L'audition du docteur Fernando Gasparri - Giuseppe Santoliquido - E-Book

L'audition du docteur Fernando Gasparri E-Book

Giuseppe Santoliquido

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Beschreibung

Bruxelles, été 1932. Alors que des mouvements de grève mettent le pays sens dessus dessous, le docteur Fernando Gasparri reçoit les Guareschi, un couple de jeunes exilés originaires de la même région que lui en Italie. Entre le médecin et ses patients, des trajectoires analogues et des souvenirs communs tissent des liens affectifs. Jusqu'au jour où débarque Oreste, le frère cadet de Madame Guareschi, qui a fui l'Italie fasciste dans des circonstances troubles. Dès lors, la destinée du paisible docteur Gasparri s'engage sur des rails aléatoires. Il se trouve amené, bien malgré lui, à sonder sa conscience. Et à agir, à faire des choix. Jusqu'au dernier, essentiel. L'audition du docteur Fernando Gasparri voit s'entremêler les questionnements d'un homme entre deux âges, et ceux d'une époque secouée par la montée de l'extrémisme, les troubles sociaux, la peur de l'altérité. Tous deux, l'homme et son temps, vont être amenés à choisir. Et du choix de l'un dépendra le sort de l'autre.


À PROPOS DE L'AUTEUR 


Giuseppe Santoliquido est un écrivain belge. Spécialiste de politique et de culture italiennes, il collabore avec de nombreux médias belges et étrangers. L’été sans retour, son quatrième roman (2021), paru chez Gallimard, a été encensé par la critique francophone. Intervenant régulièrement en librairie et en bibliothèque, ils est le fondateur et l’animateur du Prix de l’Ecrit Citoyen dans les établissements scolaires de la Province de Liège.

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I

Le docteur Gasparri déclara avoir fait la connaissance de la famille Guareschi au début du mois de juillet. Un mois de juillet comme on en avait plus connu depuis des lustres, chaud, ensoleillé, avec un ciel flamboyant de jour comme de nuit. À cette époque, le docteur Gasparri menait une étude sur les dangers industriels du sulfure de carbone, une étude scientifique dont la portée s’annonçait considérable. Et si son collègue, le docteur Desforgues, était en charge de la coordination des recherches, c’était lui et lui seul qui traitait de l’ensemble des examens cliniques.

Aussi, en ces beaux jours d’un été qui faisait miroiter la ville sous un soleil chatoyant, lui, Fernando Gasparri, médecin généraliste à Bruxelles, passait le plus clair de son temps dans son cabinet de travail du vingt-six de la rue de la Tulipe à ausculter, analyser, compiler sans relâche le fruit de ses nombreuses consultations. Le docteur Gasparri précisa toutefois que cette situation ne le gênait pas le moins du monde, bien au contraire, car depuis qu’il était veuf et qu’il vivait seul avec Leandra, sa vieille sœur à demi-impotente, le travail était devenu pour lui le seul moyen de se raccrocher à la vie, la seule manière de ne pas s’abîmer dans la douleur qui avait suivi la perte de sa Louisa.

Il semble pourtant que cette étude sur le sulfure de carbone, le docteur Gasparri s’y était lancé un peu malgré lui, pour ne pas dire à contrecœur. Tout avait commencé au Café des Argonautes, son souvenir à cet égard était encore très net. En ce temps-là, le Café des Argonautes était un restaurant d’intellectuels. On y croisait des professeurs d’université, des fins lettrés, des artistes renommés, autrement dit la fine fleur de ce qui comptait alors dans le quartier. Et c’est précisément pour cette raison, parce qu’ils appréciaient d’être entourés de gens cultivés, que le docteur Gasparri et le docteur Desforgues aimaient s’y retrouver de temps à autre pour déjeuner.

Ce jour-là, ils prirent place à leur table habituelle, près des hautes fenêtres donnant sur l’avenue de la Couronne. Ils commandèrent le plat du jour, du saumon en papillote qu’on leur servit avec de l’aneth et du jus de citron, et commencèrent de manger en parlant de choses et d’autres, comme on le fait de coutume entre amis, jusqu’au moment où le docteur Desforgues posa ses couverts de part et d’autre de son plat, essuya ses lèvres à l’aide d’une serviette de papier et prononça les mots suivants : « Mon cher Fernando, j’ai besoin de vous pour un travail de confiance. L’université, ou plutôt mon département, vient d’être chargé de mener une étude sur les différentes formes d’intoxication en milieu industriel. C’est une mission de la plus haute importance, qui peut avoir des répercussions considérables sur les conditions de travail du monde ouvrier. Pour la mener à bien, j’ai besoin d’être secondé de personnes compétentes, de personnes de confiance ; c’est donc tout naturellement que j’ai pensé à vous, Fernando, et je compte bien que vous acceptiez ma proposition. »

Comme à son habitude, le docteur Desforgues s’était exprimé avec assurance. Depuis toujours, le docteur Gasparri admirait l’aisance oratoire de son ami, sa capacité à aller à l’essentiel, à cibler avec précision le cœur d’un sujet. Il ne fut donc pas surpris de l’entendre développer en quelques mots les tenants et aboutissants de la recherche, insister avec minutie mais aussi limpidité sur les délais à respecter pour constituer un échantillon représentatif de la population à étudier. Quelle fut la réaction du docteur Gasparri à la proposition de son ami ? Dans un premier temps, il ne prononça pas le moindre mot. C’est que depuis son plus jeune âge, il avait une nature réfractaire à toute forme de nouveauté, avoua-t-il, une nature dont l’habitat originel avait toujours été la routine, une routine faite d’habitudes et de petits automatismes, et la seule perspective de s’en évader, de s’aventurer en dehors d’un cadre quotidien rigoureusement balisé par cette routine le rendait fébrile. De sorte que plus le docteur Desforgues le pressait d’accepter sa proposition, plus il entendait les battements de son cœur monter en volume, plus il sentait la transpiration perler sur son front, se précipiter le long de son échine – bref, plus il perdait de sa contenance.

Aussi se contenta-t-il de bredouiller qu’il regrettait, oui, il regrettait, mais une étude aux implications importantes pour le monde ouvrier, voilà qui était affaire trop grande pour lui – lui qui n’était somme toute qu’un simple médecin de quartier, un médecin auquel ses patients, à qui il se dévouait entièrement – corps et âme – suffisaient amplement. Il prononça ces mots machinalement, sans se soucier de leur portée précise, comme on le fait pour les expressions consacrées.

« Je m’étonne, mon cher Fernando, qu’un fervent catholique comme vous veuille limiter les bienfaits de l’âme à ses seuls patients, objecta toutefois le docteur Desforgues. C’est un peu comme si vous preniez une boîte de carton et que vous disiez : Voilà, cette boîte contient toute la bonté de mon âme, c’est une quantité finie, limitée à ce volume précis ; je dois donc me montrer économe et n’en prélèverai qu’une petite dose chaque jour à l’unique profit de mes patients, sinon je risque de tomber à court ! Ça ne fonctionne pas de cette manière, mon cher Fernando, la bonté de l’âme est infinie, vous le savez aussi bien que moi, et la raison de son infinitude est simple : elle nous est transmise par un Être infiniment bon ! »

À ce stade de son audition, le docteur Gasparri voulut apporter la précision suivante : depuis la mort de Louisa, un certain nombre de questions lui trottaient dans la tête. Des questions douloureuses, de nature philosophique ou religieuse, il ne savait trop comment les qualifier. Toujours est-il qu’elles portaient sur des sujets auxquels il n’avait jamais réfléchi auparavant, comme par exemple la nature du mal, de la souffrance, leur nécessité sur terre, ou encore l’existence d’un dessein divin qui régirait l’ensemble des choses d’ici-bas. Ces questions le tourmentaient au point qu’il sentait peser sur ses épaules une sorte d’inquiétude mal définie, diffuse, sournoise, dont il parvenait difficilement à se débarrasser. Voilà peut-être pourquoi il se montra ce jour-là particulièrement sensible aux arguments du docteur Desforgues et qu’en fin de compte, il finit par accepter de prendre part à son étude sur le sulfure de carbone : « Bien, acquiesça-t-il, c’est entendu, vous pouvez compter sur moi. »

Quand ils furent tombés d’accord, tous deux commandèrent un café bien tassé qu’ils burent d’une seule gorgée. Ils réglèrent l’addition, puis quittèrent le restaurant pour aller se dégourdir les jambes sur l’avenue de la Couronne. C’était une belle avenue aux trottoirs propres et parés de tilleuls en fleurs, avec des devantures fournies et colorées qui ravissaient l’œil des passants. Ils se baladèrent avec d’autant plus de plaisir qu’une brise légère en provenance du parc attenant au cimetière voisin emplissait l’atmosphère d’une douce odeur de freesias. Combien de temps marchèrent-ils ainsi, côte à côte, soupesant au plus près les détails de leur future collaboration, cela le docteur Gasparri ne pouvait se le remémorer. Il se souvint par contre qu’avant de prendre congé, le docteur Desforgues posa une main sur son épaule et dit : « Vous avez pris la bonne décision, Fernando, et je n’ai aucun doute : vous serez à la hauteur de la tâche qui vous attend. En outre, vous verrez, cela vous changera du train-train habituel de vos patients. »

On était alors aux premiers jours du mois de juillet de l’an mille neuf cent trente-deux et, toujours d’après le docteur Gasparri, Monsieur et Madame Guareschi se présenteraient à son cabinet moins d’une semaine plus tard.

 

 

II

Il s’avéra que ce jour-là, le jour de la venue des Guareschi, était un jour de grève. Ou, pour être plus précis, le docteur Gasparri déclara que, ce matin-là, des manifestants brandissant des pancartes avec l’inscription Solidarité pour les mineurs du Levant passèrent sous ses fenêtres.

Le docteur Gasparri précisa qu’en ce qui le concerne, le passage des manifestants ne fut pas une surprise. Non pas qu’il s’intéressât à l’actualité et à ses soubresauts dont il n’avait, à vrai dire, qu’une connaissance fort distraite, mais la veille au soir, alors qu’il écoutait une émission musicale à la TSF en compagnie de Leandra, un communiqué officiel annonça l’itinéraire de la manifestation. Pour le reste, hormis la présence sous ses fenêtres des manifestants et de leurs pancartes, il ne pouvait déclarer grand-chose de plus sur le contexte de l’époque, sinon des considérations d’ordre purement général, qu’il tenait d’ailleurs pour la plupart de ses patients.

Quels types de considérations ? Par exemple, que le climat social était alors à l’agitation, en raison des nombreuses fermetures d’usines et des baisses de salaires des dernières semaines ; ou encore le fait que les forces de l’ordre étaient sans cesse sur le qui-vive, qu’elles intervenaient le plus souvent avec force et fermeté, comme quelques jours auparavant à La Louvière, où elles avaient dispersé une bonne centaine de manifestants en chargeant au sabre.

C’était à peu près tout ce que le docteur Gasparri pouvait déclarer sur le sujet, précisa-t-il. Et pour en revenir à ce matin-là, ce fut précisément à cause de cette manifestation de soutien aux mineurs du Levant que Monsieur et Madame Guareschi se présentèrent à son cabinet avec plus d’une demi-heure de retard sur l’horaire convenu.

Madame Guareschi était une jeune femme au teint pâle, à la silhouette menue, avec de grands yeux écarquillés en forme de cerise. Elle avançait en donnant le bras à son mari, la tête basse, les épaules en arc de cercle. Le docteur Gasparri déclara qu’il n’eut aucun mal à diagnostiquer l’intoxication au sulfure de carbone, tant les symptômes lui parurent évidents, de sorte que l’examen clinique fut relativement bref. L’anamnèse, quant à elle, livra les informations suivantes : Francesca Guareschi était née d’un père et d’une mère bien portants, elle ne présentait donc aucun facteur héréditaire lourd. Entrée dans une fabrique d’objets en caoutchouc à l’âge de quatorze ans, elle y était restée jusqu’au jour de son mariage, cinq ans plus tard, avec un dénommé Giulio Guareschi, un vernisseur de dix ans plus âgé qu’elle. Elle avait ensuite travaillé dans une manufacture de fil de soie avant d’exercer la profession de gonfleuse de ballons, profession qu’elle occupait encore le jour de sa visite au cabinet.

Le docteur Gasparri consigna ces renseignements dans un carnet ad hoc, formula les recommandations d’usage puis, quand la consultation fut terminée, raccompagna Monsieur et Madame Guareschi jusqu’au rez-de-chaussée. Il procédait de la sorte avec tous ses patients, releva-t-il, même si à chaque fois, en raison de sa timidité naturelle, il devait se forcer pour faire la conversation en descendant les marches de l’escalier.

Qui évoqua ce matin-là en premier lieu l’Italie, l’exil, la nostalgie ? Le docteur Gasparri ? Demanda-t-il : « Guareschi, si je ne m’abuse, c’est un nom du sud, non ? » Ou alors Monsieur Guareschi : « Si je peux me permettre de vous poser la question, Docteur, depuis combien de temps vivez-vous en Belgique ? »

Le docteur Gasparri déclara qu’il ne pouvait se souvenir de ce détail avec précision et, qu’au fond, cela n’avait guère d’importance ; le fait est qu’à un moment donné de la conversation (cela, il s’en souvenait parfaitement), Monsieur Guareschi annonça que, pour sa part, il venait d’un petit village de la partie méridionale du Latium. « Entre Rome et Naples, spécifia-t-il, un patelin d’un millier d’âmes à peine, accroché à flanc de montagne et sans la moindre industrie dans les parages, entouré seulement de pieds de vignes et d’oliviers. » Il ajouta : « D’ailleurs, si la population continue de partir pour les grandes villes, il ne restera bientôt plus personne et le village finira par disparaître, faute d’habitants pour le peupler ! »

Le docteur Gasparri déclara que ces mots à peine prononcés, la cage d’escalier s’emplit d’un grand silence. Et que lui, Fernando Gasparri, le cœur plein d’émotion, se révéla incapable de prononcer le moindre mot. Le village perdu dans les montagnes du Latium dont parlait Monsieur Guareschi se trouvait à portée de fusil de celui qui l’avait vu naître lui un demi-siècle plus tôt, et qu’il avait ensuite quitté dans des conditions qu’il aurait été trop long d’évoquer dans le cadre de son audition. Toujours est-il qu’à ce moment précis de sa rencontre avec les Guareschi, des images jaillirent en grappe de sa mémoire, lui inondèrent le cœur et l’esprit, d’abord par fragments, par ébauches de saynètes collées les unes aux autres dans une logique qui leur était propre et sur laquelle lui, Fernando Gasparri, n’avait aucune emprise : le vert métallique d’un olivier baigné par le soleil, le rouge des tomates séchant par rangées sur des claies de roseaux, le couinement hésitant d’une carriole entassée de paysans aux visages durs de vieux peaux-rouges, des femmes avec des coiffes en forme de coquillage traversant des chemins boueux assises en amazone sur de vieilles mules brayantes. Ces images, et d’autres encore, se succédaient pêle-mêle dans son esprit, projetées en allers et retours fulgurants de la mémoire au cœur, du cœur à la mémoire et, en quelque sorte, tout se passait comme si les quelques mots qu’avait prononcés Monsieur Guareschi relevaient d’une formule magique, comme s’ils l’avaient envoyé bien loin au-delà du lieu et du moment où il se trouvait, à des milliers de souvenirs du vingt-six de la rue de la Tulipe.

Combien de temps dura le voyage que fit ce matin-là le docteur Gasparri en lui-même ? Une seconde, une minute, plus encore, qui sait ? Le fait est qu’au bout d’un moment plus ou moins long, il revint à lui, il s’efforça aussitôt de reprendre le contrôle de ses émotions car, après tout, il était le docteur Fernando Gasparri, médecin généraliste renommé, et il se trouvait en compagnie d’un patient, il se devait donc de faire bonne figure. Il tira alors un mouchoir hors de la poche intérieure de sa veste, s’épongea le front, puis demanda à Monsieur Guareschi s’il avait des nouvelles récentes de leur région car, releva-t-il, pour ce qui le concernait, il n’en avait plus reçu depuis un bon moment.

Monsieur Guareschi répondit que non, malheureusement, lui non plus ne disposait pas de nouvelles récentes de la région, sinon celles concernant l’arrestation par les fascistes d’une centaine de paysans qui avaient tenté de reformer un syndicat agricole dissout par le régime. Monsieur Guareschi livra cette information sans autre forme d’explication, telle qu’elle lui avait été rapportée par le frère de sa femme, précisa-t-il, un dénommé Oreste, qu’il hébergeait depuis son arrivée d’Italie avec un de ses amis.

Le docteur Gasparri ne chercha pas à approfondir le sujet, ne posa pas de question particulière. Peut-être était-il encore en proie à ses émotions, peut-être les images de son passé lui brouillaient-elles encore l’esprit ou, plus simplement, l’information n’avait-elle, à ses yeux, pas le moindre d’intérêt. Il est d’ailleurs vraisemblable qu’il rétorqua une phrase du type : « Tout cela est bien triste » ; ou : « C’est regrettable d’en arriver là. » Bref, il ne releva pas le mot. Il tendit par contre sa carte de visite à Monsieur Guareschi et dit : « Si l’état de Madame Guareschi se dégrade, n’hésitez pas à m’appeler, les complications dans les cas d’intoxication au sulfure de carbone peuvent être très sérieuses. » Puis il ajouta d’un air grave : « Elle ne peut reprendre le travail sous aucune condition, j’insiste, sous aucune condition, nous sommes entendus ? » Monsieur Guareschi acquiesça d’un léger hochement de la tête et le docteur Gasparri les observa s’éloigner lentement, bras dessus bras dessous, en direction d’une place de la Tulipe scintillante de chaleur.

Le docteur Gasparri déclara qu’après avoir gravi deux à deux les marches de l’escalier pour rejoindre son cabinet, le souffle lui manqua. Les vêtements lui collaient comme une seconde peau, tiède et humide. Il ôta sa chemise, s’épongea le torse, la nuque, les aisselles. Il se posta ensuite face au miroir, s’observa un long moment, de face puis de profil, passa à plusieurs reprises le plat de la main sur son ventre flasque et relâché, comme s’il voulait prendre la mesure exacte de son déclin physique. Il ressentit de la tristesse, de la tristesse pour lui-même, pour ce qu’il était devenu : un gros bonhomme flasque et ramolli, qui ne faisait rien d’autre que travailler, travailler et encore travailler, sans autre centre d’intérêt que ses patients ; un gros bonhomme incapable de monter une volée d’escalier sans haleter comme un chien en fin de vie. Et il eut soudain envie de pleurer. Alors, comme souvent dans pareil cas, il se parla à lui-même. Il dit : « Si ma Louisa, si mon petit ange était encore de ce monde, jamais elle n’accepterait que je me laisse aller de la sorte. Non, jamais. » Et comme pour chasser de son esprit des souvenirs trop douloureux, il soupira bruyamment, enfila une chemise propre et quitta brusquement son cabinet.

Ses pas le portèrent jusqu’au lieu-dit des Étangs, un endroit agréable, composé de trois larges points d’eau et entouré d’une végétation abondante. Il prit place sur un des bancs de bois en bordure de pelouse, à l’ombre fraîche d’un saule. Un moment, il songea à ôter sa veste mais il se retint, malgré la chaleur accablante, car il n’aimait pas s’afficher en public dans une tenue décontractée. Il contempla le plan verdâtre de l’eau stagnante, rompu de-ci de-là par le coup de bec ou le battement d’aile d’un cygne. Ensuite, il préleva de sa mallette de cuir brun son exemplaire du Feu Mathias Pascal de Pirandello, acheté la veille chez un bouquiniste du quartier. Il ouvrit le livre et commença de le lire. Il y était question des mémoires d’un certain Mathias Pascal, gardien de livres dans une église désaffectée, qui prétendait être mort deux fois. Il trouva le début du texte amusant et fort bien écrit et il en lut une dizaine de pages environ, avant de constater qu’il avait faim. Il referma alors son livre sur un marque-page et décida de se rendre au Café des Argonautes pour y prendre son déjeuner.

 

 

III

Le docteur Gasparri aurait pu prendre le tram 16, déclara-t-il, qui l’aurait déposé à deux pas du restaurant. Il considéra toutefois qu’avant de déjeuner un peu d’exercice lui ferait du bien, principalement en raison de son embonpoint, sur lequel il s’était déjà exprimé, mais aussi parce que le seul fait de marcher au grand air lui aurait aéré les idées.

Au Café des Argonautes, il trouva les lieux à moitié vides. Tout en ôtant son chapeau, il pensa : « Ça doit être à cause de la crise. Par les temps qui courent, il ne doit pas y avoir grand monde pour dépenser plusieurs dizaines de francs dans un endroit comme celui-ci. » Il salua le garçon en gilet noir, puis rejoignit sa table habituelle, ou plutôt la table qu’il occupait habituellement avec le docteur Desforgues, une petite table ronde que surmontait un tableau représentant un oiseau aux ailes déployées, probablement un cormoran, il ne s’était jamais renseigné à cet égard. Il tira la chaise à lui, s’installa, puis s’empara du menu.

L’envie lui vint de commander le plat du jour, un osso-buco avec des pâtes au beurre. Mais il préféra se montrer raisonnable et demanda une escalope de veau avec de la laitue.

 

— Bien, fit le garçon, un jeune homme grand et svelte, qui parlait en ployant légèrement le buste. Qui ajouta : si je peux me permettre, cela fait un bon moment que je ne vous ai plus vu en compagnie du docteur Desforgues, j’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux.

— Rassurez-vous, répondit le docteur Gasparri, il se trouve pour quelques jours à la campagne. Je lui rendrai d’ailleurs visite très prochainement. Si vous le souhaitez, je lui remettrai votre bonjour. Je ne doute pas que cela lui fera plaisir.

 

Le garçon en gilet noir redressa son buste, sourit en remerciant d’un léger hochement de la tête, puis s’éloigna.

Le docteur Gasparri déjeuna ce jour-là avec appétit et regret car il aurait préféré se laisser tenter par l’osso-buco et les pâtes au beurre. Cela étant, le reste du repas se déroula classiquement : il termina son escalope de veau, commanda un café serré, puis quitta le restaurant pour se rendre au trente-six de la rue de Scarron, où l’attendait une angine blanche.

Pour ce faire, il prit le tram 16 jusqu’à la place Sainte-Croix. Il s’engagea ensuite dans la rue Malibran, une rue pentue et mal pavée qu’il gravit péniblement, précisément parce qu’elle était pentue, mais aussi parce qu’il transpirait tellement que ses yeux étaient inondés de sueur. Le docteur Gasparri précisa que, de mémoire, c’est après avoir parcouru environ les trois quarts de la rue qu’il aperçut presque distraitement, dans le reflet d’un miroitement de chaleur, les trois camionnettes de la police nationale et la dizaine d’agents disposés en rang d’Oignon. Bien que brumeux, le caractère insolite de la scène attira immédiatement son regard. Il marqua une halte, déposa sa mallette de cuir brun à ses pieds et en profita pour reprendre son souffle.

Les camionnettes et les policiers lui apparurent alors avec netteté, de même que l’attroupement qui s’était formé au croisement de la rue de Vergnies, à hauteur du lieu-dit de la Montagne-Raide. Ce n’était somme toute qu’un attroupement de badauds, considéra-t-il, comme il s’en formait habituellement lorsque survenait un événement sur un lieu public. Il n’y avait là rien de bien exceptionnel et, n’étant pas d’un naturel curieux, il décida de passer son chemin et de rejoindre au plus vite l’angine blanche de la rue de Scarron. « Mes patients avant toute chose », songea-t-il, et il reprit sa marche. Mais il n’eut guère l’occasion de faire plus de dix pas qu’un cri le figea littéralement sur place. Un cri de douleur pesant et désarticulé qui lui pénétra les oreilles avec la férocité du plomb. Aussitôt son sang se glaça, et il ne put refréner un élan qui ne contenait pas uniquement de la curiosité (mais aussi de l’effroi, il le comprit à l’instant même, instinctivement), et il s’approcha presque malgré lui des badauds.

Ce qu’il vit à cet instant l’interpella : un groupe de policiers casqués et armés de matraques encadrait, au sortir d’un immeuble, trois jeunes gens à peine plus âgés que des adolescents. Tous trois avaient le regard fixe, éberlué, hébété, comme s’ils assistaient à la naissance d’un chien à deux têtes. Les policiers leur pointaient une matraque dans le dos, les menant brutalement vers une camionnette aux vitres renforcées par des barres de sécurité. La première réaction du docteur Gasparri fut une réaction d’indignation, tant les intéressés lui paraissaient jeunes et désemparés. Mais comme à chaque fois qu’il était confronté à l’inattendu, dans un deuxième temps, son sentiment se tempéra : « il doit s’agir d’individus particulièrement dangereux, songea-t-il. Sinon, pourquoi mobiliser autant de policiers pour trois adolescents ! » Et tandis qu’il débattait avec lui-même, un des jeunes gens, un type costaud et aux cheveux roux, se laissa soudain tomber genoux à terre, bomba le dos à la manière d’une mule qui refuse d’avancer et cria en italien : Viva la democrazia ! A basso il fascismo 1!

Le docteur Gasparri tressaillit cette fois de surprise. Non seulement il ne s’attendait pas à entendre hurler de la sorte, dans ce quartier calme et bien pensant, en plein jour et avec une telle rage, de surcroît en italien, mais il n’avait jamais considéré qu’en Belgique la démocratie fût particulièrement menacée. Cependant, malgré ses allures saugrenues, l’affaire se révéla très vite bigrement sérieuse car les policiers assénèrent alors plusieurs coups de matraque au jeune homme, d’abord entre les omoplates, puis dans le pli arrière des genoux, comme s’ils cherchaient à le mettre en pièces. Et, de fait, le jeune homme s’écroula aussitôt de tout son long, heurtant brutalement le marchepied de sa tête tandis qu’un des policiers s’agenouillait à son tour, une sorte de chiffon à la main, cherchant à étouffer ses hurlements en lui bâillonnant la bouche.

Il est probable qu’à cet instant précis, le seuil de tolérance à la souffrance d’autrui du docteur Gasparri fut largement dépassé : il plaça sa mallette de cuir brun contre sa poitrine, baissa la tête et démarra en trombe, comme s’il partait à l’assaut de Jéricho. Et tout en jouant des coudes entre les badauds, il commença de crier à tue-tête qu’il fallait le laisser passer. « Je suis Fernando Gasparri, s’époumonait-il, médecin généraliste dans ce même quartier, mon devoir est de porter secours à ce jeune homme que l’on maltraite sous mes yeux ! » Il vociféra et coudoya comme un beau diable, tant qu’il put, le cœur et les entrailles agités par l’impérieux besoin de porter secours à ce pauvre bougre que l’on maltraitait cruellement. Mais tout porte à croire que l’attroupement se révéla bien trop dense pour qu’il pût le franchir à temps. L’assaut s’avéra infructueux et, au bout du compte, il se retrouva nez à nez avec les policiers tandis que le visage du réfractaire aux cheveux roux, plaqué contre la vitre sécurisée de la camionnette, s’évanouissait sous ses yeux.