L’affaire Catherine Kistler - Henri Rapp - E-Book

L’affaire Catherine Kistler E-Book

Henri Rapp

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Beschreibung

18 juillet 1856, Ensisheim. Le corps sans vie de Catherine Kistler, la femme du potier, est découvert au bord de la rivière de l’Ill. L’enquête est alors confiée au commissaire Scherrer qui, au fil de ses investigations, s’aperçoit que beaucoup d’individus avaient intérêt à ce que la victime disparaisse. La défunte a-t-elle fait confiance à la mauvaise personne ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Grand amateur d’histoire, Henri Rapp est un ancien cadre de la fonction publique. À la retraite depuis quelques années, c’est au hasard de recherches généalogiques qu’il découvre un étonnant incident criminel qui lui inspire son premier roman, L’affaire Catherine Kistler - Suivie de l’ exécution de Ferdinand-Jean Altmeyer.

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Seitenzahl: 230

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Henri Rapp

L’affaire Catherine Kistler

Suivie de l’exécution

de Ferdinand-Jean Altmeyer

Roman

© Lys Bleu Éditions – Henri Rapp

ISBN :979-10-377-7773-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Note de l’auteur

L’affaire évoquée dans ce livre est réelle, elle est tirée d’un fait divers qui a nourri les chroniques criminelles au milieu du XIXe siècle et a bouleversé particulièrement la population d’Ensisheim, Haut-Rhin.

Cependant, elle est romancée, mais avec des personnes qui ont véritablement existé et vécu à cette période. Les coupures de presse de l’époque et la Petite Gazette des Tribunaux criminels et correctionnels d’Alsace, publiées en 1860, m’ont permis d’alimenter le contenu de cet ouvrage.

À la fin du livre, vous trouverez quelques faits divers qui n’ont que le mérite à être connus.

Mes remerciements vont à Michèle Bidar qui a accepté de faire la relecture, aux Archives départementales de Colmar et au personnel de l’accueil de la mairie d’Ensisheim qui ont bien voulu apporter leur contribution.

Je vous souhaite une bonne lecture

Chapitre 1

Ensisheim, juillet 1856

L’orage de la veille a fait du bien. Dans les prés, l’herbe a reverdi et s’est redressée en déroulant un tapis moelleux et humide. La pluie est attendue, car, depuis les précipitations diluviennes du mois de mai, les sols n’ont plus été arrosés. Certes, à cette période de l’année, le plus gros du blé et du seigle a déjà été récolté. Peut-être demain, des cumulonimbus apporteront de nouvelles averses salvatrices, utiles pour alimenter en eau les moulins localisés tout le long de la rivière du Quatelbach. Le plus important est celui d’Adolsheim. Le propriétaire, Jean-Baptiste Rudolf, trente-deux ans, dirige son activité avec bon sens et avec pragmatisme. Il emploie trois garçons meuniers, quatre domestiques et trois servantes. Son domaine de cent soixante hectares, il l’a constitué petit à petit grâce au fruit de son travail. Il ne possède aucune instruction première, il est doté d’une détermination sans failles et d’un grand amour de l’ordre. Deux incendies ont détruit le corps de ferme et le moulin. Il les a reconstruits avec beaucoup de courage et d’abnégation. Les céréales sont transformées en farine, les noix en huile, et le chanvre est teillé. D’autres moulins et huileries profitent du Quatelbach pour faire tourner leurs roues à aubes. Les entreprises sous les noms d’Hubert Gersbach et Fils, F. Mann-M. Krafft, ou encore Xavier Mann prospèrent et leurs propriétaires s’embourgeoisent, devenant des personnalités très influentes, et fort respectables. Certains sont même entrés au conseil municipal comme Hubert Gersbach, Jean-Baptiste Rudolf et Martin Krafft.

Le bourg d’Ensisheim qui compte 2600 habitants se singularise, excepté sa météorite tombée en 1492, par la présence de deux gros bâtiments qui en font sa fierté et qui constituent, d’une part, l’ancien palais de la Régence, un édifice du XVIe siècle, occupé à l’étage par les services de la mairie et, d’autre part, la prison, un établissement érigé au XVIIe siècle, qui déroule son imposante façade sur une large partie de la Grand-rue. La population vit en grande partie de l’agriculture. Le territoire du village s’étend jusqu’à la forêt de la Hardt. Chacun essaie de trouver un bout de terre pour cultiver ses propres légumes ou l’herbe fourragère destinée au bétail et aux animaux de la basse-cour. Pour conclure les transactions, aussi petites qu’elles soient, les liquidités ne sont pas toujours disponibles. Pour acheter une vache ou un lopin de terre, le paysan doit faire un emprunt auprès d’un notaire, d’un usurier ou d’une famille bourgeoise. Ce n’est que dans les années 1880 que les caisses mutuelles de crédit sont créées. Les produits issus des forêts jouent un rôle important dans l’économie locale. Le feuillage sert de litière aux animaux, les glands de nourriture aux porcs, le bois à l’alimentation du poêle et du fourneau. La réglementation stricte des cueillettes, de la chasse, et de l’élagage, incite à la violation de la loi. Les contrevenants risquent de grosses amendes ou même la prison. Le bois d’affouage est distribué aux habitants moyennant le versement d’une taxe communale. Mais l’établissement de la liste des affouagers provoque des querelles et des animosités entre les habitants du village. La vie du paysan qui possède peu de terre sait, hormis l’aspect émotionnel, qu’il n’a pas grand-chose à perdre et à quitter le pays. Il peut espérer avoir tout à gagner en se lançant dans l’aventure de l’immigration. C’est ainsi que de nombreux Ensisheimois ont débarqué un jour, sur les côtes américaines, dans l’espoir de trouver l’eldorado.

Il existe aussi une forte communauté de tisserands. On recense trente-deux tisserands et fileuses qui travaillent pour la filature, Laederich et Goetz. La ville dénombre également quinze cafetiers et aubergistes, onze dans la Grand-rue, deux, place de l’Église et deux, route de Réguisheim. Antoine Schmitt et Auguste Munsch, brasseurs, fabriquent la bière chacun de leur côté dans la Grand-rue. La place de l’Église connaît une activité et une animation intenses en particulier avec la présence d’une savonnerie dirigée par Ferdinand Mann qui emploie douze ouvriers.

Comme chaque matin, Catherine Kistler, traverse la place de l’Église, tirant derrière elle une petite charrette en bois dont les montants sont rehaussés de vannerie. Elle y dépose soigneusement, des bols, des assiettes, des jattes et des vases en terre cuite, fruits du travail de son mari, le potier de terre, Fidèle Kistler. Ces céramiques sont très réputées et estimées dans la région. Quelques années plus tard, en 1867, la poterie d’Ensisheim figurera d’ailleurs dans le « Guide de l’amateur de faïences, poterie en terre » d’Auguste Demmin. Le couple est originaire de Rouffach où il s’est uni en septembre 1814. Plus tard, il s’est établi à Ensisheim, dans le Faubourg Ouest, à proximité de la rivière de l’Ill. Cette ouverture directe sur le cours d’eau permet à Fidèle Kistler de s’approvisionner en eau et en terre glaise pour exercer son métier. Sa femme, Catherine, vend les produits réalisés par son mari.

Catherine Kistler, née Voelcklen, est une petite personne âgée de soixante-quatorze ans, courbée et tortueuse comme un cep de vigne, marquée par de longues années de labeur dans le froid ou sous un soleil accablant. Sa figure hâlée est ravinée par le temps. Sa large bouche dans laquelle il ne reste plus que quelques rares dents jaunies ne rassure pas les gens qui la croisent au détour d’une rue. Une fanchon à carreaux retient, tant bien que mal, ses cheveux raides, blancs et gras. Ses yeux d’un bleu vif et perçant accentuent encore son visage émacié et inquiétant. En plus de ce physique repoussant, Catherine n’a pas bonne réputation. La rumeur lui prête l’exercice d’activités occultes voire de sorcelleries.

Tirant péniblement sa vieille charrette grinçante, elle arrive sur la place de l’Église où elle constate, comme chaque jour, l’avancement des travaux de nettoyage des décombres et gravats qui y sont étalés. Ce sont les restes inertes de l’effondrement du clocher deux ans auparavant. Les opérations de reconstruction n’ont pas encore commencé. Le docteur Jean-Baptiste Dangel, maire de 54 ans, nommé par l’Empereur Napoléon III, tout comme une trentaine d’autres magistrats municipaux du Haut-Rhin, se démène pour trouver l’argent nécessaire à la réédification de l’ouvrage. Il doit recourir à un emprunt pour financer les travaux. Apollinaire Freyburger, le curé de la paroisse et son jeune vicaire Antoine Brunner s’emploient pour récolter des fonds auprès de leurs fidèles.

Mais ce matin, la Catherine n’est pas venue sur la place de l’église simplement pour vendre et livrer les poteries de son mari ou pour tailler la bavette avec Xavier Moyses, le maréchal-ferrant à qui elle confie de temps en temps son vieux bourrin. Elle traîne péniblement sa carriole sous les arcades de la mairie et hèle d’un ton sec et cassant Georges Ferber, le garde champêtre, de faction devant la porte du cachot qui sert essentiellement de chambre de dégrisement aux ivrognes ramassés dans les rues, la nuit tombée.

— Je m’en vais chez le maire. Garde-moi ma charrette en attendant, j’en ai pour quelques minutes. Au fait, Ignace, ton collègue, n’est pas dans les parages ?

— Non, répond Georges Ferber. Il surveille le ban communal. Dis-moi, tu as toujours peur de lui ? Tu le crains donc tellement ?

— Oui et c’est pour ça que je veux voir le maire. J’ai bien des choses à lui raconter sur Ignace Lammert.

— Bon, monte, c’est la salle sur ta droite. Mais ne t’attarde pas trop, j’ai ma tournée journalière à faire sur le terrain.

— Ne t’inquiète pas ! J’y vais et si mes vieilles jambes arrivent encore à gravir ce satané escalier en colimaçon, je n’en aurai pas pour longtemps.

Elle saisit son gros bâton qu’elle avait posé sur les poteries. Ce bâton lui sert d’habitude pour chasser les jeunes gens du village qui lui lancent des cailloux, histoire de se moquer d’elle en la traitant de sorcière et pour les chiens qui ont le malheur d’aboyer en la défiant toutes dents dehors. Aujourd’hui, elle l’utilise comme canne. Elle se dirige vers la grande porte à deux battants, au-dessus de laquelle trône le buste de Jacob Baldé, un jésuite et poète allemand, né à Ensisheim en 1604. Elle doit monter à l’étage par ce large escalier en pierre qui s’élève en colimaçon jusqu’à la porte palière qui donne accès à la salle des pas perdus. Elle s’en acquitte non sans mal. Essoufflée, et encore toute tremblante par l’effort qu’elle a accompli, elle s’assied sur le banc en bois réservé aux administrés qui attendent d’être reçus par un fonctionnaire municipal. Elle profite de cet instant de répit pour reprendre petit à petit sa respiration et calmer son cœur qui, à un moment, s’est sérieusement emballé.

Elle observe l’effervescence qui règne dans cette pièce. Les agents de la commune préparent, dès à présent, la fête nationale de Saint-Napoléon pour le quinze août. Le matériel destiné aux festivités est vérifié, restauré et nettoyé. Les lourdes caisses en bois entreposées au grenier encombrent maintenant la grande salle du Conseil.

Après quelques minutes d’attente, qui lui paraissent une éternité, elle voit enfin Jean-Baptiste Deninger, le secrétaire de mairie âgé de 23 ans, venir à sa rencontre. C’est le fils de Louis Deninger, sergent de ville et appariteur. Ce jeune homme longiligne, jovial et de nature très abordable, montre un visage oblong, clair et barré d’une fine moustache blonde bien soignée. Il s’approche de Catherine et lui dit :

— Alors Catherine, encore des ennuis ? Et avec qui maintenant ?

— Comment encore ? Si je viens aujourd’hui c’est pour me plaindre auprès du maire de l’attitude d’Ignace.

— Ignace ? Qui ?

— Mais d’Ignace Lammert, l’ignoble garde champêtre de la ville.

— Oh là ! Tu y vas un peu fort, je crois… Bon, je vais voir s’il peut te recevoir. Mais je te préviens tout de suite, il n’a pas trop de temps à te consacrer, car il doit se rendre d’urgence en consultation à l’hôpital.

— Oh, ne t’inquiète pas, ce ne sera pas long !

Sur ce, il tourne les talons et se dirige prestement vers le bureau du maire.

Catherine, nerveuse, tapote de ses doigts crochus le bout de son vieux bâton. Son corps, décharné, tremble de la tête aux pieds comme une feuille sous l’effet du vent. La sueur qui perle sur son front ridé et qu’elle essaie d’éponger avec son mouchoir témoigne de l’angoisse qu’elle éprouve à ce moment-là.

Quelques instants après, le secrétaire passe la tête par la porte du bureau du maire et d’un signe de la main, convie Catherine à entrer, le maire est disposé à la recevoir.

— Ah, bonjour Madame Kistler ! Je vous sens bien nerveuse ce matin, s’exclame Jean-Baptiste Dangel en voyant la Catherine pénétrer dans son bureau.

Il l’invite à s’asseoir sur l’une des deux chaises face à son immense bureau.

Catherine, d’une voix dans laquelle se mêlent émotion et irritabilité, salue le maire et s’installe déterminée à vider son cœur.

— Ben oui, Monsieur le Maire, j’ai de gros soucis avec Ignace, le garde champêtre. Chaque fois que j’ai le malheur de le rencontrer dans les prés et que je n’ai rien fait de mal, il m’aborde pour me hurler dessus sans raison. Il dit que je n’ai rien à faire ici, alors qu’il m’arrive juste de couper quelques herbes folles pour nourrir mon brave canasson. Il ne peut pas me supporter. D’ailleurs, je ne vous le cache pas, c’est réciproque. Tenez, il y a encore quelques semaines, au printemps, il m’avait agressée physiquement avec beaucoup de rudesse, sans aucun ménagement.

— Ah bon ? interroge le maire en levant les yeux vers le vieux le lustre en bois suspendu au milieu du plafond. Agressée physiquement ? Mais comment a-t-il pu ?

— Le mois dernier alors que je ramassais l’herbe pour mon cheval et mes quelques lapins, il a surgi de derrière un arbre et m’a saisie brutalement à la poitrine et à la hanche… là, la hanche gauche, précise-t-elle en montrant l’endroit. J’ai hurlé de douleur tellement il me faisait mal.

— Mais pour quelle raison ? demande le maire d’un air intrigué.

— Il n’a pas voulu que je fauche le long des fossés et dans les oseraies de l’Ill, car cela appartient à la ville. Moi je ne le savais pas. J’ai demandé la permission à Joseph Misslin, le garde des prés. Il m’a répondu que la commune ne louait pas ce genre de terrain et que je pouvais ramasser l’herbe autant qu’il me plairait. Alors voilà, je ne comprends pas le comportement d’Ignace. Il m’en veut beaucoup. Je ne sais pas pourquoi…

— Bon, madame, je vais tirer cela au clair.

Le maire se lève d’un bond après avoir jeté un coup d’œil sur sa montre à gousset.

— Je dois vous laisser, je dois encore passer à l’hôpital et il est déjà 11 heures.

Catherine Kistler en fait tout autant en s’appuyant péniblement sur son bâton et suit le maire jusqu’à la porte du bureau.

— Allez, Madame Kistler, je vais voir ce que je peux faire. Si tout ceci devait se révéler exact, Ignace vous devrait de sérieuses excuses !

— Je n’en veux pas de ses excuses ! Je veux juste qu’il me laisse tranquille !

— Bien madame, je ferai le nécessaire. Allez bonne journée.

— Merci, Monsieur le Maire, à vous aussi.

Elle se tourne prestement et se dirige vers l’escalier en colimaçon qui la ramène au rez-de-chaussée.

Elle se retrouve sous les arcades de l’hôtel de ville où Georges Ferber, le garde champêtre, en pleine discussion avec Joseph Ketterlen, le facteur-barbier, l’attend à côté de la charrette.

— Merci Georges. Tu n’auras qu’à passer un de ces jours pour boire un petit schnaps… Fidèle sera content de te revoir pour parler un peu. Il est toujours seul dans son atelier. Il ne cause plus à Antoine. C’est un sacré bœuf, celui-là.

Antoine, c’est Antoine Fichter, un gars originaire de Blodelsheim de quarante-trois ans, fils d’un père maréchal-ferrant. Il est également potier de son état. C’est Fidèle qui lui a appris les rudiments du métier. Les deux s’entendaient très bien. Et comme le travail ne manquait pas, Fidèle avait demandé à Antoine de rester et de travailler pour lui. Tout fonctionnait à merveille. Lorsque Antoine a épousé, en 1837, Anne-Marie Burglin, une fille d’Ensisheim, qu’il avait rencontrée à la foire Sainte-Catherine, Fidèle était un des témoins du mariage. Le couple s’est installé dans le faubourg Ouest dans une aile de la maison occupée par les Kistler. La maison se prête bien pour héberger deux familles. Elle est basse et longue avec un rez-de-jardin. Les Kistler entrent par la porte avant qui donne sur le chemin et les Fichter passent par l’arrière en empruntant le jardinet des Kistler.

Du fond du jardinet, on aperçoit la tuilerie de Laurent Blosser. Une demi-douzaine d’ouvriers tuiliers y travaille. Catherine Munsch, une tuilière, réside sur place dans un petit logement affecté au gardiennage. La briqueterie-tuilerie existe depuis fort longtemps. En effet, vers 1600, on mentionne que la femme du tuilier Bader, Anna, a été brûlée pour sorcellerie sur la place publique, comme cela était d’usage.

La cohabitation entre les familles Kistler et Fichter devient problématique au fil du temps. Au début, les hommes s’entendent comme larrons en foire enchaînant, dans l’atelier, après une longue journée de dur labeur, des beuveries mémorables ou la bière du brasseur Munsch et le schnaps distillé « maison » coulent à profusion. Mais au bout d’un moment, l’alcool aidant, les têtes rougissent et les langues pâteuses déversent des vérités ou des mensonges qui atteignent parfois l’un, parfois l’autre avec une telle véhémence qu’il leur arrive d’en venir aux mains. Cependant, la querelle ne dure pas, les deux protagonistes qui ne tiennent plus debout, s’écroulent et cuvent près des tours entre des pots, des assiettes et des bols.

Antoine est un grand gaillard au visage pâle et oblong, à la peau grêlée. Une fine moustache bien entretenue accentue sa personnalité. Pourtant, comme son patron Fidèle, il a le vin mauvais. Chaque fois que les deux se défient, cela se termine par une capitulation réciproque. Les deux abdiquent et, sur l’insistance de leurs femmes, regagnent péniblement leur lit pour sombrer dans un profond sommeil semi-comateux. Le lendemain, ils se retrouvent dans l’atelier, la tête lourde, les yeux rougis, le teint livide et l’haleine chargée. Chacun dans son coin, découpe des plaques dans l’argile à l’aide de tasseaux et d’un rouleau pour garantir l’épaisseur. Ensuite, ils procèdent au modelage en utilisant leur savoir-faire et leur talent. Fidèle est plutôt un adepte du façonnage en colombins. Il roule la masse en boudins plus ou moins grands en fonction de l’objet qu’il veut réaliser. Puis il les superpose en maîtrisant l’humidité de l’argile et travaille la pièce sur le tour. Antoine, dans son coin, fabrique de la barbotine, la colle du céramiste. Elle sert à souder les anses, les becs, les poignées, les pieds…

Seul le va-et-vient du balancier d’une vieille pendule accrochée au mur rythme les longues journées dans une atmosphère pesante, voire pénible. De temps à autre, Fidèle, le corps penché sur le tour rompt le silence en pestant contre les impôts qu’il devra bientôt verser à Charles Breitel, le percepteur du village, ou en se plaignant de l’état de ses jambes qui ont de plus en plus de mal à le soutenir et de ses doigts gonflés qui le font souffrir.

Catherine n’aime pas Antoine. Elle lui reproche, entre autres, son attirance pour l’alcool. Il entraîne son mari à en consommer plus que de raison. Fidèle, a la santé très fragile et il se laisse facilement convaincre. Et cela, Catherine ne le supporte pas.

Il arrive à Antoine de bousculer Catherine dès que les esprits s’échauffent. Sa femme Anne-Marie a beau essayer de le raisonner, rien ne peut l’arrêter. L’effet de l’alcool prend le dessus. Fidèle, lorsqu’il ne peut s’interposer physiquement, vocifère de telle manière qu’il oblige le voisinage et notamment le tuilier, Laurent Blosser, à intervenir pour tenter de calmer le jeu. Le lendemain, tout rentre dans l’ordre et les potiers, gênés du comportement de la veille, têtes basses, se rendent à l’atelier. Fidèle allume le four et Antoine prépare la terre glaise.

Après sa visite à la mairie, Catherine revient chez elle et demande à Fidèle de la rejoindre à la cuisine. Elle a hâte de lui raconter la conversation qu’elle a eue avec le maire. Fidèle bougonne, car il n’aime pas être dérangé lorsqu’il façonne une pièce sur son tour. Mais pour éviter de contrarier sa femme, il se lève, va se laver les mains dans une bassine remplie d’eau et se dirige, agacé, dans la petite cuisine où l’attend une Catherine impatiente.

— Alors, demande Fidèle, que se passe-t-il ?

— Je suis allée voir le maire à cause d’Ignace, répond Catherine d’un ton exacerbé.

— Ignace ? Encore lui !

— Je t’ai bien dit qu’au printemps dernier, il m’a agressée alors que j’ai ramassé l’herbe au Grundboden pour le cheval et pour les lapins. Il est tombé sur moi comme une furie en me menaçant. Il a proféré des jurons tout en me traitant de sorcière. Je n’ai, d’après lui, rien à faire ici sur un terrain communal. Tu t’en souviens ?

— Oui, je m’en souviens, rétorque Fidèle en se grattant le front.

— Et bien, j’ai réfléchi et je me suis décidée à ne pas laisser passer cela et d’en informer le maire. J’y suis allée ce matin et il m’a reçu.

— Tu es culottée. Tu ne penses pas qu’il a autre chose à faire que d’écouter tes histoires. Et maintenant, que fera-t-il ?

— Il va le convoquer et je pense qu’il va le sanctionner comme il le mérite ! Par contre, je veux que dorénavant, tu m’accompagnes lorsque je retournerai couper de l’herbe. J’ai peur de cet ignoble individu. Je le redoute ! Un jour, cela va mal tourner ! s’écrie-t-elle en brandissant son bâton au-dessus de sa tête, les yeux exorbités remplis de rage.

Elle tremble de tout son corps. Pour la calmer, Fidèle lui sert un verre de vin qu’elle avale d’un seul trait.

Antoine, qui n’a entendu qu’une partie de la discussion du fond de l’atelier, se précipite dans la cuisine, craignant une nouvelle altercation du couple. Mais Fidèle lui fait signe de retourner à la poterie. Il n’y a rien de grave et cela ne doit pas tenir lieu de prétexte pour interrompre le travail.

— Tu sais, poursuit Catherine, l’endroit où je coupe l’herbe, le Grundboden, se trouve près de l’Ill, le long du fossé, sous les saules. Les indigents s’y servent aussi pour nourrir leurs vaches et leurs chevaux. Alors je ne vois pas pourquoi cet abruti d’Ignace m’en empêche !

— Calme-toi maintenant. Je dois retourner à l’atelier vider le four. On en reparlera ce soir.

Le faubourg Ouest est situé de l’autre côté de l’Ill. Il est accessible par un pont en grès rose au bout de la Grand-rue. Dans ce quartier, en plus de la tuilerie, Jacques Sautier fabrique, dans sa petite usine, des pièces de quincaillerie, Gabriel Rapp produit des tonneaux et Nicolas Schuller exerce son métier de forgeron.

Catherine s’est enfin calmée. Son cœur s’est remis à battre normalement. Elle est apaisée. Fidèle doit la protéger bien qu’il ne soit plus aussi vaillant qu’il y a une vingtaine d’années. C’est son rôle de mari. Il doit l’accompagner quand elle va au Grundboden. Elle veut être rassurée.

Dans son jardin, Catherine cultive des herbes médicinales avec lesquelles elle compose des tisanes, des décoctions, des onguents et autres essences aux bienfaits indéniables. Sa mère l’y a initiée dès son plus jeune âge. Chaque plante est destinée à soigner un mal. C’est la passion de Catherine. Mais, cette passion n’est pas bien vue par certaines personnes qui voient dans cette pratique plutôt des actes de sorcellerie. L’attitude bizarre parfois inquiétante de Catherine ne laisse planer aucun doute. Même Antoine la soupçonne d’agissements diaboliques. Elle a très peu d’amis, car, depuis son arrivée à Ensisheim, elle a fait le vide autour d’elle. Elle ne vend que les poteries et ses précieux et mystérieux remèdes qu’elle destine à ses rares connaissances, moyennant quelques sous. Son mari est beaucoup plus affable et estimé. Un bon bougre en quelque sorte ! Ses relations avec Catherine sont souvent tendues, mais Fidèle n’insiste pas lorsque le ton monte. Il renonce à toute confrontation, car Catherine veut toujours avoir le dernier mot. Il s’en est fait une raison et c’est beaucoup mieux ainsi, pense-t-il. Il a le même âge qu’elle, soixante-quatorze ans. Son corps fatigué commence à l’inquiéter, des douleurs apparaissent un peu partout. Depuis plus de cinquante ans, il ne fait que pétrir de la terre glaise, le dos courbé sur son tour et préparer les bains d’émail pour y plonger les biscuits précédemment chauffés à plus de mille degrés. Ses doigts difformes ont de plus en plus de mal à réaliser un ajustage correct et à décorer l’émail cru. Antoine doit souvent lui rectifier la pièce qu’il a mise en forme. Et puis, le four qui doit être alimenté régulièrement, cela oblige Fidèle à d’énormes efforts. Il songe tout doucement à s’arrêter de travailler. Il sent qu’il s’épuise et qu’il n’ira pas plus loin. Son corps usé défaille et l’abandonne petit à petit. Il envisage, à contrecœur, de céder son atelier à Antoine. Il sait qu’il n’a pas trop le choix. En le lui laissant, Antoine lui versera une rente mensuelle qui, en s’ajoutant au loyer, permet d’assurer ses besoins, et ceux de sa femme jusqu’à la fin de leurs jours. Ils pourront enfin se reposer et couler des journées paisibles. Fidèle en a déjà touché un mot à Antoine et celui-ci s’est montré très intéressé. Il pourra ainsi travailler seul et à son compte. C’est son rêve. Comme les affaires tournent bien, il accepte, sans rechigner, de lui payer une rente tous les mois. Le montant est à définir. Il suffit pour cela d’aller voir Maître Laurent Halm, le notaire pour enregistrer leur accord. Il ira prendre conseil auprès de lui.

Après avoir bien mûri son idée et pesé le pour et le contre, Fidèle décide d’en faire part le soir même à Catherine.

La conversation tourne court.

— À Antoine ? Jamais de la vie !

— Mais Catherine, je lui en ai déjà parlé et il accepte de reprendre l’atelier en nous versant une rente mensuelle. Pour nous, ce sera du pain béni ! Tu vois bien que je ne peux plus travailler. J’ai mal partout !

— Il n’en est pas question ! À Antoine ? Tu délires à présent ! Tu peux vendre le tout, mais pas à lui !

— Mais pourquoi ? Qu’as-tu contre Antoine ? Il a une femme agréable et deux adorables enfants.

— Ah, il t’a fait boire comme un demeuré. C’est à cause de ça que tu ne peux plus travailler. Tu n’as plus qu’à le remercier maintenant ! Non, mais ! Et quoi encore !

Elle rajoute en pointant son index sur le front de Fidèle :

— Tu peux t’inscrire ça dans la tête, de mon vivant, jamais je ne signerai quoi que ce soit devant notaire en sa faveur !

Fidèle a beau insister, Catherine ne plie pas. Elle ne veut plus revenir sur la discussion. Pour elle, l’affaire est classée.

Fidèle, une nouvelle fois, doit s’avouer vaincu. Décidément, il n’arrivera jamais à s’imposer comme un vrai chef de famille. Catherine est trop impulsive et il la craint. Il tourne ses talons et regagne l’atelier. Derrière le tas de bois qui sert à nourrir le feu du four, il sort une petite fiole qu’il a cachée et qui contient une eau-de-vie issue de premiers distillats. D’un coup, d’un seul, il vide tout le contenu de la flasque. Il quitte la maison, ouvre la braguette de son large pantalon rapiécé et va se soulager contre l’arbre devant le portail de sa demeure.

L’affaire est classée terminée, on n’en reparlera plus… Désormais, il faudra l’annoncer à Antoine et ce ne sera pas chose aisée. Mais ce dernier, connaissant le caractère de Catherine, comprendra sûrement. On verra demain.

Fidèle part se coucher, le cerveau embrumé par les effluves du schnaps qu’il vient d’ingurgiter à toute hâte.