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Lannu, déesse des enfers, met en place un scénario afin de récupérer l’ensemble des âmes humaines. À cette fin, elle compte utiliser des êtres humains comme des marionnettes, mais ceux-ci sont imprévisibles et rien ne se déroule comme espéré. Les différentes marionnettes brisent les fils et suivent leur propre chemin, contrariant la déesse. Toutefois, une divinité peut-elle vraiment échouer ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Nicolas Keisser est auteur d’un recueil de poésies,
L’inachevable, et d’un roman de fantasy,
Les possédés, édités aux éditions du panthéon. En 2021, il a publié
L'enfant mage aux éditions Le Lys Bleu.
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Seitenzahl: 434
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Nicolas Keisser
Les marionnettes de Lannu
Tome I
Roman
© Lys Bleu Éditions – Nicolas Keisser
ISBN :979-10-377-2309-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Lannu réfléchissait, effondrée sur un lit d’épines, elle voulait simplement être sûr, ne pas se tromper, ce qu’elle allait faire pouvait l’entraîner vers sa propre perte, elle le savait, mais n’avait plus vraiment le choix. Elle ne supportait plus la situation actuelle, elle se sentait flouée, volée, humiliée. Trop d’âmes lui échappaient, son frère prenait trop d’importance, ce qui la rendait folle de rage, lui volant ces êtres humains qu’elle avait condamnés aux enfers pour les diriger vers des lieux de repos dont elle n’avait aucun contrôle. Il fallait que ça cesse, les âmes humaines devaient être sienne, à jamais.
Elle projeta son esprit dans le futur, observant les différents scénarios, inquiète mais en même temps obsédée par sa volonté de prendre le pouvoir sur la totalité des âmes. Le temps n’était rien pour elle, il n’avait pas vraiment de sens, juste une obligation. Mais elle ne pouvait remonter le temps déjà écoulé, du moins pas dans le monde des humains et c’était là le risque principal, l’unique faille dans ce plan qu’elle avait si soigneusement préparé. Si elle échouait dans sa tentative de prise de pouvoir, elle ne pourrait revenir en arrière. Elle parcourut de nouveau par la pensée les différents scénarios. Tout était parfait, mais elle savait aussi que tout résidait dans la capacité qu’aurait sa marionnette à remplir son devoir et cela créait une part d’incertitude qui l’agaçait. En même temps, elle avait eu le temps de la préparer, et ce depuis si longtemps, alors pourquoi penser à l’échec, tout était parfait, retord et cruel, comme elle l’avait imaginé.
Elle laissa son esprit vagabonder dans les enfers, elle aimait tellement voir les hommes souffrir, cela la calma un peu. Son plan allait s’étaler sur des siècles, sa marionnette ne serait pas prête avant, mais il lui fallait le déclencher maintenant, avant que son frère ne comprenne qu’elle manigançait quelque chose. Son esprit effleura celui d’un dieu sauvage, primaire et brutal. Il ne comprit pas ce qui se passait et crut que ses pouvoirs et sa force brute lui avaient permis de comprendre le tracé qui s’affichait maintenant dans son esprit. Il ne perçut pas qu’en réalité il se faisait manipuler. Il poussa un rugissement de victoire et traça dans l’air les lignes issues de sa pensée, espérant ainsi avoir accès à un nouveau monde afin de l’envahir avant d’y asseoir son autorité. Lannu sourit en elle-même, ce dieu arrogant était aussi stupide qu’ignorant. Elle partit d’un petit rire cristallin un peu forcé : allons, les dés étaient jetés, il était temps pour elle de s’amuser un peu.
Shaïna et le jugement des âmes perdues
L’enfant courait dans la nuit se servant des faibles forces que lui conféraient encore ses frêles jambes. Ses pieds nus couvert de sang glissant parfois sur les pavés détrempés de la rue, l’entraînant dans un équilibre précaire qu’elle avait bien du mal à rétablir. L’épuisement la gagnait, elle en avait parfaitement conscience et avec lui, la peur, s’insinuant en elle, insidieuse et incontrôlable faisant trembler ses lèvres et couvrant son visage de tics nerveux.
La pluie tombait inlassablement sur sa chevelure blonde détrempée, collant ses longues mèches sur son visage émacié et brouillant sa vue. Ses vêtements étaient gorgés d’eau et une légère brume liée à l’évaporation de la transpiration en émanait, autant causée par sa course que par cette peur qui lui tordait le ventre. Sa respiration était hachée et sa poitrine aux côtes saillantes la brûlait. Elle n’avait que dix ans et était plutôt petite et fluette. Son manque de nourriture et sa vie précaire ne lui permettaient pas de supporter un effort aussi violent et elle n’y était pas habituée non plus.
La rue était large et les luminaires censés l’éclairer diffusaient une lumière glauque et peu efficace, donnant aux ombres des formes étranges et biscornues sur lesquelles, en temps normal, son imagination voyageait vers des mondes obscurs et violents. Mais ce soir, elle ne les voyait même pas, obnubilée qu’elle était par son angoisse.
Elle courait depuis trop longtemps maintenant pour échapper à ses poursuivants et arrivait au bout de sa résistance. Elle avait peur car elle savait bien que ceux qui en avaient après elle n’auraient aucune pitié. Depuis trop longtemps elle leur échappait et le piège qu’ils lui avaient tendu ce soir se refermait sur elle comme une nasse, ne lui laissant aucune chance. Sa préparation en avait été bien conçue. Elle, que les hommes à sa poursuite nommaient « le fantôme », ne savait plus trop quoi faire. Dans chaque rue, chaque ruelle, au moins quatre hommes, adolescents ou gardes l’attendaient matraque à la main. Elle pouvait s’effacer de la pensée d’un ou deux voire trois hommes, pas de quatre, et encore moins de cinq.
Les individus étaient apparus tranquillement, les uns après les autres, se faisant passer pour des passants déambulant sans réel but et elle ne s’était pas suffisamment méfiée, trop occupée à contempler les étals des marchands à la recherche d’une proie ou simplement de nourriture. Lorsque le premier homme lui était apparu dans son esprit, elle avait simplement voulu changer de rue afin d’être tranquille, pour réaliser qu’un autre groupe s’y trouvait déjà, elle en était donc partie également, légèrement inquiète, et progressivement elle s’était retrouvée ainsi coincée dans cette longue artère qui la menait droit dans le piège tendu.
Elle savait qu’une quinzaine d’hommes l’attendaient patiemment à son extrémité, certains d’avoir piégé leur proie maintenant et se réjouissant par avance à l’idée des supplices qu’ils allaient lui infliger.
Il ne lui restait qu’une seule chance, mais elle ne savait pas si ce choix n’était pas encore pire. Cet endroit que les habitants nommaient catacombes. Une entrée se trouvait à une trentaine de mètres devant elle et elle l’atteindrait avant que ses poursuivants ne la rejoignent. Mais personne n’entrait jamais dans les catacombes, elles étaient hantées et depuis le retour des mages du temple, les âmes errantes devenaient de plus en plus agressives. Elle en avait elle-même fait l’amère expérience.
Quelques années auparavant, elle les empruntait régulièrement sans d’autres soucis que cette impression étrange de présences cherchant à pénétrer dans ses pensées. Elle les repoussait alors facilement, mais petit à petit ces présences étaient devenues prégnantes, la rendant nauséeuse et effrayée. La dernière fois qu’elle s’y était aventurée, elle avait cru percevoir son nom murmuré, alors que certaines des âmes perdues semblaient vouloir prendre consistance. Elle en était ressortie le plus rapidement possible et une voix froide et lugubre avait murmuré en elle, presque distinctement.
— Ne reviens jamais.
Pourtant elle allait y retourner, elle avait fait son choix. Ce n’est pas tant l’idée d’être torturée puis tuée qui l’effrayait, c’était l’idée d’être restituée à « Madame », de se retrouver attachée à un lit puant dans un bouge immonde et de devoir subir l’assaut d’hommes répugnants toute la journée.
Elle atteignit l’entrée des catacombes alors même qu’elle commençait à distinguer les silhouettes de ses poursuivants dans la nuit. L’entrée n’était qu’un trou dans le sol fermé par une simple plaque de métal. Elle fit glisser la plaque, elle était lourde et ses bras n’étaient pas très musclés, mais la peur lui donnait une force insoupçonnée.
Le trou était étroit, juste assez large pour elle et elle s’y glissa sans hésiter. Elle se suspendit un instant par les bras puis se laissa tomber. La chute ne fut pas longue, guère plus d’un mètre séparait le sol du plafond et elle se retrouva à quatre pattes dans un goulet puant les égouts.
La sortie qu’elle espérait atteindre se situait à plus de cinq cents mètres, le tunnel comportait plusieurs embranchements dont certains ne menaient nulle part et l’on pouvait s’y perdre facilement. La voie qu’elle devait emprunter se terminait par un étroit boyau où il lui fallait se faufiler pour sortir et débouchait sur des ruines instables.
Il n’y avait aucune lumière ni aucun point de repère pour se diriger dans ces catacombes et le lieu était un véritable labyrinthe. Heureusement elle connaissait la route, elle n’oubliait jamais rien et il lui suffisait d’avoir déjà emprunté un chemin, même dans le noir le plus complet, pour s’en souvenir et c’était le cas. Elle ne risquait donc pas de s’égarer et de se retrouver coincée dans ce dédale courant sous la ville.
Dès qu’elle posa un pied au sol, elle les sentit, ils venaient vers elle, pressurisant son âme pour tenter d’y pénétrer. Elle tenta de les repousser de toute sa volonté mais n’y parvint que très partiellement. Des voix résonnèrent dans son esprit et se mirent à répéter son prénom de manière glaciale, angoissante et répétitive.
— Shaïna, Shaïna, Shaïna.
Chaque mot prononcé résonnait douloureusement en elle et le suivant arrivait avant que l’écho du premier ne se fût éteint, la déstabilisant complètement.
Elle se reprit, elle ne devait pas céder, résister, seule sa volonté de vivre pouvait l’aider. Elle laissa les voix résonner en elle, la traverser puis revenir. Elle y trouva une forme d’équilibre et se dirigea alors vers la sortie aussi vite que lui permettaient ses jambes épuisées par la course poursuite.
Sa respiration était difficile, l’air dans ce goulet était rare et les autres fois qu’elle s’y était aventurée, elle n’avait pas eu à se précipiter ainsi. Progressant dans les endroits plus étroits à quatre pattes afin d’éviter de se cogner la tête sur la pierre, ses pieds glissant sur le sol gras et humide, son avancée fut laborieuse. Le lieu était vide de tout habitant, même les rats ne s’y aventuraient pas et même si elle avait trouvé ça étrange les premières fois, elle en avait été plutôt soulagée, elle n’aimait pas beaucoup les rats d’autant qu’ils pouvaient être très agressifs. À mi-parcours sa tête commença à tourner et elle dut s’arrêter un peu pour reprendre son souffle. Les spectres s’amoncelèrent alors autour d’elle, toujours aussi harcelants, hurlant dans sa tête.
— Shaïna, Shaïna.
Et c’est alors qu’elle l’aperçut. Un spectre cherchait à prendre consistance, créant dans le noir total une aura lumineuse autour de lui, blafarde, jaunâtre et lugubre.
Si elle avait pu hurler, elle l’aurait fait, mais aucun son n’était jamais sorti de sa bouche. L’expression de son horreur la poussa un court instant vers l’abandon de toute volonté et le désespoir. Mais elle se reprit et même si son hurlement intérieur fut tout aussi violent qu’un vrai, elle ne céda pas à la folie qui la guettait. Les yeux exorbités, elle repartit, utilisant les faibles forces qui lui restaient, la panique l’avait maintenant totalement envahie et les voix dans sa tête étaient devenues des hurlements lugubres la faisant parfois tituber.
Enfin, alors que la démence était proche de l’ensevelir, elle aperçut la sortie. Un petit cercle lumineux porteur de ses derniers espoirs.
Les catacombes débouchaient à cet endroit dans des ruines situées près des remparts de la ville. À l’origine il y avait une porte, mais celle-ci avait été arrachée depuis longtemps et ce n’était plus qu’une petite ouverture, très étroite mais facilement accessible pour sa petite taille et sa maigreur.
Elle allait l’atteindre et sentait l’espoir revenir en elle lorsqu’une main glaciale se saisit de son bras. Elle se retourna complètement paniquée, le spectre, il était presque revenu. Ses yeux s’agrandirent à nouveau sous l’effet de la peur et de l’effroi. Il n’était qu’une parodie d’être humain, moitié présent, moitié ailleurs, dont les traits déformés gardaient les stigmates de la mort et du pourrissement, c’était un monstre !
Elle frappa de sa main libre l’être blafard qui la retenait, exprimant ainsi toute la répugnance qu’elle pouvait ressentir mais lui faisant aussi lâcher prise. Elle en profita et se précipita au dehors des catacombes continuant à hurler intérieurement. Des larmes salées coulaient sur son maigre visage brouillant sa vue, rendant le monde autour d’elle flou.
Elle franchit le seuil des catacombes en catastrophe, s’éloignant aussitôt et le plus rapidement possible de plusieurs dizaines de mètres de l’entrée, la vue brouillée par les larmes, titubant sur les pierres instables d’une maison effondrée, indifférente aux dangers d’une chute potentielle. Il lui sembla apercevoir comme une ombre sortir derrière elle, mais ce ne fut qu’une ombre et elle était bien trop effrayée pour essayer de comprendre. Les voix dans sa tête se turent enfin et elle put respirer l’air froid de la nuit. La pluie tombait toujours et elle accepta le choc des gouttes glaciales sur son visage avec joie. Au moins, ça, c’était naturel.
Jamais au grand jamais elle ne retournerait dans ce tunnel immonde. De toute manière, il lui fallait fuir la ville, trop de gens la recherchaient maintenant, rester signifiait se faire prendre et mourir.
Elle se dirigea vers sa cache située au milieu des ruines où personne ne venait jamais, sauf elle. Elle avait volé la cape et les bottes d’un enfant de pèlerin le mois dernier, elle allait s’en servir pour se protéger un peu de la pluie et changer d’apparence pour essayer de s’échapper, même si elle n’avait aucune idée de l’endroit où aller.
L’enfant prit conscience dans le ventre de sa mère et même s’il eut l’impression de sortir d’un rêve et que son environnement lui parut étrange et déstabilisant, il fut aussitôt à l’affût du monde autour de lui. Il écouta la voix forte pleine de colère qui l’avait incité à prendre vie.
— Je vous préviens, madame, si vous me faites encore une fille, je la jette aux chiens.
La femme qui la portait se mit à sangloter sans répondre.
Pourquoi cette voix disait-elle cela ? Parlait-on de lui ? Et qu’était une fille ?
Il sentit l’angoisse l’étreindre et il eut peur, puis sa conscience s’évapora et il repartit dans les limbes de la nuit.
— Poussez madame, poussez plus fort.
Elle reprit conscience alors que sa tête sortait du corps de sa génitrice. Deux mains se saisirent d’elle tandis que sa mère hurlait de plus en plus fort et elle fut expulsée de son corps.
La femme qui la tenait se mit à la frapper sur les fesses, c’était douloureux, mais aucun son ne sortit de sa bouche, aucun son n’en sortirait jamais d’ailleurs, elle le savait déjà comme une évidence.
— C’est une fille madame, mais elle ne veut pas crier.
— Est-elle vivante ?
— Oui madame.
— Alors, prétendons qu’elle est morte, cela lui évitera d’être jetée aux chiens, emmène-la loin d’ici et fais en ce que tu veux. »
La femme qui l’avait accouchée se saisit d’elle et sortit de la pièce par une petite porte. Elle entendit vaguement une voix crier.
— Alors, madame ?
Puis elle s’endormit.
Lorsqu’elle se réveilla, elle se trouvait dans une toute petite pièce avec pour toute lumière celle provenant d’une étroite ouverture au-dessus de sa tête.
Elle se souvenait de tout. D’ailleurs cela deviendrait un des fondements de sa vie, elle se souviendrait toujours de tout, n’oubliant rien et analysant chaque instant de sa vie. Elle n’était pas vraiment un bébé, même si son corps en était un, mais n’avait aucune idée de ce qu’elle était.
La porte du débarras qui allait lui servir de chambre durant les années à venir s’ouvrit et une femme épaisse apparut dans son champ de vision.
— Allons viens te nourrir, il faut que tu survives si je veux rentabiliser mon investissement.
Elle ne proféra aucun son se contentant de saisir avidement le sein que la femme lui offrait.
— Au fait ta mère, avant de t’abandonner, t’a nommé Shaïna, tu feras avec.
Ce monde-ci dura quatre ans, quatre ans durant lesquels elle ne sortit de sa minuscule chambre que deux heures par jour pour rejoindre les autres enfants de celle qui se faisait appeler « la matrone ». Ces enfants qui étaient la descendance de cette femme ne l’aimaient pas, la frappant souvent, ne jouant jamais avec elle ou ne faisant aucun cas de sa présence. Son handicap ne l’aidait pas, aucun son n’étant jamais sorti de sa bouche depuis sa naissance, pas même un sanglot ou un cri mal articulé. Elle n’était pas seulement muette, sa bouche n’était simplement pas capable de préférer le moindre bruit. Alors elle s’était renfermée sur elle-même, devenant spectatrice du monde qui l’entourait, sans chercher à y participer ni à s’intégrer.
C’est vers deux ans qu’elle mit son don en pratique pour la première fois, elle savait qu’elle le possédait, mais ne savait ni comment l’utiliser, ni à quoi il pouvait bien servir. Un des enfants de « la matrone » s’approcha d’elle pour la frapper, elle le percevait, le voyait dans son esprit, alors elle s’effaça de ses pensées, lui faisant oublier sa présence. L’enfant parut déconcerté, ne sachant plus vraiment pourquoi il était là, puis il retourna vers ses frères et sœurs, l’air un peu perdu.
Shaïna fut soulagée, l’enfant dont elle venait de s’effacer était le plus méchant de tous, la griffant trop souvent ou la mordant jusqu’au sang, et ce, visiblement avec plaisir.
Le reste du temps, elle le passait enfermée dans le débarras qui lui servait de chambre. Elle jouait un peu avec des morceaux de chiffons, contemplait le ciel, les étoiles, écoutait la pluie tambouriner sur le toit et se remémorait chaque instant de sa vie, car elle se souvenait de tout et, si ses capacités de réflexion n’étaient pas celles d’une enfant en bas âge, elle n’en avait nulle conscience. Son absence de liens sociaux ne lui permettait pas de comprendre à quel point elle était différente. Elle savait qu’elle ne pouvait pas parler, c’est tout. Même le misérabilisme de sa vie lui paraissait normal, elle n’avait aucune autre comparaison. Elle pensait qu’avoir faim était logique, qu’elle était frappée parce qu’elle était handicapée et que c’était de sa faute. La voix qui l’avait condamnée résonnait toujours dans sa tête, alors elle s’était faite à l’idée qu’être une fille c’était « mal ».
Elle survivait perdue dans des pensées dont elle avait organisé les finalités pour ne pas trop souffrir mentalement et acceptait son sort avec placidité car les choix n’existaient pas.
« La matrone » la frappait souvent ne supportant ni son silence ni son absence de larmes, certains des coups étaient si violents qu’elle finissait régulièrement la journée couverte de bleus, d’ecchymoses voir complètement sonnée ou saignant abondamment. Mais là non plus, à part se cacher, elle ne pouvait pas faire grand-chose pour éviter cette maltraitance, alors, quelque part, elle l’acceptait.
Lorsqu’arrivèrent ses trois ans, son corps maigre, presque famélique aux côtes saillantes, était couvert de cicatrices. Pourtant, malgré l’horreur de ces conditions, elle sentait une vitalité, une force en elle et se savait capable de résister à presque tout. Les autres enfants de la maison n’étaient plus un problème, dès qu’ils voulaient s’en prendre à elle, elle s’effaçait de leurs pensées et ils retournaient à leur occupation. Elle avait longtemps hésité avant d’essayer de s’effacer de « la matrone », la peur qu’elle ressentait envers elle était trop forte, et puis, elle était rapide malgré ses petites jambes et avait appris à la fuir pour éviter ses colères, alors elle hésitait à prendre ce risque.
La faim restait le plus dur, ses repas consistaient la plupart du temps à une bouillie innommable une fois par jour, souvent le soir et à un pichet d’eau froide et son ventre lui faisait parfois très mal avec des crampes importantes dues à la faim qu’elle ressentait.
Il n’y avait nul chauffage dans sa chambre et l’hiver elle claquait des dents sous une couverture mitée, incapable de se réchauffer. Avoir froid faisait partie de sa vie, tout comme la chaleur étouffante de l’été ou la pluie s’insinuant dans une toiture mal isolée. Alors elle s’en contentait, acceptant ces épreuves comme une autre normalité parmi les souffrances de sa vie.
C’est vers ses trois ans qu’elle osa pour la première fois s’effacer des pensées de « la matrone ». Celle-ci était dans une rage folle et avait décidé de s’en prendre à elle. Armée d’une ceinture au bout métallique elle s’était dirigée vers elle le regard plein de haine et la bouche proférant un flot ininterrompu d’insanités. Alors elle s’était effacée de ses pensées et avait fui dans son réduit, la laissant perdue au milieu de la pièce à la recherche de ce qu’elle voulait faire. Une fois dans le débarras qui lui servait de chambre, elle s’était jetée sur sa paillasse et avait attendu, morte d’inquiétude. Elle était persuadée que dès que « la matrone » reprendrait ses esprits elle viendrait la fouetter à coup de ceinturon ivre de rage et de haine. Mais rien ne se produisit et le soulagement qu’elle ressentit alors fut comme une victoire. Elle comprenait bien que dorénavant elle pourrait vivre dans cette famille sans en subir la violence.
Ses quatre ans approchaient, personne ne fêterait son anniversaire bien sûr, mais elle, elle le savait, elle n’oubliait rien. Quatre ans de privations, de souffrances, de rejets et elle se demandait bien ce qui allait se passer. Allait-on la frapper ? Elle pouvait s’effacer d’une personne, pas d’un groupe. Ou ce jour serait-il simplement comme tous les autres ? Elle angoissait un peu, mais comme chaque fois, son esprit décida qu’il en était ainsi et elle cessa de se soucier.
— Shaïna descend me voir immédiatement.
Shaïna se crispa, la voix de « la matrone » n’exprimait pas trop de colère, même si le ton en était impératif, mais elle craignait toujours ses réactions aussi violentes qu’imprévisibles.
Alors elle s’empressa d’obéir, quittant à regret la relative quiétude de son débarras pour descendre quatre à quatre les escaliers. La femme qui lui servait de mère l’attendait, les mains sur les hanches, un sourire narquois sur son visage bouffi. Elle avait encore gonflé ces derniers mois et était vraiment énorme, se déplaçant avec difficulté, sauf dans ses crises de colère où elle retrouvait soudainement toute sa vivacité.
— Shaïna, mon enfant.
Shaïna commença à paniquer, jamais, durant toutes ces années elle ne l’avait appelé « mon enfant », cela ne présageait rien de bon.
— Si mes comptes sont bons, cela fait maintenant quatre ans que je te loge et te nourris. Il est temps que tu commences à me rendre la pareille.
Elle reprit son souffle et ses yeux se mirent à briller alors qu’elle posait une main replète sur sa maigre épaule, lui déclenchant un frisson de dégoût qu’heureusement pour elle, « la matrone » ne remarqua pas.
— À partir d’aujourd’hui, il te faut gagner ta vie, tu as quatre ans, tu devras me ramener quatre pièces de cuivre pour gagner ta pitance et deux pour ton logement, sinon tu ne mangeras pas ou dormiras dans la cour.
Shaïna ne comprenait pas, comment pouvait-elle gagner des pièces de cuivre et déjà c’était quoi une pièce ?
— Tu iras mendier ta pitance dans la rue, mais prends garde, elle appartient à la bande des marais, s’ils t’attrapent, tu devras également travailler pour eux, à toi de te débrouiller. Maintenant dehors ! Et ne reviens qu’avec tes pièces.
Shaïna réalisa soudain qu’elle allait sortir. Pour la première fois de sa vie, elle allait quitter cet endroit, sa crasse, ses cris, sa violence pour découvrir le monde extérieur. Elle ne put s’empêcher d’esquisser une sorte de sourire, elle avait l’impression qu’un autre monde s’ouvrait, plein de promesses devant elle.
— Souris, petite idiote, souris, tu auras vite fait de déchanter. Allez dehors.
Il y avait presque de la compassion dans la voix de sa « mère » et Shaïna se dit qu’elle devait avoir mal entendu ou mal interprété, elle ne s’en précipita pas moins vers la porte de cette maison infernale et l’ouvrit comme une délivrance pour se précipiter dans la rue.
Ce fut pour elle l’expression d’une renaissance, la rue lui apparut dans toutes ses facettes, grouillante, grondante, puante, mais surtout vivante. Elle qui avait été enterrée pendant les quatre premières années de sa vie, vivait cet instant comme une explosion remplie de saveurs et de joies.
Elle courut sur ses petites jambes droit devant elle sans se soucier de rien d’autre que de découvrir ce monde étrange et fascinant. Elle n’avait pas peur de se perdre, il lui suffirait de se souvenir du chemin emprunté.
Ce monde était complètement différent de ce qu’elle s’était imaginé dans sa petite chambre. Il était encore plus vaste et plus bruyant. La chaleur étouffante, presque épaisse renforçait les odeurs, mélange d’épices et d’excréments, alors que la moiteur ambiante rendait les pavés disjoints de la chaussée glissants. Mais ce qui la frappait avant tout, c’était cette multitude de personnes, ces gens aux vêtements bariolés, parfois même criards dans leurs couleurs, courant, marchant, bousculant tout et chacun dans l’indifférence générale. Après quatre années passées enfermées la plupart du temps dans un minuscule réduit, ce monde lui parut complètement fou.
La rue dans laquelle se trouvait sa maison était plutôt étroite. La maison en elle-même était assez grande et accolée à d’autres maisons identiques, mais on voyait bien qu’elle était mal entretenue. Les poutres y étaient apparentes de l’extérieur, ses murs étaient faits de torchis, rendu gris par le temps et les fenêtres lui parurent à cet instant aussi petites que sales. Les étages des maisons s’élargissaient au fur et à mesure jusqu’à presque se rejoindre, ne laissaient que peu de lumière accéder à la ruelle, mais même cette demi-obscurité lui parut alors merveilleuse. Tous ces mots-là, ce vocabulaire, elle les apprendrait plus tard bien sûr, aujourd’hui, du haut de ses quatre ans, la maison lui paraissait juste comme un lieu de souffrances et la rue comme un paradis. Elle leva les yeux vers l’endroit où devait se situer sa petite chambre. C’était donc là qu’elle vivait ou du moins survivait, quelque part en elle se forma l’idée que tout ceci n’était que transitoire et qu’un jour elle partirait.
Elle rapporta son attention sur le monde autour d’elle. La rue n’était pas longue et débouchait sur une bien plus grande, une des rues principales de la ville apprendrait elle. Ses pavés n’en étaient pas moins disjoints comme dans la ruelle et la puanteur tout autant prégnante.
Elle s’y engagea cependant sans hésiter. Maintenant le premier choc passé, elle força son esprit à se tourner vers les gens. Personne ne pensait à elle, et elle en fut quelque part soulagée. Les gens vaquaient à leurs occupations, complètement indifférents aux autres comme si leur propre existence était la seule importante. Alors elle déambula dans la ville, avide de tout, fouinant partout à la découverte de ce monde nouveau. Elle croisa bien deux ou trois enfants de son âge, mais ceux-ci paraissaient surtout apeurés, assis dans un coin, la main tendue et la tête baissée dans l’attente de quelque chose.
Elle réalisa à quel point elle était différente et cela la perturba un peu, puis la folie de la ville ré accapara son attention et elle oublia vite ces malheureux en train de mendier.
Elle finit par arriver sur ce qui était dans ses yeux d’enfants : un immense endroit sans maison et rempli de gens, sur lequel une multitude d’étals étaient alignés devant lesquels les gens se bousculaient, criaient, hurlaient même, mais avaient l’air heureux. En fait, un marché de plein air.
En débouchant sur la place, elle ouvrit des yeux ébahis, indifférente aux bousculades et aux insultes que son arrêt brutal suscita. Jamais elle n’avait imaginé qu’un tel monde puisse exister, les cris, les odeurs, la foule tout lui paraissait démesuré, lui faisant presque tourner la tête. Elle finit, après quelques instants d’hésitation, par s’y engager, les yeux grands ouverts devant la richesse et la multitude et la diversité des étals. Le monde était riche ! Elle commença à baver lorsque l’odeur des viandes rôties effleura ses papilles. Elle avait faim et n’avait jamais rien senti d’aussi appétissant. Elle observa un moment un marchand vendant des brioches toutes chaudes dont l’odeur la faisait chavirer de désir à l’idée de croquer dedans. Elle saliva de nouveau. Elle devait trouver le moyen d’obtenir ces brioches. Elle remarqua que les gens donnaient des petits ronds de cuivres en échange des brioches et comprit enfin pourquoi « la matrone » voulait qu’elle lui ramène des pièces.
Elle regarda autour d’elle. Certaines personnes avaient l’esprit fermé, mais d’autres étaient plus accessibles. Elle posa son image dans leurs pensées avant de se mettre devant eux, une main tirant sur ses haillons pour bien exprimer sa misère et l’autre tendue quémandant une aumône. Sans hésiter, les gens qu’elle avait choisis lui donnèrent alors une ou deux piécettes de cuivre. Elle sourit en elle-même, c’était facile et elle eut bientôt une dizaine de pièces dans sa main.
Elle en glissa six dans une petite poche située sur le devant de ses haillons et se dirigea avec empressement vers le marchand. Elle lui tendit trois pièces et il lui donna deux petites brioches encore chaudes en grommelant.
Shaïna ne l’écouta même pas et partit se réfugier en gambadant sur le perron d’une porte afin de profiter de son achat. Elle s’assit et croqua avec avidité dans la première brioche. Jamais elle n’avait mangé quelque chose d’aussi délicieux. La pâte encore chaude fondait dans sa bouche et le goût du sucre la faisait trembler de bonheur. La vie était si belle dans la rue.
Elle glissa la deuxième brioche dans ses haillons, elle n’était pas habituée à manger ainsi et se sentait déjà rassasiée. Elle voulait se promener encore dans les étals, découvrir les richesses de ce monde, lorsqu’elle les perçut. Deux garçons, d’une douzaine d’années se rapprochant d’elle l’air sournois. Elle se souvint de ce que lui avait dit « la matrone ». Ces deux-là voulaient certainement se saisir d’elle, pour la voler ou l’enrôler de force dans leur bande, mais elle s’était préparée intérieurement à ce moment et savait parfaitement quoi faire. Elle s’effaça de leur esprit et s’enfuit loin d’eux le plus rapidement possible, les laissant hagards, ne sachant plus pourquoi ils étaient là.
Un peu plus loin c’est un garde qu’elle croisa, il était bedonnant et affublé d’une grosse moustache. Il l’a regarda l’air soupçonneux et méchant. Elle préféra s’effacer également de son esprit, ses pensées lui paraissant malsaines et la grosse matraque qui pendait le long de sa jambe lui faisant peur. Elle quitta le marché en courant et s’engagea dans une petite rue. Cet endroit était aussi merveilleux que dangereux, elle devrait se méfier si elle ne voulait pas avoir de problèmes.
Elle passa le reste de la journée à visiter un peu la ville, ses petites jambes ne lui permettaient pas d’aller très loin et elle prenait le temps de tout découvrir, explorant le moindre recoin, la moindre ruelle. La ville était vaste, immense pour quelqu’un de sa taille, et il lui faudrait des mois pour la découvrir dans son ensemble.
Elle dû s’effacer à plusieurs reprises, la ville était quadrillée par des enfants visiblement mal intentionnés et par des gardes particulièrement violents envers eux. Mais pour la plupart, ils se cantonnaient aux artères passantes et aux grandes places et étaient faciles à éviter. Elle découvrit ainsi des dizaines de ruelles calmes et tranquilles dans lesquelles elle ne risquait rien ou pas grand-chose.
Elle finit par rentrer chez elle, juste avant que la nuit ne tombe. Elle était épuisée et heureuse, c’était sans aucun conteste la plus belle journée de sa vie.
Elle entra dans la maison, celle-ci était sale, comme toujours, pleine de bibelots couverts de poussière avec une vieille table bancale et quelques tabourets, mais après cette journée dans la rue, elle lui parut encore plus immonde et répugnante que d’habitude.
« La matrone » l’attendait, les deux mains sur les hanches, une ceinture à la main et l’air goguenard. Shaïna comprit que « sa mère » était persuadée qu’elle ne ramènerait pas les six pièces demandées et qu’elle se préparait à la fouetter pour la punir.
Elle vint se placer devant la grosse femme dont l’odeur aigre agressa ses narines encore remplies des senteurs d’épices et de cuissons du marché. Elle lui tendit les six pièces de cuivre, prenant garde à bien garder la tête baissée afin de ne pas la provoquer et attendit. La femme se saisit des pièces et éclata d’un rire gras.
— C’est bien, petite saloperie, c’est bien, va dans ta chambre maintenant. Tu seras privée de repas pour être rentrée si tard.
Shaïna se dit qu’elle avait bien fait de garder une brioche et se précipita aussi vite que lui permettait ses petites jambes vers sa chambre, son esprit déjà tourné vers la journée de demain, le monde lui paraissait beau et l’aventure ne faisait que commencer.
C’est vers l’âge de six ans que Shaïna réussit pour la première fois à atteindre la fenêtre étroite de sa chambre. Après bien des efforts et s’aidant d’un couteau qu’elle avait « emprunté » en cuisine, elle arriva à l’entrebâiller suffisamment pour se faufiler à l’extérieur. Elle se glissa sur le toit de la maison et se hissa jusqu’à son faîte. Elle ne souffrait pas de vertige et la pente du toit était suffisamment douce pour qu’elle puisse s’y déplacer sans trop de difficultés. Elle s’assit et contempla la ville, assise à califourchon sur le haut du toit.
Sa vie avait bien changé depuis ses quatre ans, et même si chaque année sa marâtre lui demandait une pièce en plus pour la nourriture et le logis, elle était maintenant capable de subvenir à ses propres besoins. En fouinant partout, elle avait fini par trouver une cache dissimulée dans des ruines près des remparts, un endroit où personne ne venait car accessible uniquement par un boyau présumé hanté, où en escaladant des ruines instables et prêtes à s’effondrer au moindre faux pas. De plus, les ruines étaient supposées maudites, alors personne ne s’y aventurait jamais. On disait même que les morts avaient fait s’effondrer les maisons, c’est pourquoi personne n’y touchait de crainte de représailles de la part de ceux qui n’étaient plus. Les ruines restaient donc ainsi, abandonnées, et elle y avait trouvé une petite cache. Se faufilant sous un reste de toiture, elle avait découvert une étroite pièce intacte, le double de la taille de son réduit et en avait fait sa maison de cœur.
Elle utilisait indifféremment les deux chemins possibles pour s’y rendre, une petite rue aux maisons abandonnées ou les tunnels. Sa petite taille lui permettant de se faufiler sans trop de problèmes dans le goulet et son poids plume l’aidait à escalader les ruines sans encombre. Elle avait bien ressenti des choses désagréables, lui donnant parfois la chair de poule dans le boyau que les adultes appelaient catacombes, mais rien de suffisamment dangereux pour l’empêcher de l’explorer. Les catacombes couraient sous la ville, en réalité la ville actuelle avait été construite sur une ancienne ville et Shaïna avait trouvé dans ce labyrinthe des dizaines de sorties. Elle pouvait ainsi se déplacer d’un lieu à un autre de la ville complètement invisible et en totale sécurité. Quant aux pierres instables des ruines, il suffisait de faire attention de ne pas glisser, sa petite taille et son faible poids l’aidant bien pour cela.
Sa cachette était parfaite et elle s’était construit un véritable petit trésor de guerre, lui permettant d’avoir de quoi payer « la matrone » les jours où elle ne souhaitait pas mendier. De toute façon, c’était facile pour elle, son don s’était amélioré et il lui était aisé de suggérer à une personne bien attentionnée de lui donner de l’argent, deux, trois, cinq pièces. Elle avait même ses « habitués » qui lui donnaient quelques pièces lorsqu’ils la voyaient sans même qu’elle ait encore besoin de réclamer.
Le problème c’était plutôt la bande d’enfants des marais. Ils avaient pris conscience de son existence et la traquaient sans relâche, mais jusqu’à deux voire trois enfants, elle pouvait s’effacer de leur esprit et ils restaient là, bredouilles, incapables de comprendre la raison de leur présence à cet endroit. Mais il lui fallait rester perpétuellement sur le qui-vive, l’esprit ouvert à la recherche d’une pensée tournée vers elle.
Les gardes commençaient aussi à être un problème. Une forme de connivence existait entre eux et la bande d’enfants, faite de corruptions la plupart du temps. Elle soupçonnait même que la bande d’enfants puisse être dirigée par un garde. En tout cas ceux-ci s’étaient mis aussi à sa recherche. Mais aucun d’entre eux ne savait qui ils devaient vraiment chercher, elle faisait bien attention de s’effacer complètement de leurs pensées lorsque c’était nécessaire. Alors ils étaient tous dans le doute le plus complet. Ils avaient bien réalisé qu’il y avait quelqu’un qui mendiait dans la ville sans leur autorisation, mais ils n’avaient pas conscience de qui elle était. Ils l’avaient surnommée « le fantôme », ne sachant pas de quel sexe elle était, voire se demandant si elle était vraiment humaine.
Il lui fallait trouver un endroit d’où descendre du toit. Elle avait décidé de visiter la ville la nuit. Ce n’était pas possible de passer par la porte, mais par le toit certainement. Elle passa de toiture en toiture, toutes faites de tuiles ocres parfois un peu instables, mais elle était habituée à se déplacer dans les ruines donc cette instabilité relative ne lui posait guère de problèmes. Elle finit par trouver à l’extrémité de la dernière maison un muret effondré et accessible depuis la rue. Elle tenta l’expérience, descendant du toit et y remontant à plusieurs reprises afin d’être certaine de pouvoir le faire facilement une fois la nuit tombée. Il ne lui restait plus qu’à attendre.
La journée fut chaude, voire étouffante, le soleil dardait ses rayons sur les pavés, les rendant brûlants. Les odeurs étaient exacerbées rendant certaines rues nauséabondes de puanteur et Shaïna préféra passer sa journée dans les ruines, loin de la crasse et de la foule. C’était décidé, cette nuit elle quitterait la maison pour vagabonder dans les rues de la ville.
Le soir, après avoir avalé la mixture infecte que « la matrone » lui servit comme repas, elle monta dans son réduit et attendit patiemment que la maison devienne silencieuse. Elle était excitée, presque nerveuse pour cette première sortie nocturne, mais elle devait être patiente, il ne fallait pas qu’elle soit découverte.
Enfin, alors que la lune faisait son apparition dans le ciel, elle put se hisser sur le toit et en descendre souplement, comme un « fantôme » dans la rue. Elle retint son souffle un instant, pas un bruit, pas une âme qui vive, tout était calme, bien loin des cris et des fureurs du jour.
La nuit ne la gênait pas, elle connaissait chaque rue, ruelle, recoin et même pavé disjoints par cœur. Elle aurait pu s’y déplacer les yeux fermés.
Elle se dirigea un peu au hasard, profitant de la douceur nocturne. La nuit les odeurs étaient moins fortes, mais chaque bruit était amplifié au centuple. Elle sursauta plusieurs fois lorsque des chats se mirent à miauler ou à renverser quelques objets laissés là, avant de réaliser qu’il n’y avait nul danger et que la vie nocturne appartenait plus aux chats qu’aux êtres humains.
Inconsciemment elle se dirigea vers la place du marché. Elle était déserte. Elle porta son attention sur une ruelle située sur la droite de la place. Une lumière jaunâtre, mais forte en comparaison au noir complet régnant sur la place, en jaillissait. Elle s’y dirigea, rasant les murs. Elle n’avait pas trop confiance, elle était plutôt craintive et précautionneuse, c’est ce qui l’avait toujours sauvée et là, elle découvrait ce monde nocturne, alors il n’était pas question de relâcher son attention.
Elle s’arrêta à l’entrée de la ruelle et contempla le bâtiment d’où émanait la lumière. Elle provenait de fenêtres ouvertes sur la ruelle, en parvenait aussi des rires gras et des chants grivois hurlés plus que chantés. Elle connaissait ce bâtiment, mais la journée il était fermé. Elle y avait souvent jeté un coup d’œil, surprise par ces alignements de tables et de chaises. Quant aux chants, elle aimait bien, un homme venait quelques fois sur la place mendier tout en chantant des chansons à l’aide d’un instrument à cordes. Elle aimait bien l’écouter un peu, tout en se tenant à distance respectueuse. Les enfants venaient souvent fouiner autour de lui et il ne fallait pas qu’ils la découvrent. Mais là, les chansons n’étaient ni douces ni harmonieuses, elles étaient plus hurlées qu’autre chose.
Elle fit une grimace et allait s’éloigner lorsque la porte de la maison s’ouvrit brutalement et un homme fut projeté sans aucun ménagement en dehors de l’établissement. Un tenancier vêtu d’un tablier qui, même avec le peu de lumière, paraissait crasseux et s’exprimant d’une voix roque, presque cassée, hurla à son encontre.
— Ne reviens jamais ici où je te casse la tête, saloperie d’ivrogne.
Shaïna se demanda ce que pouvait bien être un ivrogne. L’homme s’avança dans sa direction, mais ses pensées étaient confuses et incohérentes. Il finit par s’asseoir ou plutôt s’effondrer à quelques pas d’elle et s’endormit d’un coup.
Shaïna sortit de l’ombre et s’en approcha subrepticement. L’homme était gros, le visage bouffi et un filet de bave coulaient le long de son menton. La scène, éclairée par les lumières de l’établissement avait quelque chose d’irréel, comme dans un rêve malsain.
Shaïna posa un doigt sur la joue épaisse de l’homme et poussa dessus. L’homme ne réagit pas. Elle hésita une seconde puis sa main descendit vers la ceinture de l’homme, là où elle savait que devait se trouver sa bourse. Elle y était, et bien remplie. Elle s’en saisit sans aucune hésitation et s’éloigna en trottinant presque joyeusement de l’homme qu’elle venait de dépouiller.
C’était la première fois qu’elle volait quelque chose ou quelqu’un et elle se dit que cela avait été vraiment trop facile et se promit de recommencer. Mais maintenant elle se sentait fatiguée, alors elle se dépêcha de rentrer dans sa maison. Cette première expérience ayant été plus que concluante et agréable.
Shaïna vola pour la deuxième fois dès le lendemain matin. Elle n’aimait pas les sensations que l’on pouvait ressentir lorsqu’elle prenait des risques, ou lorsque les enfants à sa recherche étaient proches de la découvrir. Ses jambes se mettaient alors à trembler et l’envie de vomir la saisissait. Mendier était une facilité, mais qui ne rapportait pas énormément et la forçait à s’exposer aux regards de tous. Voler semblait plus facile et plus discret.
Elle décida d’essayer de voler un homme dont l’attitude méprisante et le manque d’empathie envers les gens pauvres le classaient dans la catégorie des inaccessibles pour la mendicité. Après tout, c’étaient toujours les mêmes personnes qui subvenaient à ses besoins, alors autant s’en prendre à quelqu’un d’autre.
Elle s’approcha de lui, l’homme était tourné vers un étal d’armes. Il en avait saisi une, une épée, et en observait le tranchant avec attention, indifférent ou méprisant envers la populace autour de lui.
Shaïna s’effaça avant même que l’homme ne puisse la voir, se rendant ainsi complètement invisible, le forçant quelque part à garder son attention sur l’arme et à oublier le monde qui gravitait autour de lui. Pour lui maintenant, seule l’arme qu’il contemplait existait dans ses pensées. Elle se saisit de sa bourse et s’enfuit en courant sous le regard indifférent des personnes gravitant tout autour et qui de toute manière n’avait rien remarqué.
Elle courut folle d’angoisse d’être découverte, jusqu’à sa cachette située dans les ruines, passant par les catacombes, utilisant une entrée située derrière un bâtiment à quelques ruelles de la place puis, une fois arrivée, s’assit sur une large pierre plate afin de contempler son butin.
Dix pièces d’argent, elle tenait dans ses mains dix pièces d’argent, son cœur battait à tout va avant de réaliser qu’en réalité, elle ne pouvait rien en faire. Une enfant de six ans vêtue de guenilles avec des pièces d’argent, quel meilleur moyen pour attirer l’attention. Elle fit la grimace et rangea la bourse avec ses autres trésors. Des pièces de cuivre principalement, ainsi que la bourse de l’homme ivre. Mais si la bourse était belle, son contenu n’était fait que de piécettes de moindre valeur. Elle se dit qu’elle trouverait bien quoi faire de ce trésor un jour ou l’autre et s’en désintéressa.
Elle retourna gambader dans les rues, elle n’avait pas envie de mendier aujourd’hui, encore auréolée de son exploit. Ses pas la menèrent vers la partie haute de la ville. Elle finit par s’arrêter, les gens lui jetaient des regards de coin, hostile pour la plupart et elle avait déjà dû s’effacer à trois reprises dans l’esprit de personnes prêtes à la dénoncer. La partie haute de la ville était réservée aux riches et une souillon de son genre n’avait rien à y faire. De plus ici, il n’y avait nulle ruelle, mais uniquement des larges artères où se dissimuler était compliqué. Alors elle préféra faire demi-tour retournant dans des quartiers plus en relation avec sa condition.
Elle avait le sentiment de se trouver dans une impasse, elle pouvait voler, mais ne pouvait pas utiliser son butin, elle souhaitait découvrir cette partie de ville, mais elle était sale et vêtue de haillons incompatibles avec cet endroit.
Elle se décida : elle allait voler ou plutôt acheter une jolie robe ou mieux encore, des vêtements de garçon et des chaussures. Se laver pour ne plus paraître comme une souillon ne posait pas de problème, un filet d’eau provenant d’une petite source coulait sans interruption dans les ruines et elle pourrait toujours se passer le visage de poussière avant de retourner chez elle. Il n’était pas question que « la matrone » puisse penser qu’elle était autre chose qu’une souillon et une mendiante.
Sa décision était prise, elle descendit des ruines précautionneusement. Elle ne pouvait pas emprunter les catacombes dans ce sens-là, car la sortie qu’elle aurait aimé utiliser se situait en hauteur et était fermée par une plaque de fer. Elle arrivait à la déplacer dans l’autre sens pour y entrer, mais pas pour en sortir.
Arrivée aux pieds des ruines, elle s’arrêta et se cacha dans un trou. Deux adolescents approchaient armés de matraques de bois. Ils s’arrêtèrent à quelques pas d’elle l’air indécis.
— Je t’ai dit que j’ai vu quelqu’un se faufiler l’autre jour par ici.
La voix du jeune homme manquait de certitude, pleine de doutes mais aussi de craintes.
— Tu dis n’importe quoi, personne ne viendrait aussi prêt de la sortie des catacombes, de plus ces ruines sont tellement instables que quiconque y mettrait les pieds ferait tout s’ébouler.
Les deux garçons restèrent sans bouger quelques instants, visiblement indécis.
— Tu as raison, j’ai dû rêver, vient partons de ce lieu maudit.
— Oui rappelles toi ce que les prêtres ont dit : « les âmes perdues se réveillent méfiez-vous ! »
Les deux adolescents firent demi-tour et s’éloignèrent rapidement jetant des regards inquiets autour d’eux et Shaïna sourit intérieurement. Ils étaient peut-être bien plus forts qu’elle et plus méchants de surcroît, mais vraiment pas très malins.
Elle se dirigea vers le marché aux vêtements et tissus. Elle y allait rarement, ce n’était pas un endroit très intéressant et les gens y étaient souvent mesquins, quant aux marchands ils ne supportaient pas les souillons comme elle, mais c’était le seul endroit où elle pouvait trouver les vêtements nécessaires à son plan.
Elle ne pénétra pas dans le marché à proprement parler, elle s’arrêta devant l’étal du premier marchand qu’elle croisa et acheta les vêtements de garçons placés sur le haut de la pile, des vêtements d’occasion. Ils seraient trop grands bien sûr, mais elle se sentait vraiment en danger, se découvrant beaucoup trop aux yeux des gens mal intentionnés. Le marchand lui jetait des regards soupçonneux et peu amènes. Elle se dépêcha de le payer, ce qui lui coûta la totalité de la bourse de l’ivrogne, et de s’éloigner. Les ruelles environnantes étaient verrouillées par des patrouilles de polices à la recherche d’éventuels voleurs et il lui fallut beaucoup de temps pour en sortir, l’obligeant à s’effacer à de trop nombreuses reprises.
Elle avait pris un gros risque. Sa sauvegarde consistait dans sa capacité à ne pas exister. Là, elle s’était vraiment mise en danger. Il fallait espérer que le marchand ne la dénonce pas. Elle avait bien pensé s’effacer de son esprit, mais cela n’aurait été que transitoire, il aurait fini par reprendre ses esprits et l’histoire n’aurait fait que susciter encore plus de doutes à son égard. Cet homme était soupçonneux et aurait remarqué la disparition des vêtements qu’elle venait d’acheter. Elle avait pris la bonne décision.
Elle partit poser ses affaires dans sa cachette, prenant garde de ne pas être suivie mais aussi que les ruines ne soient pas gardées. Puis elle se décida de rentrer chez elle, elle avait eu suffisamment d’émotions pour aujourd’hui. Cette nuit, elle resterait chez elle pour se reposer, et demain elle irait faire un tour dans la ville haute. Un petit tour : elle ne voulait pas prendre des risques inutiles.
Rentrée chez elle, elle constata que sa « matrone » la contemplait d’un air étrange. Se doutait-elle de quelque chose ? Il lui fallait être précautionneuse, sa vie secrète ne devait pas être découverte.
— Viens ici, Shaïna.
La peur lui tordit le ventre, cette femme était tellement violente.
Elle s’adressa à elle avec une étrange douceur, ce qui n’était pas rassurant, bien au contraire, sa fausse douceur étant souvent suivie de crises de violences incontrôlables.
— Vois-tu, depuis tes quatre ans, chaque jour qu’Enki offre à notre cité, tu m’as rapporté les sommes dues pour ta nourriture et ton logement.
Elle marqua une pause pendant laquelle Shaïna debout devant elle, tête baissée se tordait les doigts derrière le dos. Où voulait-elle en venir ?
— Je sais que tu ne fais partie d’aucune bande, on me l’aurait rapporté. Mais alors
Sa voix se fit plus dure :
— Comment fais-tu mon enfant ? Personne ne peut rapporter huit pièces de cuivres tous les jours et éviter les bandes. Je m’interroge, quels subterfuges utilises-tu ?
Shaïna se contenta de baisser un peu plus la tête, elle se sentait prise à son propre piège, à vouloir éviter les problèmes, elle en avait soulevé un autre.
La grosse femme soupira.
— C’est vrai que tu es muette.
Elle sembla hésiter entre se mettre en fureur et la frapper ou rester calme. Shaïna était paralysée de peur, si sa marâtre se mettait en colère, elle était battue, à moins qu’elle ne s’efface, mais elle hésitait toujours à le faire avec « la matrone », elle était terrorisée à l’idée qu’elle s’en rende compte et finisse par la battre à mort.
La grosse femme poussa une sorte de soupir énervé.
— Et puis après tout qu’importe tant que tu me ramènes l’argent. File dans ta chambre, je t’ai déjà trop vu et trop parlé, dégage !
Le « dégage » ayant été hurlé d’une voix pleine de rage, Shaïna ne se le fit pas dire deux fois et se précipita dans l’escalier pour aller se réfugier dans son débarras. Qu’importe cette furie, maintenant qu’elle possédait des vêtements autres que ses haillons, sa vie allait changer, elle en était persuadée.