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En 1793, la famine ravage Guebwiller et les villages de la vallée. Les paysans refusent de livrer leurs maigres récoltes au marché du lundi. Martin Rothé, maire de Guebwiller, à la tête d’une troupe disparate composée de marginaux, de miliciens et de gardes nationaux, décide de réquisitionner lui-même les sacs de céréales. Afin d’éviter des affrontements, le Directoire mandate l’un de ses membres, l’ancien maire d’Ensisheim, François-Pierre Dernois, pour apaiser toute tentative de rébellion. Il reçoit le soutien des soldats du 5 bataillon de l’Ain. Cependant, les événements ne se dérouleront pas comme prévu. Dans la petite localité de Gundolsheim, un drame surviendra, bouleversant le destin des deux antagonistes.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Henri Rapp s’efforce, à travers ses écrits, de faire revivre les grandes figures historiques de sa commune natale, Ensisheim en Alsace. Après "L’affaire Catherine Kistler" et "Les fantômes du palais de la Régence", il revient avec un troisième roman mêlant famine, révolution, exil et crime.
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Seitenzahl: 253
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Henri Rapp
Les grains de la discorde
Roman
© Lys Bleu Éditions – Henri Rapp
ISBN : 979-10-422-4894-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’histoire de François-Pierre Dernois, le premier maire (syndic) de la ville d’Ensisheim, est passionnante et rocambolesque. Révolutionnaire de la première heure, opportuniste aussi, il exécute sans vergogne les ordres dictés, sous la Terreur, par Robespierre. Puis, il y a eu le massacre de Gundolsheim pour quelques sacs de céréales. Le destin hors du commun de Dernois soudain bascule…
Ce livre est le fruit d’un long travail de recherches qui a permis de retracer sous la forme d’une fiction l’étonnante vie d’un personnage extraordinaire aux mille facettes.
Mes remerciements vont tout particulièrement à Michèle Bidar, pour son travail de relecture.
En vous plongeant dans cette captivante histoire, je vous souhaite de passer d’agréables moments.
Ensisheim, août 1793
La Justine est bien occupée ce matin devant sa cheminée. Le bois encore humide qu’elle utilise pour alimenter l’âtre noirci dégage une épaisse fumée qui irrite sa gorge et lui arrache d’atroces quintes de toux. Le nuage lourd lèche le chaudron dans lequel mijotent quelques légumes recouverts d’eau.
— Ah, si mon Antoine était encore ici, il aurait pu m’arranger cela. Malheureusement, là où il est, il n’a plus besoin de chaleur et les émanations qui se propagent, ne l’atteignent pas.
Antoine, bouvier de son état, était son mari. Il est parti un beau matin, glaner les quelques rares épis de blé dans un champ tout près du village. Comme les moissons ont été pauvres cette année, le moindre grain est fort recherché. Mais Antoine n’est plus jamais revenu chez lui. On a découvert son corps, quelques jours après, très abîmé, au bord de la rivière de l’Ill, appelée à l’origine la Hall, la claire. Il était en partie caché par une rangée d’osier et dans un état pitoyable. Il a pu être identifié grâce à des lambeaux de vêtements qui collaient encore à des fragments de chair. On n’a jamais su de quelle manière Antoine avait succombé. Il avoisinait la quarantaine et était encore relativement alerte et vigoureux pour son âge. Tout comme Justine d’ailleurs. On supputait, à l’époque, qu’il aurait été victime de l’attaque d’une meute de loups qui rôdaient couramment dans les environs. Ces bêtes affamées avaient l’habitude de s’approcher des premières maisons du village à la recherche de leur pitance. Mais d’autres langues évoquaient plutôt une mauvaise rencontre avec une personne mal intentionnée qui lui aurait volé sa besace contenant sa maigre récolte de grains de blé. Justine n’a jamais pu obtenir de réponse satisfaisante ni du sergent de ville ni du juge de paix chargé de faire toute la lumière sur cette affaire. À plusieurs reprises, elle est allée voir François-Pierre Dernois, maire à l’époque, et fils du boucher Pierre Dernois. Hélas, sans plus de succès. Lui non plus n’a pu éclaircir cette énigme. Il a certes examiné minutieusement la dépouille d’Antoine, mais rien ne lui a permis de se prononcer avec certitude sur les causes du décès. Le médecin légiste a conclu à une mort provoquée par de multiples morsures relevées sur l’ensemble du cadavre du défunt. Mais, pour Justine, son mari a été agressé par des révolutionnaires assoiffés de sang. Elle ne renonce pas à cette idée, d’autant plus que son homme n’hésitait pas à afficher son attachement à la religion catholique qui l’a bercé depuis son enfance. Ses parents l’ont baptisé, comme tous les petits, dans l’heure qui a suivi sa naissance.
Justine en est convaincue. Peut-être qu’un jour, la vérité éclatera et que les assassins subiront enfin leur juste châtiment. Mais pour l’instant, elle a d’autres soucis à cause de cette fumée âcre et épaisse qui se dégage toujours du foyer de la cheminée. Elle s’empresse d’ouvrir les deux minuscules fenêtres donnant sur la place pour aérer la pièce. Elle en profite pour regarder ce qui se passe à l’extérieur, car elle a perçu des bruits inhabituels, sans rapport avec le tumulte qui d’ordinaire anime la place. Elle se penche en avant et découvre, avec stupéfaction, des hommes hilares, chargés par un mauvais vin, occupés à dresser une machine en bois destinée à trancher les têtes devant le palais de la Régence, siège de la mairie. Dès qu’elle peut distinguer le couperet qui luit au sommet de l’échafaud, sous l’effet des rayons du soleil, elle comprend vite. Justine n’a jamais vu de guillotines auparavant. Elle en a vaguement entendu parler autour du lavoir où les discussions et les échanges vifs vont bon train. Au pied de cette sinistre machine, François-Pierre Dernois, devenu depuis membre du Directoire du département du Haut-Rhin, conduit les opérations, ceint d’une écharpe tricolore. À la fin de l’ancien Régime, il est négociant à Colmar et intègre la bourgeoisie de cette ville le 14 février 1784. En 1787, il revient s’établir à Ensisheim et ouvre une manufacture de toiles de coton à l’indienne à Bollwiller avec son associé Busmann, jusqu’en 1791. En 1789, le 30 août, lors de la formation de la milice nationale, les élus et les députés de la bourgeoisie d’Ensisheim, rassemblés dans la grande salle de la Régence, l’ont nommé capitaine des chasseurs. Acquis dès la première heure aux idées de la Révolution, le voilà élu maire syndic le 11 octobre 1789, et entre à la Société des amis de la constitution à Colmar. En 1790, il accepte provisoirement la fonction de juge de paix et se démet de son mandat local au profit de Romain Letsch. Dernois est une forte personnalité qui a toute la confiance du Comité révolutionnaire. Ce dernier lui délègue d’importantes missions de maintien de l’ordre au service de la Révolution. Quelques mois après, il renonce à la fonction de juge pour rester membre du Comité départemental révolutionnaire.
C’est un grand gaillard, une grande gueule avec un charisme indéniable.
À la fenêtre du palais de la Régence, le maire, Romain Letsch, observe avec une certaine inquiétude le déroulement de l’installation de cette ignoble machine. La contester lui aurait été fatal. Aussi, il acquiesce à contrecœur et préfère retourner dans son bureau, la tête basse, affligé par tout ce qui se passe au bas de la maison du peuple.
Justine a bien du mal à faire chauffer le chaudron. Le bois humide fume plus qu’il ne brûle. Mais en attendant, elle n’a pas le choix, elle laissera les fenêtres grandes ouvertes.
Elle vit dans une petite masure mitoyenne, comprenant une grande pièce au rez-de-chaussée qui sert de lieu de vie. Au milieu trônent une petite table vermoulue et deux bancs branlants en bois. Autour de la cheminée, quelques ustensiles de cuisine sont suspendus au mur. À l’opposé de celle-ci se trouve son lit ou plutôt un grabat recouvert d’un drap en laine écrue et d’un ancien édredon aux couleurs délavées. Sous ce dernier, Justine cache une ancienne croix en bois qui d’habitude est suspendue au-dessus de la porte d’entrée. Le culte de la Raison vient de succéder à la religion catholique, au grand désarroi de nombreux villageois. La déchristianisation est en marche. Le curé Jean Lutz a prêté, de bonne foi, le serment civique, devenant ainsi un prêtre patriote. À défaut, il aurait mis sa vie en danger.
Le sol en terre battue est jonché en partie de paille, sur laquelle couche Marie-Anne, sa fille âgée de dix-neuf ans. À l’étage, accessible à l’aide d’une vieille échelle, Justine entasse des corbeilles en osier récupérées dans la nature qu’elle revend dès qu’elle trouve un acheteur. Mais voilà plus de dix mois qu’elle ne monte plus sur l’échelle. Bien qu’elle n’ait que quarante-cinq ans, elle en parait soixante. Les nombreuses grossesses et les travaux dans les champs, depuis la mort de son mari, ont meurtri et malmené son corps. Et ses douleurs articulaires n’arrangent pas les choses. C’est Marie-Anne qui utilise l’échelle pour chercher une ou deux corbeilles qu’elle nettoie ensuite avec quelques énergiques coups de brosse.
Justine a mis au monde six enfants. Malheureusement, cinq sont morts quelques jours après leur naissance, à la suite de maladies infectieuses ou de dénutrition. Les périodes de disette sont responsables de centaines de décès parmi les enfants et les personnes plus âgées. Seule Marie-Anne, la dernière-née, a réussi à grandir normalement, passant à travers toutes les épidémies qui ont ravagé les villages et les campagnes. Depuis, elle est devenue une bien belle jeune femme aux cheveux d’un noir d’ébène, convoitée par bon nombre de jeunots du village.
Pour gagner quelques assignats, et faire vivre la famille, Marie-Anne a trouvé un travail dans une unité de blancherie de toile que Jean Kuentz a louée à la commune, qui en est propriétaire. Tous les matins, elle se rend à pied à l’usine située près de la rivière de la Thur. Elle n’en revient que tard dans la soirée, fourbue, écrasée par la pénibilité de la tâche.
Justine est toujours en train de pester après sa cheminée récalcitrante quand, soudain, elle entend frapper à la porte. D’un pas hésitant, elle s’en approche et avant de tourner la clé de la serrure, elle interroge :
— Qui est là ?
— Le citoyen François-Pierre Dernois ! répond une puissante voix de l’autre côté de la porte.
À l’énoncé du nom, Justine, toute tremblante, s’empresse d’ouvrir. Elle se demande ce qu’elle a bien pu faire de répréhensible pour qu’un représentant du Directoire, qui plus est, ancien juge de paix, vienne la voir.
— Entrez, Monsieur, que se passe-t-il ?
— N’aie crainte, citoyenne Stirnemann, réplique Dernois en pénétrant dans la maison. Je voulais te demander s’il te reste encore un ou deux grands paniers en osier.
— Oui. Au grenier. Mais, il faudra attendre que ma fille rentre de son travail ce soir pour les récupérer et les nettoyer. Moi, je ne peux plus monter sur l’échelle.
— C’est bien. Tu lui diras qu’elle les remette au bourreau.
— Au bourreau ? rétorque Justine d’un air inquiet.
— Oui, citoyenne ! Elles seront utiles pour recueillir les têtes des ennemis de la Révolution… Celles qu’on aura guillotinées…
— Quelle horreur !
— Il est une obligation pour nous d’éliminer tous les conspirateurs de la République. La Révolution de 1789 doit servir à quelque chose. Allez, Justine je te quitte, mais n’oublie pas les paniers. Demain, ta fille les remettra sans faute au bourreau !
— Et qui me paiera ?
— Lui-même. Il te donnera un assignat de dix sous.
— C’est peu, répond Justine.
— Chaque citoyen doit apporter sa contribution au renouveau de la Nation ! réplique sèchement Dernois en réajustant son bicorne et en resserrant sa ceinture tricolore. Puis, il rejoint les ouvriers au pied de l’échafaud.
Pour dix sous et pour l’usage qui en sera fait, Justine n’a pas l’intention de céder les plus beaux paniers. Marie-Anne en trouvera bien deux, rongés par les vers. Elle verra ça avec elle ce soir.
Le maire Romain Letsch n’a de cesse de se lever et de se rasseoir à son bureau. Il est fébrile. Il sait qu’il est surveillé par les hommes du Comité révolutionnaire que dirige le François-Pierre Dernois. Une simple dénonciation peut causer sa perte. Il est notoirement connu que Letsch est un conservateur qui n’épouse pas les actes de cruauté et les excès infligés par le Comité. Mais, il se garde bien de faire étalage de ses convictions et préfère adopter une attitude plus discrète. Il ne souhaite pas que ses collègues du conseil municipal soient inquiétés à cause de ses opinions.
Dans les ruelles et sur la place, l’atmosphère demeure telle que les populations évitent de se rassembler. La peur de la dénonciation plane sur le village. La Révolution a généré un sentiment de déception chez la majorité des Alsaciens. En effet, la langue maternelle leur est interdite et ils ne peuvent plus parler l’alsacien. Les enfants qui s’aventurent autour de l’arbre de la Liberté chuchotent entre eux pour ne pas se faire remarquer. Cependant, ce matin, leurs yeux sont rivés sur une étrange machine installée au pied de la maison du peuple.
À la vue du couperet, que l’on fait glisser le long de la guillotine pour tester son fonctionnement, leur curiosité monte d’un cran. « À quoi cela peut-il bien servir », se demandent-ils ? Le bruit de leurs galoches se mêle à celui des sabots des chevaux des cavaliers en uniforme qui traversent la place à vive allure. De nombreux gardes nationaux occupent le village pour assurer le maintien de l’ordre. Ils se regroupent sur la place en invectivant les rares passants avec un sarcasme qui provoque les rires des enfants.
Justine, le regard anxieux observe ce funeste spectacle depuis sa fenêtre et constate avec tristesse que, quatre ans après la prise de la Bastille, toujours plus de pauvres meurent de faim et une caste de privilégiés se gave sur le dos des malheureux. Et cette guillotine que l’on installe tout près de chez elle ! Le sang d’innocents éclaboussera la République et souillera les pavés de la place. Des têtes tranchées, ensanglantées, livides seront exhibées sur des pics aux quatre coins des rues. Elle en frissonne d’horreur.
Elle retourne à son chaudron qui chauffe petit à petit. Avec un bâton en bois, elle mélange délicatement les quelques rares légumes qui mijotent dans l’eau. La fumée s’estompe quelque peu et l’air devient plus respirable. Justine racle encore le fond de son gosier. Un crachat noirâtre s’échappe involontairement de sa bouche édentée et s’écrase au sol. D’un mouvement prompt, à l’aide de son pied, elle le recouvre aussitôt de terre. Puis, fatiguée, elle s’étend sur sa couche et se met à somnoler en attendant le retour de Marie-Anne.
François-Pierre Dernois tourne autour de la guillotine et admire l’ingénieux mécanisme qui permet de trancher les têtes d’un seul coup sans que les condamnés s’en rendent compte. Il désigne quatre gardes nationaux qui passent par là, pour surveiller l’installation. Puis, il se rend chez le maire Letsch en montant, quatre à quatre, l’escalier en colimaçon qui l’amène dans la salle des pas perdus. Toujours méfiant, le maire, qui s’est cloîtré à double tour dans son bureau, sursaute lorsqu’il entend des coups secs frappés à la porte. D’une voix mal assurée, il interroge :
— Qui est là ?
— François-Pierre Dernois, membre du Comité révolutionnaire !
Romain Letsch pâlit. Il se lève prestement et s’en va ouvrir.
— Alors, Letsch, on choisit de se barricader ? As-tu des craintes ?
— C’est pour ma sécurité. Je fais personnellement l’objet d’attaques verbales et de menaces physiques. Je ne veux prendre aucun risque.
— Tu n’as rien à craindre si tu défends notre République. Tu vois ce que j’ai fait installer au bas de la mairie ? Le tribunal révolutionnaire de Colmar a prononcé des peines de mort contre des ennemis de la Nation. Et, figure-toi, on en a trouvé dans le canton ! Demain, la sentence sera appliquée.
— Où avez-vous incarcéré les condamnés ?
— Au dépôt. C’est Joseph Weinborn, le concierge qui t’apportera la liste. Il y en a quatre.
— D’Ensisheim ?
— Oui, trois !
Le maire Letsch exprime son agacement par un long soupir. Il préfère se taire. Il s’approche une nouvelle fois de la fenêtre et jette un coup d’œil sur la place.
— Vous pensez m’ôter ça quand ? dit-il en désignant de la tête l’ignoble machine.
— Pas de sitôt. La dissuasion, cher ami, la dissuasion ! Rien de tel pour décourager toutes velléités de résistance aux progrès et à la liberté. Fais attention Letsch. Tu ne m’as pas l’air d’adhérer beaucoup à notre cause. Un jour, ton attitude te jouera des tours. Là, on se connaît. Je n’en ferais donc pas état, mais, n’oublie pas, les gens ont quelquefois de mauvaises intentions. Et ça peut aller loin. Très loin.
Romain Letsch hausse les épaules et se tourne vers Dernois.
— Je vous remercie pour votre complaisance à mon égard. N’ayez crainte, je ne fais qu’exécuter la tâche qui m’a été confiée. En toute loyauté.
— J’en suis ravi, rétorque Dernois en se dirigeant vers la porte de sortie. Ma visite a été courte, mais je tenais à te saluer ! À bientôt citoyen Letsch !
Le maire est soulagé quand Dernois quitte son bureau. Il s’installe à son secrétaire et se met à rédiger, d’une main encore tremblante, la convocation du conseil municipal.
Justine attend sa fille qui ne devrait pas tarder à rentrer de son travail de la blancherie. Elle prépare la table et, au passage, éloigne la poule qui veut monter sur le banc à la recherche d’épluchures ou de miettes de pain. Malgré sa modeste condition de vie, Justine a la chance de posséder un petit coin de terre derrière sa maison où elle peut cultiver quelques légumes. Parfois, le cousin de Dernois, Joseph Wetterwald, qui est boucher, lui apporte quelques bas morceaux de gras de viande. C’est devenu une habitude de le voir surgir dès que Marie-Anne rentre chez elle. Toujours discret, il sort un quartier de viande de sa besace et le dépose avec précaution sur la table, tout en la fixant intensément du regard. À chaque fois, la timidité de Marie-Anne refait surface, l’obligeant à baisser ses yeux bleus. Ses joues rosissent. Avec sa mère, elle exprime alors toute sa reconnaissance pour ces gestes attentionnés.
— Ne me remerciez pas, c’est de bon cœur. D’ailleurs, cette viande, je ne pourrai plus la vendre.
Marie-Anne s’est toujours méfiée du boucher. Elle s’arrange systématiquement pour rester avec sa mère, dès l’instant où elle le voit arriver.
Le ciel commence à s’assombrir lorsque Marie-Anne pénètre dans sa maison. Justine se précipite vers elle pour lui annoncer la venue de François-Pierre Dernois :
— Cherche-moi deux paniers. Le citoyen Dernois est passé me voir. La machine à trancher les têtes est installée sur la place. Il paraît que demain, une demi-douzaine de royalistes ou de prêtres vont être exécutés. Il lui faut deux paniers pour récupérer les têtes… C’est affreux !
— Ha ! Et il donne quoi en contrepartie ?
— Un assignat d’une valeur de dix sous.
— C’est tout ? À ce prix-là, je préfère garder mes corbeilles, rétorque Marie-Anne avec désinvolture.
— Tu veux nous attirer des ennuis ? Il va nous accuser de tous les maux de la terre et nous risquons d’être les prochaines victimes de la lame acérée de cette sinistre machine. Allez, va, cherche-moi les paniers et remets-les à Dernois. Il traîne encore sur la place. Je le vois. Il vient de descendre de la maison du peuple.
Résignée, Marie-Anne s’empare de l’échelle en bois et la positionne contre le mur, sous la trappe, qui accède au grenier. Munie d’une bougie qu’elle a préalablement allumée, elle gravit prestement les quelques marches, soulève la trappe puis disparaît dans la pénombre. Au bout de quelques instants, elle réapparaît et lance les deux paniers sur le sol de la cuisine. Puis elle redescend en ayant pris soin de rabaisser l’abattant. Elle replace l’échelle dans un coin de la pièce et, d’un revers de main, essuie sa jupe et secoue ses cheveux recouverts de toiles d’araignées.
Justine passe sommairement un coup de chiffon sur les paniers et invite Marie-Anne à aller les apporter au plus vite.
— N’oublie pas l’assignat, lui rappelle-t-elle en l’accompagnant jusqu’au seuil de la porte.
D’un pas hésitant, mais déterminé, Marie-Anne, les deux paniers à bout de bras, s’engage sur la place. Il lui est difficile de détourner ses yeux de la guillotine qui brille sous le soleil couchant. Elle peut aussi voir sa mère à la fenêtre de leur maison qui la suit du regard. Elle prend une grande inspiration, se rappelant qu’elle le fait pour sa mère et pour survivre à une époque difficile et rude. Arrivée près des arcades de la maison communale, elle s’arrête devant Dernois en pleine discussion avec un menuisier rappelé pour raboter une partie de l’ossature en bois de la guillotine.
Dès qu’il la voit arriver, il écarquille les yeux d’admiration et la dévisage sous toutes les coutures avec beaucoup d’insistance.
— Ah ! Voilà la charmante jeune femme qui nous apporte ce dont nous avons besoin pour assurer le spectacle demain ! s’exclame-t-il.
Il se saisit des deux paniers et les envoie aussitôt vers le garde qui vérifiait scrupuleusement le bon fonctionnement de la machine infernale sous l’œil attentif du bourreau.
— Tu remercieras ta mère Justine. C’est une brave citoyenne !
— Je lui dirai, répond Marie-Anne. Et mon assignat ?
— Ah oui, j’oubliais.
Dernois fouille dans une poche de son pantalon et en retire une liasse dont il extrait un billet.
— Tiens, comme convenu, voilà dix sous. Le bourreau me les remboursera.
Marie-Anne, intimidée, prend l’assignat et le glisse dans son corsage. Jetant un dernier regard sur la guillotine, elle s’éloigne rapidement, se mêlant à la foule de curieux qui traversent la place en scrutant le couperet avec une certaine appréhension. Elle regagne prestement la maison sous les regards sans équivoque des gardes nationaux qui la croisent et la suivent des yeux admiratifs.
Le lendemain, la place bourdonne et s’agite dans une atmosphère malaisante. Des curieux arrivent maintenant de tous les côtés pour assister, malgré leurs craintes, aux sinistres mises à mort. Tous cherchent un coin d’ombre sous les platanes, car il fait très chaud. La température atteint les 38°. Joseph Weinborn, le concierge du dépôt, tend une liste à Romain Letsch sur laquelle figure le nom des condamnés. Chacun est accablé d’une charge qui semble avoir été échafaudée à partir de rumeurs et de soupçons. Ils arrivent, debout dans une charrette, tous vêtus d’une chemise rouge. Un des condamnés, accusé de parricide, a la tête couverte d’un tissu noir. Cette étoffe lui sera ôtée au moment de l’exécution. Le maire, le cœur lourd, égrène d’une voix monocorde le nom des condamnés. Certains d’entre eux sont connus et appréciés des villageois et cela rend la réalité encore plus effrayante. De nouvelles veuves et de nouveaux orphelins connaîtront la misère ce soir. Romain Letsch n’a de cesse d’y penser. Justine surveille toute l’agitation à travers les fenêtres de sa maison. Marie-Anne est repartie à son travail à la blancherie. Pour rien au monde, elle n’aurait voulu assister au triste spectacle prévu ce matin-là. La journée ne fait que commencer et déjà, elle porte en elle le poids d’une éternité.
Les exécutions ont eu lieu. Le bourreau essuie les dernières traces de sang qui maculent le couperet de la guillotine. Des sans-culottes recrutés par François-Pierre Dernois s’activent à nettoyer les abords de l’échafaud. La paille, précédemment dispersée tout autour, baigne dans le sang. Les quatre corps décapités gisent sur un tombereau attelé à un bourrin, prêts à être conduits à l’écart du centre de la cité, pour y être réduits en cendres. Les têtes, exhibées à la population sur la pointe de pics, rejoignent les dépouilles pour la même destination, bien calées dans les paniers en osier fournis par Marie-Anne. Sur la place, une odeur fétide prédomine. La chaleur de ce mois d’août accentue cette pestilence et la propage aux quatre coins du village. Les chiens et quelques rats téméraires accourent, attirés par cette puanteur nauséabonde et par le sang répandu sur les pavés qu’ils reniflent puis lapent avant que les gardes nationaux ne les chassent. Petit à petit, la place se vide. Le spectacle est réussi, en témoignent les figures ravies des révolutionnaires à moitié ivres. La population est très impressionnée par ce qu’elle vient de voir. La leçon est terrible et sans appel !
Le maire Romain Letsch est remonté rapidement dans son bureau. Il éprouve une forte envie de vomir tant ce spectacle abject l’a bouleversé. Sur son visage blême coulent des filets de sueur qu’il tamponne avec un mouchoir. Il ne supporte pas la cruauté de la sentence qu’il juge inique. Il ne comprend pas l’attitude délirante et enthousiaste du peuple qui applaudit dès que la lourde lame, actionnée par le bourreau, coulisse entre les deux montants en bois et vient trancher net la tête des condamnés. À quatre reprises !
François-Pierre Dernois, qui a assisté aux supplices dans une tenue sobre, mais distinguée, considère le procédé d’exécution, rapide, efficace et relativement humain. Il prétend, à qui veut l’entendre, qu’elle réduit la souffrance par rapport à d’autres méthodes plus archaïques, comme la pendaison ou la décollation à la hache. L’inventeur de la machine, le docteur Guillotin, avait affirmé : Le supplice que j’ai inventé est si doux qu’il n’y a vraiment que l’idée de la mort qui puisse le rendre désagréable. Aussi, si l’on ne s’attendait pas à mourir, on croirait n’avoir senti sur le cou qu’une légère et agréable fraîcheur. Et puis, soutient-il, la sanction est juste parce qu’elle traite tous les individus de la même façon, sans tenir compte de leur statut social. Pour preuve, Dernois rappelle avec une certaine fierté la décapitation, en début d’année, de Louis XVI, et il ajoute :
— Marie-Antoinette, l’Autrichienne, connaîtra le même sort ! J’en suis convaincu !
Justine est restée derrière sa fenêtre, ne regardant que sporadiquement la foule compacte, délurée et imbibée de vin mauvais, qui vocifère.
Les gardes nationaux procèdent ensuite à la dispersion des derniers curieux pour laisser le libre passage au triste tombereau chargé des corps des suppliciés.
Soudain, le ciel s’assombrit, un violent orage éclate et des cordes de pluie s’abattent sur le bourg. La place se désertifie d’un seul coup. Les hommes se réfugient dans les auberges et les femmes, entourées de leurs gosses, se précipitent sous les arcades de la mairie. Du haut de son cheval, François-Pierre Dernois ordonne alors qu’on jette les corps dans une fosse, car l’averse empêche la mise à feu du bûcher et la crémation des suppliciés. Les gardes nationaux s’exécutent sans rechigner.
Une pluie discontinue s’est invitée à la funeste mise en scène. Elle nettoie la place, entraînant dans ses flots rouges la paille et quelques morceaux de chair qui s’étaient détachés de la lame et qui ont échappé à la vigilance des chiens. Une grande mare se forme puis l’eau s’écoule par des rigoles à l’arrière des maisons pour converger, plus loin, vers la rivière du Quatelbach. Bientôt, tout redeviendra comme avant.
François-Pierre Dernois et le concierge Joseph Weinborn font une entrée remarquée dans la taverne bondée et enfumée de Jean Peter. Ils échangent des salutations avec les personnes attablées, avant de traverser la salle pour rejoindre le comptoir où le tenancier sert ses clients avec un plaisir non dissimulé.
— Apporte-nous une pinte de ton vin. J’espère qu’il sera de meilleure qualité que celui que j’ai bu la semaine dernière !
— Je ne propose que du bon ! rétorque Jean Peter avec un petit sourire narquois.
Le travail est difficile, mais Marie-Anne est courageuse. Elle sait que les quelques pièces qu’elle va gagner aideront à les faire vivre, elle et sa mère. Elle n’aura pas besoin de mendier ni de monnayer son corps pour survivre, contrairement à certaines malheureuses filles.
Justine a préparé une soupe pour le soir. Le morceau de gras de viande de qualité médiocre de Joseph Wetterwald mijote depuis quelques heures dans le chaudron rempli d’eau et de quelques légumes de son jardin. Elle pense au devenir des dépouilles des quatre miséreux guillotinés. Ont-ils déjà été brûlés ? Elle en doute. L’orage a dû bien arroser le bûcher. Peut-être, Marie-Anne en saura un peu plus ce soir à son retour. Dehors, sur la place, cris et vociférations de soldats de faction avinés perturbent l’habituelle sérénité des lieux. François-Pierre Dernois suivi, comme son ombre, de Joseph Weinborn, quitte l’auberge et se dirige d’un pas résolu vers les gardes nationaux.
— Rentrez à la caserne ! Demain, je veux vous voir dans de meilleures dispositions qu’aujourd’hui ! J’aurai une importante communication à vous faire. Mais pour cela, vous devez avoir l’esprit clair et l’œil vif ! Allez ! Dégagez de là !
François-Pierre Dernois n’a aucun mal à se faire entendre. Son charisme et sa volonté de conviction forcent le respect. C’est un individu à qui tout réussit. Tout ce qu’il a entrepris a toujours été couronné de succès. En plus, son physique athlétique, sa carrure imposante, sa gouaille inspirent le respect. Rares sont les hommes qui osent l’affronter ouvertement, surtout en cette période où la Terreur fait tomber de nombreuses têtes. L’exposition de la guillotine sur la place publique calme vite les récalcitrants hostiles aux nouveaux usages imposés par la Révolution. La population vit dans un climat d’inquiétude, de méfiance et de délation. Elle a peur, car les dénonciations et les soupçons sont monnaie courante. Pour un oui ou pour un non, la personne diffamée ou accusée peut se retrouver sous le tranchant du couperet à la suite d’un jugement sommaire hâtivement pris par un tribunal révolutionnaire.