L'École Française de peinture - Paul Marmottan - E-Book

L'École Française de peinture E-Book

Paul Marmottan

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Extrait : "L'ignorance est presque complète sur la chronologie des peintres de 1789 à 1830, et si l'on connaît les grands noms des élèves de David, c'est que le Louvre renferme des tableaux de ces maîtres. Par contre, toute la moyenne et la petite école sont méconnues. Et pourtant l'effort de cette époque extraordinaire ne s'est pas borné aux seules grandes productions."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335034592

©Ligaran 2015

Avant-propos

L’école française de peinture, à laquelle on revient tant et si justement aujourd’hui, paraît avoir subi le contrecoup simultané de l’indifférence, de l’oubli ou de l’enthousiasme. La mode qui, malheureusement, pervertit le goût quand elle le rend exclusif pour une époque, prend un tel empire sur nos collectionneurs qu’on pourrait dire que le jugement s’obscurcit au lieu de se fortifier chez la plupart de ceux qui la suivent en aveugles. Le nombre des amateurs est grand, celui des connaisseurs l’est peu.

Il est facile de concevoir que restreint est le nombre des connaisseurs, car pour mériter ce titre, il faut, pendant de longues années, se livrer à des études spéciales et attentives, voyager, comparer, méditer, et tous ne sont pas capables, pour plus d’une raison, de ces efforts réunis. Si le titre d’amateur revient cher dans les ventes, il coûte peu à prendre et moins encore à prouver. Aussi le nombre des vrais connaisseurs se trouve-t-il noyé dans celui des gens du monde qu’on décore du nom d’amateurs et à qui l’argent suffit. D’où cette vogue parfois insensée de la mode, qui attelle à son char les gens dédaigneux d’une opinion artistique s’appuyant sur des études raisonnées et indépendantes.

Voilà comment il se fait que certaines époques de peinture, malgré leur grand mérite, soient délaissées, si l’on apprend, par exemple, que tel maître d’une autre période se vend plutôt que tel autre. Constatation pénible, c’est la mode qui règne en art beaucoup plus que le goût et le savoir ! Aussi ne nous étonnerons-nous pas de la décadence profonde dans laquelle entre la peinture de nos jours, car, d’après ce qui se passe sous nos yeux, l’acheteur de tableaux, en portant ses préférences sur les tableaux inférieurs, pour la plupart, d’aujourd’hui, contribue à maintenir en faveur une peinture qu’on accable d’éloges et qui, souvent, ne mérite qu’indulgence.

Aussi produit-on maintenant vite, pour gagner des écus, et finit-on peu ou mal. On ne dessine plus, on ébauche ; on ne peint plus, ou brosse. Voilà la tendance de plus en plus marquée du jour.

Heureusement, quelques grands noms nous sauveront devant la postérité de cet oubli complet des règles et de cette décadence déplorable !

Ce relâchement provient surtout de l’ignorance ou de l’indulgence outrée des amateurs, qui se contentent uniquement de chercher l’impression.

– S’approche-t-on du tableau, l’œil est sitôt troublé par des visions informes et des coups de pinceau batailleurs ! Recule-t-on de trois pas, l’imagination est obligée de se livrer à un véritable travail pour mettre en ordre les objets !

Est-ce là ce qu’on appelle la peinture, l’art ? – C’est tout au plus ce qu’on pourrait nommer le procédé. – Il faut faire vite et produire pour la vente, le métier le veut.

Était-ce ainsi que travaillaient nos peintres d’autrefois ? – Il n’en est pas un qui ne mérite des éloges pour son travail, sinon pour son talent.

Leurs talents, en effet, n’étaient pas poussés à l’état précoce comme ces plantes qu’une main maladroite a laissées monter au-delà de leur croissance normale, et qui, partant, ne valent rien ; mais leur gloire, venue sur le tard, est solidement établie et résistera à toutes les époques.

Aussi quelle différence de qualités du tout au tout remarque le connaisseur, et pourquoi faut-il s’étonner qu’il mette les anciens au-dessus des modernes ! Les modernes seraient très forts s’ils commençaient par savoir dessiner, s’ils étaient beaucoup moins nombreux et surtout moins pressés d’arriver ; en cela, c’est l’argent des ignorants qui les entretient. Ce n’est pas le coloris qui leur manque, mais l’étude et le labeur.

Notre époque s’est amourachée des peintres français, et spécialement de l’école du dix-huitième siècle. Pour beaucoup de gens de qualité, il semble que l’on ait cité toute l’école française lorsqu’on a scandé, non sans respect, les noms de Watteau, de Boucher, de Natoire et de Fragonard. Le Poussin et Claude sont délaissés, et même lorsqu’on arrive à l’école moderne, à 1789, sauf quelques grands noms qu’on rougirait de ne pas connaître, il est bien peu d’amateurs, voire même d’experts, qui sauraient nommer dans un rang secondaire, mais pourtant digne d’être connu par son mérite, les continuateurs du mouvement artistique : tant est grand ce dédain avec lequel on affecte de regarder l’époque de la Révolution, du Directoire, de l’Empire et de la Restauration. Ici encore la mode capricieuse joue son rôle, témoignant à nouveau de son incompatibilité avec la vérité.

Le milieu de notre siècle est-il mieux partagé dans la faveur publique ? Cette période est peut-être encore moins populaire. – Qu’est devenue l’école de 1830, un instant si prônée ? En dépit des efforts de quelques admirateurs ou de quelques critiques qui prononcent seuls le nom de Delacroix, cette école est ignorée du grand nombre, comme ne tarderont pas à l’être, à quelques exceptions près, les maîtres modernes d’avant la République.

Il ressort donc de cette analyse que l’école française à la mode du jour est surtout et presque exclusivement représentée par l’école des Lemoine et des Vanloo, si fade et si faible dans le coloris, et l’époque moderne la plus rapprochée de nous, si peu consciencieuse, c’est-à-dire par des époques de décadence.

Cet engouement pour le dix-huitième siècle, justifié jusqu’à un certain point sans doute, mais poussé à l’excès, a tourné l’attention de tous sur une époque privilégiée au détriment des autres. Des esprits fertiles en imagination ont retourné en tous sens ce nouvel âge d’or, et se sont efforcés, non sans succès, malheureusement, de faire de cette époque la plus étonnante et la plus mirifique de toutes. Ni les dentelures de l’art gothique et de la Renaissance, ni la majesté de l’époque Louis XIV, ni les originalités spirituelles du Directoire et de l’Empire ne purent un instant lutter avec le dix-huitième siècle, dont le dernier mot, paraît-il, la quintessence rare, se résumaient dans le règne du vertueux Louis, XVIe du nom.

Les esprits mûris par l’étude, et placés par là même au-dessus du mouvement capricieux qui emporte la foule inconsciente, virent avec tristesse se dessiner un mouvement appelé à faire bien du tort au goût public. L’exclusivisme de la faveur fit rage durant plusieurs années, jusqu’au jour où la réaction, qui perce déjà dans la recherche plus générale que montrent les gens de goût pour d’autres époques, éclatera, emportant d’un coup de vent cette tendance funeste vers les voies obliques.

Dans le cadre modeste de cet examen des peintres, mon but est de fournir un tableau complet, bien que rapide, de l’art de notre première époque moderne.

Le besoin de curiosité qui pousse notre génération demandait depuis longtemps déjà une étude consciencieuse des artistes de cette période dans toute son étendue. Nous nous sommes efforcé d’atteindre le but en ne laissant rien passer qui nous ait-semblé intéressant et digne d’être consigné. La matière elle-même sera sans doute une nouveauté pour plus d’un, désireux de connaître son siècle, et n’ayant à sa disposition jusqu’ici que des ouvrages spéciaux sur un artiste, ou sur quelques artistes principaux.

Alors que le dix-septième et le dix-huitième siècle n’ont plus de secrets pour l’amateur, on nous saura peut-être gré d’avoir pris à cœur la tâche d’approfondir un peu l’école française plus rapprochée de nous, ne serait-ce que par attrait pour la nouveauté !

N’était-il pas temps de détacher avec discernement l’œuvre de nos pères dans tous les genres de peinture ? L’histoire de l’art n’a pas à tenir compte des caprices de la mode, bien que celle-ci, aujourd’hui, semble établir sa domination exclusive et entraîner tout le monde à sa suite.

Et pour beaucoup, cet entraînement subit prend sa source dans d’autres passions que l’amour de l’art, dans l’intérêt et la spéculation. Si nous prenons en exemple le dix-huitième siècle, quelle est sa plus petite école qui ait été omise par les historiens désireux de flatter la mode ou de la devancer ? quelle est la moindre évolution de son art qui n’ait été commentée ? À moins de ressasser ce qui déjà a été dit de mille manières et de dépenser des flots d’encre à nouveau, pour vanter les mérites de Boucher et de son école, on peut affirmer que tout a été dit sur le dix-huitième siècle et sur sa peinture, et que la passion avec laquelle on s’est attaché à n’en découvrir que les qualités en a fait perdre de vue les défauts.

Dans cette orgie de productions et de statistiques savantes sur le dix-huitième siècle, on a méconnu comme à plaisir le dix-neuvième, qui arrive à l’expiration de son mandat. Notre siècle n’a-t-il pas aussi ses artistes, à l’égal des autres, et pourquoi cette indifférence, cet oubli, cette ignorance ?

L’étude que j’offre au public ami des arts vient combler une lacune dans l’histoire générale de la peinture. Ce siècle peut déjà se diviser en trois périodes distinctes au point de vue artistique. Le goût classique va jusqu’en 1830, le romantisme emplit le règne de Louis-Philippe, enfin, avec 1848 et le second Empire, commence une troisième période dérivant du romantisme ou plutôt du réalisme, qui ne suit aucune règle et constitue l’indépendance complète de l’art. L’avenir dira quels résultats cette troisième période aura produits ; il serait peut-être prématuré de formuler un jugement définitif. Les prémices de cette absence complète d’école, confirmés par l’expérience de ces dernières années, ne nous font augurer rien de haut ni de bon.

En prenant donc ce siècle à son début, nous nous sommes d’abord tracé la tâche de donner la monographie des peintres qui ont soutenu l’art paysagiste et la peinture de genre de la fin du dix-huitième siècle à 1830. Cette étude d’ensemble, cette classification de la moyenne et de la petite école manquaient. On en était réduit, pour avoir des renseignements sur la foule des peintres paysagistes et animaliers de cette époque, à consulter des dictionnaires incomplets, des ouvrages de peinture ne traitant que çà et là de tous ces artistes de mérite. Ni Siret, ni Charles Blanc, ni Paul Lacroix, ni le docteur Lachaise, ce dernier pourtant plus progressiste, ni M. Renouvier, dont l’étude s’arrête à 1800, ni même Gabet, dont la sèche nomenclature est encore l’ouvrage le plus complet sur la matière, n’avaient donné aux paysagistes et peintres animaliers la place qu’ils méritaient.

Les rares chercheurs consultaient parfois les salons de Landon, mais tous ces ouvrages mêmes, difficiles à se procurer, étaient individuellement incomplets et ne donnaient pas de classification.

Il nous a donc semblé qu’une série de notices par ordre alphabétique, présentant cette école groupée et décrite aussi consciencieusement que le permettaient l’étude de tous les livres parus jusqu’ici et nos recherches patientes de plusieurs années, offrirait une tâche attrayante, en même temps que l’occasion d’être utile aux historiens respectueux de la chronologie.

La réaction de style et de manière opérée dans les arts en 1830, contre toute l’école de David et l’école de paysage et de genre, marque bien la délimitation à laquelle le critique soucieux de la distinction des écoles doit s’arrêter. Même pour le paysage indépendant, de 1789 à 1830, une séparation doit être établie avec le paysage pratiqué après 1830.

L’ordonnance est la même, la nature n’a pas changé, tout au plus dans les réminiscences de l’histoire appliquée au paysage, se contentait-on déjà vers 1825 de varier le style des monuments et des costumes, car Chateaubriand avait mis le Moyen Âge à la mode, et les héros de la race d’Agamemnon cédaient le pas aux paladins de la chevalerie et aux châtelaines du temps de Charlemagne. Mais même pour l’école de Demarne, ce qui marque un changement après 1830 avec Rousseau, Millet, Troyon, Daubigny, Corot, c’est à la fois l’étendue de la toile et la manière. Les premiers paysagistes de ce siècle étaient fins, précieux, consciencieux au possible, léchés, si je puis dire ; les paysagistes d’après 1830 sont moins esclaves du dessin et de la perfection, ils cherchent l’impression, le chic, la montre du coup de pinceau, et ouvrent la voie aux prédicateurs de la peinture sans aucune règle, qui représente, paraît-il, l’art de l’avenir, comme la musique de Wagner constitue, suivant les progressistes toujours, la symphonie de l’avenir.

D’ailleurs, à l’attachement particulier que nous avons voué aux qualités des maîtres français du début de ce siècle, s’ajoutait une seconde raison pour nous décider à ne pas pousser plus avant nos études.

La période d’après 1830 est encore très rapprochée de nous. À plusieurs exceptions près, beaucoup de peintres de cette époque vivent encore, et la postérité demande un temps plus long pour donner sa consécration. Cette observation nous paraît d’autant plus digne de considération, que nous vivons dans un temps où il n’existe plus d’écoles, de chefs d’école, et où le nombre des artistes atteint un chiffre prodigieux.

La critique de nos jours, tout en préparant la consécration durable que l’avenir seul peut donner, agira prudemment en apportant dans ses jugements une circonspection sévère. Nos successeurs, ne se sentant pas gênés par les influences et les sympathies du milieu ambiant, si imperceptibles qu’elles soient, seront plus à même de formuler un jugement autorisé, et ne classeront définitivement les artistes modernes que d’après le mérite réel et personnel de leurs œuvres.

Si nous jetons un coup d’œil dans la même époque sur des genres moindres, mais dont l’éclat a brillé également, par exemple sur la miniature, la gravure et la peinture sur porcelaine, nous sommes forcés de saluer des noms relativement obscurs à côté de l’éclat donné aux graveurs du dix-huitième siècle, mais qui font brillant honneur à leur temps.

On cultive et l’on porte très haut la gravure en couleur, la gravure au pointillé, la sépia, l’aqua-tinta, le fixé, l’aquarelle, l’eau-forte, la gravure en médaille, la lithographie. Est-il besoin de citer Moreau le jeune, Audouin, Debucourt, Jazet, Bervic, Laugier, Desnoyers, Tardieu, Godefroy, Adam, Bouillard, Masquelier, Levachez, Chaponnier, Mecou, Mariage, Couché, Duplessis-Bertaux, Bovinet, Gatine, Martinet, Andrieu, Brenet, Galle et Gatteaux, Aubry-Lecomte, Deroy, Vigneron, Grévedon ; dans la miniature, Isabey, Aubry, Bordes, Jaser, Machera, Augustin, Saint, Guérin, Sicardi, Wille, Jules Vernet ; enfin les fameux peintres sur porcelaine, Robert de Sèvres, Jacquotot, Ziégler, Parant, Redouté, Langlacé, Schmidt, Jacobber, dont les productions sont autant de chefs-d’œuvre ?

À quoi bon continuer cette nomenclature en d’autres genres ? La génération du commencement de ce siècle, on peut le dire, était universellement douée.

Nos pères ne sont donc pas à dédaigner, justice doit leur être rendue ; il serait à souhaiter que nous possédions nombre de leurs qualités.

Les peintres de paysage et d’animaux, dont j’ai rappelé les noms, sont devenus assez rares à trouver dans le commerce. Beaucoup de marchands les confondent parfois avec les Hollandais ou leur donnent des noms de supposition.

Quelques amateurs, fort heureusement, à défaut des musées, ont gardé de leurs œuvres, et il s’en rencontre parfois dans les ventes publiques : leur état de conservation se ressent souvent du dédain avec lequel on les a mis de côté.

Nous comprendrons dans le groupement de nos peintres ceux seulement qui ont produit leur œuvre principale de 1789 à 1830, fussent-ils nés, par exemple, dans le courant du dix-huitième siècle ; la plupart, dirons-nous même, sont nés avant la Révolution et font partie d’une génération qui entrait dans la jeunesse ou l’âge mûr de 1800 à 1825.

D’ailleurs, si l’on peut, à point nommé et en quelque sorte mathématiquement, donner la statistique complète d’un siècle, en s’en tenant aux quantièmes du début et de la fin d’une si longue période, il n’en est pas de même souvent pour le critique dans le compte qu’il doit tenir d’une révolution opérée dans l’art, si cette révolution ne se soucie pas des chiffres. Pour l’écrivain, une époque commence là seulement où s’ouvre la naissance d’un mouvement rénovateur ou d’une école.

C’est ce qui explique, par exemple, que David et tous les maîtres de son école, bien qu’ayant produit sous la dernière portion du dix-huitième siècle, font partie néanmoins du dix-neuvième, de même que l’époque moderne, historiquement parlant, commence à 1789.

Nous donnerons aussi les noms de plusieurs maîtres dont les débuts datent d’avant le romantisme, bien que leur œuvre principale ait été accomplie après 1830 ; mais nous ne ferons exception pour ceux-là qu’autant que leurs premières œuvres, déjà remarquées avant 1830, méritent une mention spéciale ou expliquent tout au moins le changement de manière qui se prépare.

Nous aurions pu nous borner à ne présenter au public que les soixante et quelques paysagistes marquants de cette période relativement courte et pourtant féconde en hommes supérieurs, mais, en faisant escorter les maîtres de talent, dont le nom survivra, par ceux plus nombreux qui sont demeurés dans l’obscurité, nous avons tenu à présenter le tableau complet d’une époque, attestant ainsi sa vitalité par le nombre et la valeur des sujets.

D’aucuns, bien que spécialement architectes, peintres d’histoire ou même de marine, seront néanmoins mentionnés dans cette première partie, s’ils ont aussi traité à leurs heures le paysage ou les animaux ; mais notre examen sera alors rigoureusement circonscrit à ce qui regarde uniquement leur talent ou leurs œuvres dans ce genre.

L’initiative d’une minutieuse reconstitution d’ensemble de cette période intéressante n’avait encore été prise par personne. Une opinion générale, mal définie, reposant sur des données vagues, sur des études partiales ou peu approfondies d’auteurs, s’était formée qui tenait cette époque pour secondaire, n’ayant rien ou presque rien produit d’artistique. Le monde des critiques, tout entier à son admiration du dix-huitième siècle, ne daignait pas s’occuper d’elle, la considérant et ne la jugeant que sous le rapport du style académique vu partout, et l’on conçoit, devant ce tolle passé de mode, que les auteurs n’aient pas senti le courage de l’approfondir.

Ce livre fera connaître l’inanité d’une semblable opinion et montrera, nous l’espérons, combien on a eu tort de mépriser ainsi cette période de l’école française, si féconde pour tous les genres en maîtres supérieurs, et si originale de style et de manière.

La première partie de notre ouvrage est consacrée aux paysagistes et peintres d’animaux. Nous l’avons traitée aussi consciencieusement qu’il était possible. On pourra juger, d’après le seul énoncé de la nomenclature, du rang distingué qu’a tenu, au début de ce siècle, ce genre si français du paysage, et des effets de son intéressante combinaison avec l’histoire.

Nous avons ajouté, dans un chapitre supplémentaire, l’examen des peintres spéciaux d’intérieur et de genre qu’on ne pouvait, à proprement parler, classer dans aucune des trois grandes catégories sous lesquelles nous étudions l’école française, à savoir : le paysage, l’histoire et le portrait. Ce chapitre, qui contient les peintres d’intérieur et de fleurs, complète l’étude de la petite et de la moyenne école.

La deuxième partie est réservée à la peinture d’histoire, qui joue un grand rôle à cette époque. Pour mieux en faire distinguer les tendances, nous l’avons envisagée sous les trois aspects qu’elle s’est plu à revêtir : sujets d’antiquité, sujets contemporains ou français, et sujets religieux.

On nous saura peut-être gré d’avoir su nous borner à une rapide description de la peinture d’histoire, voulant éviter de parler longuement de sujets mythologiques et antiques dont le goût n’est plus dans les mœurs actuelles. En outre, comparativement aux deux autres genres, la peinture d’histoire de l’école de David est celle qu’on a le moins dérobée aux yeux du public, et partant est celle qu’on peut étudier de visu dans les musées du Louvre et de Versailles.

Il n’en était pas de même pour la petite et moyenne école du paysage, de genre proprement dit, et pour le portrait dont les musées sont si pauvres. Aussi avons-nous tenu à être le plus consciencieux possible en ces deux dernières parties. Enfin nous avons groupé dans notre troisième grande division les portraitistes, y compris les miniaturistes, dont l’étude ne manque pas d’attrait. Plus d’un d’entre eux est aussi peintre d’histoire ; mais nous ne le traitons dans chaque chapitre qu’au seul point de vue spécial, persuadé que cette distinction de notre sujet ne pourra que contribuer à attacher le lecteur par la clarté et la logique avec lesquelles les genres lui sont présentés.

Les jugements portés sur chaque artiste dans nos notices tiennent compte, jusqu’à un certain point, des rares appréciations d’auteurs antérieurs ; mais nous nous sommes attaché surtout à présenter un jugement sincère, jaloux de son indépendance, s’appuyant sur une longue et studieuse pratique des originaux.

P. MARMOTTAN.

PREMIÈRE PARTIELes paysagistes et les peintres de genre

NOTICE HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR LA MOYENNE ET LA PETITE ÉCOLE DE PEINTURE DE 1789 À 1830 ET SUR LES PAYSAGISTES EN PARTICULIER.

Chapitre premier

La petite école, son point de départ, ses sources. – Ses qualités caractéristiques. – Bertin et Demarne chefs d’école. – Les classiques et les indépendants ou réalistes. – Comme quoi le paysage indépendant et réaliste a toujours existé, notamment de 1789 à 1830, pendant la suprématie de David. – Sa vitalité à cette époque et ses maîtres. – Omissions et erreurs de M. Charles Blanc. – Le romantisme en art apprécié impartialement et réduit à ses proportions exactes. – Du paysage historique ; sa définition. – Sa vitalité, ses maîtres, sa chute. – erreurs commises sur lui. – Ce que doit être son rôle à notre époque.

L’ignorance est presque complète sur la chronologie des peintres de 1789 à 1830, et si l’on connaît les grands noms des élèves de David, c’est que le Louvre renferme des tableaux de ces maîtres. Par contre, toute la moyenne et la petite école sont méconnues. Et pourtant l’effort de cette époque extraordinaire ne s’est pas borné aux seules grandes productions.

Il faut distinguer en effet deux divisions dans l’école française du commencement de ce siècle, dont les débuts correspondent à l’avènement du bouleversement universel qui s’opère dans les mœurs et les idées : la grande école d’histoire et la petite école, dite de genre et surtout de paysage, et qui elle aussi fait sa révolution.

La grande école, dont la majeure partie des noms a seule été divulguée, a pour maîtres David, Régnault, Vincent, Girodet, Géricault, Gros, Prudhon, Lethière, Gérard, Guérin, Robert Le Fêvre, Ingres, Carle Vernet, Devosge ; dans un ordre secondaire, mais toujours dans le style historique ou la figure, Kinson, Grandin, Lordon, Isabey, Xavier Leprince, mademoiselle Mayer, madame Chaudet, Meynier, Ansiaux, Ducq, mademoiselle Gérard, Horace Vernet, Riésener, Thévenin, Richard, Sauvage, Drolling, Bouhot, Boilly, Hesse, Vafflard, Van Brée, Grauet, Hersent, Wicar, Abel de Pujol, presque tous en oubli aujourd’hui, et dont les œuvres ont pourtant des qualités solides.

À côté de cette éblouissante poussée de peintres d’histoire, figure avec honneur une intéressante école de paysage et de genre, dont le mérite est resté obscurci au milieu des revirements politiques, de l’avènement du romantisme et des coups de tam-tam intéressés en faveur de l’école moderne de nos jours.

Mais de même que dans l’école hollandaise il y a la grande école représentée par les Rembrandt, les Hals, les Van der Helst, les Cuyp, etc., et à côté cette charmante petite école de genre et de paysagistes des Gérard Dow, des Miéris, des Skalken, des Van Ostade, des Hobbéma, des Van der Heyden, formant comme un cadre aux grands maîtres, de même nous semblons ignorer que la grande école de David, qui représente la Révolution dans les arts, fut entourée d’une pléiade de petits maîtres, au coloris frais, au dessin consciencieux, à la touche spirituelle et bien française.

Je veux parler de la petite école paysagiste qui atteignit son apogée sous l’Empire, mais qui était née avec la Révolution pour aller s’éteindre dans la tourmente de 1830. Singulier rapprochement ! La révolution de 1789 allait changer la direction de l’art, celle de 1830, qui reprenait la défense des libertés si chères de 89, devait aussi changer la tournure artistique, mais, cette fois, dans un sens différent, en la faisant dévier vers le romantisme.

Durant une période de quarante années, de 1790 à 1830, la petite école paysagiste eut une vitalité et des maîtres, et il ne faut rien moins que les révolutions jointes à l’ignorance ou à l’envahissement des modernes, pour avoir laissé passer presque inaperçue cette pléiade de maîtres charmants. Le peu de cas qu’on en a fait trop longtemps a causé la disparition de nombre de ces originaux, dont beaucoup ont été dévorés par le soleil ou par la poussière, dans les magasins de curiosités, quand ils n’ont pas été perdus par les nettoyeurs de tableaux, qui sont pour la plupart des destructeurs. En outre, presque tous ces maîtres peignaient sur des châssis petits de dimensions, qui se trouvèrent noyés dans le déluge de toiles immenses que l’avènement du romantisme mit à la mode.

Les paysagistes et peintres animaliers dont il s’agit ont pour caractéristique un dessin consciencieux qu’ils acquéraient après de longues années passées à étudier la nature. Les uns, que leur talent reconnu par l’Académie, ou leurs moyens, désignaient pour le séjour de Rome, passaient les monts et dévoraient les sites et les monuments de l’Italie ; les autres, la plupart en vérité, privés de ces avantages ou ne s’en souciant pas, contents de peu, transportaient leur atelier dans les forêts des environs de Paris, alors plus pittoresques encore qu’aujourd’hui, et y reproduisaient les coins délicieux et riants que nous admirons.

L’esprit de camaraderie, joint au désir de rendre leurs petits tableaux parfaits en tous points, empêchait que les paysagistes fissent des personnages, et les peintres de figures, des paysages ; et de même que dans les anciennes écoles hollandaise et italienne, nous voyons dans un paysage de Moucheron des personnages d’Adrien Van de Velde, dans un Peter Neefs, des personnages de Bout ou de Teniers, dans un Canaletti, des figures de Tiepolo, de même nous retrouvons dans un Bertin ou un Budelot des personnages de Demarne, de Swébach ou de Demay.

Quels sont donc les noms de ces maîtres ignorés, dont il reste peu de tableaux assez disséminés, et auxquels je suis heureux de rendre un hommage sincère, bien que tardif ?

Comme nourriciers, il convient de citer tout d’abord les initiateurs du mouvement vers l’antiquité : Peyron, Vien et David. C’est ensuite plus directement comme chefs d’école : Jean-Victor Bertin, pour la portion qu’on désigne sous l’appellation de paysagiste historique, et Louis Demarne, pour la seconde catégorie, celle du paysage indépendant, c’est-à-dire non composé.

Les procédés changent du tout au tout avec ces deux grands réformateurs. L’art va se trouver dégagé des compositions molles et efféminées de tout un siècle. Malgré leurs brillantes qualités de tons moelleux et de grâce miévreuse, Joseph Vernet, Jean-Baptiste Leprince, Casanova, Lantara, Lutherbourg pâlissent soudain. Bertin et ses disciples vont chercher leurs enseignements dans les Poussin, les Guaspre et les maîtres des anciennes écoles d’Italie ; Demarne et ses émules prennent pour modèles les Hollandais.

Tandis que Vien, Lebarbier, Ducreux, David, Gros, Girodet, puisaient leurs idées de régénération aux sources antiques, dans une sphère plus modeste, les Valenciennes et les Bertin délaissaient les Watteau et les Pillement pour les maîtres du grand siècle. C’est à eux qu’est dû l’effort d’avoir rompu avec la décadence d’un art où le joli tenait lieu du beau, et où le maniéré suppléait au grand.

Le paysage historique ou héroïque devait être très en faveur de 1789 à 1830. Ses créateurs au dix-septième siècle, peintres français ou italiens de génie, comme le Poussin, le Dominiquin, les Carrache, s’étaient fait un devoir de traiter les points de vue les plus majestueux, les sites les plus riches en monuments, et de n’y introduire que des scènes d’un style relevé, et dont les personnages, quoique représentés dans une proportion susceptible de les faire regarder comme simplement accessoires, y tenaient pourtant une place assez importante par la nature et l’intérêt du sujet, pour fixer l’attention des spectateurs et déterminer la dénomination du tableau. L’école de Bertin reprenait ces traditions.

L’école de Demarne au contraire, empruntant aux Flamands et aux Hollandais non seulement la vérité du coloris, le piquant des effets et la finesse de la touche, qualités non moins communes aux émules de Bertin, l’école de Demarne, disons-nous, s’attache davantage à l’approfondissement de la nature réelle et partant dérive plus directement des Karel Dujardin, des Wouwermans, des Winantz. Elle est inférieure à sa rivale et contemporaine sous le rapport de l’invention et du choix des sites, elle s’inquiète assez peu de l’effet dramatique et du goût des édifices, mais elle est par sa simplicité même plus à la portée de l’âme à qui elle parle mieux. L’école de Bertin, plus savante, plus parée, si je puis dire, s’adresse davantage à l’intelligence. L’une peint la nature telle qu’on la voit, sans chercher d’autre effet que la simplicité et l’esprit tiré du côté réel ; l’autre se nourrit d’idées et de contrastes, et vise à la majesté. La première, par cela même, est de tous les temps et de tous les lieux, mieux comprise par le peuple ; la seconde, cherchant une nature privilégiée, ressemble plus à un poème d’art, et partant n’est goûtée que par le petit nombre.

Bertin se présente donc, d’une part, avec Valenciennes, Michallon, les Bidault, Taunay, Watelet, de Crissé, Dunouy, Castellan, Chancourtois, Duperreux, Ronmy, de Forbin ;

Demarne, d’autre part, avec Bruandet, Crépin, Budelot, Swagers, Pau de Saint-Martin, Vauthier, Demay, Deroy, Swébach, Bourgoin, Huet, Xavier Leprince, Hippolyte Lecomte, Omméganck, Bourgeois, Diébolt, Michel, Langlois, Storelli, Carle Vernet, Debucourt, Richard, Guérard, Kobell, Grailly, Malbranche, Dagnan, Verstappen, Lajoye Duval, Berré, Van Os, Rœhn, César Vanloo.

Et plusieurs de ces maîtres comme Demarne, Taunay, Xavier Leprince, Debucourt, Hippolyte Lecomte, Swébach, Pau de Saint-Martin, Budelot, ne sont pas seulement des interprètes achevés d’une nature ensoleillée ou ombragée, mais peintres de genre non moins habiles, ils unissent à la perfection du rendu des sites une invention spirituelle et variée dans leurs scènes. Demarne, Taunay, Swébach et Hippolyte Lecomte ont une supériorité incontestable en ce genre, l’esprit français y pétille.

C’est par exemple un marché où s’échangent les horions et les propos grivois, un curé de campagne sermonnant des jouvenceaux, un gamin décrochant la jarretière de la mariée, un repas sur l’herbe, des chasseurs dans des fourrés, des lavandières, le meunier appelant à l’aide, des bergers surpris par une rafale, des berlines arrivant dans une cour, des convois de troupes en 1814, etc., etc.

Et presque tous ces maîtres délicats et les peintres de genre de la même époque n’ont pas trouvé place au musée ! dans notre musée si pauvre, si peu à la hauteur, lorsqu’il s’agit d’artistes du dix-neuvième siècle !

Le Louvre, pour ne rien avancer sans preuves, possède-t-il par exemple des maîtres spirituels comme Vallin et Mallet, ou quelque toile du célèbre grisailler Sauvage ?

Montre-t-il quelque part un seul portrait de l’étonnant Boilly, quelques attelages ou convois militaires de Swébach ?

À part Demarne, dont le nom survit à tout, rappelant le genre paysagiste, le Louvre possède-t-il un Bruandet vaporeux, un délicat Pau de Saint-Martin, un Bourgoin lumineux, un Dunouy aux sites grandioses, un Watelet si poétique dans ses chutes d’eau, si harmonieux dans les tons, un Malbranche, ce magicien d’effets de neige, dignes du pinceau d’Isaac Van Ostade ou d’Art. Van der Neer ? – Non, rien de tout cela ; mais si l’on désire s’édifier sur le paysage au dix-neuvième siècle, le néophyte amateur pourra admirer à son aise Constable, Chintreuil, les ébauches de Rousseau et les Courbet !

Si le dessin est ce qui manque le plus à ces derniers artistes et, en général, aux paysagistes d’aujourd’hui, le dessin, nous aimons à le rappeler, était la qualité maîtresse de la petite école du commencement de ce siècle, et la conscience apportée par elle à traiter ses sujets ne trouve d’égale que dans les écoles primitives et dans l’école hollandaise. Demarne et Bertin, quoique suivant chacun un genre différent, connaissaient bien les Hollandais ; ils n’en ont pas moins un cachet tout français, et je dirais aussi, bien de leur temps.

La couleur des Hollandais se ressentait de leur ciel gris, et le choix de leurs sites, d’une nature sévère. Les Hobbéma et les Bril plaçaient leur feuillage si délicat sous un jour relativement sombre, tandis que les petits paysagistes de l’Empire, tout en ayant le fini du même feuillé qui permet de reconnaître l’arbre, ont l’avantage d’une lumière plus sereine et d’un choix de sites plus riants.

Est-il en effet de sujet plus gracieux, plus doux à l’œil que les sites pris dans les vallées de Bièvre, de la Seine, de Jouy, de l’Yvette ou de l’Orge, avec des paysans allant au marché, des rouliers, des cours de ferme, des entrées de châteaux, des scènes de famille, des chaises de poste, des parties de chasse ? Au milieu de ces paysages aux perspectives aérées, des petits personnages finement touchés et campés attestent l’originalité et le talent des Swébach, des Demay et des Xavier Leprince.

Le paysage indépendant, si par indépendant on entend la reproduction des sites et des scènes que les yeux découvrent dans la nature de notre pays, ne date donc pas de 1830, et ni Paul Huet ni ses successeurs Daubigny, Rousseau, Millet, Troyon, n’ont le mérite de l’avoir découvert en ce siècle. Ces maîtres ont agrandi les dimensions du paysage, mais ils ont diminué la somme des qualités intrinsèques qu’on est en droit d’exiger du paysagiste. Je ne conteste pas leurs qualités, mais comparés à leurs prédécesseurs, je les trouve inférieurs et pour le dessin et pour l’originalité. L’indépendance qu’on leur attribue porte plutôt sur l’exemple qu’ils ont donné les premiers du laisser-aller dans l’exécution, ou tout au moins d’une exécution sensiblement moins soignée.

Des quatre maîtres que nous venons de citer, Troyon est encore le plus consciencieux pour le dessin, mais on ne peut refuser aux toiles de Daubigny, de Rousseau, de Millet et de Corot, une poésie d’impression qui explique leur succès. Si on les analysait au seul point de vue des qualités techniques intrinsèques, leur manière lâchée ne résisterait pas à l’examen.

Leurs prédécesseurs directs dans le paysage français, Demarne, Bruandet, Budelot, Taunay, Vauthier, Grailly, Michel, Berré, et tutti quanti, ont su allier aussi à la conscience du dessin la poésie, le sentiment, et l’on peut également trouver à la même époque ces dernières qualités dans plus d’un paysagiste qui, s’inspirant des Patel et des Robert, sut composer des paysages historiés avec tombeaux et temples grecs.

Le paysage historique a eu, il est vrai, des maîtres bien personnels, mais ces maîtres-là même, comme Bertin, Michallon, Bidault, Valenciennes, Dunouy et Watelet, ont produit aussi des paysages français excellents, preuve évidente que l’étude du paysage historique, cultivée également par les indépendants de cette époque, ne peut être nuisible aux artistes de la nôtre et ne peut au contraire que contribuer à élever le niveau artistique de tous les paysagistes. Qui peut le plus peut le moins.

Dans le paysage historique tel que le comprenait le Poussin, la composition pittoresque doit s’inspirer d’un sentiment ou d’une idée et s’associer, se combiner avec lui. Divers critiques, choqués des interprétations maladroites ou forcées de cette théorie par ceux de leurs contemporains qui ont tenté de se l’approprier, en ont conclu qu’elle ne pouvait être et l’ont violemment attaquée. Elle n’en contient pas moins le principe de beautés de l’ordre le plus élevé, de celles qui dérivent de la partie la plus intellectuelle de l’art, des beautés de sentiment et d’expression.

M. Charles Blanc cherchant à justifier l’abandon du style historique dans le paysage, n’a formulé qu’une seule critique dont nous reconnaissons la parfaite justesse. Dans ce genre historique, dit-il en substance, le sujet prend trop d’importance, et la nature se trouve réduite au second plan. L’attention se divise forcément entre le sujet et le paysage, et les figures principalement ou presque exclusivement absorbent l’intérêt. Ce manque d’unité est, suivant M. Blanc, la cause du discrédit dans lequel est tombé le paysage historique.

Cette critique, fort juste en soi, suffirait pour établir la supériorité du paysage indépendant, qui, ainsi que nous l’avons prouvé, prenant la nature corps à corps, reflète un sentiment intime et parle mieux à l’âme. Mais il faut se garder de prendre cette critique trop à la lettre.

Tous les paysagistes d’histoire n’ont pas, comme plusieurs l’ont fait dans les derniers temps du paysage historique, exagéré les dimensions de leurs épisodes dans le site.

D’aucuns, et ce sont justement les meilleurs, ceux près desquels on doit former son jugement, ont donné la plus large place à la nature qu’ils se plaisaient à embellir d’arbres magnifiques et de riches péristyles.

Un peintre qui dans un paysage accorderait une trop vaste place à la scène historique ne doit plus, selon nous, rentrer dans la catégorie des paysagistes, la nature devant offrir l’intérêt principal, au point de vue artistique s’entend.

Les scènes choisies par le paysagiste indépendant pour animer son paysage sont empruntées, en général, à la rusticité. L’attention n’exige pas d’effort pour saisir ces scènes familières, et partant l’œil peut mieux juger des qualités du paysage, à moins que, poussant les choses à l’extrême, on admette des compositions sans personnages. Mais l’absence d’êtres animés dans un paysage est vivement ressentie, et ceux-là seulement font excuser le manque de cet élément de vie, qui, ayant la science approfondie de leur art, peuvent trouver dans le site choisi un effet suffisamment saisissant pour captiver les yeux.

Mais M. Charles Blanc ne borne pas là ses critiques et prétend que Le Poussin était seul capable de produire et de faire admirer le paysage historique, parce qu’il sentait ce qu’il créait. Il dénie de ce chef à des hommes supérieurs, comme Dunouy, Bertin, Michallon et Valenciennes, ce sentiment du beau et de l’expression.

Cette théorie, si elle était acceptée, ferait croire que les seuls créateurs d’un genre ont le monopole de son interprétation. Nous ne saurions suivre l’auteur de l’Histoire des peintres de toutes les écoles, sur ce paradoxe qui tend à abaisser des hommes dont l’école française pourra se prévaloir à toute époque.

Que Bertin me présente des nymphes ou des religieux dans un site poétique ou mélancolique, que Michallon m’offre dans une vallée majestueuse le spectacle de la Mort de Roland, je me sens aussi ému que devant les Bords de l’Oise de Daubigny, parce que le talent des premiers est à la hauteur de la conception, comme le savoir-faire du second demeure au niveau d’un genre plus simple. Le problème est tout entier dans l’interprétation, et les sujets historiques, si utiles pour populariser les légendes et les hauts faits, ne peuvent être traités que par des artistes éminents dans leur art.

C’est sans doute aussi à ce grave oubli qu’il commet de la petite école de Demarne, pour ne s’attacher qu’à voir partout le paysage historique, faisant obstruction comme conséquence à l’indépendance de l’art, qu’il faut attribuer la guerre que déclare M. Charles Blanc au paysage historique et le dédain avec lequel il le traite. Ne va-t-il pas jusqu’à refuser, je ne dis pas une notice, mais même une simple mention à un chef d’école comme Jean-Victor Bertin !

L’éminent historien semble faire partir la naissance du paysage de l’avènement du romantisme. Cette aurore de 1830, saluée par M. Charles Blanc, où a-t-elle conduit le paysage, de plus en plus poussé de nos jours vers l’impressionnisme ? La plus élémentaire justice exigerait pourtant qu’on n’oubliât pas qu’avant 1830 des maîtres modestes et laborieux conservaient à l’art le paysage individuel et intime, sur les charmes duquel tous les bons esprits sont d’accord. Ces maîtres s’appelaient Bruandet, Demarne, Budelot, Berré, Guérard, Langlacé, Swagers et leurs émules. Il est donc inexact de croire que l’école de Bertin ait étouffé le paysage tiré de la nature.

Les réalistes, dans le bon sens du mot, c’est-à-dire les réalistes dessinant, achevant et ayant le goût pur, existaient donc pendant toute la période que dura la suprématie de David. Plus d’une fois, même alors, des maîtres comme Demarne, Duclaux (de Lyon), Duperreux ont peint, dans leurs paysages de 1808 ou de 1813, des chapelles gothiques et des chevaliers, d’où l’on peut déduire encore que la connaissance du Moyen Âge et de l’architecture gothique ne doit pas être mise uniquement à l’actif des peintres de 1830. Pour donner à chacun ce qui lui est dû, il est juste de reconnaître que ce qu’on a appelé le réalisme dans l’art existait bien avant 1830 et sous David.

Dans la peinture d’histoire et de genre, Prudhon, Géricault, Sigalon, Boilly, Bilcoq, Roëhn, Vigneron, Drolling, Pigal, Charlet et tous les paysagistes indépendants que nous avons cités, étaient des réalistes.

La révolution de 1830 a eu le mérite de propager le mouvement, mais elle n’a rien créé de neuf. Si les artistes lui doivent l’indépendance dans les règles, c’est une innovation matérielle en quelque sorte. La révolution fut beaucoup plus profonde en littérature, et cette raison semble avoir entraîné l’opinion dans un jugement d’assimilation avec la peinture.

Ces développements prouvent qu’il y a place au soleil pour tous les genres de talent et de style, quand ceux-ci sont reconnus, alors même que l’art en général suit une direction puissante dans un sens classique. Il y a plus, jamais David et ses principaux élèves, j’entends les plus fervents adeptes du style académique et historique, n’ont cessé de louer et même de conseiller d’étudier les réalistes, comme les Hollandais par exemple, dont ils admiraient la science profonde. David et ses élèves n’ont été les adversaires que des maîtres relâchés en tout du dix-huitième siècle.

L’existence de l’école de Demarne, admirée par tous les artistes les plus classiques de cette époque, en est la preuve absolue. Demarne, Taunay, Pau de Saint-Martin, Swébach, Hippolyte Lecomte, furent, avant 1830, toutes proportions conservées, aussi pourvus de distinctions que David, Gros et Girodet. Les plus grands connaisseurs, les critiques les plus connus et les personnages les plus riches s’honoraient, ou de faire l’éloge, ou de posséder des petits paysagistes indépendants de l’école française, à côté des premiers maîtres des écoles hollandaise et italienne.

La galerie de la Malmaison, la plus célèbre collection particulière de cette époque, comptait beaucoup de petits maîtres contemporains. Pour ne citer que les paysagistes et peintres animaliers, Berré, Demarne, Duperreux, Turpin, Hue, Hippolyte Lecomte, Nicole, Omméganck, Van Os, Taunay, Thibault, Thiénon, Roëhn, Swébach, César Vanloo, avaient été jugés dignes de figurer au milieu des chefs-d’œuvre de l’école hollandaise que la Russie a su nous enlever à la vente de cette galerie si riche.

L’ancienne salle des ventes de Paris, la salle Lebrun, que plus d’un ancien se rappelle encore, a vu défiler également nombre des petits maîtres français de cette école. Les grands amateurs comme Denon, le duc de Praslin, le banquier Perregaux, la duchesse de Berry, le duc d’Orléans, avaient également jeté les yeux sur ces maîtres charmants. On vit cette école représentée dans les grandes ventes faites sous Louis-Philippe. La plus intéressante de ces ventes, à notre point de vue spécial, fut celle des œuvres de Taunay en 1831.

Le goût des arts au renouvellement du dix-neuvième siècle était aussi très en honneur. Le Directoire voulait que ses expéditions ne fussent pas seulement un titre de gloire pour nos armes, mais une source de profits pour les arts. Bonaparte ramenait en triomphe, comme des trophées, les antiques les plus rares et les tableaux des maîtres les plus fameux de l’Italie. Lucien, frère du premier consul, dans son ambassade de Madrid, outre Lethière qui le suivait partout, entretenait un agent en Espagne pour lui acheter à prix d’or des marbres et autres œuvres d’art ; plus tard son frère, le roi Joseph, faisait venir le peintre Wicar pour la même mission. Le cardinal Fesch achetait des collections entières pour posséder un seul bon tableau qu’il convoitait ; enfin, M. Robit, le banquier Récamier, M. de Talleyrand, M. de Sommariva, le prince Nicolas Demidoff, M. Lacaze, des Français appelés par leurs fonctions en Italie, comme l’ambassadeur Cacault, le peintre Fabre, j’en passe, complétaient ce groupe des premiers grands collectionneurs du dix-neuvième siècle, dignes successeurs des grands amateurs du dix-huitième, tels que les Chabot, les Praslin, le duc de Choiseul, le prince de Conti, le Régent, Randon de Boisset, Catellan, etc.

De ce que les paysagistes d’après 1830, certes pleins de mérite aussi, aient accaparé l’attention, il ne s’ensuit donc pas qu’ils aient découvert le paysage indépendant ou réaliste.

Ce paysage lui-même datait d’une époque fort reculée, et, pour ainsi dire, de la naissance de l’art. Les fonds de tableaux des artistes primitifs de l’époque gothique et de la renaissance, si admirables dans leur naïveté précieuse, les paysages si Unis des Memling et des Van Orley, des Van Eck et des Pérugin ne marquaient-ils pas la manifestation de la nature vraie, aussi bien que les conceptions de l’école d’Albert Durer et de Titien ? Les peintres du dix-huitième siècle, malgré leur style mou et leur couleur vert-pomme, ne connaissaient-ils pas à leur manière l’interprétation de la nature réelle ? Que viennent donc faire les paysagistes romantiques de 1830, présentés comme des novateurs ?

Selon nous, le romantisme n’a pas de création à son actif, à proprement parler ; il n’en a que les apparences, et venant après une période académique qui témoigne d’une évolution curieuse dans l’art, qu’on devrait, au lieu de dénigrer, étudier et savoir respecter, le romantisme marque une réaction, et rien de plus.

Les auteurs de l’avenir auront à répondre un jour à la question de savoir si la décadence de l’art et surtout de ses règles ne prend pas sa source première justement à l’avènement du romantisme, ou si tout au moins cette décadence n’est pas due à la faveur sans frein avec laquelle on suit les conséquences d’une voie éloignée des traditions anciennes.

Les paysagistes d’histoire ne prenaient pas leur nature sous le ciel de Paris, comme le prétend M. Charles Blanc, mais ils allaient l’étudier et la copier dans les sites grandioses de Suisse, de Sicile, des Pyrénées, et surtout d’Italie. La grande majorité d’entre eux, – le fait est patent, se transporta dans ces contrées et y fit des séjours de longue haleine.

Plus tard, de retour à Paris, ces artistes composèrent sans doute dans leurs ateliers des paysages d’histoire, aux sites grandioses, mais leur tâche fut facilitée, et leur inspiration ravivée par la provision d’études toutes prises sur nature, dont regorgeaient leurs cartons.

Les erreurs commises par M. Charles Blanc se déduisent toutes de l’ignorance où il était de la petite école indépendante, dont il ne peut tenir compte, puisqu’il ne s’en était pas soucié. Seuls Demarne et Bruandet arrêtaient ses regards. Les omissions de M. Charles Blanc et ses aperçus sur le paysage ont malheureusement fait accréditer une opinion générale erronée, qui depuis a fait du chemin. Ainsi naissent bien des légendes.

Nous plaindrions l’école française de n’avoir pour tout lot, dans le paysage, que les paysagistes d’histoire. Si nous préférons avec tout le monde le paysage indépendant, ce n’est pas une raison pour que nous comprenions le système de dénigrement d’une très intéressante évolution dans l’art paysagiste du commencement de ce siècle, évolution qui a compté parmi ses partisans des hommes du plus haut talent et, au dix-septième siècle, des créateurs de génie, comme Claude, le Poussin et le Dominiquin.

Mais l’écueil de ce style noble et élevé, c’est la difficulté qu’il présente. Aussi ne doit-il pas comporter d’interprètes médiocres. Il s’en est trouvé pourtant dans le nombre des paysagistes qui l’ont abordé.

Les maîtres dont nous nous sommes réclamés ont effacé, par leur haut talent, les hommes inférieurs d’après lesquels on a peut-être formé son jugement. Ceux-là ont le genre ennuyeux, et ce genre est détestable. Tout en laissant à leur rang de prééminence, nous plaçant à un point de vue général, les compositions d’un style noble et élevé, il est incontestable qu’il vaut mieux être fort comme les Hollandais, dans un genre inférieur, que faible dans un autre plus haut placé, et que longtemps, comme l’a dit un historien, on préférera des petits fumeurs, caressés par tous les amis des arts, aux grands héros ennuyeux, étalant en vain leur beauté froide, et créés plutôt pour habiter des palais magnifiques que pour servir à la récréation des yeux. « Il ne faut pas faire plus qu’on ne peut, disait David à un de ses élèves. Il faut traiter des sujets humbles, simples, familiers même, si la nature nous a fait naître pour cela. Tel qui fera supérieurement des bergers se fera moquer de lui, s’il veut peindre des héros. Il faut se tâter, se connaître, et puis aller sans se forcer. À un autre il disait dans le même sens : « Il vaut mieux faire de bonnes bambochades comme Téniers et Van Ostade, que des tableaux d’histoire comme Lairesse et Philippe de Champagne. »

Aussi bien pensons-nous que la chute du paysage historique n’est pas uniquement due au peu de vogue qu’inspirent les personnages de la mythologie ou de l’antiquité, et que son abandon provient conjointement de l’effort difficile qu’exige ce genre, autant que du manque de talents supérieurs autour de nous. Comment ne se passerait-on pas aujourd’hui des règles du style héroïque, quand on se passe si facilement même des premiers éléments intrinsèques, comme le dessin et l’étude ?

Aux raisons que nous venons de donner pour expliquer la chute du paysage historique et le dédain qu’affectent pour lui nos contemporains, s’ajoutent les séductions d’une thèse qui prête à la critique, de cette critique endormie sous les fleurs jetées au dix-huitième siècle.

Cette liberté d’allures revendiquée pour les peintres, les raisons patriotiques mises en avant en faveur de modèles uniquement choisis en France, l’éloge facile de la nature prise sur le vif, tout cela assurément ne manque ni de justesse ni de bonnes intentions. Mais doit-on de ce fait condamner l’idéal d’un style savant, illustré par les plus grands noms et la reproduction, au milieu de sites grandioses, d’idylles ou de scènes tirées des auteurs anciens les plus admirables ?

Cet effort de science réduit aux proportions d’une étude contrôlée et protégée, peut-elle nuire à l’élévation du niveau artistique ? Où serait la grandeur des lettres françaises, si l’on abandonnait l’étude des sources classiques, malgré ce que cette étude, au premier abord, peut présenter de suranné et de monotone ?

Sans nous poser ici en panégyriste déclaré de l’un ou de l’autre genre, nous pensons que ceci ne doit pas détruire cela, et que chercher à frapper d’ostracisme un genre parce qu’il plaît moins, serait chose aussi dangereuse pour l’art, que d’en exalter exclusivement un autre ayant le mérite de flatter davantage.

Chapitre II

Influence de la Révolution française sur l’art en général, même chez les nations voisines. – La fécondité de cette époque en peintres, rapprochée de l’indifférence de nos contemporains pour leur mémoire. – De la reconstitution de l’école française du dix-neuvième siècle dans les musées. – Appel aux encouragements de l’État et à l’initiative des amateurs.

 

Le goût classique, qui caractérise la période de 1789 à 1830, c’est-à-dire le retour aux grands principes et aux sources antiques, est la résultante directe de la Révolution. Cette époque de notre histoire ressemble aux temps héroïques. Époque égalitaire et guerrière, tout est grand en elle sinon dans les errements de ses débuts et ses excès, tout au moins dans ses inspirations et ses idées transformées en lois.

La sculpture et la peinture surent traduire ce mouvement prodigieux : la grande peinture, dans l’expression de l’histoire, le paysage proprement dit, dans la reproduction au milieu d’une nature choisie, des scènes héroïques de tous les temps. Les bergeries de Boucher et les fêtes galantes de Watteau ne pouvaient être que le miroir d’un état de mœurs relâchées et d’une société en décadence ; les sources antiques convenaient mieux pour traduire le réveil et la révolte d’un peuple opprimé depuis des siècles.

Sans doute les temps héroïques ne sont plus, mais n’est-il pas néanmoins déplorable de voir notre société presque tout entière en extase devant les afféteries du dix-huitième siècle, et de suivre l’esprit public dans ses tendances de plus en plus marquées vers l’abandon du tableau d’histoire pour le tableau de genre ? On s’explique aisément que le genre proprement dit attire davantage les artistes. Il n’est pas besoin avec lui pour obtenir des succès faciles de faire de longues études et de se livrer à de grands frais d’imagination.