L'arTmistice - Gilles Perraudeau - E-Book

L'arTmistice E-Book

Gilles Perraudeau

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Beschreibung

Au chevet d'un artiste mourant, Béranger Milcent plonge dans la vie d'un homme et l'histoire d'un pays...

Béranger Milcent, jeune professeur, se souvient. Sur la route qui le conduit vers un vieil artiste agonisant, le passé ne cesse de ressurgir. Dans la chambre mortuaire, commenceront alors trois journées de rituels funéraires, de souvenirs et d’une longue messe de sépulture. Où l’on découvrira progressivement les secrets d’un homme aussi ardent que discret dans ses manifestations ; d’un époux zélé au milieu de nombreuses figures féminines. Où l’Art et l’Histoire se côtoieront parfois dangereusement. Où quelques secondes tragiques du premier conflit mondial sembleront décider de l’orientation de toute une vie d’homme.

Avec talent, l'auteur mêle art et guerre dans ce récit poignant.

EXTRAIT

Éployée sur le vieux chêne d’une table, j’en avais toute une trâlée. « Mais tu n’avais pas mis un plastique en dessous ! » C’était ma pointilleuse mère qui ne manquait jamais de surgir.
Je me souviens. Donc encombrant la table de Môman — au fond d’une souillarde ! — toute une trâlée de photos sur ce pays de terre et d’eau. L’alliance de mots semble faire fi de mes prétentions du moment. De trâlées, ici, on connaîtrait plutôt celles de saloperies. Et surtout, de gosses. Je crois me rappeler que trâlée descendrait d’un vieux mot — la traille — qui désignait un filet de pêche. Ce qui me ramène à mon sujet : mes photos. Sur la berge d’un étier, des joncs courbes et brisés ont fulguré des poissons-volants. Là, un agneau se désaltère dans le miroir d’une onde claire. J’ai renversé le cliché cul sur tête. Mais où est le reflet et où se trouve maintenant la bête ? Sur la table précieuse, mes photos commencent à rebiquer aux angles après une journée estivale de séchage. Je les ai tirées dans la nuit.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gilles Perraudeau est né en 1947 à Bois-de-Céné (85) dans un milieu rural. Il a été enseignant en lettres et option théâtre. Il a longuement recueilli et publié la tradition orale du Marais breton-vendéen et du Pays de Retz. On lui doit de nombreuses collaborations chez Geste et l’Harmattan. Il a signé une vingtaine d’ouvrages, tant essais que fictions dont : Gars et filles de l’Ouest (Le cercle d’or, 1986), Les bourrines du Marais nord-vendéen (Séquences, 1988), Quand la mer reviendra (Geste, 1991) L’homme infidèle (Geste 1997), Et Waldeck fit la loi (Théâtre, Sol’air, 2001), La berge aux vierges de Grand-Lieu (Nouvelles, Petit-Pavé, 2004), L’invention du Marais nord-vendéen (Geste, 2006), Contes du Pays de Retz (Geste, 2007), Le printemps des massacres (Durand-Peyroles, 2013), Maraîchins, nous voilà ! (Geste, 2014).

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Table des matières

L’arTmistice

Première journée

Seconde journée

Troisième journée

Du même auteur

Résumé

Béranger Milcent, jeune professeur, se souvient. Sur la route qui le conduit vers un vieil artiste agonisant, le passé ne cesse de ressurgir. Dans la chambre mortuaire, commenceront alors trois journées de rituels funéraires, de souvenirs et d’une longue messe de sépulture. Où l’on découvrira progressivement les secrets d’un homme aussi ardent que discret dans ses manifestations ; d’un époux zélé au milieu de nombreuses figures féminines. Où l’Art et l’Histoire se côtoieront parfois dangereusement. Où quelques secondes tragiques du premier conflit mondial sembleront décider de l’orientation de toute une vie d’homme.

Gilles Perraudeau est né en 1947 à Bois-de-Céné (85) dans un milieu rural. Il a été enseignant en lettres et option théâtre. Il a longuement recueilli et publié la tradition orale du Marais breton-vendéen et du Pays de Retz. On lui doit de nombreuses collaborations chez Geste et l’Harmattan. Il a signé une vingtaine d’ouvrages, tant essais que fictions dont : Gars et filles de l’Ouest (Le cercle d’or, 1986), Les bourrines du Marais nord-vendéen (Séquences, 1988), Quand la mer reviendra (Geste, 1991) L’homme infidèle (Geste 1997), Et Waldeck fit la loi (Théâtre, Sol’air, 2001), La berge aux vierges de Grand-Lieu (Nouvelles, Petit-Pavé, 2004), L’invention du Marais nord-vendéen (Geste, 2006), Contes du Pays de Retz (Geste, 2007), Le printemps des massacres (Durand-Peyroles, 2013), Maraîchins, nous voilà ! (Geste, 2014).

Gilles Perraudeau

L’arTmistice

Roman

ISBN : 978-2-37873-019-2

Collection Blanche

ISSN : 2416-4259

Dépôt légal : janvier 2018

©couverture Ex Aequo

© 2018Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Première journée

Éployée sur le vieux chêne d’une table, j’en avais toute une trâlée. « Mais tu n’avais pas mis un plastique en dessous ! » C’était ma pointilleuse mère qui ne manquait jamais de surgir.

Je me souviens. Donc encombrant la table de Môman — au fond d’une souillarde ! — toute une trâlée de photos sur ce pays de terre et d’eau. L’alliance de mots semble faire fi de mes prétentions du moment. De trâlées, ici, on connaîtrait plutôt celles de saloperies. Et surtout, de gosses. Je crois me rappeler que trâlée descendrait d’un vieux mot — la traille — qui désignait un filet de pêche. Ce qui me ramène à mon sujet : mes photos. Sur la berge d’un étier, des joncs courbes et brisés ont fulguré des poissons-volants. Là, un agneau se désaltère dans le miroir d’une onde claire. J’ai renversé le cliché cul sur tête. Mais où est le reflet et où se trouve maintenant la bête ? Sur la table précieuse, mes photos commencent à rebiquer aux angles après une journée estivale de séchage. Je les ai tirées dans la nuit.

— Honoré n’est pas bien ! Lucile vient de nous faire prévenir par Nan-nand ! Je saute au Plessis !

C’est mon père qui vient d’entrer brutalement par la porte de derrière.

Honoré et nous, les Milcent, ça a toujours été une vieille histoire d’affaires et d’affection, un entrelacs de soutiens réciproques. Je te fais ci, tu me fais ça. Jusqu’à s’être enfin rendus bien inutiles les uns aux autres. Et finir par se voir juste pour se voir. Les Milcent : on a hérité d’un patronyme à l’effectif aussi pléthorique que les hordes de rats musqués colonisant ces lieux. Pour nous distinguer des Milcent-goret et des Milcent-la moule, nous sommes les Milcent-les sous ! Un patronyme que, à défaut de le pouvoir gommer, mon père n’a eu de cesse de le vouloir auréoler en lui adjoignant un titre, quelque chose comme « maître », « docteur » ou « professeur ». C’est le premier qu’il a réussi à décrocher.

Je ramasse ma trâlée de photos. Honoré les verra-t-il un jour ? Je pars. Mon père est déjà rendu. De Saint-Philibert à Sertaine, la route tire un trait tout droit sur le vieux socle primaire qui affleure ici et lève le nez vers l’écharpe verte de la Dune, là-bas. Entre cet éperon et l’écharpe, une terre emmaillée comme un filet, lacérée, couturée, craquelée et dont le couchant va allumer le vif-argent des fossés et redessiner le modeste bossuage : le Marais. Enfin le Plessis-Mingot, acagnardé sous ses tilleuls et ses marronniers. Ici, on parle souvent de l’étale de la marée. Moi, j’appliquerais bien le mot à cette demeure. Malgré son étage, elle est posée au sol, y prend ses aises, s’ébouse comme une poire molle, s’élargit avec nonchalance, s’arrondit lascivement aux angles et s’appuie sur des jambes de force que festonnent de belles bouillées d’hortensias bleus. À la verticalité conquérante du 18ème siècle surmontée de gâbles et de pinacles ostentatoires, le Plessis-Mingot oppose son horizontalité sereine et jouisseuse. Hédoniste : c’est tout Honoré, ça ! L’entrée du logis, maintenant : double porte de guingois surmontée d’une imposte. Jambages de pierres blondes comme des pains de ménage : le calcaire voisin de Sertaine. La boucharde d’un tailleur y a laissé une date : 1743. Et ce qui semblerait être un triangle : la voile d’un navire, peut-être ? Les Mingot étaient des armateurs nantais qui avaient contribué à colorer de noir la toute jeune Amérique. Dans l’église de Saint-Philibert, arborant leurs noms et armoiries, un vitrail qui leur a servi de monnaie d’échange contre un billet de groupe pour voyager en classe-confort dans l’éternité. Ils en avaient bien besoin.

Pas un mois, pas une semaine peut-être, à partir de l’année 60, sans que nous ne vinssions, mes parents, ma sœur et mon frère, faire notre visite chez les Dupuis, au Plessis-Mingot.

***

— Bonjour à la compagnie !

C’est Lucile sur le pied de guerre, depuis une belle heure, mais feignant la surprise, qui nous accueille. Privilège des familiers, nous avons négligé la porte de 1743 et fait le tour par-derrière. Nous sommes à la porte du plein sud, celle qui reste toujours ouverte, sauf un jour de grand vent à dérouler les nœuds.

— Alors je me disais, ils vont pas venir ! poursuit Lucile en tendant la joue.

— On ne vous ferait pas ça, voyons !

Emma, la servante — une fausse servante — ne tarde pas à pointer son long nez.

— Dame ! Je me demandais : c’est-il pas eux qui sont arrivés ?

Et bise que je te rebise ! Sur un bout de joue, près d’un poil qui danse sous l’oreille, dans rien du tout. La bouche ne baise pas, les bras n’embrassent pas. Une sensualité de carême où la répétition tente vainement de racheter des effleurements maladroits et retenus. C’est quatre fois dans ce pays faussement bisou.

— Eh bien, vous avez amené le soleil aujourd’hui ! reprend Lucile.

— Oh ! Il y avait quand même une belle gelée blanche, à matin ! rappelle Emma avec cet air de gravité dont elle ne se départit jamais.

Sagesse profonde ou sensibilité mal étalonnée, le baromètre de ses émotions manque totalement d’amplitude entre le petit bobo et la mort d’homme, une poussée de doryphores dans les patates et l’invasion teutonne. Sur le seuil de la maison, les propos météorologiques constituent le prélude obligé à ces rencontres. La seconde étape de la rencontre, et qui en constituera le corps même du sujet, abordera une question fondamentale : comment va le Monde ? Lequel commence au seuil du Plessis et s’arrête là-bas à la Dune.

Mais voici Honoré qui arrive, traînant la savate et tout nimbé de fumée.

— Ah ! Ils sont venus, ils sont tous là… chantonne-t-il, parodiant Aznavour qui ne cesse de bêler dans le poste en cette année 1963.

Et bise que je te rebise à nouveau avec Pôpa et Môman. Il s’approche de nous et s’enquiert de notre travail scolaire en fourrageant dans nos tignasses.

— Alors elle est rentrée, cette règle d’accord du participe passé à la forme pronominale ?

Mon frère Aubin — mon aîné, mais resté néanmoins avec moi dans le même cours — a le regard fuyant. Je rassure Honoré. Il nous tarde de nous entendre dire que nous pouvons filer dans le jardin. Nous y attend, sous un toit conique, une terrasse ceinte d’un balustre métallique à rinceaux très Art Nouveau. C’est notre passerelle de navire avec son bastingage. Les deux moussaillons s’y appuieront face à la mer immense du Marais. Honoré se tourne vers notre grande sœur à la grande crinière. Va-t-il encore lui demander si elle a fini le troisième mouvement du Quatuor pour cordes en sol mineur de Debussy ? Non ! Il s’extasie devant le nouveau collier d’Héloïse.

Sur le tulle noir bien tendu au-dessus de sa jeune poitrine, une croix de Jésus qui brille, nichée dans un val qui doucement ploie sous le pouce et l’index d’Honoré. Le vide ou la rondeur souple de la chair ? Une chose nous a bien mis en émoi et nous travaille depuis quelque temps : notre sœur aurait des seins ! Bien perceptibles à l’œil nu, comme ces montagnes que, pendant l’été, nous avons vues. Aussi les avons-nous appelés, ses seins : Mont-Blanc et Mont-Dore. Cela manque juste d’un peu de pertinence plastique avec la confusion dans les ères géologiques et la juxtaposition de profils montagneux aussi différents. Mais ces métaphores hardies nous enchantent. Et c’est comme deux sésames inlassablement répétés et annonciateurs de la belle à chaque fois que nous entendons son pas pétillant venant de la pièce voisine. Honoré tient enfin la croix entre ses doigts.

— Dis-moi, elle est très originale avec ses extrémités pattées…

— C’est mérovingien ! répond notre savantissime sœur de quinze ans.

Notre sœur Héloïse. Elle est enchâssée dans l’argenterie, sertie dans la ferraille, caparaçonnée de quincaillerie. C’est la fille aux bijoux : son solitaire — du gros toc, quand même ! — jamais esseulé, le ras-du-cou doublé d’un sautoir, des anneaux olympiques aux oreilles. Et je n’oublie pas les chevilles. Ah ! Les chevilles. Une enfilade de petits cercles — là, on ne peut pas dire colliers ou bracelets — qui, au-dessus des deux tétons pointés de ses chevilles, grimpent sur le mollet comme sur des cous de femmes-girafes. Pour nous, Héloïse est la copine de Babifer dont nous lisons les aventures hebdomadaires dans Bayard, le journal des enfants édité par la Bonne Presse, forcément catholique. Nous appelons donc Héloïse : Miss Fer. « Eh ! Miss Fer ! » De sa planète à elle, elle ne daigne pas condescendre à bien vouloir s’abaisser pour répondre à nos agaceries permanentes. Et elle laisse échapper un « pfffttt » méprisant pour ses deux chieurs de petits frangins inusables.

Enfin le « vous pouvez filer » du maître de céans ! Et Lucile, elle, conclut ces prolégomènes d’un « vous n’allez pas rester à la porte, enfin ! » C’est cet instant capital que choisit Nan-nand pour abandonner son poste — il nous avait évidemment vus du fond du jardin où il ne se tient pas le nez sur sa brouette — et venir saluer les Milcent. Nous avions déjà jailli de nos starting-blocks, mais nous rebroussons chemin. Même pas le sens des convenances. C’est que le pittoresque Nan-nand nous plaît beaucoup. Tout à l’heure, il va certainement encore nous proposer un tour de brouette à toute blinde dans les allées.

Nan-nand. Le redoublement de la syllabe a quelque chose de puéril et fait craindre le pire sur l’état de notre homme. Mais le gratifier de quelque simplesse avinée, il ne faudrait pas même une seule seconde y songer. Non, non ! Nan-nand n’est pas neuneu ! Son sobriquet : rien qu’un hypocoristique de Fernand, purement affectueux. Ou presque. Culotte de velours à grosses côtes d’une couleur qui reste à préciser. Un décamètre de ceinture de flanelle enviroillé autour des reins. Des bottes de dix lieues qui font « pliof » à chaque pas. Ainsi empaqueté va Nan-nand quand il n’assume pas en grande tenue sa première et haute fonction de sacristain. La façade rudement dégrossie de notre dignitaire ecclésial paraissait à priori bien mal appariée avec l’attendue finesse de l’emploi ! Mais par ce service d’église, Nan-nand était parvenu à régir, et même affiné, une nature brouillonne et mal équarrie. Sa nature ressurgit cependant quelquefois au fin fond du jardin du Plessis. Il y a été bombardé jardinier en chef, tenant sous sa coupe une centurie composée de pelles de réforme et d’une « beurouette » déhanchée et geignarde. Peu adepte des vertus de l’huile et de la graisse, il adopte à l’endroit de la brouette déficiente une thérapie basée sur le coup de pied botté assorti d’un juron. Mais un juron euphémique et elliptique : « nom de D…! » Comme si la brutale poussée remontée du tréfonds de notre Fernand tout bouillonnant pilait net des quatre fers à l’aplomb de ses lèvres. Une forme d’autocensure ultime et à l’arrache.

Après avoir salué Nan-nand sur le seuil, le vif du sujet peut désormais se mettre en place dans le salon cependant que nous gagnons enfin notre passerelle.

***

J’arrive enfin au Plessis-Mingot. Ici, je suis un peu chez moi. Mes pas me mènent à la chambre d’Honoré. À la tête du lit où il repose, mon père se tient déjà près de Lucile. La grande Elizabeth Derruyes, aussi. Je m’étonne que René Augizeau — celui que Honoré appelle son « parsonnier de peinture » (il y a là-dedans une vieille idée de camaraderie intellectuelle) — soit déjà arrivé de Saint-Jean. Peut-être était-il de passage avant que ne s’aggrave l’état de son ami ? Ou la prescience de l’inéluctable ? Je tiens embrassée la petite Lucile qui se presse contre moi. Pas de rétention charnelle, cette fois. Un abandon enfin. Une blancheur diaphane dans cette chambre comme une coulée de lait qui l’a enfondue au couchant. De derrière le fût échevelé d’un palmier, face à la double porte que Emma a laissée entrouverte, un rai de soleil gicle tout à coup. Qui tranche le visage d’Honoré. Comme sur mes photos dans la journée. La paupière d’Honoré frémit. Tenterait-il de tourner sa face blême et pourtant étonnamment placide vers cette clarté brutale ? Sa lèvre a un rictus. Lucile est stupéfaite.

— Le contrevent ! murmure-t-elle à Emma.

Un ressort bandé qui se détend de toute la vivacité de ses quatre-vingt-cinq années : la grise Emma court comme « un » souris sur le parquet souffrant. Le volet tiré jette une chape sombre sur le lit. Mais Lucile a déjà lu le visage de son mari.

— Non ! Laisse donc ouvert.

— Dame, c’est pas possible : il s’est revenu à lui ! fait la servante.

L’ombre du jardinier botté traverse soudain la chambre. Il vient de faire son ambassade à Saint-Philibert où tout à l’heure, en venant, je l’ai aperçu à la porte du curé et des bonnes-sœurs.

— Qu’a dit le docteur Blaizeau ? dis-je à mon père (ce n’est pas ma mère qui soigne Honoré, mais elle assure des contre-visites à titre gracieux et amical sans trop égratigner son collègue, histoire de ne pas troubler Honoré)

— Voir le curé Cottereau, me répond-il, d’une moue résignée.

Au travers des longs voiles de tulle, la lumière est à nouveau sur le visage d’Honoré. Par les carreaux, l’ombre portée d’une branche agitée par le vent du soir lui redonne quelque mobilité. Le ballet d’Emma cesse. Plantée toute droite, elle a repris sa place au pied du lit, apointuchant sa bouche qui sans cesse babinote. Sur son tablier, elle joint les mains en un geste coutumier qui tient davantage de la quiète résignation que d’une prière douloureuse. Lucile garde ses yeux attachés aux lèvres de son mari. Sa main est posée sur l’avant-bras de celui-ci. Ce sont les deux mêmes visages que sur le tableau accroché juste au-dessus à la tête du lit.

Autoportrait 1966. Lucile, entre deux âges alors, la main sur l’épaule de son mari assis au chevalet. Elle le regarde. À moins que ce ne soit le tableau qu’elle fixe, mais je ne le crois pas. Son regard semble à la fois effacé et étonnamment tutélaire ; sa présence discrète et néanmoins protectrice. Lui, tout à son œuvre apparemment, paraît possédé par cette présence dans son dos d’une épouse bienveillante. Pareil à l’enfant s’aventurant sur le gué incertain et bouillonnant sous le regard d’un ange (c’est une image désuète — un « cadre » — que je retrouve encore dans la salle à manger d’une de mes tantes de Sertaine). Ou semblable à Dante, l’artiste exalté qu’accompagne Béatrix aux lisières troublantes de la création.

Honoré laisse entendre un long râle rauque. Son visage fléchirait-il à nouveau vers la lumière ?

— Ouvre donc les rideaux ! fait Lucile à Emma.

La lumière crue baigne encore davantage le visage de l’homme. Lucile va poser la main sur le front de celui-ci quand elle voit se crisper les doigts du mourant — un appel ? — et s’ouvrir sa paume moite pour accueillir la sienne. Pendant soixante années communes, Honoré avait-il pu jamais recevoir sans un frémissement tout neuf dont le flux inonderait ses prochaines toiles, le plus ténu murmure des doigts de Lucile ? La vie résiste dans ce dernier sursaut. Honoré se laisse submerger par cette main dans la sienne. Et par cet éclat, venu de la porte du couchant, sur ses yeux clos. Des décennies durant, il n’avait cessé de les remplir des choses de la Création. Je mesure alors combien cette obsession de la lumière a toujours habité Honoré bien au-delà de ses toiles, au tréfonds de lui-même et aux confins de la conscience à l’ultime instant. Et maintenant il lui semble, si près d’être à jamais dépossédé de ces choses, les sentir encore plus fortement. Parce que la lumière qui les avait jadis auréolées, parce que la petite main qui les lui avait tant de fois désignées entrent maintenant en lui comme une marée infinie. Cette lumière tant cherchée, la quête d’une autre Lumière à venir ?

Il est dit quelque part dans les Évangiles que les chrétiens sont des « fils de la lumière ». Mon index des Notions théologiques pour tous me renvoie à ce texte d’un inconnu pour moi, Clément d’Alexandrie : » Duciel, la lumière a brillé pour nous qui étions dans les ténèbres et emprisonnés à l’ombre de la mort. Recevons la lumière afinde recevoirDieu. Recevons la lumière et devenons les disciples du Seigneur ». Honoré avait tenté de m’expliquer un jour que, après avoir ressuscité d’entre les morts, nous serions tous avec notre vêtement de lumière. Hyper blanc, quoi ! Au coude à coude, au corps à corps, au cœur à cœur ! Quelques milliards de milliards d’élus dont, en dépit de l’absence évidente d’un matricule — notre idée d’une éternité s’accommode mal en effet d’un anonymat concentrationnaire chiffré ! —les identités individuelles seraient néanmoins préservées et reconnues. Trop fort ! Au fait, supportons-nous bien l’idée de l’éternité et d’un jour sans fin, l’idée vertigineuse d’un temps qui n’en finit pas de ne pas finir ? Exaltant ? Non ! Carrément effrayant ! Enfant, cela me collait une panique du diable. Je me souviens avoir passé des heures interminables à tenter de comprendre — et circonscrire ! — cette éternité ! Alors j’admets volontiers que l’on puisse préférer le fini bien fini. Le béton. À bas l’éternité ! Vive le rien du tout. Avec Honoré, il nous était arrivé de tenter d’évoquer cette éternité débarrassée de notre temps d’ici-bas et de ses mornes longueurs.

Dans cette chambre aux murs d’ancien musée, une toile, toute petite, m’accroche l’œil, d’un coup là-bas. Parce que c’est le moment pile, sans doute. Près des berges d’un grand fleuve, une longue façade blanche que festonne une glycine torse et noueuse. J’en aurais le goût du pistil sur le bout de la langue ! Au premier plan, sur cette rive sans âge, entre deux saules qui font le gros dos, le couchant fait une coulée de lumière. Un jour, Honoré m’avait dit qu’il entrerait dans l’éternité par cette porte : c’est la maison de son enfance, près de Paris, sur l’île du Mineau, à Poissy. Certes il n’y retournera pas mourir, mais c’est bien dans cette même lumière qu’il partira aujourd’hui. Il me disait cela il y a peu, au fond du jardin, sur notre passerelle face au Marais.

***

Un soir du dernier juillet. Honoré me demande qu’à la fraîche, je sorte son fauteuil sur la terrasse au fond du jardin.

— Mais tu ne crois pas que ça va te faire du mal ?

C’est Lucile toujours en peur. Et Emma qui surenchérit :

— Dame, faisez attention au serin !

Rien à voir avec l’oisillon jaune de la cage. Dans serin, il y a soir. La servante veut parler de cette fraîcheur de l’air du crépuscule qui, tombant sur la terre encore tiède du jour, y dépose des myriades d’imperceptibles gouttelettes. Et quand les ménagères se hâtent vers leur fer filé y décrocher le linge, la patiente Emma, elle, l’y tient en sursis, attendant du serin qu’il anticipe son repassage, fasse la pattemouille et assouplisse ses torchons tout rêches encore du soleil de la journée. Honoré me lâche un regard et une moue complices, du genre : « laisse-les donc causer ! » Lucile et Emma repartent alors vers la cuisine d’où la servante ressort en brandissant un plaid « pour mettre sur les épaules ! » J’apporte le fauteuil dans lequel se glisse Honoré. Moi, je pose les fesses sur le bastingage. Par-dessus l’épaulement de la muraille, nous regardons sur le Marais jauni de l’été et la Dune verte le couchant s’éteindre lentement. La cloche de Saint-Philibert bat les neuf heures. Après une longue inspiration grinçante :

— Béranger, tu auras des photos à me montrer bientôt ?

En réalité, je patauge lamentablement et pourtant j’assure Honoré du contraire. Sa respiration reprend un flux plus régulier et ses yeux s’éclairent dans son visage trop blanc.

— Les Milcent ! ...après…vous vous occuperez bien de mes femmes, hein ?

Mes femmes ! Ce qu’il m’a lancé avec la gravité que le sujet impose glisse sur cette pirouette finale. Mes femmes ! Honoré est avare de mots et nous fait souvent du recel de sentiments. De la rétention chronique d’affectivité. Et quand celle-ci parvient à s’échapper, par mégarde ou par nécessité, il la lui faut alors bien vite masquer ou habiller de fantaisie à la chute. Un sourire suffit pour répondre à sa demande. Je fais de la rétention de mots, moi.

— À côté du pick-up dans l’atelier, il y a deux disques. Tu ne mettras pas la Sixième symphonie