Voyage corsaire - Giuseppe Santoliquido - E-Book

Voyage corsaire E-Book

Giuseppe Santoliquido

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Beschreibung

Un récit en abyme à la fois enivrant et dépaysant...

Par une nuit sans lune, un écrivain fit un songe. Il rêva qu’il se réveillait en sursaut et, sous l’effet d’une modification physique inattendue, s’en allait rédiger les souvenirs d’un voyage auquel il n’avait jamais participé.

Un voyage au cours duquel Frédéric Verratti, alter ego de l’écrivain, rencontre de mystérieux personnages. Un metteur en scène qui, chaque année, avec l’aide d’acteurs issus de la population locale, monte invariablement la même pièce au cœur de la savane. Un chasseur qui s’apprête à affronter le grand départ. Ou encore cette ancienne militante politique que les aléas de la vie confrontent à la pérennité de ses idéaux.

Une histoire où l’on entend s’égrener le temps, et dont on ressort immanquablement en questionnant notre propre identité, notre rapport à l’autre.

EXTRAIT 

Une nuit sans lune, un écrivain dans la cinquantaine fit un rêve étrange. Il rêva qu’il se levait en sursaut, le corps strié par la transpiration, quittait son lit et traversait sa chambre d’une démarche hésitante. Était-ce précisément sa chambre ou une pièce de circonstance apparue pour les besoins du rêve, il ne lui était pas donné de le savoir avec précision. Quoi qu’il en soit, c’était la nuit et il ne faisait pas froid, au contraire, la chaleur était accablante, de sorte qu’en se matérialisant dans son propre rêve, l’homme se vit presque nu, en caleçon et maillot de corps. Dans la fenêtre ouverte s’étendait un ciel parfaitement noir, large et lisse comme une mer stagnante, qu’animait imperceptiblement une petite pluie fine. Apparemment, aucune autre indication sur le décor extérieur n’était observable.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- "Personnage central du récit, l’Afrique noire, métaphore des ténèbres de nos origines, mais aussi de la solidarité humaine, est prétexte à mille réflexions sur nous-mêmes, nos engagements et le sens de la vie. Un livre profond, dans le prolongement d’œuvres emblématiques de Kafka, Conrad, Gide et des maîtres du réalisme magique... Bluffant !" - Bernard Delcord, Marianne Belgique

- "Giuseppe Santoliquido renouvelle avec bonheur l'expérience de la fiction. Il part, avec Voyage corsaire, sur les traces de Pasolini en Afrique, dans un roman à plusieurs niveaux. Où le narrateur dédoublé, Pasolini et l'auteur lui-même se rejoignent dans une quête de sens qui enrichit le lecteur dépaysé." - Pierre Maury, Le Soir

- "Enivrée par l'encens sortant de la lampe d'Aladin brandie par Giuseppe Santoliquido, la quête de notre propre identité se dessinera tout au fil des pages" - Ubu Pan


À PROPOS DE L'AUTEUR 

Giuseppe Santoloquido est un politologue et écrivain belge d’origine italienne. Professeur aux Facultés de Sciences politiques d’Afrique centrale. Spécialisé en politique italienne, il collabore avec de nombreux médias belges et étrangers.
Il est chroniqueur sur le blog de l’écrivain belge Vincent Engel, Blog à part, sur lequel il anime chaque mercredi les Nouvelles d’Italie.
Partageant son temps entre la Belgique, l’Afrique et l’Italie, il est également consultant pour Area Democratica, important observatoire politique dans le Latium, pour l’Associazione culturale Talenti, qui organise des évènements culturels parmi les plus importants d’Italie et pour le « Prix de la Narration Ferri-Lawrence » de Frosinone en Italie. Il est également traducteur littéraire pour le Centro studi letterari d’Alvito, dans le Latium.

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Ähnliche


Giuseppe Santoliquido renouvelle avec bonheur l’expérience de la fiction. Il part, avec Voyage corsaire, sur les traces de Pasolini en Afrique, dans un roman à plusieurs niveaux

Le Soir

Un livre profond, dans le prolongement d’œuvres emblématiques de Kafka, Conrad, Gide et des maîtres du surréalisme magique...

Marianne

Du même auteur

Italie : une démocratie pervertie ?, Essai, Ker éditions, 2011.

L’Audition du Docteur Fernando Gasparri, Roman, La Renaissance du Livre, 2011.

Bunga, bunga, mode d’emploi, Essai, La Renaissance du Livre, 2012.

Petites musiques de nuit, Recueil collectif, La Renaissance du Livre, 2012.

À Mafarda,

Alessandro et Clara.

Préface

Si l’on m’avait dit un jour d’octobre 2012 que Giuseppe Santoliquido, qui venait de remporter le prix 2012 du Premier Roman écrit par un Belge – décerné dans un établissement liégeois par un jury que je présidais alors –, publierait dans la foulée un premier recueil de nouvelles, j’aurais eu peine à le croire.

Il règne tant de préjugés à propos du texte court – ce ne serait que l’ébauche d’un roman, un brouillon… Faire bref s’apparenterait à un aveu d’impuissance romanesque, et j’en passe… – que sa lecture rebute derechef le plus grand nombre. On a tort : l’histoire des lettres belges s’est toujours attachée à révéler une pléiade de nouvellistes de qualité, exigeants, qui ont su donner à leurs textes autant de poids, autant de plaisir, sinon plus encore, que les romanciers.

*

Disons-le d’emblée, ce Voyage corsaire se range dans cette belle lignée.

*

Giuseppe Santoliquido raconte des histoires marquées du sceau de la singularité. Une singularité qui ne se fonde pas sur le fait extraordinaire, la recherche de l’événement spectaculaire, mais sur la découverte, à partir d’une « spectrographie » minutieuse des gestes, actes et sentiments des individus, de destins particuliers, qui prennent à l’occasion valeur de mythe (lisez le cinquième texte). Avec, pour narrer, ce ton volontairement neutre, qui refuse l’effet (il en était déjà ainsi de son roman), l’auteur s’attache le lecteur, accroche sa curiosité (Comment interprétera-t-il les trois lettres du titre du troisième texte ?). Il y a de l’Emmanuel Bove chez Giuseppe Santoliquido.

La singularité de ce Voyage se manifeste d’autres façons.

L’auteur ne propose pas ici une succession de textes que seul le hasard de la publication aurait permise (tel fut le lot de bien des recueils dans le passé). Il nous fait entrer dans ce que j’aime appeler un recueil-ensemble. Une réunion de textes dont, au fil de la lecture, on s’aperçoit que chacun devient un élément d’une même histoire qui court à travers l’œuvre : cinq d’entre elles ont par ailleurs le même personnage pour protagoniste, tandis que le sixième revient sur un épisode de l’un d’eux. Il conviendrait dès lors de lire Voyage corsaire dans l’ordre des textes. En ce sens, le premier, qui semblerait se démarquer des autres avec un personnage non nommé (J’aime citer ce début : « Une nuit sans lune, un écrivain dans la cinquantaine fit un rêve étrange… ») doit être compris, avec un titre explicite, comme une sorte de prologue (un homme est parti vivre au Cameroun, et c’est là que va se rendre le protagoniste des textes suivants : « L’homme, qui n’avait jamais posé les pieds en terre d’Afrique, prit beaucoup de plaisir à relire ce qu’il avait écrit, même s’il se demanda comment il avait pu coucher sur papier les souvenirs d’un voyage auquel il n’avait jamais participé. »). Quant au dernier texte, nommé justement Épilogue, il permettra, davantage que de saisir les clés des textes (dont celle du titre aussi : le bel hommage à certains…), de mettre le doigt sur ce qui fait le prix des histoires qui viennent d’être racontées. J’aime citer à nouveau ces lignes : « L’idée lui était venue qu’à bien y réfléchir, les histoires, toutes les histoires, rêvées ou non, étaient semblables à ces grappes de raisins que l’on croise en Méditerranée sous le soleil d’octobre, belles et généreuses : elles ne demandent, au fond, qu’à être cueillies. »

Attention ! Voilà qui ne signifie pas que l’on ne peut pas lire chaque texte séparément. C’est l’originalité, la force aussi, du recueil-ensemble de proposer deux lectures.

*

Disons enfin que Giuseppe Santoliquido a parfaitement compris ce qui fait l’essence du texte court : suggérer pour ne pas tout dire, clore quelque chose qui n’est pas terminé. « La nouvelle est un récit, a dit Julien Green, où, quand tout est dit pour l’auteur, celui-ci s’arrête. Commence alors le rêve. »

René Godenne

Liège, octobre 2013

Au commencement

Il ignoraitque la même illusion est l’esprit et le monde,que dans le mystère de ses propres ondestoute terrestre voix succombe et sombre1.

Giuseppe Ungaretti

Le temps s’est fait muet, in Le temps s’est fait muet, 1940-1945

Une nuit sans lune, un écrivain dans la cinquantaine fit un rêve étrange. Il rêva qu’il se levait en sursaut, le corps strié par la transpiration, quittait son lit et traversait sa chambre d’une démarche hésitante. Était-ce précisément sa chambre ou une pièce de circonstance apparue pour les besoins du rêve, il ne lui était pas donné de le savoir avec précision. Quoi qu’il en soit, c’était la nuit et il ne faisait pas froid, au contraire, la chaleur était accablante, de sorte qu’en se matérialisant dans son propre rêve, l’homme se vit presque nu, en caleçon et maillot de corps. Dans la fenêtre ouverte s’étendait un ciel parfaitement noir, large et lisse comme une mer stagnante, qu’animait imperceptiblement une petite pluie fine. Apparemment, aucune autre indication sur le décor extérieur n’était observable.

Toujours est-il que l’homme marchait en massant du bout des doigts le sommet de son crâne, qu’il tenait incliné sur le côté gauche, probablement par habitude. On voyait à sa mine contrariée qu’il s’était levé à contrecœur, mais aussi au fait qu’il avançait en traînant les pieds. Il ne cessait de soupirer en tenant longuement ses joues jointes et tendues vers l’extérieur, comme s’il était sur le point de siffler. Sans doute aurait-il voulu continuer de dormir paisiblement, sans rêve ni tourment, mais à l’évidence cela lui avait été impossible.

Après avoir traversé sa chambre, il franchit un hall qui le mena dans la salle de bain, où il ôta son maillot de corps et le glissa dans le bac à linge sale. Ensuite, il plongea la tête sous le robinet et s’arrosa d’eau froide. De prime abord, il sembla savourer longuement la fraîcheur de ses ablutions, même s’il s’agit d’une pure hypothèse puisque le sentiment du temps est étranger au rêve. En fin de compte, il se redressa, saisit une des serviettes de coton rouge suspendues à la patère près de l’évier et la posa sur le sommet de son crâne. Puis il commença de se frictionner avec vigueur, partant du bas de la nuque et remontant par petites pressions vers la racine du crâne. Il semblait agir machinalement, ses gestes étaient précis et assurés. Il les répéta à plusieurs reprises, toujours avec la même vigueur, et ce n’est qu’après avoir déposé la serviette sur la table de l’évier qu’il parut percevoir la dissonance, presque par hasard.

Plus qu’une dissonance, il s’agissait plutôt d’une disharmonie puisque ce fut la perception d’un désaccord nouveau entre les parties de son visage qui le troubla. Sa première réaction, instinctive, fut de passer le plat de la main sur son front, comme pour en prendre la parfaite mesure, ou peut-être, plus simplement encore, pour s’assurer de sa propre matérialité. Car il lui semblait que pour une raison inexpliquée son visage, ou plus précisément le reflet de son visage dans le miroir, présentait à ce moment un décalage flagrant avec ses traits habituels. Sans être radicalement autre, il lui apparaissait plus rond que dans son souvenir, et aussi plus large, avec des pommettes bombées et étonnamment saillantes. Aucune de ces formes ne lui appartenait pleinement. Entièrement. Et à y regarder de plus près, ce n’était pas tout : il y avait aussi les yeux, dont l’éclat était plus vif que d’ordinaire, même s’ils maintenaient dans l’ensemble, avec leurs paupières plongées dans l’ombre des orbites, comme dans les peintures byzantines, cet air éteint de vieux chat paresseux. Le plus curieux est que l’homme ne céda pas à la panique. Au contraire, il demeura parfaitement calme, presque hiératique face à cette apparence modifiée.

Comme il voulait tout de même se fournir à lui-même une explication plausible, ne fût-ce que par respect pour son visage d’origine, il décida de mettre cette histoire sur le compte de la chaleur. Ou peut-être d’une difficulté visuelle passagère. Aussi décida-t-il de replonger la tête sous le robinet d’eau froide, comme pour chasser quelque mauvais esprit grâce à la fraîcheur de l’eau. Puis il se frictionna à nouveau le crâne, avant de poser encore le regard sur la vitre du miroir. Rien n’y fit. Force lui était de constater que tout en étant le sien, car aucun doute ne pouvait naître sur ce point, le visage qui s’y reflétait ne l’était plus tout à fait. À titre d’exemple, la forme de son nez, légèrement arquée sur la droite, avait incontestablement de quoi le rassurer. Tout comme le creux de son menton, qui n’avait pas bougé, lui non plus. Par contre, le dessin de ses sourcils, plus droit que d’ordinaire, empruntait désormais une trajectoire nouvelle, brièvement incurvée au centre de l’arcade sourcilière avant de repartir vers le haut. Ce tracé de l’arcade, esthétiquement agréable, était tout à fait original, comme la blondeur nouvelle de ses cheveux, plus prononcée que la précédente, laissant apparaître à la racine de l’implantation des reflets dorés à la limite de la préciosité. Peut-être à cause de l’humidité, se dit-il à lui-même : des cheveux encore mouillés n’ont évidemment pas l’éclat d’une chevelure sèche. Et sans se décourager, il prit une autre serviette dans l’armoire murale et frictionna une fois encore le sommet de son crâne. Toujours avec la même vigueur. Mais une fois encore, rien n’y fit. Si la longueur et la coupe de ses cheveux lui demeuraient familières, tout comme la ponctuation de ses favoris en forme de goutte à mi-oreille, il n’en allait toujours pas de même pour la couleur. Non, cette blondeur dorée n’était vraiment pas la sienne, cela ne faisait aucun doute. Il en allait donc de ses cheveux comme de la forme de son visage ou de l’éclat de ses yeux. Et tout à coup, une question s’imposa à l’homme dans toute son absurdité, au point qu’il se demanda si c’était bien lui qui se la posait : ne se trouvait-il pas en présence d’un autre lui-même ? Un lui-même qui serait encore lui, bien entendu, comment aurait-il pu en être autrement, ce lui familier en compagnie duquel il s’était couché la veille, mais tout en lui étant désormais partiellement étranger ? Lui et plus tout à fait lui. Un être familier et étranger tout à la fois. Comme si quelqu’un d’autre s’était installé dans son intimité par surprise, ou par artifice, en tout cas sans y avoir été autorisé, sans droit d’entrée, et qui aurait modifié son identité sans qu’il s’en rende compte.

Tout cela est ridicule, songea-t-il. Un tas d’hypothèses inconséquentes, sans fondement. Comment pourrait-on être soi-même tout en ne l’étant plus tout à fait ? Tout en étant étranger à soi-même, même partiellement ? Pour en finir, et sans se départir de la maîtrise qui avait été la sienne jusque-là, l’homme convint que toute tentative de réflexion complémentaire en la matière serait superflue, tant cette affaire était éloignée du sens commun, de la logique et de l’expérience. Mieux valait détacher son regard de ce miroir, de cette source ridicule d’inconséquence, et vaquer à ses occupations. Il quitta la salle de bain séance tenante, retourna dans la chambre à coucher, où il enfila un pantalon et une chemise de lin bleu avant de prendre la direction de la cuisine. Ensuite, il prépara du café, avala une tranche de pain tartinée de beurre, puis rejoignit tranquillement son cabinet de travail.

La pièce était étriquée, remplie de livres disposés pêle-mêle à même le sol. Les murs étaient placardés de photographies et de pense-bêtes. Aussitôt entré, l’homme se dirigea vers la fenêtre au fond de la pièce. Il s’assit sur le rebord, les jambes ballantes, l’épaule appuyée contre l’embrasure. Puis il dirigea son regard vers le bas de l’immeuble, où s’étendait un jardin rectangulaire, orné de fleurs invisibles à cette heure de la nuit. Au bout de la rue, autour d’un réverbère, dansait un halo de lumière verdâtre, mais l’homme, tout entier livré au cours de ses pensées, n’en percevait qu’une lueur affaiblie. Au bout d’un moment au cours duquel il ne se passa rien, sauf peut-être, comme pour tout écrivain, la recherche intérieure d’une inspiration, il quitta le rebord de la fenêtre et s’en alla prendre place à sa table de travail. À première vue, tout semblait à sa place : le coupe-papier en bois de Bali, la représentation du Penseur de Rodin taillée dans une pierre bleue de Malaisie, son ordinateur portable. Tout comme les six volumes de son dictionnaire de la langue française, rangés verticalement à côté du combiné téléphonique. Il pivota à plusieurs reprises dans son fauteuil, déplaça quelques objets au hasard sur la table de travail, puis se saisit d’un calepin de cuir rouge, que l’on devinait déformé d’avoir été trop manipulé. L’ouverture se fit à l’endroit signalé par le marque-page, du bout des doigts, et il se mit à lire les premières notes manuscrites.

Il s’agissait pour l’essentiel d’intitulés de chapitres listés sans chronologie précise, de repères géographiques, en particulier des noms de villes, et de patronymes à consonance asiatique. Dans le calepin figuraient aussi des ébauches de paragraphes dont la lecture des premières lignes ne manqua pas de causer chez l’homme un certain désagrément au vu de leur piètre qualité littéraire. C’est que ces dernières semaines, il avait parcouru avec une application quasi scolaire les récits de voyage de ses auteurs préférés. Jour après jour, il en avait étudié la construction avec acharnement, la dynamique narrative, avait cherché à en respirer le souffle, à le faire sien. Son attention s’était portée tout particulièrement sur le texte rédigé par Pier Paolo Pasolini durant son séjour en Inde, séjour qu’il avait partagé avec Alberto Moravia et sa compagne, Elsa Morante. C’était encore le temps de Nehru, et Pasolini décrivait avec une poésie inégalée sa relation toute particulière à ce pays aux quatre cents millions d’âmes. Il évoquait également, au fil de pages d’une densité étonnante, ses longues balades nocturnes dans les ruelles de Calcutta, la force évocatrice de la mort, la vie lente et souveraine des villageois, la jungle, le défilé cahotant des charrettes de bois le long des rizières, les champs de millet étendus à perte de vue sous un soleil aux reflets métalliques. Et l’homme dont il est question dans ce récit, qui s’était rendu en Indonésie un an auparavant, s’était mis en tête de rédiger lui aussi son propre récit de voyage.

Cela faisait maintenant plusieurs semaines qu’il s’attelait à la tâche, avec ardeur et opiniâtreté, sans jamais se laisser accabler par le manque d’inspiration. Par ailleurs, les quelques phrases qu’il était parvenu à coucher sur papier ne le satisfaisaient aucunement. La persévérance ne lui faisait cependant pas défaut, et cette nuit-là, comme toutes les précédentes, il remit le cœur à l’ouvrage. Assis à sa table de travail, il se tint longuement courbé sur un bloc de feuilles quadrillées. Jusqu’à ce que la première phrase survînt à l’improviste, le cueillant presque par surprise. C’était une phrase ample et élégante, elle s’étalait sur deux lignes pleines, sans ponctuation, avec de belles lettres hautes et droites. À la relecture, l’homme éprouva du contentement, presque de la joie, mais également de la surprise car le style contrastait singulièrement avec l’écriture dont il était coutumier. Dans la foulée arriva une deuxième phrase, bien écrite, elle aussi, et pareillement originale, peut-être un rien plus longue, mais portant les mêmes signes calligraphiques, coupée en son milieu par une virgule en forme de croissant de lune. Puis en vint une troisième, musicalement plus réussie que les précédentes, et ensuite une quatrième, toujours dans la même veine, de telle manière que l’homme eut bientôt rédigé un chapitre entier presque sans regarder la feuille qui se trouvait devant lui, comme porté par une grâce inattendue.

Tout au long de la nuit, le bruissement du stylo sur le papier fut le seul bruit audible dans l’appartement. Les chapitres jaillissaient comme d’une source, clairs et limpides, se succédant jusqu’à former un récit cohérent, rédigé dans un style aéré et dépouillé. L’homme en avait des spasmes de satisfaction. Sa pomme d’Adam, également prise d’euphorie, montait et descendait sans discontinuer, comme cela lui arrivait à chaque fois qu’il était ému. C’était une sensation qu’il n’avait jamais éprouvée durant ses précédents travaux d’écriture, et il lui vint à l’esprit d’aller jusqu’au bout de ses forces, de tirer tout le profit possible de ce moment béni des dieux.

Il écrivit tant qu’il put. Sans discontinuer. Puis, comme cela était prévisible, la fatigue se présenta à lui. Mais une fatigue comme il n’en avait jamais ressenti auparavant, teintée de béatitude, avec le sentiment du devoir accompli. Bien que le jour ne se fût pas encore levé, on voyait s’ouvrir dans le ciel les premières lucarnes de lumière blanche et profuse, où semblait s’irréaliser le monde extérieur.