L'Empreinte du dieu - Maxence Van der Meersch - E-Book

L'Empreinte du dieu E-Book

Maxence Van der Meersch

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Beschreibung

Lauréat du Prix Goncourt pour cet ouvrage émouvant, Maxence Van der Meersch conte l'histoire tragique de Karelina, timide paysanne au joli visage. Mariée de force à un colosse brutal, elle doit subir une vie faite d'expédients et les humiliations de son mari. Quand son bourreau est mis sous les verrous, elle s'enfuit. Elle trouve refuge chez son oncle Domitien, écrivain célèbre, dont l'épouse, Wilfrida, reçoit avec joie la jeune femme, qu'elle considère bientôt comme sa propre fille. Les deux femmes ignorent alors qu'elles viennent de sceller leurs destins...

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Table des Matières

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

TROISIÈME PARTIE

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

I

LA voiture avait traversé le village, et suivait un étroit pavé montant. On laissait derrière soi la Lys, rivière traînante. On allait lentement vers une ligne de hauteurs continues, que jalonnaient des files de peupliers et des moulins à vent, sur le ciel gris de novembre. L’auto, un fort cabriolet huit cylindres, couleur havane, laminait sous ses larges pneus les flaques de boue, en jaillissements sales. Et Domitien Van Bergen, au volant, évitait tant bien que mal les caniveaux et les fondrières, sur l’étroite chaussée, défoncée en cette saison par les derniers charrois de betteraves. Une bise cinglante et dure enveloppait la voiture et sifflait dans les arbres nus du chemin.

On arriva devant une masure séparée de la route par un fossé. Un grand moulin, derrière, tournait.

— Voici la maison, Domitien, dit Wilfrida Van Bergen.

Van Bergen arrêta la voiture et descendit.

Planté sur une butte, le moulin, un moulin vétusté, tout en planches et en ardoises, levait et abaissait ses longs bras dégingandés et grêles, en un geste de sempiternelle lamentation. Sur sa tête, un ciel de Toussaint, lourd de nuées. A ses pieds, la maison. C’était une petite maison des champs, basse, en briques rouges, soulignée d’un large soubassement goudronné, et coiffée d’un feutrage épais de chaume décoloré, où des herbes poussaient. Volets clos, porte close, terrée parmi les ronces, elle dispersait dans la bise un fil de fumée sale ; et sur elle tournaient avec lenteur les grandes ailes sifflantes, parmi la tristesse et la nudité d’un rude automne.

Van Bergen regardait la masure. Il hésitait. Il revint vers l’automobile.

— Tu crois que ce sont toujours eux, Wilfrida ? demanda-t-il.

— Rien n’est changé, du moins, dit sa femme.

Elle descendit à son tour, frêle et pâle, frileuse dans un lourd manteau de voyage en drap anglais. Elle contempla la maison.

— Sait-on jamais, pourtant !... Si longtemps...

— Allons ! dit Van Bergen, je vais toujours frapper.

Il franchit la dalle de pierre qui servait de pont au-dessus du fossé, traversa un jardinet hérissé d’herbes sauvages, et frappa à la porte.

Longtemps après un verrou fut tiré. Tout le battant supérieur de la porte s’entr’ouvrit. Une fille parut, de dix-sept ou dix-huit ans, le regard bleu, le nez court, les cheveux blonds ébouriffés, l’air volontaire et sauvage. Elle examinait l’homme.

— Dites-moi, mademoiselle, demanda Van Bergen, qui hésitait à la reconnaître, ce sont toujours les Moermeester qui habitent ici, n’est-ce pas ?

La jeune fille ne répondit pas. On eût presque dit qu’elle n’avait pas entendu. Elle regardait toujours Van Bergen. Et une douceur détendit son visage fermé. Elle souleva un loquet, ouvrit toute grande la porte à l’homme.

— Entrez, dit-elle. Vous êtes mon oncle Van Bergen.

La cuisine était longue, sombre et propre, pauvrement éclairée par une petite fenêtre qui donnait sur les champs. Il y avait, avançant jusqu’au milieu, un feu flamand, orné de barres de nickel et dont la platine portait deux hautes poignées recourbées en crosse. Un feu maigre de charbon de terre y brûlait. Dessus, une cafetière d’émail bleu et blanc, et une ample bouilloire de cuivre rouge, aux chauds reflets. La. table était en face, une table de bois couverte d’une grossière mosaïque faite de fragments de carrelage assemblés au ciment. Quatre chaises de bois blanc, le long du mur. Dans un coin, près d’une seconde fenêtre fermée, à l’extérieur, d’un lourd volet de bois, était un buffet bas, en chêne, à deux portes, noir à force d’être ciré et qui supportait, sous un globe de verre, une statuette de sainte Anne en robe violette, maladroitement coloriée ; elle tenait la Vierge enfant par la main. Les murs étaient d’un blanc bleuâtre et froid, badigeonnés au lait de chaux. Un christ de métal blanc mourait sur sa croix, un rameau de buis sec à son chevet. Autour, des assiettes d’étain, des plats ronds piquetés de larges ciselures, faites avec la pointe d’un clou. On y voyait une espèce de cheval, ou des pigeons, ou bien un coq aux membres lourds et gauches, et des lettres à demi effacées. Récompenses d’une victoire aux jeux de coqs ou de pigeons — souvenirs d’une royauté au jeu d’arc. Un sable blanc, de ce sable venu de la Campine, et qu’on vend au boisseau, mouchetait le dallage de briques rouges vallonnées, où les joints de ciment saillissaient en relief. Une grande horloge à pied, étroite et haute, battait dans le silence. Il n’y avait que cela qui vécût, dans cette cuisine : l’horloge au tic tac triste et la flamme courte, dans le poêle. Par la fenêtre, on apercevait une plaine, où des arbres nus et noirs, sous le ciel gris, semblaient tendre dans la bise, vers la fuite des nuées, des bras désespérés.

Les nouveaux venus s’étaient arrêtés sur le seuil.

— Comme il fait sombre ici, murmura Wilfrida.

— C’est la Toussaint, dit la jeune fille. On disait la prière.

Après avoir refermé le battant derrière eux, elle se tenait immobile, l’air gêné, les mains pendantes, gauche et farouche comme une paysanne, tandis qu’ils la regardaient.

— Ainsi, dit Wilfrida, tu es notre nièce Karelina ?

Elle fit oui de la tête, sans cesser de fixer sur Van Bergen ses yeux bleus, durs.

— Et ton père ?

— Au village.

— Ta sœur Jeanne ?

— Ici.

Elle ouvrit une porte basse, à plein cintre, et qui ressemblait à une porte de couvent. Et les arrivants pénétrèrent dans une seconde pièce, où une surprise les arrêta dès les premiers pas. Il y faisait noir. On ne distinguait rien qu’une rangée de lumignons primitifs, des mèches dans des verres d’huile, dont la flamme saignait dans les ténèbres. C’était saisissant.

Peu à peu, on discernait mieux les choses, on apercevait vaguement sous cette clarté rouge une sorte d’autel dont les lumignons formaient la double rampe.

Il y avait, sur une table nappée d’une toile de lin, deux vases de cuivre en forme d’obus, un bénitier de coquillages, et deux bougies de cire rouge garnies de papier doré, dans des bougeoirs en faïence de Tournai. Au centre, un Jésus en plâtre colorié, un bel enfant blond que portait saint Joseph, tenait dans sa main droite la sphère symbolique, surmontée d’une courte croix. On avait disposé dans les vases et sur la nappe de lin bise des épis de blé mûr, d’orge et de folle avoine, en manière de fruste hommage évoquant les temps primitifs. Devant cet autel, il y avait deux prie-Dieu. Et sur l’un d’eux, une forme agenouillée priait.

Le Jour des morts n’est pas pour le peuple un vain mot eu Flandre. On passe la journée, maison close, à dire des prières à genoux, dans une chambre obscure. Et les gens d’autrefois respectent encore cette coutume presque délaissée au-jourd’hui, mais qui rappelait pourtant avec une tragique intensité ceux qui ne sont plus.

Karelina, laissant les Van Bergen à l’entrée, s’avança vers la forme noire et lui parla bas. La femme se leva, alla souffler les courtes flammes palpitantes, et revint vers les nouveaux venus. Dans la cuisine, on la vit mieux. C’était une femme des champs, approchant de la trentaine, maigre et le teint hâlé. Elle avait de Karelina, sa sœur cadette, l’œil bleu et le menton saillant, avec, en plus, cette âpreté que burine de bonne heure, dans les rides de la bouche et du front, une pénible existence paysanne.

Elle paraissait émue quand même.

— C’est bien, ma tante, c’est bien d’être venue, fit-elle. Comme la mère serait contente ! Elle a tant parlé de vous avant de mourir. Elle disait : «Je veux voir Wilfrida... Allez chercher ma sœur Wilfrida. » De ne pas vous voir à l’enterrement, ça nous a fait de la peine... On n’est pas riches, on a toujours peur d’être oubliés... Mais vous étiez en voyage, n’est-ce pas ?

— Oui, Jeanne, nous étions aux États-Unis. Nous n’avons su sa mort qu’en rentrant, bien tard. Mais tu vois, nous pensions à vous tout de même. Et nous voilà. Comme vous êtes changées toutes les deux !

— Si longtemps, ma tante ! Plus de huit ans que vous êtes partie ; cinq ans que nous ne vous avons pas vue...

— C’est vrai. Trois ans dans le Midi pour ma santé, deux ans de voyage à travers le monde. Karelina était haute comme ça ! Quel âge a-t-elle maintenant ?

— Dix-sept ans. Et moi vingt-neuf...

— Et le père ?

— Soixante ans, bientôt.

— Il n’est pas là ?

— Il est au village. Sa partie de coqs... C’est triste des jours comme ça, pour les hommes.

Elle les avait invités à s’asseoir ; elle allait au buffet, prenait de la farine, des œufs, un grand telle au de faïence, pour pétrir les crêpes traditionnelles du Jour des morts.

— Karelina, va ouvrir les volets, tire le lait de la chèvre et rapporte du bois pour le feu. Vous restez quelques jours, ma tante ? Il y a de la place, j’installerai un lit. Vous dormirez dans votre ancienne chambre, tenez...

Jeanne diluait la pâle couleur de safran, écrasait les grumeaux de ses doigts noueux. Van Bergen était sorti, revenait avec deux valises jaunes, en peau de porc.

— Karelina va vous les porter, dit Jeanne.

— Laisse, laisse, dit Wilfrida. Nous irons bien nous-mêmes. Je connais encore le chemin.

Et elle précéda son mari dans l’escalier raide et noir, jusque dans la chambre, une petite chambre à plafond bas, coupé de biais par la déclivité du toit, et bizarrement éclairée, à ras du plancher, par une lucarne carrée, si bien que tout le haut de la pièce restait dans l’ombre. Le plancher, de fortes voliges de chêne, s’affaissait, de sorte qu’aux premiers pas on chancelait, avec l’impression bizarre d’être dans une cabine de navire. Pas un meuble. Une nudité complète.

Wilfrida regardait cette petite chambre sans dire un mot.

— Tu es triste, Wilfrida ? lui dit son mari.

Elle sourit.

— Mais non, mais non, je me rappelle seulement. Tu te souviens, Domitien ?... C’est ici que tu es venu me chercher. .. En ai-je fait des rêves, ici !

Elle eut un rire clair à travers ses larmes, un rire d’enfant qui la faisait charmante.

— Étais-je folle, en ce temps-là !

— Folle ?

— Si tu savais comme je t’aimais sans te le dire ! Tu me quittais le soir, tu t’en allais. Moi, je restais ici, et comme c’était triste d’être séparée de toi, je tâchais de m’imaginer que nous étions encore ensemble, je te parlais, je t’écoutais me répondre... Nous lisions ensemble et tu m’embrassais avant que je m’endorme... J’ai été bien heureuse, ici, oui, bien heureuse, en attendant le grand bonheur que tu m’avais promis...

— Ai-je tenu parole, Wilfrida ? T’ai-je bien rendue heureuse, ma femme ?

Elle eut de nouveau les yeux mouillés. Elle le regarda en face, paisiblement, franchement.

— Oui, Domitien, tu m’as rendue heureuse, ces huit ans, assez pour toute une vie... Quoi qu’il arrive, maintenant, je n’aurai plus à me plaindre du sort. J’ai eu ma part.

Il l’embrassa, ému. Ils restèrent l’un contre l’autre, à s’écouter vivre, à prolonger cet instant de joie pure, comme deux amants.

Ils redescendirent.

— Et qu’êtes-vous devenu, mon oncle, depuis si long-temps ? demandait Jeanne.

— J’ai travaillé.

— Bien travaillé, dit Wilfrida. Sais-tu, Jeanne, qu’on parle de lui dans les livres ? que des gens le connaissent à l’autre bout de la terre ? Un homme illustre, bientôt...

— Le Seigneur vous a protégés, dit Jeanne. Il faut bien qu’il y ait quelques heureux sur terre.

Une pensée l’arrêta : « Toujours pas d’enfant ? »

— Pas d’enfant, dit Wilfrida.

Ils se turent un moment. Jeanne s’affairait, préparait un souper décent. Karelina, de son coin, tout en pelant des pommes de terre, regardait son oncle et sa tante, et ne parlait pas.

— À propos, dit Van Bergen, si je pensais à ma voiture ? Où pourrai-je la garer pour la nuit ?

— Au village, mon oncle. Vous trouverez près de la place, derrière l’église, un atelier de mécanicien.

— Il y a de la place ?

— Il gare les autocars d’ouvriers, la nuit. Karelina va vous y conduire. Mets ta pèlerine, petite.

Karelina s’essuya les mains, ôta son tablier et passa sa grosse mante de drap bleu marine. Domitien reprit son manteau. Et ils sortirent.

La voiture dévalait lentement vers le village. Ils arrivèrent derrière l’église. Van Bergen laissa la voiture dans une espèce de vieille grange baptisée garage. Et ils revinrent à pied vers la maison. Un vent mordant et froid leur cinglait le visage. Van Bergen, au passage, reconnaissait des arbres, des maisons, une grande auberge, et les montrait.

— Voilà où je dînais, petite. Voilà où j’allais me reposer et lire. J’étais malade, en ce temps-là, j’étais bien ici, pour me soigner... C’est là que j’ai vu ta tante, la première fois. Vous étiez à deux, Karelina. Vous arrachiez des salsepareilles et du chiendent, pour des tisanes... Tu étais toute petite, toi. Tu ne te souviens plus de tout cela.

—Je me souviens, dit Karelina.

— Tu as bonne mémoire, petite. Mais comment as-tu su que c’était moi, tout de suite, quand tu nous as ouvert la porte ? Tu as reconnu ma voix ?

— Je ne sais pas, dit Karelina. J’ai comme senti que c’était vous.

Elle paraissait gênée, un peu rouge. Quelque chose adoucissait son regard bleu, d’habitude fixe et plutôt farouche.

— Voilà le moulin, dit-elle.

Ils arrivaient devant la maison. Le moulin tournait, élevait vers le ciel gris ses ailes lie-de-vin et rasait les herbes hautes, dans un sifflement continu.

— Qui l’occupe ? demanda Van Bergen. Toujours le vieil Engel ?

— Toujours.

— Allons le voir.

Ils s’approchèrent du moulin, par derrière. Ils montèrent l’échelle à marches plates, et poussèrent la porte de la vieille tour de bois branlante. Ils entrèrent dans le réduit, une espèce de charpente compliquée et poussiéreuse, où pendaient des cordes et des courroies. Le pivot central du moulin le traversait verticalement, — un tronc d’arbre énorme, à peine équarri. Là, le vieil Engel ensachait de la farine. Il reçut Van Bergen avec son flegme de paysan, comme s’il l’avait vu l’avant-veille. Il parla de la crise, qui lui faisait grand bien, parce que beaucoup de fermiers, ne vendant plus leur blé, font moudre leur farine aux petits moulins à vent, pour cuire leur pain eux-mêmes. La fleur d’avoine, les gruaux d’orge et de blé, les malts, toutes les farines pharmaceutiques que la grande meunerie n’accepte pas, parce que les quantités sont insuffisantes, lui donnaient aussi de l’ouvrage.

— Et vous ?

— Moi, Engel, je fais des livres, dit Van Bergen. Des vers et des pièces, des pièces qu’on joue dans les théâtres.

— Et ça rapporte, ces choses-là ?

— Ça rapporte beaucoup, quelquefois.

— Ah ! bien, bien alors, dit Engel.

Il laissa Karelina et Van Bergen monter tout au faîte, dans l’espèce de petit grenier, sous le toit d’ardoises.

Et il pesa sur une longue barre qui manœuvrait le frein, il arrêta les ailes et descendit diminuer la toile, parce que le vent avait encore monté. D’en haut, par une lucarne sale, Van Bergen et Karelina le voyaient, au pied du moulin, réduire la voilure, et tirer sur des cordes. Il revint. On l’entendit monter l’échelle, manœuvrer la barre de bois du frein. Et, libérées, les ailes, avec lenteur, se remirent en mouvement. Par la lucarne, on les voyait passer, presque à sec de toile, leur voile enroulée en corde au long de leur charpente. Elles sifflaient en coupant l’air. Elles imprimaient à toute la vieille tour un branle doux, une espèce de roulis monotone. Un sourd grondement de machine montait des meules, avec le claquement rythmé d’une courroie. Tout le moulin, sous l’effort des ailes, tremblait sur son pivot, accusait chaque poussée du vent, et craquait dans sa membrure, avec un gémissement perpétuel qui rappelait celui d’une mâture fatiguée. On se fût cru dans un navire. Plus bas, Engel surveillait la besogne, hissait du sol jusqu’à l’étage des meules les sacs de blé, à l’aide d’un palan. On l’entendait tirer les cordes, embrayer les poulies. Et la primitive mécanique de bois, de toile et de cuir, engin millénaire, robuste et barbare, obéissait, hissait les sacs sans effort, tournait les meules, accomplissait sa tâche avec une aisance herculéenne, sans même qu’en fût ralenti le rythme de ses ailes dans la bise.

Van Bergen appuyait son visage contre la vitre empoussiérée de farine. Vers le moulin convergeaient tous les vents de la plaine, courbant les herbes, pliant les arbres échevelés, balayant des brassées de feuilles sèches, des lambeaux de fumées déchiquetées. Une odeur fade venait de cette plaine, la senteur des lins rouissant dans la Lys, qu’on percevait au loin, sinueuse et rampante, à fleur de terre, étalant ses eaux grasses couleur d’étain sous le ciel sombre. Elle débordait, détrempait les terres, submergeait les grands bacs de chêne où le lin pourrissait. Plus loin, là où les berges remontaient, le lin, en petites meules coniques, séchait à l’air, couvrant de ses pyramides d’un jaune sale et délavé d’immenses étendues. On avait l’impression d’un vaste campement aux innombrables tentes minuscules. Et plus haut, des maisons, des villages, alignés au long des routes grises, reposaient dans la tranquillité triste de cet après-midi de Toussaint. Tout cela était comme rapetissé, écrasé sous la horde des nuages. On eût dit une innombrable armée tumultueuse, se bousculant à l’assaut du moulin. Du haut de cette tour de bois mouvante, agitant ses grands bras en gestes de défi, le coup d’œil était fantastique.

— Le vent, dit Van Bergen, je ne sais rien de plus fort, de plus exaltant ! Tu n’aimes pas le vent, Karelina ?

— Si, dit-elle.

— Moi, je ne sais pas, mais il m’inspire. Regarde-le courir. On le voit passer... Regarde les nuages. C’est comme son troupeau, à lui. Il les mène, les mord, les bouscule, leur arrache des flocons de laine...

— Oui, disait Karelina.

— J’aime le vent, ce vent qui nous arrive ainsi, sauvage et libre... Vois-tu, je voudrais, pendant quelques semaines, demeurer ici, dans ce grenier, oui, avoir ma table sous cette fenêtre, et travailler comme ça, en plein ciel, avec ce roulis, ce gémissement de navire autour de moi.

-Oui...

Van Bergen retira la tête de la lucarne qu’il avait ouverte, et s’aperçut que sa nièce le regardait avec une expression singulière. Il rit.

— Drôle de bonhomme, n’est-ce pas, que l’oncle Van Bergen ?

— Non, dit Karelina. Vous êtes comme je pensais.

— Comme tu pensais ?

— Enfin, c’est comme ça que je vous voyais, dans ma tête.

— Bah?

— Oui.

Elle ne dit plus rien, gênée un peu. Domitien Van Bergen sourit.

— Allons, je vois que tu avais raison de dire que tu te souvenais de moi, Karelina. Tu te rappelles donc encore le temps que j’ai passé ici ?

— Je me suis toujours souvenue de vous. Vous étiez si drôle, oncle Domitien.

— Drôle ?

— Oui, oui...

— Et pourquoi drôle ?

— Je ne sais pas. Je sais seulement que je m’amusais bien, quand vous étiez là... Au temps où vous n’étiez pas marié encore, vous aviez votre chambre au village, et vous veniez chez nous voir ma tante Wilfrida. Et quelquefois, quand elle n’était pas rentrée, nous partions à deux à sa rencontre dans les champs. Vous souvenez-vous, oncle Domitien ?

— Oui, un peu...

— Et vous me montriez des tas de choses que je connaissais et que je ne voyais pas : l’air qui danse au-dessus des champs de blé coupés, la fumée qui traîne sur l’eau, le matin. Et on allait sentir l’odeur de la terre et des bois, quand il pleuvait. Et on mangeait de la neige, pour voir si c’était bon... Ou bien on montait ici, on se couchait sur les sacs de grain. Vous disiez : « Regarde, on est en mer, regarde passer le ciel sur nos têtes. Nous allons vite, très vite... » Et je regardais, regardais, ma tête tournait, j’avais le vertige. Vous vous rappelez ? Et quand le vieil Engel nous a pris dans sa voiture, pour aller en France... On est revenu la nuit. Il pleuvait. Nous étions sous la bâche, au milieu des pommes de terre. L’eau coulait au-dessus de nos têtes. Vous disiez qu’il y avait des dangers autour de nous, que nous traversions un désert, que nous devions rouler des jours et des jours, à l’aventure... Et j’avais si peur que, sans rien dire, et pour me rassurer, je soulevais de temps en temps un coin de la bâche, afin de voir le vieil Engel marcher dans le noir, à la tête des chevaux, tout près de la lanterne. Vous saviez tellement me faire peur ! Et ce soir encore où des paysans avaient allumé un grand feu de fanes de pommes de terre, dans la campagne... Vous m’avez dit : « Viens les voir avec moi. » On marchait dans le brouillard, pour atteindre ce feu bleu et rouge. J’avais mes cheveux tout mouillés de vapeur. Et vous disiez que c’était joli. On s’est assis devant le feu. Il fumait fort. On s’est amusé à chercher des figures dans la fumée. Et je voyais tout ce que vous disiez, oncle Domitien. Au retour, il faisait nuit. Nous nous sommes perdus dans le brouillard. Tout le monde à la maison était bien inquiet. Mais nous avions eu tant de plaisir ! Vous vous rappelez ?

Van Bergen souriait :

— Un peu, oui, un peu...

— Quand vous êtes parti, j’ai continué, toute seule. J’ai longtemps joué, toute seule, à tout cela. C’était moins gai, bien sûr. Mais tout de même, je ne m’ennuyais jamais. Et c’est ainsi que j’ai pu me souvenir de vous... Et puis...

Elle leva le doigt, eut un demi-sourire, la charmante expression de celle qui rappelle un petit secret, et baissant la voix :

— Il y avait votre promesse...

— Ma promesse ?

— Oui, oui, vous savez bien, ici, la veille du mariage...

— Aide-moi un peu, dit Van Bergen, grandement amusé. Huit ans, tu sais...

— Oh ! si, vous devez vous souvenir. C’était ici, ici même, dans le moulin, nous étions montés à trois, vous, la tante Wilfrida et moi. Il faisait un temps comme aujourd’hui. Chaque fois qu’il vente, j’y repense... Vous parliez avec ma tante, vous étiez content. Et vous m’avez tenue, levée dans vos bras pour me montrer la terre, par la lucarne. Vous rappelez-vous, oncle Domitien ?

— Continue.

— Et puis, vous nous avez embrassées, toutes les deux. Et vous disiez : « Tu verras, ma femme, je veux devenir très riche, très fort, très grand, pour toi, pour te rendre bien heureuse... » Alors, j’ai demandé « Et moi ? » parce que cela me faisait envie... Et vous avez ri, souvenez-vous, et vous m’avez levée de terre, comme ça, à bout de bras, en disant : « Toi aussi, ma petite Karelina, on te mettra du bonheur plein les bras, tout plein les bras... »J’étais contente, contente !

— Folle ! dit Van Bergen, qui riait.

Mais il voyait qu’elle ne plaisantait plus. Elle avait les pommettes rosies et ses yeux brillaient.

— Je sais bien, reprit-elle, ce n’était qu’une plaisanterie, n’est-ce pas ? Vous ne pensiez pas tout ce que vous me disiez. Mais il y a des choses comme ça, qui n’existent pas, et qui comptent plus pourtant que les choses vraies, pour un enfant. Moi, on dirait que je vous ai toujours attendu, mon oncle. Et quand vous êtes arrivé, j’ai su que c’était vous, parce que je vous attendais. C’est drôle, dites, c’est amusant... Mais vous aviez un peu oublié tout cela.

— Un peu, Karelina...

Il restait songeur, légèrement ému.

— C’est drôle, oui, pensa-t-il tout haut.

Le visage levé vers sa nièce :

— Et quel bonheur pensais-tu donc que je t’apporterais, petite ? reprit-il, gaiement.

— Du bonheur ? Oncle Domitien, je savais bien que vous vouliez rire... Non, je m’amusais seulement de moi-même, voilà tout.

— Tu n’es donc pas heureuse ?

— Je ne sais pas. Jeanne n’est pas méchante... Le père non plus... Bien sûr, c’était mieux quand maman vivait. Mais, à mon âge, n’est-ce pas ? on n’est ni heureux, ni malheureux, on attend... Moi, c’est l’avenir qui m’effraie un peu...

Ses yeux bleus sauvages s’emplissaient d’une confuse angoisse.

Il se sentit attendri, devant cette faiblesse, cette incertitude. Il mit la main sur l’épaule de Karelina et dit doucement :

— Eh bien, dans tous les cas, petite, chose promise, chose due. Si plus tard tu n’es pas heureuse, viens me trouver. Je ferai tout mon possible pour tenir ma parole et te donner du bonheur, à toi aussi, tout plein les bras...

II

LE village était à gauche de la route de Courtrai à Gand.

Un village des Flandres, largement éparpillé sur une terre plate et riche en eau. On l’atteignait par une chaussée grise, sinueuse, et plantée de hauts tilleuls. Elle formait une espèce de digue, et dominait les champs humides, coupés de watergangs. L’hiver, souvent, la Lys montait et les couvrait. Et la chaussée demeurait seule, reliait villages et maisons comme un isthme, à travers l’inondation.

L’église s’apercevait au détour de la route, dominant un bouquet d’arbres à têtes rondes, de gros marronniers antiques, qui encadraient la petite place. Le clocher bas se terminait par un toit en éteignoir, couvert de tuiles rouges, et sans grâce. Autour était le cimetière, à la mode d’autrefois. Il y poussait beaucoup de folles herbes. Des poules venaient y gratter. Et les enfants du village y jouaient. Ses morts participaient ainsi à la vie commune, marchés, processions, kermesses. Si bien que ce cimetière n’était pas triste.

Sur la place donnaient les habitations des notables, le vieux presbytère, la grande boucherie, et le vaste cabaret Verhaeghe, qui servait aussi de maison commune, parce qu’on n’avait pas de mairie. Le « château » du notaire était un peu plus loin, sur la route, avant d’arriver à la Lys. Ce n’était qu’un grand bâtiment carré, sans style, au milieu d’un jardin enclos de grilles.

Plus loin, la Lys. On la traversait sur un pont de ciment blanc. On avait de là le coup d’œil du fleuve lent et gras, sinueux, noirâtre, épandant au ras des terres plates une eau puante, et laissant çà et là, dans sa paresse de cours d’eau des plaines, un banc de boue, un bras mort, en fer à cheval. Elle exhalait une insupportable odeur de décomposition, la senteur du rouissage. Une herbe drue, verte et charnue, la bordait, comme nourrie de cette pourriture. Juste sous le pont, une écluse la coupait, lâchait de haut un jet d’écume blanche. Puis le fleuve reprenait son cours. Et l’on voyait, sur ce long lacet capricieux, glisser de lourdes nefs, des péniches brunes, vernissées, rehaussées de cuivres éclatants et marquées en proue d’une croix de peinture blanche. Elles venaient, comme endormies aussi, de l’eau jusqu’aux plats-bords, et repoussant sous leur avant carré deux longues rides obliques, avec un clapotis doux. Elles allaient à la voile, une seule grande voile de misaine tendue en travers de leur mât unique. Et, vues ainsi de loin, elles semblaient glisser à travers le pays, les villages, les fermes et les champs, comme d’étranges voiliers de la terre...

Le pont franchi, la route reprenait, montait insensiblement, et se rétrécissait. Elle allait vers une ligne de hauteurs qui fermait l’horizon, et que dominaient, par place, de longues files de peupliers et des moulins.

Là était la maison de Karelina.

On y vivait frustement. Jeanne, l’aînée, commandait. Elle avait vingt-neuf ans. Elle s’occupait du ménage et du jardin. Dolf, le père, travaillait en France, partait chaque lundi à vélo pour la frontière, avec une trentaine d’hommes. On gagnait plus en France qu’ici. Et le change avantageait encore les Belges.

Dolf logeait en garni, là-bas, avec trois camarades, chacun apportait son manger pour la semaine. Et il rentrait le samedi soir pour se reposer en travaillant la terre. Beaucoup d’ouvriers belges viennent ainsi en France, quittes à payer un homme chez eux pour tenir leur champ en état.

Karelina n’avait pas de métier. Elle allait aux champs, soignait les lins, faisait les moissons, en rapportait des petits profits de saison, glanes de blé ou de pommes de terre, fruits tombés, pissenlits, champignons, bois mort, mûres, myrtilles ou baies de sureau pour les confitures. Jeanne, très regardante, se fâchait souvent et la rudoyait, voulait qu’elle rapportât davantage.

On avait une chèvre que Karelina menait paître aux fossés et qui donnait le laitage. Un cochon de lait, acheté au printemps, grandissait jusqu’à huit briques, c’est-à-dire qu’on le saignait quand il avait atteint, au mur, un signe tracé à la hauteur de la huitième brique. Il donnait du lard, que l’on salait et fumait. Deux moutons fournissaient aussi de la laine et de la viande. Poules et lapins, légumes, et le blé d’une parcelle que Dolf cultivait, suffisaient pour faire vivre, d’une vie repliée et primitive. On n’achetait ni fruits, ni pain, ni viande, ni lait. Du café seulement, des épices, des vêtements et de l’huile. Dolf récoltait même son tabac, quelques centaines de pieds qui séchaient, des semaines, aux murs de la maison, sous le rebord du toit, en longues queues verdâtres et rousses. Puis il les coupaît aux ciseaux, pour sa pipe. Âpre et rude indépendance de la misère, non dépourvue de grandeur.

Cette année-là, Karelina travailla aux lins. C’était le souci du pays tout entier. Le village vivait du lin. Quatre petites fabriques, alignées sur la rive droite de la Lys, broyaient et décortiquaient la plante textile, pour la revendre au marché de Courtrai. Elles employaient toutes les femmes du village. Jour par jour s’en allaient de là vers Courtrai les hautes voitures à quatre chevaux, chargées de balles grises, d’où sortaient des écheveaux d’un jaune décoloré. Trois de ces fabriques qui possédaient leurs champs et leurs fermes, travaillaient leurs propres récoltes.

Karelina aida aux semailles. Elle vit lever la plante de velours verte, aux fleurs bleues comme des regards, ou blanches. Elle alla par le tapis humide et dru, d’une somptueuse uniformité, arrachant les mauvaises herbes, les avoines et les chardons. Cent jours, le lin poussa. D’insensibles nuances altérèrent la lourde toison rase et verte des champs, la muèrent en jaune pâle. Et le soleil y jeta son or. Les champs de lin prirent cette chaude couleur lumineuse, ces reflets châtains et dorés, infiniment plus ardents que ceux du blé, voire même de l’avoine, et qui font penser au blond Titien d’une splendide chevelure. Les fleurs étaient tombées. La graine séchait, de minuscules grelots, une danse de points d’or, à l’infini, dans le soleil. C’était l’heure de la moisson.

Jeanne fit enrôler Karelina dans une équipe qui s’en allait en France. La terre, en Belgique, est morcelée à l’extrême. Rares sont les emblavures qui dépassent un hectare. Pas de grande culture possible. Et c’est pourquoi les filatures belges de la région de la Lys ont pour la plupart en France, dans le Nord, la Somme, et jusque dans la région de Paris, de vastes exploitations agricoles, des cultures motorisées, d’où ils ramènent ensuite le lin brut en Belgique. Car il faut la Lys et ses eaux grasses pour obtenir un parfait rouissage, tout comme on attribue aux eaux du sous-sol d’Angleterre le mérite de ses tissus.

Vers la fin de juin, c’est ainsi un vaste exode d’ouvriers ruraux flamands vers la France. Le lin ne peut se moissonner à la machine. Il faut l’arracher à la main, touffe par touffe. La besogne réclame une main-d’œuvre spécialisée. Les Français n’y excellent pas. Elle est, au surplus, fatigante à l’extrême. L’ouvrier français se rebute plus vite que la patiente, soumise et robuste race flamande. On a vu des équipes abandonner la moisson en plein cours — une moisson qui ne peut attendre, parce que la moindre pluie la couche et la gâte. Et pour éviter ce désastre, les usiniers belges envoient sur place, dans leurs cultures de France, des équipes d’arracheurs flamands. Une complication supplémentaire du problème de l’immigration.

On partit un dimanche soir. Un gros camion était venu de France, mené par un vieil homme à grande moustache. Une trentaine d’hommes et de femmes s’y entassèrent sur des bancs. On chantait, on ouvrait déjà les sacs pour boire de la bière et manger. Karelina s’inquiétait un peu. C’était la première fois qu’elle s’en allait. Jeanne la fit monter près du vieux conducteur. Et le camion partit.

Le vieil homme était bavard. Il raconta à Karelina, sans la regarder, toujours attentif à la route, qu’il avait soixante ans, qu’il se nommait Hendrik Van de Goo, mais qu’on l’appelait d’ordinaire Mosselman, parce qu’il était marchand de moules. Il faisait du camionnage et des transports, allait aussi, souvent, en Hollande, chercher des moules, qu’il revendait en France. Ce qui expliquait les effluves marins qui s’exhalaient des planches de l’engin. Son camion ne payait pas de mine ; mais Mosselman en faisait un éloge excessif, comme d’une brave bête fidèle. Derrière, on chantait à tue-tête, tandis que la vieille machine roulait lourdement, sur un étroit pavé bombé, vers la France.

*

La ferme était le long de la Lys, quelque part, tout près de la frontière. Mais on ne savait pas où exactement. On savait seulement que la Belgique n’était pas loin.

On était dans une grande plaine, encerclée de villages et coupée de lignes d’énergie électrique et d’une grande voie ferrée. L’équipe, conduite par son chef, avait entamé le champ de lin. Elle l’attaquait de front, sur toute la largeur. On avançait doucement, plié en deux. On saisissait de la main la touffe de lin, sans la plier, pour ne pas en casser les fibres, et on la tirait à soi, de bas en haut, on la déracinait, on la gardait serrée dans son bras gauche. Quand la bottée était complète, on la couchait, bien étalée, bien ouverte, sur le sol, pour la laisser sécher. Le champ était plein de hautes herbes, de chiendent, de chardons, de bardanes, qu’il fallait trier et séparer. Besogne délicate et lente, que la machine n’accomplirait pas.

Le travail commençait à quatre heures du matin, au frais. À neuf heures, le chef faisait arrêter, puis encore à midi. Et l’on reprenait à deux heures, jusqu’au soir. La paye se calculait au champ, non à l’heure. Plus tôt ce serait fini, plus vite on s’en irait. On vivait de pain, d’œufs, de lard et de fromage. À midi seulement, les fermiers faisaient cuire une marmite de pommes de terre, — cinq pommes par tête. Ni café, ni soupe, ni lait. Les fermiers étaient regardants et se méfiaient de ces Belges. On dépérissait de soif et de fatigue, sous un ciel torride, sans un pouce d’ombre. Quand on n’en pouvait plus, on allait au seau de petit-lait, aigri et tiède, et on y trempait la jatte commune, pour boire. Cette boisson acide donnait des maux d’entrailles. Il fallait s’en méfier.

La nuit, on dormait dans la grange, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Le chef d’équipe veillait sur les jeunes.