent par leurs mouvements répétés un ensemble de taches sombres aux contours flous. Cette image se sépara alors en quatre, en seize, et continua à se subdiviser en points de plus en plus infimes. Ceux-ci se rapprochèrent les uns des autres, formant ainsi un ensemble plus net.
Dans ce tableau nocturne, deux pompiers luttaient avec une lance d’incendie contre de hautes flammes dévorant un pâté de maisons. Les bâtisses à trois étages étaient collées les unes aux autres à l’instar des vieux quartiers résidentiels du Plateau Mont-Royal ou du Mile End. Rien ne bougeait, ni les pompiers, ni le feu, ni l’eau crachée par le tuyau. Les couleurs manquaient également d’éclat. Aucun bruit, aucune odeur ou sensation de chaleur ne venait s’ajouter à la scène pour lui donner plus de vie. Michel l’observait avec le détachement du spectateur habitué aux reportages sur les catastrophes retransmis à la télévision.
La durée de cette vision lui échappa. Il séjournait dans une ère où l’horizon temporel était réduit à l’extrême, une espèce de présent sans début ni fin, sans passé ni avenir. L’immobilité totale de l’image aurait pu l’induire à penser que le temps s’était arrêté. Néanmoins, sans savoir pourquoi, il demeurait convaincu que les secondes se succédaient toujours, sans toutefois qu’il ne se souvienne des instants tout juste achevés, ou qu’il voie venir les moments sur le point de s’écouler.
Michel émergea graduellement du sommeil. Il ouvrit les yeux et contempla de nouveau le plafond de sa chambre à coucher dans un état d’hébétude sereine. La chaleur humide accentuant sa torpeur, il resta allongé plusieurs minutes. Sa pensée dériva doucement de la canicule à l’image des pompiers éteignant un incendie… Incendie ? Il se redressa comme sous l’effet d’un choc électrique et regarda fébrilement autour de lui, cherchant des lueurs vacillantes, reniflant pour détecter des relents de fumée, à l’écoute des crépitements caractéristiques d’un feu. Ses facultés sondèrent à répétition la noirceur silencieuse de la pièce. En vain. Le calme environnant finit par l’apaiser. Il avisa sa montre : elle lui indiquait minuit et demi.
Il se frotta les yeux, puis s’appuya sur les coudes en position mi-allongée. Le sinistre n’avait été qu’un cauchemar. Ouf ! J’en suis quitte pour une belle peur. Par contre… pourquoi ai-je rêvé à une chose pareille ? Il fouilla dans sa mémoire pour recomposer l’enchaînement des événements du songe. Avant l’incendie, il y avait eu… des rayons de couleur bougeant constamment… Qu’est-ce que ça signifiait ? Et cette subdivision de l’image en morceaux toujours plus petits, semblables à des pixels sur un écran d’ordinateur… Cela lui rappelait quelque chose, mais quoi ? Non, se dit-il soudainement, ça ne peut pas être une autre…
Il se leva avec précipitation, s’avança vers son bureau et sortit son journal personnel du tiroir où il l’avait rangé. Craignant le pire, il le feuilleta avec empressement afin d’y trouver la description de la prémonition qui lui avait causé tant d’émoi une semaine auparavant. Il la compara ensuite à la vision qui venait de troubler son repos. Elles avaient commencé toutes les deux par ces éléments visuels étranges sans aucun lien avec l’image résultante. Celle-ci était restée figée à la manière d’une photographie dans un cas comme dans l’autre. Il nota les couleurs défraîchies, le mutisme de la scène et l’absence d’odeur et de sensation tactile. Il n’y avait aucun doute : les deux songes concordaient parfaitement, sauf pour leur contenu.
Il se laissa retomber assis sur le bord du lit et se prit la tête entre les mains. C’est pas vrai, ça ne peut pas être vrai ! hurla-t-il en son for intérieur. Je suis en train de devenir fou ! Qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il m’arrive une chose pareille ? Son désarroi s’accentua alors que l’image de l’incendie lui revenait à l’esprit par intermittence. Elle se superposait au bureau devant lui en une apparition brève mais intense, comme un éclair transfigure momentanément une pièce plongée dans l’obscurité tendue d’une nuit orageuse.
Il fallait absolument qu’il se défasse de son emprise. Il se leva brusquement, se rendit à la salle de bain et se lança plusieurs fois de l’eau froide au visage. Puis, dans un mouvement de fuite à demi conscient, il s’habilla et sortit précipitamment de son appartement. Il s’arrêta après quelques pas et jeta un long regard derrière lui vers la façade assombrie de son domicile. Tout paraissait normal. Cependant, après avoir subi une attaque renouvelée de ce fantasme inquiétant, la monotonie des rangées de brique lui semblait irréelle, voire mensongère.
Il se remit à marcher sans trop savoir où il allait, les idées embrouillées, et aboutit par habitude à l’avenue du Parc, l’artère principale du quartier où il habitait. L’animation modérée mais indiscutable de la rue lui insuffla inconsciemment de son énergie, de cette espèce de nervosité, de trépidation propre aux métropoles nord-américaines. Les voitures circulaient en rugissant du moteur ou en répandant la musique rythmée des fêtards insouciants dans l’air ambiant. Des passants jetaient un coup d’œil à la marchandise dans les vitrines des commerces avoisinants. Un ivrogne cuvait son alcool assis sur le trottoir, accoté contre le mur d’une banque. Un autobus faisait sa ronde avec ses passagers au regard vide.
Michel remonta l’avenue sans but précis. Malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de réfléchir aux visions qui l’accablaient. Il revécut son expérience de la semaine précédente, quand l’image de son rêve était apparue à la une du journal le matin suivant. Logiquement, si le songe de cette nuit est de la même nature, alors… Il frissonna. Si cet événement loufoque se répétait, il ne pourrait plus le ranger dans les oubliettes de sa mémoire comme la première fois. Il devrait dire adieu à la tranquillité d’esprit. Il lui faudrait renoncer à toute logique et entrer dans une réalité, celle de la prémonition, dont il ne maîtrisait aucunement le fonctionnement.
Il refréna la peur qu’il sentait monter en lui par un effort de la volonté. Allons, restons calme, se contraignit-il à penser. C’est juste un rêve. Un stupide cauchemar, probablement inspiré par l’incident inexplicable avec la photo du journal. Il avait tout fait pour réprimer le souvenir de cette affaire, alors son subconscient s’était apparemment vengé en lui ressortant cette idiotie dans son sommeil… Il n’avait aucune raison de paniquer. Après tout, rien ne prouvait que ce fantasme nocturne présageait un événement réel. Il devrait au moins attendre la prochaine édition du quotidien matinal. Celle-ci n’aurait sûrement aucun incendie à rapporter. Quel soulagement il ressentirait lorsqu’il verrait la page couverture sans cliché de brasier ! Il le souhaita ardemment, balbutiant spontanément une prière à qui l’entendrait : S’il vous plaît ! Il faut que ce soit seulement un cauchemar, rien de plus ! Je ne veux pas de visions prémonitoires, je ne veux rien savoir de l’avenir, encore moins des catastrophes à venir, qu’on me laisse tranquille ! Tout ce que je veux, c’est la paix !
Il inspira profondément. Une première, une seconde fois. Il se rendit compte que cela l’apaisait un peu tout en ignorant pourquoi. Peu importe, il avait besoin de calme. Il continua. Un instant, une respiration à la fois, il raffermit son contrôle chancelant sur ses émotions. Il nota les signaux divers que ses sens n’avaient jamais cessé d’envoyer à son cerveau : la lumière faible des lampadaires, les vrombissements des moteurs traînant leurs fardeaux métalliques, la fumée d’une cigarette heureusement lointaine, l’humidité suintant de sa peau. Finalement, pour ne pas perdre la tête, j’ai juste besoin d’une bonne dose de réalité.
Ses pas le ramenèrent à son domicile sans qu’il ne prenne consciemment une décision à cet effet. Il se dirigea vers sa chambre, s’assit à son bureau et reprit son journal personnel en main. Il soupira. L’idée de réfléchir encore à cette vision absurde l’agaçait, mais s’il la laissait changer ses habitudes, il aurait l’impression de capituler devant elle. Il ouvrit donc le cahier et y inscrivit une description détaillée du songe, de l’arrivée du brouillard jusqu’à l’image de l’incendie, en évitant soigneusement de lui chercher une signification afin de ne pas déclencher un nouveau flux d’émotions.
Il déposa le stylo et se frotta les yeux. Le moment de panique semblait définitivement passé. Il sentit un peu de fatigue. Que puis-je faire maintenant ? Rien de plus. Seulement attendre. Attendre le quotidien du matin suivant pour voir si son rêve s’avérait prophétique. D’ici là, il valait mieux se coucher et essayer de dormir un peu. Après une telle commotion, il avait bien besoin de repos. Il éteignit la lumière et s’allongea sur le lit sans se déshabiller.
Dans les heures subséquentes, il dormit mal et se réveilla souvent en sursaut. L’épuisement n’eut raison de sa nervosité que vers cinq heures du matin, le faisant sombrer dans un sommeil profond et salutaire.
* * *
Lorsque Michel reprit conscience, le soleil avait déjà parcouru beaucoup de chemin dans son ascension. Contrairement à ses habitudes, il ignora sa montre, pensant uniquement au journal d’aujourd’hui. Il décida qu’il irait en acheter un exemplaire au dépanneur2 du coin s’il n’en trouvait pas un immédiatement sur son perron. Il se leva et marcha lentement vers la porte d’entrée.
Lorsqu’il en saisit la poignée, il se figea. Son cœur battait à tout rompre. Une goutte de sueur lui coula le long de la joue. Un craquement provenant du vieux plancher de bois du couloir le fit sursauter.
Du calme, grand peureux !
Le moment attendu toute la nuit arrivait enfin, mais il avait la trouille. C’est ridicule ! se dit-il. C’est juste un journal stupide. Mais malgré ses efforts pour désamorcer la tension montant en lui, il ne pouvait nier l’importance que cette publication avait acquise à ses yeux. S’il n’y voyait pas la scène dont il avait rêvé, il retrouverait la paix intérieure, et il ne resterait de cette histoire qu’une anecdote loufoque à raconter à ses copains devant une bière fraîche. Mais s’il apercevait l’image en première page…
N’y tenant plus, il ouvrit la porte d’un geste brusque. Le quotidien gisait à ses pieds… avec, sur la couverture, une photo du premier ministre du Québec debout à une tribune lors d’un discours. Il saisit promptement l’imprimé des deux mains et chercha une manchette mentionnant un incendie. Quand il eut examiné chaque titre et chaque article de la une sans déceler la moindre allusion à un sinistre, il étreignit la liasse de papiers et poussa un cri de soulagement.
— Merci, merci, dit-il tout haut, merci !
Il remerciait le sort pour la délivrance qui lui était offerte. J’en ai fini avec cette folie !
Il lança le journal sur la table de la cuisine et se dirigea vers la salle de bains en sifflant bruyamment. Rarement eut-il autant de plaisir à prendre une douche. On aurait dit qu’il se lavait pour la première fois après être sorti d’un cachot souterrain infesté de rats. Il riait sous le jet d’eau fraîche lui frappant le visage, chantait, avalait une gorgée par mégarde, toussotait et rigolait de plus belle.
Après avoir enfilé des vêtements propres, il s’assit dans le salon devant la télévision avec un repas copieux sur une tablette qu’il déposa sur ses genoux. Il alluma ensuite l’appareil afin de regarder le bulletin d’informations locales du midi. Il sourit en voyant le présentateur relever la tête devant la caméra. Celui-ci dégageait une maturité, une énergie, un sérieux et un professionnalisme contrastant avec les nouvelles dont il devait habituellement faire la lecture : pseudo-scandales, affaires de mœurs et accidents de la route s’y succédaient sans retenue ni pudeur, alors que les informations plus « sérieuses » faisaient seulement l’objet de brèves descriptions débitées à la sauvette. Il amorça sa lecture avec le ton pressé mais néanmoins solennel d’un messager porteur de nouvelles urgentes d’une importance capitale.
— Bonjour, mesdames et messieurs. Un incendie a ravagé plusieurs résidences sur l’avenue Durocher à Outremont la nuit passée. Voici à ce sujet le reportage de Philippe Dumais.
Les images de la catastrophe commencèrent à défiler sur l’écran. Des sapeurs combattaient énergiquement un brasier ardent consumant un pâté de maisons de trois étages chacune dans une obscurité atténuée par la lueur du sinistre. Michel reconnut avec stupéfaction l’endroit qui lui était apparu en rêve, même si le point de vue des scènes retransmises à la télévision différait de celui du songe. Il suivit l’enchaînement des plans les mains agrippées au divan, le cœur battant follement. Chaque nouveau tableau confirmant le fantasme qui avait troublé son sommeil lui faisait l’effet d’un coup de fouet à la figure.
La caméra montra finalement le reporter devant des ambulanciers déposant un blessé sur une civière.
— … selon les enquêteurs du Service de Police de la Ville de Montréal, l’incendie se serait déclaré vers minuit et demi à la suite d’une explosion souterraine qui aurait atteint des conduites de gaz au sous-sol d’une des maisons. Cet incident ressemble trop aux attentats qui terrorisent la métropole3 depuis un an et demi pour que ce soit un hasard. À ce sujet, une conférence de presse est prévue cet après-midi à seize heures pour faire le point sur les derniers développements de l’enquête conduite par l’escouade anti-terrorisme du SPVM. Ici Philippe Dumais…
C’est pas vrai, ça ne peut pas être vrai ! s’écria Michel en lui-même. Le journal n’avait pourtant rien rapporté de tel ! Quoique… il avait uniquement vérifié la couverture… Voulant en avoir le cœur net, il déposa la tablette avec son repas sur le divan et revint à la cuisine afin d’examiner le quotidien de plus près. Il en ouvrit le premier cahier… et trouva en page trois une réplique de sa vision aux couleurs plus vives. Il devait se rendre à l’évidence : le sort le forçait à revivre les événements de la semaine passée. Il lui avait juste donné un sursis pour mieux se moquer de lui ensuite.
Michel revint au salon photo en main et se laissa tomber dans un fauteuil. Le désespoir le saisit. Le cauchemar se poursuivait, et il ne voyait pas comment en sortir ! Qui l’aiderait à comprendre ce qui lui arrivait ? Qui accepterait seulement de le croire ? On l’enfermerait sûrement à l’asile s’il confiait à des membres de sa famille ou à l’un de ses amis qu’il avait des prémonitions ! D’ailleurs, qui pourrait les en blâmer ? N’était-il pas en voie de perdre la raison ?
Le cliché fatidique captura à nouveau son regard, puis le céda au texte décrivant l’incendie. Michel ne se sentait plus maître de ses réactions ; l’événement le tenait en haleine et lui dictait ses faits et gestes. L’article fournissait à peu de choses près les mêmes détails que le reportage télévisé. Toutefois, il mentionnait aussi la proximité d’une synagogue hassidique épargnée grâce à la diligence des pompiers qui avaient empêché le feu de se propager jusqu’à elle. Michel connaissait l’endroit, car une de ses copines avait habité dans ce quartier. En réponse à l’appel inconscient mais irrésistible de la catastrophe, il éteignit le téléviseur et quitta son logement en vue de se rendre à pied sur les lieux du sinistre.
Des vents forts changeant constamment de direction l’accompagnèrent durant le trajet. Le ciel avait été envahi par de gros nuages gris foncé annonciateurs d’un violent orage. Michel pressa le pas, apeuré à l’idée d’avoir à affronter la furie des éléments. Ceux-ci reflétaient par une correspondance singulière les émotions qui se bousculaient en son être et qu’il tentait de réprimer. Les deux amorces de tempête, celle qui le menaçait au-dessus de lui et celle qu’il combattait en son for intérieur, semblaient se nourrir l’une de l’autre, s’exciter mutuellement comme deux enfants polissons criant à tue-tête. Il ne voyait qu’un moyen de leur échapper : se dépêcher pour les prendre de vitesse.
Lorsqu’il arriva sur les lieux, il stoppa net et retint son souffle. Les rafales tombèrent et l’air devint très lourd… ou peut-être était-ce le spectacle effarant de maisons partiellement détruites, apparaissant soudainement dans son champ de vision, qui balaya toute autre impression en lui, telle une bourrasque éteignant d’un coup sec une flamme pourtant vive. Le résultat était identique : un calme étrange régnait autour de ce qui restait des bâtiments.
Trois maisons avaient été endommagées, mais seule celle au centre avait souffert de façon irrémédiable, car les pompiers étaient parvenus à limiter les dégâts causés aux édifices voisins. Une forte odeur de brûlé régnait sur l’emplacement, que les coups de vent occasionnels, subits et changeants n’arrivaient pas à dissiper. Une foule de policiers et de pompiers travaillait péniblement autour du site, comme si l’air environnant avait une densité supérieure à la normale. Les inévitables curieux qui les observaient demeuraient à l’écart. La façade de briques de la maison détruite, un grand mur criblé de trous rectangulaires ayant autrefois hébergé des fenêtres et des portes, tenait toujours debout. Ces ouvertures, noircies sur leurs côtés par le brasier, donnaient à l’ensemble un aspect inquiétant, presque fantomatique, propre à provoquer l’émergence de quelque spectre. Par elles, on voyait des bouts de charpente pendant au-dessus du vide comme autant de potences prêtes à accueillir les criminels endurcis d’un autre âge.
Stop, Michel, stop ! Calme-toi, voyons ! Prends sur toi !
Sa raison se manifestait dans un effort désespéré pour reprendre le contrôle sur sa personne. Il s’essuya les yeux. Ce tableau macabre stimulait la terreur en lui, il devait prendre ses distances. Il s’accrocha de toutes ses forces au reste d’objectivité que sa conscience avait encore gardé. Oui, tout ça semble bien inquiétant, se dit-il, mais après tout, je me trouve sur le site d’un incendie. Que s’attendait-il à voir ici, sinon des bâtisses en ruine ? Et puis le temps sombre et orageux accentuait évidemment le caractère sinistre de l’endroit. Par une journée douce et ensoleillée comme la semaine précédente, éprouverait-il les mêmes sensations, aurait-il les mêmes impressions ? Bien sûr que non. Il se gifla lui-même pour se réveiller de ce mauvais rêve.
Revenant à la réalité, il avisa un homme petit et trapu, vêtu d’un imperméable gris, qui restait debout, immobile, parmi les gens affairés à examiner les lieux. Son crâne dénudé contrastait avec sa moustache bien portante. Il avait la tête tournée vers Michel, mais des verres fumés protégeaient l’intimité de son regard. À son grand déplaisir, Michel se sentait observé avec insistance. Il se retourna et chercha en vain quelque chose derrière lui que l’homme aurait pu trouver intéressant. Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir, celui-là ? se demanda-t-il avec irritation. Il dirigea à nouveau les yeux vers son surveillant et le vit occupé à discuter avec l’un des nombreux agents en uniforme qui l’entouraient. Michel en conclut qu’il devait s’agir d’un enquêteur quelconque. Avec les arrestations devenant d’autant plus aléatoires que la police se montrait incapable d’épingler les vrais coupables, Michel ne voulait pas attirer l’attention de ce genre de personne.
Balayant une dernière fois la scène du regard, il décida qu’il en avait assez, prit le chemin du retour et se mit à réfléchir. Il y avait un rapport entre ses rêves et les catastrophes subséquentes défiant toute logique. Il n’avait pas grand chose à gagner à attaquer ce problème de front ; chaque fois qu’il y pensait, il avait de la difficulté à maîtriser ses émotions. Mais s’il laissait ce lien de côté et considérait les deux éléments séparément, les songes et les actes terroristes, peut-être découvrirait-il une piste à suivre… Bon, qu’est-ce que je sais au sujet des attentats ? Pas grand chose. Ils restent un mystère pour tout le monde. On parlait dans les médias d’explosions souterraines d’origine criminelle, mais on ignorait qui les déclenchait et pourquoi. Dans leurs reportages, les journalistes se concentraient en général sur les suites des coups meurtriers et sur l’impuissance des autorités à identifier les malfaiteurs.
Du côté des visions, il comprenait encore moins. Comment de telles images peuvent-elles s’immiscer dans mon sommeil ? Il s’aperçut qu’il ne connaissait rien des rêves en général : ni leur nature, ni leur fonctionnement, ni le rôle qu’ils jouaient dans la vie de l’être humain. Par contre, il avait la possibilité de remédier à ce manque d’érudition… Il y aurait sûrement un moyen de recueillir des informations intéressantes là-dessus dans une bibliothèque ou sur l’Internet. Ça me donnerait peut-être des indices en vue de résoudre mon problème particulier… Et puis je pourrais fouiller à mon aise, en prenant mon temps… Ce serait beaucoup mieux que de se faire bousculer par les événements… En outre, de telles recherches, faites avec méthode et patience, finiraient immanquablement par redonner le contrôle de sa pensée au côté rationnel de sa personne… Oui, plus il y réfléchissait, plus il aimait ce plan qui se dessinait en son esprit. Sa décision fut prise : à la première occasion, il irait à la bibliothèque publique du quartier ; d’ici là, il ferait quelques recherches sur l’Internet.
Fort de cette résolution, il rentra chez lui et s’installa au salon avec son repas auquel il n’avait pas encore touché. Il constata avec satisfaction qu’il avait enfin retrouvé un peu de calme. Il avait maintenant une direction à suivre, et cela lui suffisait pour l’instant.
* * *
Lors d’un premier essai avec un moteur de recherche sur l’Internet, il trouva plus de trois cent trente-cinq mille liens avec les mots « rêve prémonitoire ». Ce fut le début d’une quête longue et frustrante.
Il commença par examiner les sites web offrant des services de psychologie gratuits. Ceux-ci se montraient sympathiques et ouverts sur la forme, mais sceptiques sur le fond. Il n’y avait pas de songes prémonitoires, seulement des coïncidences que les lois de la statistique rendaient inévitables, et des projections de souhaits intimes que le rêveur accomplissait lui-même par ses propres agissements. Bref, ce qui lui était arrivé était impossible. Il vit en cela la confirmation qu’il ne pouvait parler de ses visions à personne. Il s’attarda un peu sur les journaux de psychologie avancée et de médecine psychiatrique, mais ceux-ci souffraient de l’emploi d’un vocabulaire technique trop complexe pour être abordables par un novice.
Il passa ensuite aux rares adresses vouées à la culture et à l’histoire qui se penchaient sur le sujet. Il y glana des informations intéressantes sur le sens que l’on donnait aux apparitions nocturnes dans les cultures anciennes et sur leurs méthodes d’interprétation. Par contre, elles faisaient souvent appel à des croyances religieuses, alors que Michel éprouvait au mieux de l’indifférence pour la spiritualité.
L’abondance de sites à tendance ésotérique l’amena à en parcourir quelques-uns, mais il abandonna assez rapidement cette voie. De nombreux devins amateurs se manifestaient sur les tribunes que leur offraient divers blogues. Ils y révélaient leurs prévisions ou décrivaient le contenu d’un songe particulier pour ensuite demander à la « communauté » de se prononcer sur son caractère prophétique. Plusieurs articles traitaient également du phénomène de la prémonition, mais ils ne servaient souvent qu’à faire de la publicité pour des cours de développement du potentiel psychique et autres arnaques occultistes. Certains se distinguaient par leur créativité, comme cet auteur particulier qui combinait ses rêves divinatoires, des éléments de parapsychologie, du savoir exclusif de source extra-terrestre et des traditions précolombiennes de l’Amérique du Sud dans une série de révélations secrètes au contenu si explosif que la C.I.A. et le Vatican avaient comploté ensemble pour étouffer l’affaire et cacher la vérité au grand public.
Michel continua néanmoins ses recherches, décortiquant des ouvrages de psychologie, de parapsychologie, de religion et de mythologie. Comparant les approches, il cherchait à discerner les grandes lignes d’un motif qui se reproduirait à grande échelle, irait au-delà des cultures et des époques et se rapprocherait de ses visions. Il frôla parfois le découragement devant l’ampleur de la tâche, surtout qu’il nageait seul dans cet océan d’informations. Il persévéra malgré tout, poussé par le désir de dompter ses rêves en leur trouvant un sens, une explication, un contexte où ils ne paraîtraient plus menaçants.
Alors que ses connaissances en la matière augmentaient, il prit conscience du caractère unique de ses prémonitions. Elles possédaient des traits qu’il ne rencontrait nulle part ailleurs : la fixité du portrait, ses couleurs défraîchies et l’absence d’éléments sensoriels autres que visuels. De plus, les songes normaux avaient tendance à ne laisser que des souvenirs imprécis et des images floues derrière eux, se dissipant davantage avec le temps, tandis que les siens étaient toujours gravés dans sa mémoire et affichaient encore cette même clarté qui l’avait frappé dès le début.
En poursuivant ses investigations, il vécut ces jours dans l’attente d’un nouveau rêve qui pourrait lui fournir des données supplémentaires. Il se couchait chaque soir avec un mélange d’angoisse et d’impatience. Il s’endormait en se demandant comment il réagirait à une apparition éventuelle : tenterait-il de prévenir les autorités, au risque de se faire prendre pour un fou ? Irait-il lui-même sur place ? L’incertitude face à l’avenir le gardait constamment dans un état de tension nerveuse insupportable à la longue. Chaque matin, il se réveillait à la fois soulagé d’avoir passé une nuit normale et déçu du manque d’indices neufs pouvant l’aider à comprendre ce qui lui était arrivé.
2Dépanneur : (canadianisme) petit magasin de quartier où l’on peu acheter des aliments, des journaux, etc.
3 Au Québec, « la métropole » désigne habituellement Montréal.