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Le livre que je publie en ce moment n'est point une histoire de la Révolution, histoire qui a été faite avec trop d'éclat pour que je songe à la refaire; c'est une étude sur cette Révolution. Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient été jusque-là de ce qu'ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères; ils n'ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables. J'avais toujours pensé qu'ils avaient beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu'on ne l'avait cru au dehors et qu'ils ne l'avaient cru d'abord eux-mêmes. J'étais convaincu qu'à leur insu ils avaient retenu de l'ancien régime la plupart des sentiments, des habitudes, des idées même à l'aide desquelles ils avaient conduit la Révolution qui le détruisit, et que, sans le vouloir, ils s'étaient servis de ses débris pour construire l'édifice de la société nouvelle; de telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution et son œuvre, il fallait oublier un moment la France que nous voyons, et aller interroger dans son tombeau la France qui n'est plus. C'est ce que j'ai cherché à faire ici; mais j'ai eu plus de peine à y réussir que je n'aurais pu le croire.
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Veröffentlichungsjahr: 2017
AVANT-PROPOS.
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
LIVRE II
CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.
Chapitre XI.
CHAPITRE XII.
LIVRE III.
CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
APPENDICE.
NOTES.
Que l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas, comme on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver le pouvoir politique.
Une des premières démarches de la Révolution française a été de s'attaquer à l'Église, et, parmi les passions qui sont nées de cette Révolution, la première allumée et la dernière éteinte a été la passion irréligieuse. Alors même que l'enthousiasme de la liberté s'était évanoui, après qu'on s'était réduit à acheter la tranquillité au prix de la servitude, on restait révolté contre l'autorité religieuse. Napoléon, qui avait pu vaincre le génie libéral de la Révolution française, fit d'inutiles efforts pour dompter son génie antichrétien, et, de notre temps même, nous avons vu des hommes qui croyaient racheter leur servilité envers les moindres agents du pouvoir politique par leur insolence envers Dieu, et qui, tandis qu'ils abandonnaient tout ce qu'il y avait de plus libre, de plus noble et de plus fier dans les doctrines de la Révolution, se flattaient encore de rester fidèles à son esprit en restant indévots.
Et pourtant il est facile aujourd'hui de se convaincre que la guerre aux religions n'était qu'un incident de cette grande révolution, un trait saillant et pourtant fugitif de sa physionomie, un produit passager des idées, des passions, des faits particuliers qui l'ont précédée et préparée, et non son génie propre.
On considère avec raison la philosophie du dix-huitième siècle comme une des causes principales de la Révolution, et il est bien vrai que cette philosophie est profondément irréligieuse. Mais il faut remarquer en elle avec soin deux parts, qui sont tout à la fois distinctes et séparables.
Dans l'une se trouvent toutes les opinions nouvelles ou rajeunies qui se rapportent à la condition des sociétés et aux principes des lois civiles et politiques, tels, par exemple, que l'égalité naturelle des hommes, l'abolition de tous les priviléges de castes, de classes, de professions, qui en est une conséquence, la souveraineté du peuple, l'omnipotence du pouvoir social, l'uniformité des règles... Toutes ces doctrines ne sont pas seulement les causes de la révolution française, elles forment pour ainsi dire sa substance; elles sont ce qu'il y a dans ses œuvres de plus fondamental, de plus durable, de plus vrai, quant au temps.
Dans l'autre partie de leurs doctrines, les philosophes du dix-huitième siècle s'en sont pris avec une sorte de fureur à l'Église; ils ont attaqué son clergé, sa hiérarchie, ses institutions, ses dogmes, et, pour les mieux renverser, ils ont voulu arracher les fondements mêmes du christianisme. Mais cette portion de la philosophie du dix-huitième siècle, ayant pris naissance dans des faits que cette Révolution même détruisait, devait peu à peu disparaître avec eux, et se trouver comme ensevelie dans son triomphe. Je n'ajouterai qu'un mot pour achever de me faire comprendre, car je veux reprendre ailleurs ce grand sujet: c'était bien moins comme doctrine religieuse que comme institution politique que le christianisme avait allumé ces furieuses haines; non parce que les prêtres prétendaient régler les choses de l'autre monde, mais parce qu'ils étaient propriétaires, seigneurs, décimateurs, administrateurs dans celui-ci; non parce que l'Église ne pouvait prendre place dans la société nouvelle qu'on allait fonder, mais parce qu'elle occupait alors la place la plus privilégiée et la plus forte dans cette vieille société qu'il s'agissait de réduire en poudre.
Considérez comme la marche du temps a mis cette vérité en lumière et achève de l'y mettre tous les jours: à mesure que l'œuvre politique de la Révolution s'est consolidée, son œuvre irréligieuse s'est ruinée; à mesure que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle a attaquées ont été mieux détruites, que les pouvoirs, les influences, les classes qui lui étaient particulièrement odieuses ont été vaincues sans retour, et que, pour dernier signe de leur défaite, les haines même qu'elles inspiraient se sont allanguies; à mesure, enfin, que le clergé s'est mis plus à part de tout ce qui était tombé avec lui, on a vu graduellement la puissance de l'Église se relever dans les esprits et s'y raffermir.
Et ne croyez pas que ce spectacle soit particulier à la France; il n'y a guère d'église chrétienne en Europe qui ne se soit ravivée depuis la révolution française.
Croire que les sociétés démocratiques sont naturellement hostiles à la religion est commettre une grande erreur: rien dans le christianisme, ni même dans le catholicisme, n'est absolument contraire à l'esprit de ces sociétés, et plusieurs choses y sont très-favorables. L'expérience de tous les siècles d'ailleurs a fait voir que la racine la plus vivace de l'instinct religieux a toujours été plantée dans le cœur du peuple. Toutes les religions qui ont péri ont eu là leur dernier asile, et il serait bien étrange que les institutions qui tendent à faire prévaloir les idées et les passions du peuple eussent pour effet nécessaire et permanent de pousser l'esprit humain vers l'impiété.
Ce que je viens de dire du pouvoir religieux, je le dirai à plus forte raison du pouvoir social.
Quand on vit la Révolution renverser à la fois toutes les institutions et tous les usages qui avaient jusque là maintenu une hiérarchie dans la société et retenu les hommes dans la règle, on put croire que son résultat serait de détruire non pas seulement un ordre particulier de société, mais tout ordre; non tel gouvernement, mais la puissance sociale elle-même; et l'on dut juger que son naturel était essentiellement anarchique. Et pourtant, j'ose dire que ce n'était encore là qu'une apparence.
Moins d'un an après que la Révolution était commencée, Mirabeau écrivait secrètement au roi: «Comparez le nouvel état des choses avec l'ancien régime; c'est là que naissent les consolations et les espérances. Une partie des actes de l'assemblée nationale, et c'est la plus considérable, est évidemment favorable au gouvernement monarchique. N'est-ce donc rien que d'être sans parlement, sans pays d'états, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse? L'idée de ne former qu'une seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu: cette surface égale facilite l'exercice du pouvoir. Plusieurs règnes d'un gouvernement absolu n'auraient pas fait autant que cette seule année de révolution pour l'autorité royale.» C'était comprendre la Révolution en homme capable de la conduire.
Comme la Révolution française n'a pas eu seulement pour objet de changer un gouvernement ancien, mais d'abolir la forme ancienne de la société, elle a dû s'attaquer à la fois à tous les pouvoirs établis, ruiner toutes les influences reconnues, effacer les traditions, renouveler les mœurs et les usages, et vider en quelque sorte l'esprit humain de toutes les idées sur lesquelles s'étaient fondés jusque-là le respect et l'obéissance. De là son caractère si singulièrement anarchique.
Mais écartez ces débris: vous apercevez un pouvoir central immense qui a attiré et englouti dans son unité toutes les parcelles d'autorité et d'influence qui étaient auparavant dispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, d'ordres, de classes, de professions, de familles et d'individus, et comme éparpillées dans tout le corps social. On n'avait pas vu dans le monde un pouvoir semblable depuis la chute de l'empire romain. La Révolution a créé cette puissance nouvelle, ou plutôt celle-ci est sortie comme d'elle-même des ruines que la Révolution a faites. Les gouvernements qu'elle a fondés sont plus fragiles, il est vrai, mais cent fois plus puissants qu'aucun de ceux qu'elle a renversés; fragiles et puissants par les mêmes causes, ainsi qu'il sera dit ailleurs.
C'est cette forme simple, régulière et grandiose, que Mirabeau entrevoyait déjà à travers la poussière des anciennes institutions à moitié démolies. L'objet, malgré sa grandeur, était encore invisible alors aux yeux de la foule; mais peu à peu le temps l'a exposé à tous les regards. Aujourd'hui il remplit surtout l'œil des princes. Ils le considèrent avec admiration et avec envie, non-seulement ceux que la Révolution a engendrés, mais ceux mêmes qui lui sont les plus étrangers et les plus ennemis; tous s'efforcent dans leurs domaines de détruire les immunités, d'abolir les priviléges. Ils mêlent les rangs, égalisent les conditions, substituent des fonctionnaires à l'aristocratie, aux franchises locales l'uniformité des règles, à la diversité des pouvoirs l'unité du gouvernement. Ils s'appliquent à ce travail révolutionnaire avec une incessante industrie; et, s'ils y rencontrent quelque obstacle, il leur arrive parfois d'emprunter à la Révolution ses procédés et ses maximes. On les a vus soulever au besoin le pauvre contre le riche, le roturier contre le noble, le paysan contre son seigneur. La révolution française a été tout à la fois leur fléau et leur institutrice.
Comment la révolution française a été une révolution politique qui a procédé à la manière des révolutions religieuses, et pourquoi.
Toutes les révolutions civiles et politiques ont eu une patrie et s'y sont renfermées. La révolution française n'a pas eu de territoire propre; bien plus, son effet a été d'effacer en quelque sorte de la carte toutes les anciennes frontières. On l'a vue rapprocher ou diviser les hommes en dépit des lois, des traditions, des caractères, de la langue, rendant parfois ennemis des compatriotes, et frères des étrangers; ou plutôt elle a formé, au-dessus de toutes les nationalités particulières, une patrie intellectuelle commune dont les hommes de toutes les nations ont pu devenir citoyens.
Fouillez toutes les annales de l'histoire, vous ne trouverez pas une seule révolution politique qui ait eu ce même caractère: vous ne le retrouverez que dans certaines révolutions religieuses. Aussi c'est à des révolutions religieuses qu'il faut comparer la révolution française, si l'on veut se faire comprendre à l'aide de l'analogie.
Schiller remarque avec raison, dans son histoire de la guerre de Trente-Ans, que la grande réforme du seizième siècle eut pour effet de rapprocher tout à coup les uns des autres des peuples qui se connaissaient à peine, et de les unir étroitement par des sympathies nouvelles. On vit, en effet, alors des Français combattre contre des Français, tandis que des Anglais leur venaient en aide; des hommes nés au fond de la Baltique pénétrèrent jusqu'au cœur de l'Allemagne pour y protéger des Allemands dont ils n'avaient jamais entendu parler jusque-là. Toutes les guerres étrangères prirent quelque chose des guerres civiles; dans toutes les guerres civiles des étrangers parurent. Les anciens intérêts de chaque nation furent oubliés pour des intérêts nouveaux; aux questions de territoire succédèrent des questions de principes. Toutes les règles de la diplomatie se trouvèrent mêlées et embrouillées, au grand étonnement et à la grande douleur des politiques de ce temps-là. C'est précisément ce qui arriva en Europe après 1789.
La révolution française est donc une révolution politique qui a opéré à la manière et qui a pris en quelque chose l'aspect d'une révolution religieuse. Voyez par quels traits particuliers et caractéristiques elle achève de ressembler à ces dernières: non-seulement elle se répand au loin comme elles, mais, comme elles, elle y pénètre par la prédication et la propagande. Une révolution politique qui inspire le prosélytisme; qu'on prêche aussi ardemment aux étrangers qu'on l'accomplit avec passion chez soi; considérez quel nouveau spectacle! Parmi toutes les choses inconnues que la révolution française a montrées au monde, celle-ci est assurément la plus nouvelle. Mais ne nous arrêtons pas là; tâchons de pénétrer un peu plus avant et de découvrir si cette ressemblance dans les effets ne tiendrait pas à quelque ressemblance cachée dans les causes.
Le caractère habituel des religions est de considérer l'homme en lui-même, sans s'arrêter à ce que les lois, les coutumes et les traditions d'un pays ont pu joindre de particulier à ce fonds commun. Leur but principal est de régler les rapports généraux de l'homme avec Dieu, les droits et les devoirs généraux des hommes entre eux, indépendamment de la forme des sociétés. Les règles de conduite qu'elles indiquent se rapportent moins à l'homme d'un pays ou d'un temps qu'au fils, au père, au serviteur, au maître, au prochain. Prenant ainsi leur fondement dans la nature humaine elle-même, elles peuvent être reçues également par tous les hommes et applicables partout. De là vient que les révolutions religieuses ont eu souvent de si vastes théâtres, et se sont rarement renfermées, comme les révolutions politiques, dans le territoire d'un seul peuple, ni même d'une seule race. Et si l'on veut envisager ce sujet encore de plus près, on trouvera que plus les religions ont eu ce caractère abstrait et général que je viens d'indiquer, plus elles se sont étendues, en dépit de la différence des lois, des climats et des hommes.
Les religions païennes de l'antiquité, qui étaient toutes plus ou moins liées à la constitution politique ou à l'état social de chaque peuple, et conservaient jusque dans leurs dogmes une certaine physionomie nationale et souvent municipale, se sont renfermées d'ordinaire dans les limites d'un territoire dont on ne les vit guère sortir. Elles firent naître parfois l'intolérance et la persécution; mais le prosélytisme leur fut presque entièrement inconnu. Aussi n'y eut-il pas de grandes révolutions religieuses dans notre Occident avant l'arrivée du christianisme. Celui-ci, passant aisément à travers toutes les barrières qui avaient arrêté les religions païennes, conquit en peu de temps une grande partie du genre humain. Je crois que ce n'est pas manquer de respect à cette sainte religion que de dire qu'elle dut, en partie, son triomphe à ce qu'elle s'était, plus qu'aucune autre, dégagée de tout ce qui pouvait être spécial à un peuple, à une forme de gouvernement, à un état social, à une époque, à une race.
La révolution française a opéré, par rapport à ce monde, précisément de la même manière que les révolutions religieuses agissent en vue de l'autre; elle a considéré le citoyen d'une façon abstraite, en dehors de toutes les sociétés particulières, de même que les religions considèrent l'homme en général, indépendamment du pays et du temps. Elle n'a pas recherché seulement quel était le droit particulier du citoyen français, mais quels étaient les devoirs et les droits généraux des hommes en matière politique.
C'est en remontant toujours ainsi à ce qu'il y avait de moins particulier, et pour ainsi dire de plus naturel en fait d'état social et de gouvernement, qu'elle a pu se rendre compréhensible pour tous et imitable en cent endroits à la fois.
Comme elle avait l'air de tendre à la régénération du genre humain plus encore qu'à la réforme de la France, elle a allumé une passion que, jusque-là, les révolutions politiques les plus violentes n'avaient jamais pu produire. Elle a inspiré le prosélytisme et fait naître la propagande. Par là, enfin, elle a pu prendre cet air de révolution religieuse qui a tant épouvanté les contemporains; ou plutôt elle est devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs.
Il ne faut pas croire, du reste, que les procédés employés par elle fussent absolument sans précédents, et que toutes les idées qu'elle a mises au jour fussent entièrement nouvelles. Il y a eu dans tous les siècles, et jusqu'en plein moyen âge, des agitateurs qui, pour changer des coutumes particulières, ont invoqué les lois générales des sociétés humaines, et qui ont entrepris d'opposer à la constitution de leur pays les droits naturels de l'humanité. Mais toutes ces tentatives ont échoué: le même brandon qui a enflammé l'Europe au dix-huitième siècle a été facilement éteint au quinzième. Pour que des arguments de cette espèce produisent des révolutions, il faut, en effet, que certains changements déjà survenus dans les conditions, les coutumes et les mœurs, aient préparé l'esprit humain à s'en laisser pénétrer.
Il y a des temps où les hommes sont si différents les uns des autres que l'idée d'une même loi applicable à tous est pour eux comme incompréhensible. Il y en a d'autres où il suffit de leur montrer de loin et confusément l'image d'une telle loi pour qu'ils la reconnaissent aussitôt et courent vers elle.
Le plus extraordinaire n'est pas que la révolution française ait employé les procédés qu'on lui a vu mettre en œuvre et conçu les idées qu'elle a produites: la grande nouveauté est que tant de peuples fussent arrivés à ce point que de tels procédés pussent être efficacement employés et de telles maximes facilement admises.
Comment presque toute l'Europe avait eu précisément les mêmes institutions, et comment ces institutions tombaient en ruine partout.
Les peuples qui ont renversé l'empire romain et qui ont fini par former les nations modernes différaient par les races, le pays, le langage; ils ne se ressemblaient que par la barbarie. Établis sur le sol de l'empire, ils s'y sont entre-choqués longtemps au milieu d'une confusion immense, et, quand ils sont enfin devenus stables, ils se sont trouvés séparés les uns des autres par les ruines mêmes qu'ils avaient faites. La civilisation étant presque éteinte et l'ordre public détruit, les rapports des hommes entre eux devinrent difficiles et périlleux, et la grande société européenne se fractionna en mille petites sociétés distinctes et ennemies qui vécurent chacune à part. Et pourtant du milieu de cette masse incohérente on vit sortir tout à coup des lois uniformes.
Ces institutions ne sont point imitées de la législation romaine; elles y sont contraires à ce point que c'est du droit romain que l'on s'est servi pour les transformer et les abolir. Leur physionomie est originale et les distingue parmi toutes les lois que se sont données les hommes. Elles correspondent symétriquement entre elles, et, toutes ensemble, forment un corps composé de parties si serrées que les articles de nos codes modernes ne sont pas plus étroitement unis; lois savantes, à l'usage d'une société à demi grossière.
Comment une pareille législation a-t-elle pu se former, se répandre, se généraliser enfin en Europe? Mon but n'est pas de le rechercher. Ce qui est certain, c'est qu'au moyen âge elle se retrouve plus ou moins partout en Europe, et que, dans beaucoup de pays, elle règne à l'exclusion de toutes les autres.
J'ai eu occasion d'étudier les institutions politiques du moyen âge en France, en Angleterre et en Allemagne, et, à mesure que j'avançais dans ce travail, j'étais rempli d'étonnement en voyant la prodigieuse similitude qui se rencontre entre toutes ces lois, et j'admirais comment des peuples si différents et si peu mêlés entre eux avaient pu s'en donner de si semblables. Ce n'est pas qu'elles ne varient sans cesse et presque à l'infini dans les détails, suivant les lieux; mais leur fond est partout le même. Quand je découvrais dans la vieille législation germanique une institution politique, une règle, un pouvoir, je savais d'avance qu'en cherchant bien je retrouverais quelque chose de tout semblable, quant à la substance, en France et en Angleterre, et je ne manquais pas de l'y retrouver en effet. Chacun de ces trois peuples m'aidait à mieux comprendre les deux autres.
Chez tous les trois le gouvernement est conduit d'après les mêmes maximes, les assemblées politiques formées des mêmes éléments et munies des mêmes pouvoirs. La société y est divisée de la même manière, et la même hiérarchie se montre entre les différentes classes; les nobles y occupent une position identique; ils ont mêmes priviléges, même physionomie, même naturel: ce ne sont pas des hommes différents, ce sont proprement partout les mêmes hommes.
Les constitutions des villes se ressemblent; les campagnes sont gouvernées de la même manière. La condition des paysans est peu différente; la terre est possédée, occupée, cultivée de même, le cultivateur soumis aux mêmes charges. Des confins de la Pologne à la mer d'Irlande, la seigneurie, la cour du seigneur, le fief, la censive, les services à rendre, les droits féodaux, les corporations, tout se ressemble. Quelquefois les noms sont les mêmes, et, ce qui est plus remarquable encore, un seul esprit précisément anime toutes ces institutions analogues. Je crois qu'il est permis d'avancer qu'au quatorzième siècle les institutions sociales, politiques, administratives, judiciaires, économiques et littéraires de l'Europe, avaient plus de ressemblance entre elles qu'elles n'en ont peut-être même de nos jours, où la civilisation semble avoir pris soin de frayer tous les chemins et d'abaisser toutes les barrières.
Il n'entre pas dans mon sujet de raconter comment cette ancienne constitution de l'Europe s'était peu à peu affaiblie et délabrée; je me borne à constater qu'au dix-huitième siècle elle était partout à moitié ruinée. Le dépérissement était en général moins marqué à l'orient du continent, plus à l'occident; mais en tous lieux la vieillesse et souvent la décrépitude se faisaient voir.
La marche de cette décadence graduelle des institutions propres du moyen âge se suit dans leurs archives. On sait que chaque seigneurie possédait des registres nommés terriers, dans lesquels, de siècle en siècle, on indiquait les limites des fiefs et des censives, les redevances dues, les services à rendre, les usages locaux. J'ai vu des terriers du quatorzième et du treizième siècle qui sont des chefs-d'œuvre de méthode, de clarté, de netteté et d'intelligence. Ils deviennent obscurs, indigestes, incomplets et confus, à mesure qu'ils sont plus récents, malgré le progrès général des lumières. Il semble que la société politique tombe en barbarie dans le même temps que la société civile achève de se civiliser.
En Allemagne même, où la vieille constitution de l'Europe avait mieux conservé qu'en France ses traits primitifs, une partie des institutions qu'elle avait créées étaient déjà partout détruites. Mais c'est moins encore en voyant ce qui lui manque qu'en considérant en quel état se trouve ce qui lui reste qu'on juge des ravages du temps.
Les institutions municipales, qui au treizième et au quatorzième siècle avaient fait des principales villes allemandes de petites républiques riches et éclairées, existent encore au dix-huitième; mais elles n'offrent plus que de vaines apparences. Leurs prescriptions paraissent en vigueur; les magistrats qu'elles ont établis portent les mêmes noms et semblent faire les mêmes choses; mais l'activité, l'énergie, le patriotisme communal, les vertus mâles et fécondes qu'elles ont inspirées ont disparu. Ces anciennes institutions se sont comme affaissées sur elles-mêmes sans se déformer.
Tous les pouvoirs du moyen âge qui subsistent encore sont atteints de la même maladie; tous font voir le même dépérissement et la même langueur. Bien plus, tout ce qui, sans appartenir en propre à la constitution de ce temps, s'y est trouvé mêlé et en a retenu l'empreinte un peu vive, perd aussitôt sa vitalité. Dans ce contact, l'aristocratie contracte une débilité sénile; la liberté politique elle-même, qui a rempli tout le moyen âge de ses œuvres, semble frappée de stérilité partout où elle conserve les caractères particuliers que le moyen âge lui avait donnés. Là où les assemblées provinciales ont gardé, sans y rien changer, leur antique constitution, elles arrêtent le progrès de la civilisation plutôt qu'elles n'y aident; on dirait qu'elles sont étrangères et comme impénétrables à l'esprit nouveau des temps. Aussi le cœur du peuple leur échappe et tend vers les princes. L'antiquité de ces institutions ne les a pas rendues vénérables; elles se discréditent, au contraire, chaque jour en vieillissant; et, chose étrange, elles inspirent d'autant plus de haine qu'étant plus en décadence elles semblent moins en état de nuire. «L'état de choses existant,» dit un écrivain allemand, contemporain et ami de cet ancien régime, «paraît être devenu généralement blessant pour tous et quelquefois méprisable. Il est singulier de voir comme on juge maintenant avec défaveur tout ce qui est vieux. Les impressions nouvelles se font jour jusqu'au sein de nos familles et en troublent l'ordre. Il n'y a pas jusqu'à nos ménagères qui ne veulent plus souffrir leurs anciens meubles.» Cependant, en Allemagne, à la même époque, comme en France, la société était en grande activité et en prospérité toujours croissante. Mais faites bien attention à ceci: ce trait en complète le tableau; tout ce qui vit, agit, produit est d'origine nouvelle, non-seulement nouvelle, mais contraire.
C'est la royauté, qui n'a plus rien de commun avec la royauté du moyen âge, possède d'autres prérogatives, tient une autre place, a un autre esprit, inspire d'autres sentiments; c'est l'administration de l'État qui s'étend de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux; c'est la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace de plus en plus le gouvernement des nobles. Tous ces nouveaux pouvoirs agissent d'après des procédés, suivent des maximes que les hommes du moyen âge n'ont pas connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à un état de société dont ils n'avaient pas même l'idée.
En Angleterre, où l'on dirait au premier abord que l'ancienne constitution de l'Europe est encore en vigueur, il en est aussi de même. Si l'on veut oublier les vieux noms et écarter les vieilles formes, on y trouvera dès le dix-septième siècle le système féodal aboli dans sa substance, des classes qui se pénètrent, une noblesse effacée, une aristocratie ouverte, la richesse devenue la puissance, l'égalité devant la loi, l'égalité des charges, la liberté de la presse, la publicité des débats; tous principes nouveaux que la société du moyen âge ignorait. Or ce sont précisément ces choses nouvelles qui, introduites peu à peu et avec art dans ce vieux corps, l'ont ranimé, sans risquer de le dissoudre, et l'ont rempli d'une fraîche vigueur en lui laissant des formes antiques. L'Angleterre du dix-septième siècle est déjà une nation toute moderne, qui a seulement préservé dans son sein et comme embaumé quelques débris du moyen âge.
Il était nécessaire de jeter ce coup d'œil rapide hors de la France pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre; car quiconque n'a étudié et vu que la France ne comprendra jamais rien, j'ose le dire, à la révolution française.
Quelle a été l'œuvre propre de la révolution française?
Tout ce qui précède n'a eu pour but que d'éclaircir le sujet et de faciliter la solution de cette question que j'ai posée d'abord: Quel a été l'objet véritable de la Révolution? Quel est enfin son caractère propre? Pourquoi précisément a-t-elle été faite? Qu'a-t-elle fait?
La Révolution n'a point été faite, comme on l'a cru, pour détruire l'empire des croyances religieuses; elle a été essentiellement, malgré les apparences, une révolution sociale et politique; et, dans le cercle des institutions de cette espèce, elle n'a point tendu à perpétuer le désordre, à le rendre en quelque sorte stable, à méthodiser l'anarchie, comme disait un de ses principaux adversaires, mais plutôt à accroître la puissance et les droits de l'autorité publique. Elle ne devait pas changer le caractère que notre civilisation avait eu jusque-là, comme d'autres l'ont pensé, en arrêter les progrès, ni même altérer dans leur essence aucune des lois fondamentales sur lesquelles reposent les sociétés humaines dans notre Occident. Quand on la sépare de tous les accidents qui ont momentanément changé sa physionomie à différentes époques et dans divers pays, pour ne la considérer qu'en elle-même, on voit clairement que cette révolution n'a eu pour effet que d'abolir ces institutions politiques qui, pendant plusieurs siècles, avaient régné sans partage chez la plupart des peuples européens, et que l'on désigne d'ordinaire sous le nom d'institutions féodales, pour y substituer un ordre social et politique plus uniforme et plus simple, qui avait l'égalité des conditions pour base.
Cela suffisait pour faire une révolution immense, car, indépendamment de ce que ces institutions antiques étaient encore mêlées et comme entrelacées à presque toutes les lois religieuses et politiques de l'Europe, elles avaient, de plus, suggéré une foule d'idées, de sentiments, d'habitudes, de mœurs, qui leur étaient comme adhérentes. Il fallut une affreuse convulsion pour détruire et extraire tout à coup du corps social une partie qui tenait ainsi à tous les organes. Ceci fit paraître la Révolution encore plus grande qu'elle n'était; elle semblait tout détruire, car ce qu'elle détruisait touchait à tout et faisait en quelque sorte corps avec tout.
Quelque radicale qu'ait été la Révolution, elle a cependant beaucoup moins innové qu'on ne le suppose généralement: je le montrerai plus tard; elle a été bien moins novatrice qu'on ne le croit. Ce qu'il est vrai de dire d'elle, c'est qu'elle a entièrement détruit ou est en train de détruire (car elle dure encore) tout ce qui, dans l'ancienne société, découlait des institutions aristocratiques et féodales, tout ce qui s'y rattachait en quelque manière, tout ce qui en portait, à quelque degré que ce fût, la moindre empreinte. Elle n'a conservé de l'ancien monde que ce qui avait toujours été étranger à ces institutions ou pouvait exister sans elles. Ce que la Révolution a été moins que toute autre chose, c'est un événement fortuit. Elle a pris, il est vrai, le monde à l'improviste, et cependant elle n'était que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d'une œuvre qui avait momentanément passé sous les yeux de dix générations d'hommes. Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s'effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de lui-même à la longue. Tel fut son œuvre.
Il est surprenant que cet objet, qui semble aujourd'hui si facile à discerner, restât aussi embrouillé et aussi voilé aux yeux les plus clairvoyants.
«Vous vouliez corriger les abus de votre gouvernement,» dit le même Burke aux Français; «mais pourquoi faire du nouveau? Que ne vous rattachiez-vous à vos anciennes traditions? Que ne vous borniez-vous à reprendre vos anciennes franchises? Ou, s'il vous était impossible de retrouver la physionomie effacée de la constitution de vos pères, que ne jetiez-vous les regards de notre côté? Là vous auriez retrouvé l'ancienne loi commune de l'Europe.» Burke ne s'aperçoit pas que, ce qu'il a sous les yeux, c'est la révolution qui doit précisément abolir cette ancienne loi commune de l'Europe; il ne discerne point que c'est proprement de cela qu'il s'agit, et non d'autres choses.
Mais pourquoi cette révolution, partout préparée, partout menaçante, a-t-elle éclaté en France plutôt qu'ailleurs? Pourquoi a-t-elle eu chez nous certains caractères qui ne se sont plus retrouvés nulle part ou n'ont reparu qu'à moitié? Cette seconde question mérite assurément qu'on la pose; son examen fera l'objet des livres suivants.
Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple en France que partout ailleurs.
Une chose surprend au premier abord: la Révolution, dont l'objet propre était, comme nous l'avons vu, d'abolir partout le reste des institutions du moyen âge, n'a pas éclaté dans les contrées où ces institutions, mieux conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur gêne et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles où elles le lui faisaient sentir le moins; de telle sorte que leur joug a paru le plus insupportable là où il était en réalité le moins lourd.
Dans presque aucune partie de l'Allemagne, à la fin du dix-huitième siècle, le servage n'était encore complétement aboli, et, dans la plupart, le peuple demeurait positivement attaché à la glèbe, comme au moyen âge. Presque tous les soldats qui composaient les armées de Frédéric II et de Marie-Thérèse ont été de véritables serfs.
Dans la plupart des États d'Allemagne, en 1788, le paysan ne peut quitter la seigneurie, et s'il la quitte on peut le poursuivre partout où il se trouve et l'y ramener de force. Il y est soumis à la justice dominicale, qui surveille sa vie privée et punit son intempérance et sa paresse. Il ne peut ni s'élever dans sa position, ni changer de profession, ni se marier sans le bon plaisir du maître. Une grande partie de son temps doit être consacrée au service de celui-ci. La corvée seigneuriale existe dans toute sa force, et peut s'étendre, dans certains pays, jusqu'à trois jours par semaine. C'est le paysan qui rebâtit et entretient les bâtiments du seigneur, mène les denrées de celui-ci au marché, le conduit lui-même, et est chargé de porte [...]