L’enfant mage - Nicolas Keisser - E-Book

L’enfant mage E-Book

Nicolas Keisser

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Beschreibung

Un jeune berger, persuadé de n’avoir d’autre talent que celui de garder ses chèvres, se voit désigné pour endosser le rôle légendaire de mage-soldat, figure prophétique annonciatrice de guerres. Cette fois-ci, la menace surgit plus tôt que redouté : des hordes d’insectes gigantesques déferlent, ravageant tout sur leur passage et mettant en péril la survie de l’humanité. Mais est-il réellement prêt à porter le fardeau du monde ? Derrière cette invasion dévastatrice se cache un mystère bien plus profond. Qui tire les ficelles dans l’ombre, et quelle est la véritable origine de ces créatures voraces ? Le jeune mage devra non seulement combattre des ennemis puissants, mais aussi affronter sa propre métamorphose, dont les répercussions pourraient bouleverser bien plus que le cours de la guerre. Une épopée fascinante où chaque révélation entraîne le lecteur dans une spirale d’énigmes et de dangers.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nicolas Keisser, auteur de cinq romans dont "Les possédés", "Les marionnettes de Lannu" et "Sorcière de sang", explore l’héroïque fantasy et le médiéval fantastique. Il revisite les mythes ancestraux pour en faire des aventures captivantes où l’imaginaire déploie toute sa force.


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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Nicolas Keisser

L’enfant mage

Roman

© Lys Bleu Éditions – Nicolas Keisser

ISBN : 979-10-422-5083-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

La sélection

Aldrick se leva d’un bond, c’était le grand jour, celui de la sélection, celui que tous attendaient depuis près de cinq ans. Bien sûr, il était bien trop jeune pour être sélectionné, il n’avait que neuf ans, mais il était certain que son grand frère serait pris dans la caste supérieure des soldats. Il était si grand et si fort, toujours là pour le soutenir et le protéger. C’était son idole et il espérait tellement devenir comme lui.

Il voyait déjà le maréchal donner la claque symbolique à son frère, signifiant par là sa sélection. Il se sentait déjà fier et heureux pour lui.

Lui, il était plutôt petit et un peu malingre. Ses traits fins, presque féminins, étaient souvent sujets à des moqueries, le poussant alors vers une rage incontrôlable. Cela semblait d’ailleurs beaucoup amuser les plus grands, qui profitaient de son état d’énervement pour le frapper, l’humilier. Et, dans ces cas-là, c’était toujours son grand frère qui venait le défendre.

Ses autres frères et sœurs, cinq frères et trois sœurs, prenaient plutôt le parti des agresseurs, le traitant souvent de petite fille, de minus ou de chichi. Son côté lunaire n’améliorait guère les choses, l’excluant des groupes d’enfants, alors même que son caractère irascible poussait les grands à le harceler. Le faire sortir de ses gonds était devenu une sorte de jeu dont il était la victime, mais il n’en demeurait pas moins d’un caractère insouciant et rêveur lorsqu’il était seul. Il adorait se promener dans la forêt profonde, se cachant pour observer les animaux. Il savait les débusquer, ressentant leur présence, se contentant alors de les regarder, ébahi, heureux simplement.

Il savait qu’à son retour il se ferait frapper et insulter par son père, personnage violent et bourru, mais n’en avait cure. Son père lui dirait, tout en le frappant, qu’il était trop jeune pour partir ainsi seul dans la forêt, que les loups rôdaient jusqu’à la lisière et que les ours pouvaient être très agressifs. Mais Aldrick ne les craignait pas. Il ressentait aussi leur présence et les évitait soigneusement, quoiqu’il doutât de leur agressivité à son égard.

Quant à sa mère, elle était comme ses sœurs : grosse, geignarde et méprisante à son égard. Son côté lunaire l’horripilait et souvent une claque portée avec toute la violence de son exaspération servait à le ramener à la réalité.

Il s’éloigna de sa paillasse, laissant ses frères et sœurs dormir, et dévala les quelques marches taillées dans la pierre pour rejoindre l’étable située en dessous du logement.

La pierre était froide sous ses pieds, nus ce matin, heureusement que les chèvres étaient là pour donner leur chaleur. Sans cela, il aurait probablement gelé dans la petite maison.

Il aimait ses chèvres, dix chèvres, une pour chaque enfant. C’était le cadeau du roi pour chaque naissance. Il avait la charge de s’en occuper et cela lui convenait parfaitement. Il préférait de loin leur compagnie à celle des humains. Leurs pensées n’exprimaient que de la joie lorsqu’il s’occupait d’elles et il se sentait apaisé. Évidemment, c’était un angle d’attaque que les grands utilisaient contre lui, bêlant lorsqu’il passait à côté d’eux, surtout lorsqu’ils se trouvaient en présence de filles. Ces brutes savaient bien qu’il s’énerverait aussitôt et qu’ils pourraient continuer à se moquer de lui sous les gloussements de ces idiotes, jusqu’à ce que son frère arrive bien sûr.

Son grand-père avait bâti la maison lorsque lui-même était un jeune homme. Il l’avait construite pour son mariage, lui avait dit sa mère. Bâtie à même la paroi de la falaise, comme toutes les maisons du petit hameau dans lequel ils habitaient, elle était faite de pierres et de torchis et son isolation laissait à désirer. Seul le côté contre la falaise protégeait du vent, celui du nord, si froid en cette période de l’année. Les autres côtés étaient sujets aux courants d’air et lorsque la pluie tombait abondamment, les fuites du toit en pierre transformaient la petite maison en cloaque, rendant la vie difficile. C’était l’époque où les vieux et les enfants mourraient et où les maladies rendaient la vie très précaire.

Bien sûr, son père aurait pu la réparer, aidé de ses frères et de lui-même, mais il préférait de loin boire le mauvais vin que produisait le village, arguant qu’il était trop fatigué par le travail des champs et qu’en conséquence, il s’attellerait à cette réparation plus tard.

La région où ils habitaient était plutôt d’un climat doux, mais parfois, les hivers pouvaient être très rudes. Sur le côté ouest de la falaise s’étendait une plaine. C’est là que les labours se tenaient, la terre y était généreuse et les cultures abondantes. Sur sa pente sud, les vignes et les arbres fruitiers poussaient, mais c’était sur le devant de la falaise que les maisons avaient été construites. Ensuite, après quelques pâturages et un ruisseau, la forêt reprenait ses droits, profonde et sauvage.

Grand jour ou pas, il lui fallait traire les chèvres et leur donner à manger. Il se précipita sur le seau de bois et siffla doucement entre ses dents pour faire comprendre à Blanche qu’il venait la traire. Il ne pourrait déjeuner d’un bout de fromage et d’un morceau de pain noir qu’après avoir rempli toutes ses tâches, traire les bêtes et nettoyer leur paillasse. Seulement après, pourraient-ils partir tous ensemble au grand rassemblement sur la place du village, devant l’église.

Le village se situait à une heure de marche par des petits sentiers caillouteux au milieu de la forêt. Il s’y rendait tous les sept jours pour aller à la messe et le chemin lui paraissait toujours étrange. Son imagination le laissait entrevoir des bêtes difformes, les observant du fond de la forêt, les yeux pleins de haine et de colère. Mais il ne se passait jamais rien et le petit groupe de villageois revenait de la messe plaisantant et chantant, sans jamais rencontrer d’autres difficultés que celle d’un chemin parfois boueux et glissant.

La traite lui parut durer une éternité, les chèvres étaient nerveuses, comme si elles ressentaient son excitation. Il les calma un peu, chantant une douce comptine, puis entreprit de sortir la paille souillée pour la remplacer par celle qui était fraîche. Dès qu’il eut terminé, il se précipita à l’extérieur. Tout le monde l’attendait.

Le hameau était constitué de vingt familles. Mais en réalité, il n’en faisait qu’une. Liés par les liens du sang et l’isolement, les habitants s’entraidaient, se soutenaient les uns les autres. La vie était rude, même s’ils ne souffraient pas de famine. La terre était riche et les bois giboyeux, ils n’en étaient pas pour autant des nantis. Le travail de la terre tordait les corps et les faisait vieillir prématurément. La terre était lourde dans cette campagne, faite d’argile et de glaise. Heureusement, le socle de bois pour tracer les sillons avait été travaillé par un mage afin de le rendre incassable. Pourtant, les deux chevaux du hameau peinaient à avancer dans cette terre épaisse. Les récoltes étaient à la mesure de leur travail, abondantes, mais une fois les différents impôts payés, il ne leur restait guère de superflu.

Il se précipita vers sa mère, grosse femme à l’âge indécis, afin de récupérer son pain et son bout de fromage. Exceptionnellement, il eut même droit à une pomme un peu flétrie, et le groupe enfin complet se mit en route.

Il faisait vraiment froid, le sol était gelé et il se félicita d’avoir enfilé ses sabots de bois avant de partir. Quelques flocons virevoltaient dans l’air, accentuant cette sensation glaciale. Il frissonna, il ne portait que de vieux vêtements, ceux que ses frères avaient portés avant lui, et leur état d’usure laissaient le vent s’infiltrer jusqu’à sa peau, lui donnant la chair de poule. Il les resserra comme il put autour de lui à l’aide de ses maigres bras. Décidément, il préférait l’été.

Le chemin lui parut interminable, il avait tellement hâte de voir les sergents instructeurs, les mages, les prêtres, les soldats, les beaux vêtements aux couleurs chatoyantes, les armes et les chevaux. Mais, avant tout, il avait hâte de voir son grand frère sélectionné. C’était toujours un honneur pour une famille de voir un de ses enfants choisi. Les soldats protégeaient les frontières contre tous les envahisseurs, non-humains pour la plupart, qui souhaitaient par-dessus tout les détruire. Ils étaient aidés par les mages de guerre, soldats et magiciens à la fois. On disait que cette caste s’était éteinte et que plus aucun mage n’avait été choisi depuis des décennies. En même temps, le royaume n’avait plus été attaqué depuis un siècle, la dernière guerre s’étant terminée par la défaite la plus totale d’une race étrange d’êtres ressemblant à des fourmis. Et puis, il y avait les érudits, chargés des écrits, des lois et de la gestion du royaume. Beaucoup de mères souhaitaient que leur fils ou fille devienne un érudit. Le métier était moins risqué que celui de soldat et le prestige tout aussi important. Aldrick, lui, savait que son grand frère deviendrait soldat, le plus grand de tous. Il en était persuadé au fond de lui-même.

Il arrivait parfois qu’une fille soit choisie pour devenir soldat, mais c’était rarissime et elle finissait invariablement archère. De toute manière, ses sœurs n’étaient que de grosses vaches sans intérêt, passant leur temps à le brimer ou à se moquer de lui, elles n’avaient aucune chance.

Ils finirent enfin par arriver sur la place du village, le seul endroit pavé de toute la contrée et le lieu du marché, des fêtes et des rassemblements divers. Située devant l’église, elle avait une cinquantaine de mètres de diamètre et n’était accessible que par de petites ruelles sombres et malodorantes. Le bourg n’était pas immense, cinq mille habitants peut-être, mais pour Aldrick, habitué à son hameau, c’était une ville.

De toute façon, il détestait ce lieu. Les maisons étaient bien trop hautes, souvent deux étages, tassées les unes sur les autres, les rues étroites et pleines d’immondices dégageant une odeur fétide, mélange de déjections et de crasse. Les habitants ici se sentaient supérieurs et les toisaient avec mépris et suffisance. Bien sûr, leurs maisons étaient mieux construites, avec de belles poutres de bois souvent travaillées par un mage. Bien sûr, leurs toits ne laissaient pas l’eau s’infiltrer et leurs vêtements étaient de bien meilleure facture que les leurs, mais qui étaient-ils en comparaison des seigneurs ou même des soldats ?

La place était pleine de monde, les habitants des différents hameaux étaient tous venus pour ce grand moment. Les garçons bombaient le torse et montraient leurs muscles, les filles minaudaient et souriaient en coin. Aldrick détesta tout ça et se mit à rêver de sa forêt, de sa tranquillité et de son absence d’êtres humains.

Soudain, cinq soldats vêtus d’un tabard bleu, de plaques de cuir et armés d’une grande pique de bois apparurent. Aldrick savait que les hommes armés d’une pique étaient les soldats les moins élevés dans la hiérarchie militaire. Ils ne se comportèrent pas moins comme des seigneurs, se saisissant rudement des filles et des garçons pour les aligner devant le perron de l’église. Aldrick, à sa grande surprise, vit un des gardes se diriger vers lui, il était très grand et son visage était constellé de petits trous. Une maladie sans doute. Il sentait la sueur et l’alcool, et Aldrick se tassa sur lui-même. Il était trop jeune pour être choisi, que lui voulait cet homme ? Le garde tendit un bras gros comme sa cuisse, le saisit par l’épaule et le projeta avec violence vers le reste des jeunes.

Aldrick était tétanisé, que faisait-il là ? Pourquoi l’avoir mis avec les autres ?

Il regarda autour de lui et constata que d’autres enfants de son âge se trouvaient dans la file. Il se sentit soulagé, peut-être les règles avaient-elles changé et que les enfants de son âge pouvaient aussi être sélectionnés.

Il haussa les épaules, de toute façon, qui voudrait d’un enfant comme lui ?

Soudain, la cloche de l’église sonna, un seul coup, mais qui capta l’attention de tous et le silence se fit. Une douzaine de soldats apparurent sur le perron de l’église, bientôt suivis par quatre hommes richement vêtus ainsi que par le maire du village.

Le contraste était saisissant entre l’église austère, sombre, petite et massive, faite de pierres grossièrement taillées et ces quatre personnages, majestueux, presque flamboyants, vêtus de vêtements chatoyants et portant des bottes, fait rarissime et preuve de leur richesse. Le maire, lui, faisait preuve d’une déférence assez abjecte. C’était pourtant un homme grand et fort, n’hésitant pas à interpeller ses concitoyens, voire à les rudoyer. C’est vrai qu’il avait été nommé par le roi et que les quatre seigneurs devant lui le représentaient.

Aldrick, lui, n’avait d’yeux que pour le maréchal, personnage immense et massif à la barbe fournie et aux bras démesurés, terminés par des mains ressemblant à des battoirs. Ses yeux étaient petits et froids, et il se dégageait de lui un sentiment de puissance et de force infinie. Sa mâchoire carrée et son nez cassé renforçaient cette impression presque bestiale qu’il dégageait. C’est lui qui allait choisir son frère en lui donnant une claque sur la joue, c’est lui qui ferait de son frère le héros qu’il était déjà à ses yeux.

Un brouhaha se fit entendre de l’autre côté de la place et une file de jeunes hommes et femmes apparurent, trottinant en cadence. Ils vinrent se placer devant eux, ils avaient l’air épuisés.

Les choisis des autres villages. Aldrick les observa, il y avait là des jeunes de tout âge et de toute taille. Garçons comme filles, mais aucun ne semblait aussi jeune que lui et il en fut soulagé. Il ne souhaitait pas être choisi, il voulait retourner dans sa forêt et auprès de ses chèvres. Tout ce tumulte, ce brouhaha lui faisait tourner la tête.

Le garçon à côté de lui lui donna un coup de coude et Aldrick reconnut Pierre, une brute de son hameau qui passait son temps à l’embêter. Il grimaça, déjà qu’il ne voulait pas être là, alors en plus à côté de cet idiot…

Les gardes s’alignèrent le long des escaliers menant à l’église et les quatre prélats commencèrent à descendre les marches avec suffisance, toisant la populace avec mépris. Il y avait là, outre le maréchal, un homme sombre de peau, mince et souple, au regard pénétrant, vêtu de vert, il semblait glisser sur le sol plus qu’il ne marchait. Il se dégageait de lui une impression de dangerosité, un peu comme celle d’un loup. Aldrick le ressentait, dans la forêt, il aurait fui cet homme, conscient du danger qu’il représentait. L’homme était accompagné d’un molosse, d’une race indéterminée, gigantesque, presque assez grand pour que sa gueule arrive au niveau de son visage d’enfant. Ses babines laissaient s’écouler une bave épaisse et il grondait sans arrêt. Étrangement, Aldrick ne ressentait aucune agressivité en provenance de ce chien. Comme si son attitude était feinte ou du moins que la colère émanant de cet animal ne lui était pas destinée.

Il y avait aussi une femme, petite et blonde, au visage rond et aux lèvres charnues. Elle était habillée d’une robe de cavalière bleue et sa démarche était souple, presque féline. Elle était très belle, bien que plus très jeune, et semblait jouer avec la sensualité qui émanait d’elle. Sa robe était courte avec un décolleté laissant apparaître une poitrine avantageuse et ses jambes étaient fines et musclées. Ses yeux bleu très clair voyageaient le long de la file de jeunes, s’attardant sur l’un ou sur l’autre rapidement, puis son regard se fixa sur lui et il eut l’impression qu’une écharde de bois vrillait son cerveau. Inconsciemment, il repoussa cette douleur et le regard de la femme s’éloigna, comme chassée, puis revint plus doucement et s’attarda un instant avant de partir à nouveau.

Il se sentait mal à l’aise, le regard de cette femme était étrange et il ne put s’empêcher de frissonner.

Enfin, fermant la marche, venait un homme mince au visage étroit et aux mains fines qui, avant de descendre, aboya un ordre sec au maire, lui intimant l’ordre de rester sur le perron de l’église. Celui-ci sursauta, baissa la tête et obtempéra.

Les quatre seigneurs vinrent se placer devant la file de jeunes et les observèrent avec attention. Ensuite, le maréchal et l’homme au visage étroit se dirigèrent vers eux. L’homme mince passait rapidement et s’arrêtait de temps en temps pour poser sa main sur le front d’un jeune. La plupart du temps, ceux-ci s’effondraient au sol et l’homme s’éloignait. Mais trois d’entre eux restèrent debout, deux filles et un garçon, et l’homme les accompagna sur le côté, près d’un petit groupe qu’Aldrick n’avait pas remarqué et qui était apparu aux côtés du maire sur le perron de l’église.

Le maréchal, lui, passait dans les rangs, l’air martial, avant de s’arrêter devant l’un ou l’autre et d’asséner une claque violente sur le visage du jeune choisi. Puis il les saisissait par le cou et les projetait devant les deux autres seigneurs qui n’avaient toujours pas bougé. Les deux seigneurs observaient un instant les jeunes que le maréchal leur avait envoyés, puis leur intimaient l’ordre de rejoindre le groupe ayant déjà été choisi. Le chien, lui, grondait sans arrêt, comme furieux, prêt à se jeter sur ceux qui passaient devant lui.

Aldrick sentit son cœur battre la chamade, le maréchal s’approchait de son frère, il allait être choisi. Le maréchal s’arrêta devant son frère, le toisa un instant et hésita, Aldrick sentait son cœur battre dans sa poitrine et ses mains devinrent moites.

« Choisis-le, choisis-le », pensait-il de toutes ses forces.

Le maréchal tourna la tête dans sa direction, comme à la recherche de quelque chose, puis il asséna une claque violente sur le visage de son frère et Aldrick sentit la tension en lui s’évanouir.

Son frère avait été choisi, il était tellement fier, tellement heureux pour lui.

Tout à son excitation, il n’avait même pas remarqué que le maréchal se dressait maintenant devant lui et l’observait avec attention de ses petits yeux froids. Il était apparu en un instant, délaissant les autres enfants pour venir directement vers lui. Que lui voulait-il ?

Aldrick sentit qu’il allait le frapper, il ne voulait pas, ce n’était pas sa place, alors presque inconsciemment il esquiva l’énorme main du maréchal. Il se baissa d’un coup et entendit le souffle de la main passer au-dessus de sa tête. Il se redressa en souriant, pensant avoir évité d’être choisi et ne vit ni ne sentit la main arriver sur son visage. Le choc le projeta au sol. Étourdis et avant qu’il puisse réagir, une main se posa sur ses haillons et le souleva sans effort, comme une brindille. Le maréchal approcha son visage tuméfié du sien et marmonna :

« Moi aussi je sais cacher mes pensées “petit” et je ne supporte pas qu’un marmot de ton genre me dise quoi faire ».

Puis il le projeta vers les deux autres seigneurs qui n’avaient toujours pas bougé de leur place. Il s’effondra à leurs pieds et se redressa difficilement, sa tête lui tournait et ses jambes flageolaient. La claque du maréchal résonnait encore dans sa tête, lui brouillant la pensée. Il essaya de reprendre ses esprits, mais n’y parvint qu’en partie. Il ne savait plus trop où il se trouvait et tenta difficilement de réunir ses facultés. La maison, le lever, la traite, le grand jour, tout ça lui semblait comme lointain, vague.

L’homme et la femme devant lui paraissaient un peu flous. Il vit la femme s’approcher de lui, tandis que sa vision se stabilisait un peu et que ses pensées se structuraient. Elle gloussa tout en l’observant avec attention :

« Il ne faut pas énerver Éric, il est du genre sanguin et devient vite violent. »

Aldrick constata que l’homme et la femme ne s’occupaient nullement des autres et qu’ils étaient tous les deux tournés vers lui.

La femme gloussa de nouveau :

« Esquiver la tape d’Éric, je n’ai jamais vu cela, je ne savais même pas que c’était possible. »

Sa voix était à la fois chaude, presque sensuelle, glissant légèrement sur les r. Mais en même temps, elle laissait une sensation glaciale à l’intérieur de soi. Aldrick percevait vaguement tout cela, il en avait conscience, mais il n’était qu’un enfant et ne retenait que le froid que laissait cette voix en lui, accentuant sa peur et en plus de flageoler, il se mit à trembler.

Puis le regard de la femme se fit plus dur et il sentit à nouveau cette épine traverser son cerveau. Il essaya de la repousser comme la dernière fois, mais n’y arriva pas. Il avait mal, très mal. Il se saisit de sa tête entre ses mains pour tenter d’éloigner la douleur, mais sans succès. Il sentit le sang couler de son nez et finit par tomber à genoux tout en pleurnichant :

« Reste comme ça, enfant, car moi aussi tu m’as énervé en me repoussant tout à l’heure, reste comme cela, à genoux, la tête baissée et ouvre ta main. »

La femme ne gloussait plus, sa voix était dure et autoritaire.

Il obéit, prêt à tout pour que cette horrible douleur disparaisse de sa tête. Il tendit le bras devant lui et ouvrit sa petite main, son regard fixé sur celle-ci. Les larmes coulaient sur ses joues, brouillant encore un peu plus sa vision.

La voix de la femme se fit un peu plus douce :

« Bien, regarde, je vais poser une petite flamme dans ta main, elle ne te brûlera pas, mais tu dois la faire vivre, si tu échoues, tu mourras. »

Aldrick comprit qu’elle ne plaisantait pas et la peur de mourir vrilla son esprit. Il cessa de hoqueter et se concentra sur sa main. Il vit la femme y déposer une petite flamme tournoyante, sa base était bleutée et de petites flammèches jaunes s’en élevaient. Il se sentit comme attiré et fasciné par la beauté des flammes.

Elle avait dit qu’elle ne le brûlerait pas, mais qu’il fallait la faire vivre. Il avait tellement peur.

Une fois dans sa paume, il vit la petite flamme décliner jusqu’à presque s’éteindre, la panique le saisit et il envoya toutes ses forces restantes vers sa main. Le monde devint flou, excepté cette flamme si fragile. Il avait envie de vomir, mais constata avec soulagement qu’elle ne s’éteignait pas et reprenait même un peu de force.

Il était proche de l’évanouissement lorsqu’il aperçut une main, celle de la femme, envelopper sa propre main et la refermer. La flamme s’éteignit aussitôt. Des larmes coulèrent sur sa joue, la flamme était éteinte, il allait mourir, il ne reverrait jamais son frère, il avait échoué.

Il sentit la présence du chien à quelques pas de lui et l’appela à lui. Il avait tellement peur et cet animal était si fort.

Il s’appelait Rock et Aldrick voulait partager ce moment avec lui avant de mourir. Il se saisit de l’énorme tête du molosse tout en hoquetant et pleurant, fourra sa petite tête dans le cou du chien, indifférent à la bave qui lui coulait dans le dos et soupira.

Il pouvait mourir maintenant, il se sentait bien.

Une main le saisit, le décollant du sol. Le maréchal l’observait de ses petits yeux cruels, puis lui brailla dessus :

« Arrête de pleurnicher et rejoins les autres, nous partons. »

Sa voix résonnait comme le tonnerre dans sa tête et il se sentit projeté vers les autres enfants choisis qui se tenaient tous alignés, l’air fier et suffisant. Un nouveau monde s’ouvrait devant eux, ils n’étaient plus des paysans, des bouviers ou des ouvriers, mais des soldats maintenant.

Aldrick se releva difficilement, il était toujours sonné, la douleur dans sa tête n’avait pas totalement disparu et le choc traumatique à l’idée de mourir lui donnait des nausées. Il perçut l’attention de « Rock » à son égard et à travers lui, la curiosité et l’excitation de l’homme sombre.

Il revint à la réalité, un sergent instructeur, vêtu de bleu comme les gardes, mais tenant une badine à la main se plaça juste à côté de lui avant de hurler :

« Fini le repos, les mauviettes, il est temps de commencer votre entraînement, interdiction de marcher si vous ne voulez pas avoir affaire à moi. »

Il reprit sa respiration et hurla de plus belle :

« Au pas de course, bande de fainéants. »

Puis, sans prévenir, il le fouetta d’un coup sec de sa badine. Aldrick sursauta sous la douleur et se mit à trottiner en titubant, suivant le garçon devant lui mécaniquement.

Il comprit rapidement qu’il ne pourrait pas aller loin dans son état. Son regard se porta par hasard sur l’énorme cheval de guerre qu’avait enfourché le maréchal et qui trottinait non loin de lui. Il était noir comme le jais avec une grosse tête et il se dégageait de lui une force infinie.

Inconsciemment, au bord de l’évanouissement, il demandant à l’animal de lui offrir un peu de sa force. Le cheval renâcla un instant, tourna sa grosse tête vers lui, puis sembla accepter. Aldrick sentit une force nouvelle s’infiltrer en lui, presque sans fin, en comparaison de sa taille et de sa carrure. Il ouvrit ses poumons, se redressa, respira. Il pouvait sentir l’énergie de l’animal parcourir ses muscles, éclaircir ses pensées. Courir lui paraissait facile maintenant et il ne put s’empêcher de sourire avant de remarquer que la femme blonde le fixait étrangement, comme si elle avait compris ce qu’il venait de faire. Il rentra la tête dans les épaules et prit un air épuisé. Il ne voulait pas attirer l’attention de cette femme, le souvenir de cette épine dans son cerveau, de ses menaces à son égard lui faisait peur. Alors, mieux valait ne pas se faire remarquer.

Il avait perdu ses sabots au cours de ces événements et ses pieds nus sur le sol glacé auraient dû le faire souffrir, mais la force que lui fournissait le cheval du maréchal semblait aussi le protéger du froid.

Il réalisa qu’il n’avait même pas pu dire au revoir à ses parents et à ses frères et sœurs. Mais au fond de lui, il savait que ses chèvres lui manqueraient plus que sa famille, et puis son frère était avec lui.

Il jeta subrepticement un regard autour de lui. Son frère était quelques rangs derrière lui et le regardait d’un air inquiet. Bien sûr, il ne pouvait pas savoir que la force qui lui permettait d’avancer ne venait pas de lui, alors il se demandait comment il pouvait tenir ce rythme.

Ils coururent ainsi un temps qui lui parut infini, les gardes sur le côté, frappant de leur badine tous ceux qui flanchaient un tant soit peu. Lorsqu’un jeune s’effondrait totalement, il était simplement ramassé et jeté dans une carriole tirée par deux lourds chevaux. Des percherons. Aldrick le savait, il connaissait toutes sortes d’animaux et il avait déjà vu des chevaux de cette race.

Il prit soin de ne pas donner l’impression d’être épuisé tout en masquant le fait qu’il ne ressentait nulle fatigue. Le sol était dur. Le chemin vallonné qu’ils suivaient était entouré de forêts épaisses de chênes et de hêtres. Aldrick connaissait toutes sortes d’arbres, même s’il en ignorait le nom, il les aimait et parfois il lui arrivait de les entourer de ses maigres bras, se collant à leur écorce rugueuse. Il ressentait alors une forme de paix qui le soulageait de ses angoisses ou de ses craintes. Tout en courant ou marchant, les soldats leur faisant alterner différents types d’efforts, il pouvait percevoir la présence de nombreux animaux qui les regardaient passer, indifférents ou bien même curieux.

Mais le plus grand danger provenait des nombreux cailloux qui jalonnaient la piste, certains étaient tranchants et il fallait bien faire attention à ne pas marcher dessus au risque de se blesser, d’être fouetté et jeté dans la carriole.

Parfois, ils s’arrêtaient pour une courte pause, pour boire ou satisfaire leurs besoins, puis repartaient toujours en courant. Les gardes, indifférents aux gémissements, n’hésitaient pas à faire usage de leur badine ou à leur crier dessus, les traitant de tous les noms.

Enfin, après un temps, qui lui parut infini et alors que le ciel commençait à s’assombrir (la journée se couchait tôt à cette époque de l’année), ils arrivèrent devant un campement déjà installé au centre d’une grande clairière. De nombreuses tentes de couleur crème avaient été montées en cercle autour d’un grand feu au-dessus duquel des pièces de viande finissaient de cuire.

Aldrick sentit son ventre gargouiller, il avait faim, il avait tenu toute la journée avec un morceau de fromage accompagné d’un morceau de pain noir et d’une pomme flétrie. Ce n’était pas beaucoup.

Il reçut un coup de badine sur le sommet du crâne et serra les lèvres pour ne pas hurler :

« Arrête de rêvasser et aligne-toi correctement si tu ne veux pas avoir affaire à moi ! »

Aldrick ne prit même pas la peine de regarder le garde qui venait de le frapper, il se précipita pour venir s’aligner avec ses camarades à l’entrée du campement marqué par la présence de deux gardes supplémentaires armés de piques et coiffés d’un casque de cuir :

« Écoutez, bande d’inutiles ! »

Aldrick détesta aussitôt la voix de cet homme. Il venait de surgir de derrière une tente, il était petit, sec, mais en même temps fortement musclé, son visage glabre était fait de traits anguleux, barré par une large cicatrice lui déchirant la joue, et il lui manquait une oreille. Il était chauve et avait un air cruel et froid. Mais avant tout, sa voix était aiguë et acide, elle perçait les consciences des jeunes épuisés en face de lui, les forçant à se redresser et à se maintenir droit.

Aldrick nota que ceux qui avaient été jetés dans la carriole se trouvaient également avec eux, titubant encore pour certains, mais cherchant à se tenir droits, comme les autres.

« Je suis votre sergent gouverneur, c’est à moi que vous aurez affaire tout au long de l’année. Et… tant pis pour vous. »

Il ricana un instant, on aurait dit une chèvre affolée. Aldrick trouva ça amusant. Puis l’homme redevint sérieux et aboya plus qu’il ne dit :

« On va vous donner de nouveaux vêtements et des chausses. Prenez-en soin, car vous n’en aurez pas d’autres avant longtemps. On va également vous donner de nouveaux noms, car pour vous, être choisit, se doit d’être considéré comme une naissance. Votre passé n’existe plus, vous êtes des hommes nouveaux à partir d’aujourd’hui. Ensuite, vous pourrez manger et vous reposer. Sachez que vous n’arriverez à la base des premières années que dans dix jours, alors préparez-vous à en baver. »

Soudain, il sembla s’énerver encore plus, son visage devint rouge et les veines de son cou se mirent à gonfler, puis il hurla :

« Bougez, bande de crétins, vos vêtements vous attendent devant les tentes avec vos anciens et nouveaux noms. »

Puis il fit demi-tour, comme s’ils n’existaient plus. Les jeunes se précipitèrent vers les tentes et Aldrick allait faire de même lorsqu’il se trouva arrêté par une masse noire. Le cheval de guerre du maréchal. Il s’arrêta, paralysé de peur. Qu’allait-il lui arriver ? Le maréchal avait-il découvert ce qu’il avait fait ? La peur lui tordit le ventre. Il se tenait immobile, tête baissée, les mains serrées, tétanisé. Deux énormes bottes défilèrent devant ses yeux baissés, suivies de jambes plus épaisses que son propre corps. Il se sentit saisi par le col et décolla du sol à moitié étranglé par la monstrueuse main du maréchal. Il se retrouva le visage à quelques centimètres de la barbe noire et drue, la bouche épaisse s’ouvrit et une voix caverneuse, pleine de colère, lui cracha en plein visage :

« Si tu réutilises la force d’ébène, je lui demande de te piétiner jusqu’à te réduire en charpie. »

L’homme le secoua comme un pruneau, l’étranglant à moitié :

« Tu as compris petite charogne ? »

Aldrick hocha la tête avec force, il ne voulait pas être piétiné par les sabots de cet animal, ses fers étaient plus larges que sa propre tête.

Le maréchal le rejeta au loin comme on jette un déchet et il se retrouva allongé par terre, le souffle coupé. Il réfléchissait déjà à quel animal il allait pouvoir demander de la force sans risquer de se faire tuer lorsqu’il sentit l’odeur chaude et sucrée de la femme qui le terrorisait tant au-dessus de lui. Qu’allait-il encore lui arriver ?

« La force dont tu as besoin se trouve aussi dans la terre, enfant. Mets-toi debout. »

Aldrick se mit debout et ouvrit les yeux. La femme se trouvait devant lui, mais son regard était bienveillant, alors il soupira doucement, laissant l’air s’échapper, et se concentra sur le contact de ses pieds avec le sol. Il sentit sa conscience percer la croûte gelée et s’infiltrer dans le sol. Elle avait raison, il pouvait sentir une force douce et continue couler dans les profondeurs. Il s’en saisit, ou plus exactement laissa cette force couler en lui avant de repartir vers le sol. Il faisait maintenant partie du flux de force et pouvait se servir à volonté.

Il leva les yeux vers la femme qui l’observait, visiblement un peu surprise :

« Merci madame. »

La femme sourit :

« Tu m’appelleras maîtresse, mon enfant. »

Elle hésita, puis se pencha vers lui et posa son front contre le sien. Aldrick sentit la force qui le traversait également parcourir cette femme, elle aussi puisait sa force de la terre :

« J’ai mis cinq ans à acquérir ce que tu viens de faire. Je ne sais pas encore si ton apparition est une bénédiction ou une malédiction, mais il me tarde de voir la suite. »

Elle se redressa et lui sourit malicieusement :

« Au fait, ton nouveau nom est Esquive, c’est moi qui l’ai trouvé, c’est amusant, non ? »

Elle fit demi-tour et s’éloigna dans un rire rauque. Aldrick sentit enfin les tensions en lui se relâcher. Il était toujours vivant après cette journée. Visiblement, cette femme lui voulait du bien et lui avait permis de trouver une force inépuisable.

Il se dirigea vers les tentes. Chaque fois que son pied entrait en contact avec le sol, il sentait une douce énergie le traverser, laissant en lui une force bien supérieure à ses propres capacités. C’était chaud et agréable. Il comprit dans son cerveau d’enfant que le monde ne serait plus jamais le même pour lui maintenant.

Sa tente était facile à trouver, c’était la seule avec des vêtements devant. Tous les autres jeunes étaient changés et se pressaient devant le feu en attente de leur repas.

De plus, devant sa tente, son frère l’attendait l’air anxieux. Trop heureux de le retrouver, il courut vers lui et se jeta dans ses bras.

« Comment vas-tu petit frère ? Je suis fou d’inquiétude, cette journée a été terrible, et tu n’as pas semblé trop souffrir. Et le coup que t’a mis le maréchal, il était tellement violent ! »

Aldrick marmonna quelques mots, comment aurait-il pu expliquer à son grand frère ce qui lui arrivait, il ne le comprenait déjà pas lui-même. C’est vrai que son visage était tuméfié, que son œil droit ne s’ouvrait plus, mais la force qu’il avait puisée dans « ébène » et maintenant dans la terre lui permettait de ne pas trop ressentir de douleur.

« Ce fut vraiment une surprise de te voir choisi, et en plus tu as été adoubé par la mage et le traqueur. C’est vraiment extraordinaire ! Mais je parle trop, dépêche-toi de te changer et allons manger, ensuite nous nous reposerons. Par chance, nous sommes dans la même tente et nous allons pouvoir rester ensemble. »

Aldrick se sentit heureux et soulagé, son grand frère étant avec lui, il ne risquait plus rien. Pour lui, ces paroles étaient peu compréhensibles, il supposa que l’homme sombre devait être le traqueur, mais il ne se souvenait pas d’avoir été choisi. Il sourit gentiment et se dépêcha d’enfiler les vêtements qu’on leur avait fournis. C’était une sorte d’uniforme composé d’une chemise blanche de lin et d’une veste bleue épaisse. La couleur de la troupe visiblement. Il flottait dedans et le pantalon était tellement grand pour lui qu’il dut en serrer la ceinture de cuir jusqu’au dernier cran pour qu’il ne lui tombe pas sur les chevilles. Il délaissa les chaussures, bien trop grandes, elles aussi, et puis il n’en avait nullement besoin, la force que lui fournissait le sol maintenait ses pieds au chaud.

Son frère lui jeta un regard de coin, visiblement surpris qu’il n’enfile pas les chaussures alors que le sol était glacial. Puis il lui dit d’un ton joyeux :

« Au fait, maintenant je me nomme Socle. C’est la mage qui a choisi mon nom, mais je ne sais pas pourquoi. Toi c’est Esquive, tout le monde connaît ton nom et le fait que tu as évité la main du maréchal, tu es une vedette petit frère. »

Puis il se dirigea rapidement vers le feu et Aldrick mit en route ses petites jambes pour le rattraper.

Le réveil fut difficile, les gardes et le sergent gouverneur passèrent bien avant l’aube dans les tentes, hurlant et frappant de leur badine les corps endormis.

Aldrick avait l’habitude de se lever avant tout le monde, ainsi fut-il moins gêné que ses compagnons. Les apprentis soldats étaient couchés à même le sol avec une simple couverture pour leur éviter de geler. Aldrick, lui, pouvait sentir la douce énergie en provenance du sol, elle le maintenait au chaud et l’aidait à la récupération. Il se leva d’un bond dès que le garde ouvrit les battants de la tente, s’évitant ainsi les coups de badine que le garde utilisait sur les corps encore trop endormis pour réagir. Il se dépêcha de sortir de la tente et de venir s’aligner devant le maréchal. Celui-ci lui jeta un regard torve, puis ne s’occupa plus de lui, frappant avec impatience la botte de sa cravache. Aldrick fut soulagé, cet homme était terrifiant et moins il avait affaire à lui, mieux c’était.

Son frère le rejoignit bientôt, poussant les autres jeunes pour venir se mettre à côté de son petit frère, d’un air protecteur. Puis un garde leur distribua du pain, du fromage et un morceau de viande séchée pendant que deux autres passaient parmi eux et leur distribuaient une gourde de peau pleine d’eau.

« Écoutez bien les pleureuses, c’est tout ce que vous aurez à manger et à boire jusqu’à ce soir alors, faites-en bon usage ! »

La voix du sergent était toujours aussi désagréable, mais Aldrick prit soin de ne manger qu’une partie de son pain avec le fromage et mit le reste, ainsi que la viande, dans l’une des poches de sa veste. Puis il but une gorgée d’eau et referma soigneusement sa gourde. La journée allait être longue, il valait mieux garder des réserves. Il remarqua que son grand frère faisait comme lui alors que certains jeunes mangeaient la totalité de ce qu’on leur avait fourni et buvaient de larges gorgées d’eau. Pour eux, la journée allait être cauchemardesque.

« Allez, au pas de course les mous du bide, on bouge. »

Le sergent ponctua son ordre d’un coup de badine sur les épaules du premier garçon de la file et les jeunes se mirent en route en trottinant, toujours encadrés par les gardes et précédés du sergent gouverneur.

Le jour commençait tout juste à poindre lorsque la petite troupe sortit du campement.

Aldrick sentait la force du sol entrer par ses pieds, traverser son corps et repartir. Il pouvait tenir indéfiniment, lui semblait-il, mais une petite voix lui disait que cela était illusoire. La force transmise était utilisée par ses propres capacités, et celle-ci était celle d’un enfant, il n’était pas plus fort, juste qu’il ne se fatiguait pas, ou se fatiguait moins.

La journée fut longue et éprouvante, même pour lui. Le sergent leur faisait alterner marche et course, avec quelques minutes de repos entre chaque. Les traits des jeunes se creusèrent au fil de la journée et l’épuisement ne tarda pas à remplacer l’enthousiasme d’avoir été choisi.

C’était dur, presque impossible et sur la centaine de jeunes présents, seuls cinq finirent la journée, les autres étant jetés dans la carriole avec plus ou moins de violence. En plus du froid, un vent piquant s’était levé, accentuant la rudesse du trajet. Le paysage n’avait guère changé, une route de terre entre de grandes forêts, mais il était devenu plus vallonné. Heureusement, lors des montées, le sergent les faisait marcher, une marche rapide certes, mais une marche tout de même. Aldrick et son frère furent parmi les seuls à être encore debout lorsque le campement suivant leur apparut. Aldrick était fier de son frère, lui, il tirait sa force de la terre, mais son frère n’avait que ses propres ressources. Les cinq : quatre garçons et une fille s’arrêtèrent devant le sergent gouverneur qui semblait en pleine forme malgré cette journée. Il les regarda avec une sorte de tendresse, mais aussi de la surprise lorsque son regard se posa sur lui.

« Double ration pour ceux qui sont allés au bout de cette journée. »