L'art à Versailles - Pierre de Nolhac - E-Book

L'art à Versailles E-Book

Pierre de Nolhac

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Beschreibung

Château de Versailles et Beaux-Arts sont deux désignations à peu près synonymes. Dès la construction du petit château, le roi Louis XIII avait voulu du simple pour son rendez-vous de chasse, mais du beau. Son fils, très attaché à ce lieu rempli du souvenir de son père, ne connut plus de limites. Rien ne fut trop beau ni trop luxueux pour ce qui allait devenir la plus grande gloire de la France. Nous découvrons dans cet ouvrage dans quels rapports étroits vivaient alors le pouvoir, le raffinement et le génie. (Édition annotée)

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L’art à Versailles

Pierre de Nolhac

Édition annotée

Fait par Mon Autre Librairie

À partir de l’édition Louis Conard, Paris, 1930.

Les notes entre crochets ont été ajoutées pour la présente édition.

Couverture : Versailles, plafond du salon d’Hercule.

https://monautrelibrairie.com

__________

© 2023, Mon Autre Librairie

ISBN : 978-2-38371-058-5

Versailles et la Cour de France

par

Pierre de Nolhac

La création de Versailles

Versailles résidence de Louis XIV

Versailles au xviiie siècle

Trianon

Louis XV et Marie Leczinska

Louis XV et Madame de Pompadour

Marie-Antoinette dauphine

La reine Marie-Antoinette

Madame de Pompadour et la politique

L’art à Versailles

Table des matières

I. – Préface

II. – L’art aux Jardins

III. – Le Nôtre à Versailles

IV. Les peintres à la Cour

Nattier et la famille royale

La Tour à Versailles

Boucher et Madame de Pompadour

Madame Vigée-Le Brun et la Reine

Hubert Robert et la comédie de la Cour

V. Versailles pendant la Révolution

Notes

I. – Préface

Avec ses souvenirs impérissables, son décor royal encore debout, avec son château, ses terrasses, ses marbres et ses fontaines, Versailles n’est qu’une harmonie. Tout s’y présente dans l’unité majestueuse d’une œuvre achevée ; la construction, l’ornementation, le détail le plus modeste et l’ensemble le plus grandiose, tout obéit à la même pensée, la réalise, l’exalte et l’impose.

L’enchantement d’un passé, que cette forte conception révèle, saisit l’imagination dès que les grilles des jardins sont franchies. Afin que l’impression soit complète et ineffaçable, on devrait choisir, pour cette visite, un jour de solitude, au moment du printemps, alors que les parterres de Le Nôtre se rajeunissent par la profusion des fleurs nouvelles, ou plutôt vers la fin de l’automne, quand, dans les allées désertes, les pas soulèvent, avec les feuilles mortes, une jonchée de souvenirs.

Au déclin de la saison, la maison de nos rois, alors abandonnée des foules, prend une force d’évocation plus souveraine, et les coulées d’or et de cuivre qui chamarrent les hauts feuillages s’accordent avec le rappel des splendeurs d’autrefois. L’âme la moins ornée, la pensée la moins vive est émue par la puissance d’un tel décor de tristesse et de beauté. Car ce n’est point en vain que ce parc de novembre, en sa somptuosité désolée, célèbre chaque année une commémoration magnifique de la royauté.

L’illusion devient maîtresse en ce lieu de fastueuse mélancolie ; on y sent revivre ceux qui l’animèrent, personnages de gloire, de noblesse, d’intrigue et d’amour ; et c’est là surtout qu’on arrive à comprendre l’esprit de la Monarchie française, dont ils furent l’orgueil, la parure ou le soutien.

Versailles donnera des sensations plus profondes et plus rares à qui cherchera à le mieux connaître, à qui voudra y vivre quelque temps, pour en pénétrer peu à peu le secret. L’homme de loisir avisé, qui a pu réaliser ce rêve, nous dira comment le charme s’insinue, comment il le subit tout d’abord, puis le goûte davantage à mesure qu’il le sent plus familier, et enfin comment il s’y livre avec un enthousiasme reconnaissant.

Ce n’est pas qu’il y ait en cette ville une plus riche accumulation de souvenirs historiques qu’en tel autre lieu illustre ; mais l’œuvre qui les concentre les fait revivre avec plus de force, parce qu’elle ne disperse point l’émotion. Bien que l’art de Versailles soit un des plus vastes et des plus variés, toutes ses manifestations s’assemblent et se juxtaposent suivant les mêmes règles interprétées par des maîtres divers ; elles obéissent à toutes les lois du génie français, dont elles offrent une des parfaites images.

La création de Louis XIV, à peine retouchée et ornée par le XVIIIe siècle, et dont le siècle dernier n’a altéré que des détails, est sous nos yeux presque intacte et presque vivante. Dans une sorte d’incantation, aisément ressuscitent les scènes d’autrefois. L’escalier de Mansart nous conduit au seuil des appartements du Grand Roi. Voici l’antichambre de l’Œil-de-Bœuf, qui semble pleine encore de la rumeur des courtisans, du mouvement d’une Cour impatiente de plaire au maître. Nous traversons la chambre de parade, qui fut comme le centre de la Monarchie et où mourut celui qui, par l’éclat unique de sa fortune, avait ébloui le monde. En suivant la Grande Galerie et les appartements de marbre et d’or, nous arrivons à la Chapelle où se célébrèrent les unions royales, les mariages princiers, les baptêmes des dauphins et aussi les pompeuses funérailles. De l’autre côté du Château, nous parcourons les appartements de la Reine et la chambre somptueuse où, pendant trois règnes, naquirent les Enfants de France.

Et dans l’intimité des cours intérieures, inconnues du public d’aujourd’hui comme de celui de jadis, que de cabinets, de pièces secrètes, de passages et de réduits aux boiseries délicates, où les reines redevenaient de simples femmes, où Louis XV et Louis XVI se livrèrent à leurs divertissements, à leurs plaisirs si différents ; où toutes les anecdotes de l’ancien régime prennent leur explication, pour qui sait patiemment identifier les emplacements et préciser les lieux !

Maintenant que nous descendons dans les jardins, il faut peu d’effort pour reprendre les promenades royales, se figurer qu’on suit Louis XIV, Monseigneur ou Mme la duchesse de Bourgogne, alors que la longue file des « roulettes » se déploie sur les pentes de Latone et sur les allées du Tapis-Vert, pendant que les eaux glorieuses et délivrées jettent sur les margelles de marbre leur pluie jaillissante.

S’il est tel coin retiré du parc où le goût du temps de Louis XVI a fait quelques transformations « à l’anglaise », si l’on y revoit surtout les dames de Marie-Antoinette, avec les chapeaux de bergères et les robes de linon, Versailles garde avant tout la marque de son créateur dans les lignes intactes du grand siècle.

Les marbres et les bronzes sont encore à la place que leur désigna Charles Le Brun, où les ont vus Racine et Boileau ; les eaux ont perdu peu de chose de ces effets singuliers dont s’enchanta Mme de Sévigné ; les blanches marches, où grandissent çà et là, d’année en année, les taches roses, sont encore celles que balayait la traîne de Mme de Montespan, conduisant la promenade de la Cour.

Ces degrés, ces pièces liquides, ces parterres, ces larges perspectives ouvertes sur la plaine lointaine ou sur les bois de la colline, ce décor de fleurs, d’eau et de pierre, cet enchantement du regard et de la pensée, c’est encore l’œuvre ancienne qui rappelle à la postérité, autour du Versailles de Mansart, le nom de Le Nôtre.

Dédaigné comme une grandeur morte, oublié longtemps par ceux-là même qui eussent dû en tenir le respect éveillé, méprisé aussi par tant d’artistes français déracinés de leur tradition, Versailles a repris, depuis peu d’années, la place d’exception et de gloire qu’à d’autres titres les siècles monarchiques lui avaient conférée.

Des peintres et des sculpteurs modernes s’intéressent passionnément à ce qu’il peut donner d’inspiration, de motifs et de modèles ; des poètes, émus par la grâce fanée du parc endormi, célèbrent le charme de ses quatre saisons ; un public toujours renouvelé de visiteurs proclame à voix haute son admiration et ses découvertes, tandis qu’une petite église de dévots plus discrets sait à quels jours et à quelles heures célébrer le mieux son culte paisible.

Nous mesurons aujourd’hui, après l’avoir trop méconnu, ce qui manquerait au patrimoine de la nation et au témoignage de son génie, si Versailles eût été détruit. Désormais sont d’accord sur ce point tous ceux des nôtres qui expriment ou dirigent la sensibilité contemporaine. L’impertinence des vers d’Alfred de Musset sur « l’ennuyeux parc de Versailles » nous choque moins que son inintelligence ne nous attriste ; car il n’est pas de beauté plus émouvante que celle de ces architectures, où se composent avec tant d’harmonie les jeux de la lumière, de la verdure et des eaux.

Nous y associons la sculpture, qui représente en sa maturité cet art qui fut toujours un art de France. La convention pompeuse de la peinture de l’époque, l’esthétique impérieuse et tout italienne du grand ordonnateur Le Brun, n’ont eu presque nulle prise sur la robuste originalité de nos sculpteurs. Soumis aux nécessités d’un ensemble décoratif, ils ont su garder dans l’exécution les qualités de leur race et associer en leurs figures la noblesse et la vérité. Il convient d’honorer ces vieux maîtres prodigues de chefs-d’œuvre, et pour lesquels nous avons été si ingrats.

Telles sont les fortes leçons, accessibles à tous, que donne Versailles. À quelques pas de Paris, la ville la plus agitée et la plus bruyante, ses grands ombrages ouvrent un refuge de silence et de recueillement. C’est un abri pour les amoureux du rêve, et aussi un lieu d’élection pour les chercheurs de beauté. Celui qui a une fois pénétré Versailles ne se lasse donc pas d’y revenir. C’est un ensemble incomparable qu’offrent, sans jamais l’épuiser, à la joie de son esprit, au plaisir de ses yeux, ce Château qui, par sa structure même, est l’image éloquente de la Monarchie ; ces jardins, qu’une volonté dominatrice a fait surgir du terrain le plus ingrat ; ce parc, aux longues percées, où semble sonner encore l’hallali des chasses royales, et ces larges surfaces d’eau vivante qui reflètent, depuis deux siècles et demi, le ciel changeant et léger de l’Île-de-France.

II. – L’art aux Jardins

I

Il n’est pas, à Versailles, de plus noble spectacle que celui qui s’offre des balcons de la Grande Galerie, ouverts sur les bassins du Parterre d’Eau. C’est la vue royale par excellence, celle qui suffirait à donner en quelques minutes une idée claire de la somptueuse création de Louis XIV. (Note A)

Le visiteur est fatigué de son parcours à travers les trois étages de l’immense château. Il a rempli ses yeux des décorations merveilleuses, des bois et des métaux finement travaillés, des mosaïques de marbre et des plafonds dorés. Il s’est ému dans les chambres royales aux souvenirs évoqués ; il s’est attardé dans les salles du musée, vivantes des scènes et des portraits qui les animent. L’histoire et l’art des derniers siècles se sont révélés à lui dans ce qu’ils ont de plus français et de plus raffiné. Il est accablé de tant de grandeur et de magnificence, quand ses pas le ramènent en cette galerie fameuse, au centre de l’habitation, où viennent s’accumuler ses plus rares ouvrages. Et voici que les paysages qui s’encadrent dans les hautes fenêtres sont d’une sorte singulière, et que l’artifice grandiose du palais paraît s’y poursuivre.

Les fonds lointains, les horizons des collines boisées sont presque seuls purement naturels ; les immenses pièces d’eau des Suisses et du Grand Canal peuvent sembler encore des lacs harmonieux, ramenés à la ligne symétrique par un travail à peine sensible ; mais, par degrés, en se rapprochant du Château, l’art se laisse voir, s’affirme et s’étale. Les gazons se découpent, les arbres se taillent, les eaux se concentrent en des margelles de marbre, les statues se multiplient. Autour de la maison royale, la nature est entièrement asservie ; tout y a été construit et manié de façon à ne plus laisser paraître que l’œuvre de l’homme.

La volonté d’un roi et le génie d’une époque ont fait d’un sol rebelle le plus riche jardin. Il faut un grand effort pour se rappeler qu’aucune partie des environs de Paris n’était plus sauvage et plus délaissée, quand Louis XIII y construisit un petit château et y établit un parc de chasse. Même après lui, ce n’était qu’un terrain boisé et marécageux, qui s’est transformé, sur le seul désir de Louis XIV, en ce brillant ensemble de plantations régulières, de bosquets, de pièces d’eau et de fontaines.

Les terrasses sont faites presque totalement de terres rapportées ; l’étroite butte primitive s’est élargie en proportions énormes pour asseoir le Château et ses abords. De chaque côté se découpent les parterres du midi et du nord, dessinant leurs arabesques, leurs rinceaux, leurs fleurs de lys.

Entre eux, devant la Galerie des Glaces, dorment deux larges nappes liquides, attendant que les gerbes jaillissantes viennent, au signal voulu, les éveiller. C’est ce qu’on appelle le Parterre d’Eau, désignation qui s’appliquait mieux à un état plus ancien de cette grande terrasse, où vraiment des courants d’eau, ingénieusement aménagés, formaient des dessins variés, semblables aux décors fleuris tracés par Le Nôtre ; ils étaient entourés, d’ailleurs, de buis et de gazon.

Tout ce décor, riche en complications hydrauliques, s’est peu à peu simplifié en une conception plus belle. Le Roi n’a voulu, sous les fenêtres de sa maison, pour en refléter l’harmonie, qu’un double et pur miroir qui n’en brisât point l’image. Sur le marbre qui les entoure, bientôt après se dressèrent de magnifiques groupes de bronze, exécutés en de grandes proportions, afin qu’on pût en saisir la ligne des balcons de la Galerie. Aujourd’hui comme jadis, les deux nappes paisibles répondent à celle du Canal, qui miroite dans le lointain. Autour d’elles, de tous côtés, à la descente des allées menant aux parterres inférieurs, on aperçoit des vases chargés de fleurs, et de blanches statues qui semblent cheminer le long des charmilles.

Vue des terrasses, la longue masse du Château se détache de partout, imposante et nette, sans qu’aucune plantation d’arbres en vienne interrompre les lignes. Vers l’aile du nord seulement, de hauts feuillages les rejoignent et paraissent les prolonger. Mais l’édifice est entouré d’un espace immense, où toute la décoration reste basse et comme écrasée, afin de mieux faire valoir la construction majestueuse qui le domine et permettre de n’en perdre aucun détail.

Cette décoration fut difficile à exécuter et, bien que l’idée principale n’ait guère varié, elle nécessita des tâtonnements et des remaniements multiples, dont les estampes anciennes gardent les traces. Louis XIV en aimait la pensée, et pour réaliser son rêve, les recherches, les essais, les destructions ne le fatiguaient point. Après avoir changé trois fois l’aspect du Parterre d’Eau, il finit par être satisfait de celui qu’achevèrent ses architectes en l’année 1684.

Mais les courtisans, ceux surtout dont l’humeur fut de médire et qui restèrent mécontents par profession, se plaignaient de la nudité de ce grand espace et de l’incommodité du soleil à tous les abords du Château. Entre toutes les critiques plus ou moins justifiées que provoquait Versailles, celle-ci passait pour la mieux fondée, et nous rappellerons Saint-Simon dénigrant les jardins, « dont la magnificence étonne, mais dont le plus léger usage rebute. » – « On n’y est conduit, ajoutait-il, dans la fraîcheur de l’ombre, que par une vaste zone torride, au bout de laquelle il n’y a plus, où que ce soit, qu’à monter et à descendre. » Avec une humeur moins amère, nous souffrons aujourd’hui des mêmes inconvénients que les sujets du Grand Roi.

À mesure que nous nous éloignons du Château, le Parterre de Latone se développe devant nous. Au bord des marches qui y descendent se dévoile brusquement l’élégante fontaine qui le nomme et que les yeux ne soupçonnaient pas, puisque, des balcons même de la Galerie des Glaces, elle ne se laissait point apercevoir.

Au centre du large parterre en fer à cheval, que bordent les ifs aux formes géométriques, est le charmant bassin, peuplé de figures de bronze doré, au milieu duquel s’élève, sur un massif en pyramide, le groupe de Balthazar Marsy, Latone et ses enfants. La mère d’Apollon et de Diane, à genoux et serrant son jeune fils, implore la justice de Jupiter, et le dieu change en grenouilles d’or, autour d’elle, les paysans de Lydie coupables de lui avoir refusé assistance. La métamorphose continue dans les deux autres bassins du Parterre.

La place centrale accordée à un tel sujet, dans la décoration de Versailles, s’explique par l’idée mythologique qu’on retrouve aux points principaux du parc. N’oublions pas que Latone est la mère d’Apollon, et que le dieu du Soleil est la personnification céleste de Louis XIV. Tout au fond des jardins, au milieu de la perspective qu’on embrasse de ces degrés, le triomphe du char d’Apollon répond à la détresse de Latone, et c’est à l’extrémité du Grand Canal qu’en certains jours de la belle saison le soleil se couche dans sa gloire.

À la cour du Grand Roi, chacun savait la signification de ces symboles ; les peintures et les sculptures s’en inspiraient ; les madrigaux et les odes y multipliaient les allusions adulatrices, et La Fontaine nous conserve le sentiment des contemporains de Louis XIV lorsqu’il montre le souverain, au lieu même où nous sommes placés, venant contempler, à l’heure la plus belle, les admirables horizons de son domaine :

Là, dans des chars dorés, le Prince avec sa cour

Va goûter la fraîcheur sur le déclin du jour ;

L’un et l’autre soleil, unique en son espèce,

Étale aux regardants sa pompe et sa richesse.

Phébus brille à l’envi du monarque françois ;

On ne sait bien souvent à qui donner sa voix...1

Ces vers ne sont pas les meilleurs du poète, mais ils n’en demeurent pas moins instructifs, en rappelant toute la pensée ordonnatrice du décor de Versailles.

Au Parterre de Latone, les trois bassins, celui de la Déesse et ceux des Lézards, où s’achève la métamorphose des méchants paysans de Lydie, sont étincelants de leur dorure neuve. D’éclatants massifs encadrent les tapis de gazon. Aux degrés qui forment le fond de l’amphithéâtre s’étagent des vases de marbre, que les jardiniers continuent de remplir de fleurs ; c’est ici le triomphe de leur art, domaine préféré depuis les origines du jardin, et les sculpteurs eux-mêmes leur cèdent le pas.

On commet pourtant ici, de nos jours, une erreur assez grave. Les ifs taillés qui longent les rampes, de chaque côté du Parterre, semblent une partie nécessaire de sa décoration, et le public est si bien habitué à les voir tels qu’ils sont qu’il admettrait avec peine l’idée de les modifier et de les réduire. Il faudrait pourtant s’y résoudre, si l’on voulait rester dans le sentiment de Le Nôtre et des jardiniers de Louis XIV. Jamais ne s’est présentée à l’esprit de ces grands artistes l’idée de ces masses lourdes et sombres, d’une ligne aussi malheureuse, qui dissimulent par endroits les marbres du Parterre, alors qu’il est visiblement conçu pour que toutes ses beautés soient embrassées du même coup d’œil.

Les tableaux anciens, les estampes, les dessins de jardinage de l’époque nous apprennent clairement qu’on a tort de respecter comme traditionnelles les dimensions actuelles des ifs de Versailles. Au Parterre de Latone, les vues du recueil de Demortain, aussi bien que celles de Rigaud, montrent toujours des arbustes élégants, développés plutôt en hauteur et surtout de proportions restreintes, n’écrasant point, comme le font ceux d’aujourd’hui, le décor sculptural.

S’il faut une preuve matérielle pour justifier cette critique, n’est-elle pas fournie par les ifs qui terminent chaque rangée à la hauteur du Parterre d’eau ? Ils touchent les grands vases de Dugoulon et de Drouilly. Ces beaux marbres sont entourés et comme étreints par le feuillage démesurément développé ; au lieu de s’enrichir d’un heureux contraste, leur effet se trouve fâcheusement diminué par un voisinage aussi indiscret, qui n’avait été prévu en aucun moment par ceux qui ont planté les arbustes.

Il conviendra donc, quelque jour, de ramener à des proportions plus raisonnables des arbres encombrants et parmi lesquels, d’ailleurs, la vieillesse commence à faire des ravages. On se rapprochera ainsi de l’idée primitive, à laquelle il faut toujours se reporter, que l’oubli des générations, les changements du goût, le travail même de la nature ont contribué de tant de façons à obscurcir.

Nous ne saurions espérer, il est vrai, qu’on reconstitue jamais en son intégrité et avec tous ses caractères propres la création de Le Nôtre. Un de ses éléments essentiels, par exemple, qui furent les hautes palissades de charmille, a depuis longtemps disparu, et c’est seulement dans les anciennes peintures qu’on peut en admirer l’ordonnance puissante et singulière.

Quelques jardins, en France et hors de France, ont été plus heureux que ceux de Versailles en conservant ces charmilles, qui sont si conformes à l’esprit du temps. Ces grands murs rectilignes convenaient admirablement aux statues auxquelles ils servaient de fond ; ils ajoutaient, en même temps, de la majesté aux promenades d’une cour qui sortait des palais de marbre pour cheminer en des palais de verdure.

II

Tout harmonisé qu’il soit au goût de la société polie de l’époque, le jardin français, qui discipline la nature et l’ordonne suivant les lois méthodiques de l’esprit n’est pas, comme on le croit généralement, une innovation du XVIIe siècle. Ce cadre coloré, qui complète les bâtiments d’apparat en continuant leurs lignes, se retrouve déjà dans nos miniatures du Moyen-âge et de la Renaissance. Les principes de cet art ont donc été posés par nos ancêtres et, s’ils atteignent leur plein développement avec André Le Nôtre, né et élevé parmi les jardiniers royaux, cela tient moins au génie de ce maître qu’à la carrière exceptionnelle qu’il lui fut donné de parcourir. Ainsi s’explique comment l’incomparable artiste a pu concevoir une telle œuvre de clarté, de logique et de magnificence.

Pour sentir cette perfection dans sa plénitude, il faut se tenir sur la terrasse qui domine l’Orangerie. On y saisit l’heureuse pensée qui fit aménager les abords du Château. Au nord, les grands arbres plantés le long du parterre arrêtent le passage des vents froids ; le midi demandait une disposition toute différente, non seulement parce que l’ombre prolongée des arbres eût été triste sur les fleurs, mais encore pour varier l’effet d’ensemble. La symétrie, qui partout règne à Versailles et qui semble essentielle aux parcs à la française, a été rompue ici de façon hardie et admirable. C’est une idée grandiose que celle de cette terrasse tombant à pic, comme une falaise, devant le plus noble horizon.

Au delà de l’Orangerie et des grilles qui ferment les Jardins s’étend la vaste nappe de la pièce d’eau des Suisses, dont la longueur fut à dessein exagérée pour les besoins de la perspective. Tout au fond s’élèvent les coteaux touffus de Satory, rappelant l’époque ancienne où le pays de Versailles n’était que forêts. Leur verdure est souvent traversée par la claire fumée des trains de Bretagne. Sauf ce détail de vie moderne, rien ne vient contrarier le souvenir du passé, et le spectacle qui se présente à nous est semblable à celui qu’admiraient les promeneurs de l’ancienne Cour.

De tout temps, on y venait chercher la fraîcheur et l’air purifié des bois. Lorsque Louis XVI prolongeait à Versailles son séjour d’été, c’est là que la musique des Gardes Françaises et des Gardes Suisses se faisait entendre, une partie de la nuit ; le parc était ouvert à tous ; Marie-Antoinette, avec les princesses, en simple robe de percale, se mêlait à la foule, et l’on sait ce que firent, de ces innocents plaisirs, la médisance et la calomnie.

De nos jours encore, sur ces terrasses évocatrices, il n’est pas d’heure plus douce et plus émouvante que celle où le soleil, disparu vers la percée du Grand Canal, laisse ses clartés dernières sur l’horizon de feuillage. Dans les pièces d’eau étagées viennent mourir les couleurs du ciel ; le silence grandit avec l’ombre ; les vitres de la Galerie des Glaces ne flamboient plus que de lueurs errantes, tandis que le Château lentement s’illumine d’une froide auréole. Derrière la haute façade, la lune prépare ses enchantements ; bientôt elle s’élève au-dessus des masses d’architecture ; les bassins du Parterre d’Eau la reflètent en leur profondeur, avec la silhouette du palais penché sur les miroirs tremblants. Les bronzes palpitent sous la caresse lumineuse ; les blanches statues se meuvent sur le fond des futaies ; au bord des fontaines et dans les bosquets, s’animent d’une vie étrange toutes les figures de l’Art. Qui n’a point goûté les Jardins de Versailles aux heures de la nuit n’a pas épuisé l’émotion qu’ils peuvent contenir.

III. – Le Nôtre à Versailles

C’est le souvenir de Versailles qui se présente d’abord à l’esprit quand on parle de Le Nôtre. Ses plus beaux morceaux des Tuileries, de Vaux, de Chantilly, ne le désignent pas aussi clairement à la renommée universelle. C’est à la fois le plus célèbre de ses ouvrages et l’un de ceux qui ont le moins souffert des altérations du temps. Versailles popularise le nom de Le Nôtre parmi la foule, et la postérité y prend la mesure de son génie.

Ces jardins illustres portent la marque du temps qui les a conçus, mais aussi celle de l’artiste qui en a ouvert les larges perspectives, étagé les terrasses, découpé les bosquets. Ils sont le décor naturel de l’évocation du grand siècle. S’il est plus d’un coin retiré où le goût du temps de Louis XVI a fait quelques changements « à l’anglaise », les grandes lignes primitives sont restées intactes. La ligne des plantations dans les allées principales représente exactement le tracé des hautes charmilles devant lesquelles circulaient les « roulettes » du Grand Roi, et que le XVIIIe siècle a fait disparaître. Les marbres qui les décorent et les plombs des grandes fontaines forment le centre de perspectives qui sont celles d’autrefois. Les promenades de l’ancienne Cour n’avaient toute leur beauté qu’au milieu d’une nature bien gouvernée et soumise aux règles de la raison comme aux volontés de la magnificence.

L’ordonnateur unique et toujours écouté par le maître fut Le Nôtre. Il est surprenant qu’un doute ait pu s’élever à ce sujet. Quelques-uns, se servant sans critique de plans et de tableaux mal datés, ont attribué à l’époque de Louis XIII l’idée générale du parc que Le Nôtre n’aurait fait que développer et embellir ; les autres, acceptant la tradition ancienne sur son nom, mais ne le trouvant pas mentionné dans les comptes royaux pour le détail de chaque création, ont hésité sur la part de collaboration qui lui reviendrait dans cette œuvre immense. Il n’y a, en vérité, aucune question à poser. Les documents ont été aujourd’hui comparés et classés avec une précision complète qui écarte toute fantaisie chronologique. Quant à la direction exclusive des travaux, tout le siècle l’atteste. Les correspondances officielles des Bâtiments du Roi, les mémoires, les gazettes ne connaissent que Le Nôtre ; il est nommé par Mme de Sévigné, comme par les nouvellistes du Mercure galant, et Louis XIV n’a pas d’autre conseiller pour les jardins de sa maison favorite, transformés et embellis pendant presque tout son règne. Sauf quelques retouches et quelques appauvrissements survenus depuis cette époque, l’œuvre entière de l’artiste est sous nos yeux, encadrant de façon magnifique le château de Le Vau et de Mansart. On peut dire comment elle s’est peu à peu constituée, enrichissant d’année en année le trésor de l’art français.

Les premiers travaux de Louis XIV autour de la maison de chasse de son père commencent dans l’été de 1661. La fête de Vaux-le-Vicomte a révélé les dilapidations de Fouquet, elle a servi, du moins, de prétexte au jeune roi pour satisfaire sa jalousie contre le trop brillant ministre. Dès que son surintendant est emprisonné, il réserve pour son seul service les artistes et les artisans de tout genre qui ont collaboré aux merveilles de Vaux, et qu’il veut désormais employer à sa propre gloire. Avec Charles Le Brun et Louis Le Vau, il appelle André Le Nôtre, et c’est à leur talent qu’il livre Versailles. Ils seront les créateurs de son nouveau domaine, mais toujours sous sa directe inspiration. Il embellit d’abord le petit château, cher à son enfance, dont il veut faire un séjour de fêtes, et il en conservera l’élégante cour aux murs vêtus de brique rose ; en même temps doit être établi, dans les limites du parc de Louis XIII, un vaste jardin, où dès l’origine Le Nôtre ménage la place des bosquets futurs. De Saint-Germain, que la cour habite alors, le Roi vient à chaque instant à Versailles, avec ses architectes. En deux ans, on jette dans les travaux 500.000 écus. Colbert s’inquiète de ces dépenses, qui dépassent toute prévision. Comme il n’aime pas les fantaisies coûteuses en faveur d’une maison secondaire et voudrait, avant tout, pour l’honneur de son maître, voir terminer le Louvre, il écrit courageusement au Roi, le 23 septembre 1663 :

Votre Majesté observera qu’elle est entre les mains de deux hommes qui ne la connaissent presque qu’à Versailles, c’est-à-dire dans le plaisir et le divertissement… que la portée de leurs esprits suivant leur condition, divers intérêts particuliers, la pensée qu’ils ont de faire bien leur cour auprès de Votre Majesté, joint à la padronance dont ils sont en possession, feront qu’ils traîneront Votre Majesté de desseins en desseins pour rendre ces ouvrages immortels, si elle n’est en garde contre eux.

Colbert ne croit pas si bien prédire ; ces ouvrages, dont l’importance grandira avec le règne, immortaliseront le maître et ses serviteurs. Quant aux deux hommes que le ministre ne nomme pas, ce sont Le Vau et Le Nôtre ; les deux architectes, l’un pour la maison, l’autre pour les jardins, ont toute liberté de proposer et toute faculté d’exécuter.

Certes le terrain est difficile ; toute la nature est à vaincre. Saint-Simon, qui n’aimera jamais Versailles, exagère à peine quand il le dit « le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant et marécage ». La butte sur laquelle s’élève le château est singulièrement resserrée : « Il est impossible, écrit Colbert, de faire une grande maison dans cet espace ... La grande pente des parterres et des avenues ne permet pas d’étendre ni d’occuper davantage de terrain sans renverser tout et sans faire une dépense prodigieuse. » Plus les difficultés sont grandes, plus l’honneur du Roi est engagé à les surmonter. Le Nôtre l’enchante de ses projets. Une anecdote du XVIIIe siècle montre celui-ci à Versailles, désignant à son jeune maître la place où il mettra ses parterres principaux, ses fontaines, ses bosquets :

« Louis XIV, à chaque grande pièce dont Le Nôtre lui marquait la position et décrivait les beautés qui lui étaient destinées, l’interrompait en disant : ‘Le Nôtre, je vous donne 20.000 francs !’ Cette magnifique approbation fut si souvent répétée qu’elle fâcha cet homme dont la grande âme était aussi noble et aussi désintéressée que celle de son maître était généreuse. Il s’arrêta à la quatrième interruption et lui dit brusquement : ‘Sire, Votre Majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais.’ »

Ce n’est là qu’un récit légendaire, mais il semble d’accord avec le caractère des deux personnages, et rappelle au moins l’étendue des travaux qu’il s’agissait d’accomplir.

Au moment où l’ouvrage commence, le petit château présente une façade à onze fenêtres seulement sur le « parterre de broderies » tracé par Jacques de Menours, jardinier de Louis XIII. Dès 1663, cet étroit espace décoré d’un modeste jet d’eau est appuyé par un terrassement en demi-lune, qui reste encore assez loin du futur parterre de Latone. La plus ancienne vue gravée par Pérelle montre qu’il n’y a de ce côté, tout d’abord, que des pentes sans escalier. Une longue allée centrale, entre des massifs percés d’allées latérales, descend vers la plaine, alors couverte de marécages. À la clôture du bas du parc, on creuse un vaste bassin appelé « grand rondeau » ou encore « bassin des cygnes », à cause des oiseaux que le Roi y a fait mettre. Ce sera un jour le bassin d’Apollon, et il demeurera le plus important de Versailles tant qu’on n’aura point fait celui de Neptune. La plupart des travaux de cette date restent incertains ; Le Vau rend compte à Colbert, le 11 avril, de la présence de « M. Le Nostre ... avec plusieurs ouvriers pour faire le parterre en face du bout de la grande galerie de l’appartement du Roi ». On sait mieux où est le terrain joignant le village que Le Nôtre met en état comme jardin fruitier et potager. Mais la création principale du moment est une orangerie. Ce sont des orangers de Vaux, réservés dans les biens de Fouquet et transportés à Versailles, qui viendront la remplir. Bâtie aussi de brique et de pierre, au midi du château, sur une partie de l’emplacement où sera constituée plus tard la grande terrasse dominant l’orangerie de Mansart, elle présente de façade onze arcades entre deux escaliers. Cette orangerie primitive de Louis XIV, plusieurs fois représentée par des peintures ou des estampes, a été construite par Le Vau, d’accord avec le premier plan de Le Nôtre.

En 17664, Le Nôtre dispose les « parterres de gazon » du côté des réservoirs, ce qui est la première forme du parterre du nord. Il trace des labyrinthes et plante des allées de tilleuls et de chênes verts ; il fait transporter de Normandie des ifs et des sapins ; des milliers d’arbres sont mis en pépinière hors des grilles, dans ce qui fait déjà le grand parc. On a embelli en même temps le « jardin de fleurs », situé entre le château et l’orangerie, et on l’a clos d’une grille coupée de termes de pierre. Une estampe de Le Pautre le représente avec son bassin orné d’un Amour de Lerambert, qui lui vaut le nom de « parterre de l’Amour » ; il est décoré de buis en boules et en pyramides.

Au cours de 1665, le parc prend l’aspect d’ensemble que donnent les premiers plans dessinés par l’ordre du Roi, par le sieur Delapointe. Au delà des petits bois du nord et proche l’étang de Clagny, qui longe le chemin de Saint-Germain, est creusé un rondeau qui deviendra le bassin du Dragon. Presqueen même temps, de grosses fouilles de terre se font au-dessous du « parterre de broderies », qu’on soutient cette fois par de grands perrons, et l’on crée le « jardin bas », avec un rondeau de forme ovale, qui feront plus tard le parterre et le bassin de Latone. Ce travail est si considérable qu’on a dû employer les Suisses pour prêter main-forte aux terrassiers ; Colbert a même fait demander au curé de Versailles la permission de travailler certains jours de fête. C’est dans ce premier jardin de Le Nôtre que prennent place les plus anciennes sculptures de Versailles, termes ou figures, toutes de pierre, qui seront chassées par des morceaux de matière plus noble à mesure que s’agrandira et s’enrichira la maison royale. Il est certain que l’architecte des jardins veille à l’installation et au remplacement des œuvres d’art, qui commencent modestement et qui finiront par réunir en ces jardins une incomparable collection de marbres et de bronzes.

Dès ses débuts, Versailles apparaît comme l’entreprise favorite de Louis XIV, celle à laquelle il pense sans cesse et dont il voudra des rapports suivis, même en campagne, devant les villes assiégées ou à la veille de livrer bataille. Quand il vient passer un jour dans son petit château, il est sans cesse dans les jardins à surveiller les travaux avec l’artiste qui a sa confiance. Parmi quelques récits qui nous l’y montrent, choisissons celui de la visite du chevalier Bernin, un jour de septembre 1665. L’illustre Romain, appelé en France pour donner son avis sur l’achèvement du Louvre, après avoir visité les curiosités de Paris, consacrait une journée à Versailles, dont Le Nôtre lui faisait les honneurs. Voici ce qu’en dit le narrateur de son journal :

Étant descendus vers les terrasses auxquelles Le Nôtre fait travailler, il2 lui a montré le dessin, les pentes, les descentes à pied et en carrosse, et lui a fort expliqué ce qu’il fait là exécuter. De là, l’on est allé dans le Jardin de fleurs, autour duquel sont de petites terrasses de la hauteur de deux pieds ou environ, ornées d’arbres en pomme et en boule d’un vert de toutes saisons. Le cavalier a dit que tout cela lui semblait beau, même la descente qui conduit à l’Orangerie, dans laquelle il est entré et en a mesuré la largeur … Il a trouvé l’Orangerie belle et a dit qu’on pourrait l’orner pour en faire un lieu qui, l’été, serait fort agréable, qu’il faudrait peindre de clair-obscur … Après, revenant et entrant dans la cour du Château, il a rencontré le Roi qui en sortait. Il a dit à Sa Majesté qu’il avait trouvé tout ce qu’il venait de voir galant et fort beau ; qu’il s’étonnait comment Elle ne venait dans un si agréable lieu qu’une seule fois la semaine ; qu’il méritait bien qu’Elle y vînt au moins deux fois. Le Roi a témoigné être bien aise que le lieu lui plût et a passé.3

Des beautés d’un nouveau genre s’introduisent dans Versailles ; on va y admirer les jeux d’eau, œuvre des fils de l’ingénieur Tommaso Francini, venu de Florence sous Henri IV et mort en 1651 dans la charge d’ « intendant général des eaux et fontaines de France ». Les deux Francine, qu’on nomme communément « Messieurs de Franchine » seront pour Le Nôtre les plus précieux collaborateurs. Par un prodigieux travail hydraulique, ils vont lui fournir, pour tous ses rondeaux et toutes ses perspectives, cet élément mobile de décoration que les « nymphes de Vaux » prodiguaient autour d’elles, et dont l’ingrat terroir de Versailles semblait à jamais privé. La grande pompe, les moulins de Clagny, plus tard les canalisations de Gobrot et de l’abbé Picard, amenant dans la ville nouvelle les eaux des plateaux de la contrée, permettront de réaliser avec abondance tous les effets que souhaitera le Roi. Les plus anciens furent établis au cours de 1666. Les groupes de plomb dorés au pinceau, figures ou scènes de mythologie décorative, commencèrent à orner le centre des bassins et à servir de motif aux jets d’eau ; les frères Marsy furent les premiers à installer le curieux ensemble du Dragon criblé de flèches par des Amours ; et la fête de 1668, la plus célèbre des fêtes de Versailles, montra, dans tout leur éclat, plusieurs de ces « fontaines » qui sont venues jusqu’à nous.

Les descriptions de Versailles commencent à l’occasion de cette fête, et les jardins y sont l’objet d’une admiration unanime. Dans sa Promenade de Versailles, parue en 1668, Mlle de Scudéry guide une belle étrangère parmi les parterres et les rondeaux, lui désignant les heureuses perspectives aménagées partout, s’intéressant aux œuvres d’art posées ou projetées, aux nobles terrasses « bordées de vases de cuivre peints en porcelaine », aussi qu’aux petits bois retirés « propres à la solitude et à la rêverie d’un amant mélancolique ». Voici, comme exemple, ce que dit la romancière du parterre de Latone, où les Marsy n’ont pas encore placé le groupe de la mère d’Apollon métamorphosant les paysans de Lycie, mais qui apparaît déjà ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire le centre ingénieux de toute la composition de Le Nôtre :