Les marionnettes de Lannu - Tome 2 - Nicolas Keisser - E-Book

Les marionnettes de Lannu - Tome 2 E-Book

Nicolas Keisser

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Beschreibung

« Ama courait le long de la crête d’une haute montagne, armée de son arc, une flèche encochée sur la corde. L’arrête sur laquelle elle se déplaçait était étroite, un mètre de large peut-être, mais cela ne la dérangeait pas, elle était à l’aise ici, c’était chez elle. Elle se retourna et tira sa flèche sur le premier homme apparaissant derrière elle. Sa flèche se planta dans la poitrine de son poursuivant qui bascula dans le vide sans un cri. Elle savait sa tête mise à prix et devait régulièrement se défendre contre des chasseurs de primes attirés par le montant alléchant de la récompense, alors elle ne ressentait aucun remords à apporter la mort. »


À PROPOS DE L'AUTEUR


Nicolas Keisser est auteur d’un recueil de poésies, L’inachevable, et d’un roman de fantasy, Les possédés, édités aux éditions du panthéon. En 2021, il a publié L'enfant mage aux éditions Le Lys Bleu.

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Seitenzahl: 602

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Nicolas Keisser

Les marionnettes de Lannu

Tome II

Roman

© Lys Bleu Éditions – Nicolas Keisser

ISBN : 979-10-377-6410-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ama

Ama s’extirpa avec précaution de l’étroite cheminée de pierres qu’elle venait d’escalader, prenant soin de poser ses mains et ses pieds sur des prises les plus stables et les moins glissantes possibles. La roche était couverte de glace et déraper ou perdre un appui impliquait une chute de près de cinquante mètres dans le boyau qu’elle venait de gravir, avec bien peu de chances de pouvoir en freiner ou arrêter la course. La moindre erreur de sa part impliquait la mort, mais le risque lui semblait en valoir la peine.

Il faisait un froid glacial, ses doigts étaient gourds, même sous ses gants de peau, et sa respiration était hachée sous l’effet du manque d’oxygène. Mais elle arrivait au bout de sa quête, elle en était persuadée et cette certitude lui donnait le courage nécessaire pour continuer. Elle réalisa soudain que même si elle arrivait à tuer la panthère des neiges qu’elle poursuivait depuis cinq jours, la redescendre serait encore plus ardu que ne le fut sa propre montée. Elle effaça ce doute de son esprit, elle n’avait plus le choix, elle arrivait au bout du temps imparti pour son initiation et n’avait plus l’opportunité de retourner rechercher une proie plus facile. Et puis avait-elle vraiment d’autres possibilités que l’exploit ? En empruntant la voie du chasseur, elle s’était mis à dos toute sa communauté, le village tout entier lui avait tourné le dos. Déjà que tous considéraient sa différentiation physique comme un handicap insurmontable voire insupportable, le fait de ne pas vouloir être une simple femme avait renforcé ce sentiment qu’elle traînait depuis sa petite enfance : celui d’être un paria, une anomalie, une erreur de la nature. Elle se souvenait encore du regard plein de mépris du chaman lorsqu’elle avait clamé à haute voix devant toute la tribu rassemblée : « chasseur » signifiant ainsi la direction qu’elle souhaitait donner à sa vie. Bien entendu, aucune des autres filles autour d’elle n’avait fait le même choix, préférant devenir femme et mère. De toute manière, qui aurait voulu d’elle comme femme ? Les jeunes filles de sa tribu étaient toutes petites, brunes avec une peau mate. Alors qu’elle-même était grande, aussi grande qu’un homme et avait la peau et les cheveux blancs comme la neige avec des yeux si clairs qu’il était difficile d’en percevoir la moindre pigmentation. Elle les dépassait toutes d’une tête, au minimum, et ne pensait qu’à se battre et à chasser. Toute sa vie d’enfant, puis de jeune adolescente, elle avait été méprisée, rejetée, frappée, du moins jusqu’à ce qu’elle sache se défendre. Alors, petit à petit, elle s’était renfermée sur elle-même, s’isolant dans la solitude avec ce sentiment pénible de n’être qu’une « erreur ». Mais aucune loi ni aucune tradition n’interdisait aux femmes de devenir chasseuses. Alors, dans l’obligation de choisir une voie, elle avait opté pour cette formation, apprenant le tir à l’arc plutôt que la couture, le maniement de la lance plutôt que la cuisine, et ce, au grand dam de sa mère, son père étant mort depuis longtemps. Ses parents étaient des gens « normaux », petits et bruns de peau, et sa naissance avait été considérée par ses parents comme une punition des dieux. On la détestait, l’ostracisme était le cœur de sa vie, mais en même temps, aucun des chasseurs de la tribu ne pouvait escalader les montagnes aussi facilement qu’elle ni n’avait sa résistance à l’effort. Elle savait suivre une piste comme nulle autre et était de loin supérieure aux autres adolescents de son âge dans le tir à l’arc. Elle souffrait beaucoup moins du froid que n’importe quel guerrier et sa peau blanche, aussi blanche que la neige, tolérait étrangement le soleil et sa réverbération sans en souffrir. Sans parler de ses yeux pâles, tellement clairs, qu’il était difficile d’en percevoir le reflet bleuté, et qui lui permettaient de se déplacer sur des glaciers sans aucune protection. Pourtant, sa peau et ses yeux si clairs auraient dû lui rendre, logiquement, les rayons du soleil insupportables. Mais il n’en était rien et le soleil, tout comme le froid, ne représentait pas un réel problème pour elle. On la traitait de monstre, d’erreur, de démon, même, mais elle n’en avait cure. De toute façon, elle ne les aimait pas vraiment non plus. Elle, ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était chasser.

Elle souffla pour écarter une mèche de ses cheveux blancs tombée sur son visage et se mit debout sur l’étroite arrête rocheuse. Derrière elle, une pente raide de glace et de neige s’étalait sur plus de trente mètres avant de déboucher sur un pic vertigineux. C’était cette paroi qu’elle venait d’escalader par l’intermédiaire de l’étroite cheminée. Si elle tombait sur cette pente, elle glisserait, puis chuterait sur des centaines de mètres avant de s’écraser sur le sol.

Devant elle, la montagne continuait à grimper, mais moins abrupte, encore que son escalade restait tout de même compliquée avec la glace et le froid, sans parler des risques d’avalanches. Mais elle n’aurait pas besoin de le faire. La panthère était là, à quelques dizaines de mètres d’elle, la fixant de son regard dans lequel il lui semblait lire de la curiosité plus qu’autre chose. Elle était assise sur un petit promontoire, immobile, se demandant certainement qui était cet animal qui la suivait ainsi depuis tant de jours. Elle était magnifique, immense pour sa race, deux fois plus grosse que toutes celles qu’elle avait pu croiser. L’animal bougea légèrement, faisant rouler ses muscles sous son pelage épais. Elle était presque aussi blanche qu’elle et son regard reflétait une intelligence quasi humaine.

Ama fit glisser lentement son arc court de derrière son dos où il était accroché, se saisit d’une flèche qu’elle encocha doucement puis banda son arme et décocha son tir. Elle s’imagina un instant rentrant triomphalement au village, la panthère morte sur le dos sous les yeux ébahis du chaman et des autres chasseurs. En tuant cet animal que l’on ne trouvait que très haut dans les montagnes, sur des parois souvent inaccessibles, elle prouverait sa valeur. Plus les panthères étaient grosses, plus elles vivaient à une altitude élevée, et celle-ci était gigantesque. La flèche fila vers la bête qui se contenta de l’éviter d’un petit saut gracieux. Ama resta interloquée une seconde puis se reprit. Comment avait-elle fait ? C’était bien la première fois qu’elle voyait une bête éviter l’une de ses flèches, on aurait même pu croire que cela l’amusait, mais ce n’était qu’un animal ! Elle se saisit de sa seconde flèche, on ne lui en avait octroyé que deux pour sa quête, elle se devait donc de réussir sous peine d’échouer et ça, ce n’était pas concevable. Elle encochait sa deuxième flèche lorsque la panthère bougea, d’un bon qui lui parut démesuré, elle sauta sur un minuscule rocher accroché à la paroi, puis, prenant appui sur lui, se jeta sur elle. Instinctivement, elle recula et perdit l’équilibre, lâchant son arc et sa flèche. Elle bascula en arrière dans la pente couverte de glace, se réceptionna violemment sur le dos et glissa vers le vide. Le souffle coupé, elle tenta de freiner sa glissade de ses mains, mais la glace était aussi dure que la pierre et elle ne fit que mettre ses mains en sang, s’arrachant deux ongles. Elle essaya de s’arrêter à l’aide de ses pieds, mais rien n’y fit, elle glissa irrémédiablement sur la pente et bascula dans le vide. Elle ferma les yeux. Elle avait échoué et allait mourir, s’écraser sur le sol plusieurs centaines de mètres plus bas. Alors qu’elle s’abandonnait à cette idée, sa chute fut brutalement arrêtée et elle s’enfonça dans une neige épaisse et poudreuse. Un promontoire, elle se rappelait bien en avoir vu plusieurs lors de son ascension, mais que sa chute se termine sur l’un d’entre eux était vraiment miraculeux. Elle s’enfonça de plus de deux mètres dans l’épais manteau neigeux avant de s’arrêter. Elle resta immobile, autant tétanisée par la peur que choquée par son échec et sa glissade sur la glace, se demandant si la neige allait basculer vers le vide, l’entraînant avec elle vers une nouvelle chute. Mortelle, celle-là ! Rien ne se passa, elle décida alors de remonter vers la surface en se dirigeant vers la paroi afin de s’éloigner du vide. Mais grimper dans une neige aussi légère était compliqué, il lui fallut créer un boyau en diagonale, tassant la neige autour d’elle pour avoir un minimum d’appuis et craignant de basculer dans le vide à chaque instant. La nuit finit par tomber et elle décida de la passer au fond de son trou, elle y serait préservée du froid et du vent, c’était préférable. Elle avait faim et si la neige qu’elle suçait lui permettait de ne pas souffrir de soif, elle faisait gonfler ses lèvres douloureusement. De plus, sa main aux ongles arrachés lui faisait mal, l’élançant sans arrêt comme pour lui rappeler son échec. Elle ne s’était jamais trouvée dans une situation aussi critique, mais, si ses pensées se bousculaient dans sa tête, elle n’avait pas réellement peur. Elle gérait les éléments les uns après les autres de façon rationnelle, analysant froidement la situation catastrophique dans laquelle elle se trouvait.

Elle ne dormit pas vraiment, non pas qu’elle souffrit du froid, son manteau était suffisamment épais pour elle et elle était habituée, mais elle avait complètement échoué et cette constatation obnubilait ses pensées. Même si elle sortait vivante de sa mésaventure, ce serait pour se faire railler, humilier, traiter comme moins que rien. Elle avait voulu prouver qu’elle était digne des meilleurs, mais n’avait fait que démontrer l’infériorité de son genre. Les femmes lui cracheraient dessus. Quant au chaman, s’il était clément, il la bannirait. Elle finit par s’endormir un peu alors que le matin commençait à poindre et se réveilla complètement lorsqu’un rayon de soleil éclaira la neige d’un jaune éblouissant. Elle reprit alors sa reptation avec obstination, se rapprochant lentement de la délivrance. Enfin, ses mains écartèrent la neige de surface et sa tête émergea au soleil. Elle avait réussi !

Son soulagement fut de courte durée, elle ne sortit la tête que pour se retrouver juste devant le museau de la panthère qui semblait l’attendre tranquillement. Elle sentit le vide se faire dans son esprit, elle était morte ! Elle ne pouvait ni s’échapper ni se défendre. L’animal la contempla un court instant de son regard étrange, puis se saisit de son visage entre ses crocs d’un mouvement si rapide qu’Ama ne put réagir. Elle sentit la mâchoire puissante se refermer sur son visage et ses crocs déchirer sa peau, perçant ses joues, laissant le goût métallique du sang envahir sa bouche. Elle resta ainsi, sans bouger, se demandant pourquoi le fauve ne serrait pas plus ses mâchoires ? Il lui suffisait de fermer un peu sa gueule et elle finirait morte, le visage broyé par la puissance du fauve. Puis elle comprit, le félin était en train de la goûter pour savoir si elle était à son goût, l’être humain ne faisait pas partie de son alimentation habituelle, alors il goûtait.

L’animal desserra la pression qu’il exerçait sur son visage, puis la relâcha et disparut d’un bon. Ama soupira, tout son corps tremblant encore sous le choc. Visiblement, il n’aimait pas le goût du sang humain. Mais aussi, quelle humiliation ! De chasseresse, elle était devenue proie. Elle avait non seulement échoué, mais ne devait sa survie qu’au fait que la panthère n’aime pas le goût de son sang.

Elle se hissa à la force des bras, se mettant à genoux sur la neige pour observer son environnement. Un peu plus loin, elle aperçut quelques prises sur la paroi. Elle allait ramper jusqu’à là et essayerait de rejoindre la cheminée de pierre qui la mènerait vers des endroits plus faciles pour redescendre.

Ce fut particulièrement difficile, ses doigts la faisaient souffrir et leur utilisation, devenue aléatoire, rendait les prises incertaines. Son visage était en feu et du sang continuait à couler à l’intérieur de la bouche tandis qu’il lui semblait sentir encore le souffle fétide du fauve. Et puis, surtout, elle avait honte d’avoir échoué ainsi et son avenir lui paraissait de plus en plus sombre. Elle devait lutter contre le désespoir qui l’encourageait à abandonner, à lâcher prise pour se laisser tomber dans le vide.

Enfin, elle finit par arriver à son camp de base ou du moins à l’endroit où elle avait dissimulé sous une grosse pierre une couverture de peau d’ours, de la nourriture sous forme de viande séchée, mais aussi de quoi soigner ses blessures.

Elle ôta avec précaution ses moufles de peau, se faire arracher les ongles était douloureux, plus qu’elle se l’était imaginée. Elle nettoya ses plaies avec de la neige, gémissant sous l’effet de la douleur, puis enduisit ses doigts d’une pommade épaisse, préparée par la soigneuse du village. Elle nettoya aussi les plaies de son visage, mais décida de les laisser ainsi, les cicatrices qu’elle porterait le reste de sa vie seraient l’expression éternelle de sa déchéance. Elle se nourrit ensuite de viande séchée, presque à regret, sa mâchoire lui faisant mal et lui remémorant douloureusement sa mésaventure. Assise tristement sur l’herbe, elle cherchait en elle le courage pour rentrer au village, d’assumer son échec et sa honte. Elle tourna la tête vers la montagne et sursauta. La panthère, elle était là, assise sur un rocher, l’observant tranquillement, presque avec suffisance. Ama se demanda un instant si cette panthère n’était pas un démon envoyé pour la faire échouer, la tourmenter. Puis elle réalisa que, penser de cette façon, c’était rechercher une excuse complètement ridicule pour essayer d’accepter sa propre médiocrité. Elle se redressa, un peu inquiète, mais le fauve avait déjà disparu. Qu’importait après tout ! Elle réunit ses maigres affaires et entreprit de se diriger vers le village.

Le retour fut difficile, il lui semblait que chaque pas qu’elle faisait la rapprochait de sa complète déchéance, mais elle ne ralentit pas. Elle releva la tête, elle assumerait cette humiliation comme les autres, avec fierté et une feinte indifférence.

La lumière du jour commençait à décliner lorsqu’elle retrouva le sentier menant au village et c’est là qu’elle découvrit le premier cadavre. Elle reconnut aussitôt Chayton, un jeune chasseur, une flèche longue et aux plumes noires plantées entre ses omoplates. Visiblement tué alors qu’il cherchait à fuir. L’angoisse lui serra la gorge et elle se précipita vers les premières tentes. Partout des cadavres, certains le crâne fracassé, d’autres avec les longues flèches noires plantées dans le corps. Femmes, hommes, enfants, tous étaient morts. Elle réprima un sanglot. Bien sûr, elle avait toujours été maltraitée par cette tribu, mais c’était tout de même toute sa jeunesse qui gisait-là, assassinée. Elle tourna dans le camp à la recherche d’éventuels survivants, mais n’en trouva aucun, les blessés ayant été achevés d’un coup de lance dans le cœur. Après avoir tourné dans tout le village, elle finit par se diriger vers une des caches de nourriture, vide ! Les assaillants étaient venus piller leurs vivres. Cette année, la chasse avait été abondante et les réserves étaient pleines, mais elle avait entendu les hommes parler de tribus dont les réserves étaient si basses qu’ils risquaient de mourir de faim durant l’hiver à venir. Mais pourquoi un tel déchaînement de violence ? Pourquoi tuer les femmes, les enfants ? Quelle haine pouvait justifier cela ? Elle retrouva sa mère sous un tas de cadavres et se mit à genoux devant elle. Sa mère ne l’avait jamais aimé, la traitant durement, voire avec violence et mépris, mais c’était sa mère, les souvenirs de son enfance. Elle resta éveillée, prostrée, un peu perdue, durant toute la nuit ne sachant trop quoi faire, puis, sur le matin, elle se décida. Elle se dirigea vers une petite cache située à l’extérieur du village, qu’elle avait elle-même construite. Elle était intacte, elle y récupéra un arc, des flèches ainsi qu’une lance et toute la nourriture nécessaire pour plusieurs semaines. Elle retourna au village et entreprit de tirer les cadavres à l’intérieur des tentes. Trois cent vingt-sept en tout. Cela lui prit deux jours entiers, mais elle ne pouvait pas laisser tous ces corps à la merci des charognards. Une fois qu’elle eut terminé, elle aspergea les tentes d’huile de bisons et y mit le feu. Elle observa un instant les flammes s’élever vers le ciel et espéra que les âmes de tous ces morts trouvent le chemin de la paix, mais elle en doutait, à moins, bien sûr, que leur mort ne soit vengée.

Ensuite, après être restée encore toute une nuit à contempler les restes calcinés des tentes, elle partit. Étrangement, elle ne se sentait pas vraiment triste, plutôt désolée. Ces hommes et ces femmes ne méritaient pas ça et avec ces flammes, c’était une partie d’elle-même qui partait en fumée. Son initiation pour ses seize ans était de ramener une proie, elle partait maintenant en chasse des meurtriers de son clan.

Elle retrouva la piste des assaillants rapidement et entreprit de la suivre. Elle ne savait pas trop pourquoi. Que pouvait-elle faire contre ce qui semblait être une centaine de guerriers aguerris ? Mais, en même temps, elle ne pouvait pas laisser ce crime impuni et les âmes des morts criaient vengeance.

Il lui fallut quatre jours pour rattraper les meurtriers de sa tribu. Elle connaissait les montagnes par cœur, les différents raccourcis et ses pièges. Elle y avait passé toute son enfance, fuyant ainsi la maltraitance et le rejet dont elle était victime. Elle reconnut les agresseurs tout de suite, grands, la peau sombre et le crâne rasé. Des Natoufiens, ils étaient réputés pour leur cruauté et toutes les tribus les craignaient, ils vivaient de pillages, attaquant régulièrement les tribus isolées, mais jamais elle n’avait entendu parler du massacre total de tout un peuple. Généralement, ils se contentaient de tuer quelques hommes, de violer les femmes et de repartir avec un butin essentiellement fait de nourriture, alors pourquoi ?

Les Natoufiens semblaient joyeux et peu précautionneux. Ils n’ignoraient sans doute pas que cette partie de la montagne était déserte et seuls quelques guetteurs peu attentifs se trouvaient en dehors du campement, les autres riaient et criaient, certains luttant sous les hourras des autres. Ama comprit aussitôt, ils étaient saouls, buvant dans des gourdes de cuir qu’ils jetaient au sol une fois vide. L’alcool était un fléau dans les tribus. Distillé à base de blé sauvage, il faisait des ravages chez les jeunes chasseurs et beaucoup finissaient par en mourir. Et là, l’alcool dont ils s’abreuvaient provenait visiblement des réserves de sa tribu, elle avait très bien reconnu les gourdes de peaux.

Ama s’assit tranquillement derrière un rocher et attendit, la nuit n’allait pas tarder à arriver et ces hommes finiraient par s’effondrer ivres morts, il lui suffisait d’attendre. Il faisait nuit noire lorsque les cris et les chants cessèrent et elle profita du calme pour se faufiler doucement jusqu’à se placer à une dizaine de mètres au-dessus d’un des guetteurs. Enfin un guetteur ! Il avait allumé un petit feu et fumait une longue pipe, adossé à un sapin. Ama prit doucement son arc, encocha une flèche, banda son arme et tira. La flèche vint se planter dans l’œil du garde et finit sa course dans le bois de l’arbre, le maintenant ainsi dans sa position initiale. Sa pipe glissa de sa bouche et tomba sur le sol. Ama sentit ses mains trembler un peu et la douleur au bout de ses doigts se réveilla. C’était la première fois qu’elle tuait un homme et même si ce n’était qu’un meurtrier, elle ne ressentait aucune joie. Elle se reprit, il y avait deux autres guetteurs. La flèche qui tua le deuxième se planta dans son cœur et il s’effondra sans un cri. Il ne surveillait même pas les alentours, se contentant, avant de mourir, d’observer le camp. Elle ne trouva aucun angle de tir pour le troisième et décida de se faufiler jusqu’à lui, son couteau de pierre entre les dents. Elle se dressa, silencieuse juste derrière lui et lui trancha la gorge. L’homme hoqueta, essayant d’arrêter le flot de sang coulant de son cou, puis s’effondra d’un coup, mort.

Ama eut un haut-le-cœur, elle avait envie de vomir. Elle se plia en deux, mais ses spasmes se calmèrent rapidement et elle se reprit. Et maintenant ? Du campement, un silence total régnait. Il était composé d’une dizaine de grandes tentes de peaux placées n’importe comment sur une pente moins prononcée que les autres. Çà et là, des corps gisaient, ceux n’ayant pas eu la force de rejoindre leur tente probablement. Elle se décida, elle se saisit de l’arc du guetteur mort, il était plus grand que le sien et semblait de meilleure facture, elle récupéra son carquois rempli de longues flèches noires, puis retourna près du premier guetteur qu’elle avait abattu. Elle ne le regarda pas, ce qui l’intéressait c’était le feu. Elle prit quelques flèches et en enroba les pointes avec des morceaux de vêtements de peaux qu’elle découpa sur les vêtements du mort. Elle versa dessus de l’alcool issu de la gourde posée à côté de lui et les enflamma avant de les tirer sur les tentes en contrebas. Les flèches se plantaient dans les tentes avec un petit bruit mat qui lui semblait assourdissant, mais personne ne réagit. Elle n’était pas du tout sûre de son fait, les morceaux de peaux enflammés allaient-ils faire prendre feu aux tentes ? Elle l’ignorait, mais l’espérait. Après avoir tiré sept flèches enflammées, une tente prit soudain feu aussitôt suivit par des hurlements d’effroi. Elle sourit et prit le temps de tirer ses trois dernières flèches. Du feu et de la fumée provenaient maintenant de toutes les tentes et des hommes en sortaient en courant, fuyant la fournaise. Puis soudain, elles s’embrasèrent complètement, projetant des flammes, haut dans le ciel.

L’alcool, le feu avait atteint l’alcool et les flammes grondèrent dans la nuit étoilée en une série d’explosions impressionnantes, quelques hommes sortirent encore des tentes en hurlant, le corps en feu avant de s’effondrer après quelques pas. Ama se sentit mal, elle avait voulu venger sa tribu et tuer le plus d’hommes possible, mais là, tous ces hommes brûlés vifs, c’était presque trop.

Des cris jaillirent du camp en flamme, les hommes survivants, encore une cinquantaine certainement, pointaient le doigt dans sa direction. Elle réalisa alors qu’elle se tenait debout à la vue de tous, contemplant son œuvre comme paralysée devant ces conséquences. Elle se ressaisit, attrapa le carquois plein du premier garde et partit en courant vers la montagne. Elle savait que la chasse allait commencer et que ces hommes ne lâcheraient leur proie que lorsqu’ils l’auraient tuée. Sa seule chance était la haute montagne, le froid, la neige et les parois abruptes.

***

Cela faisait maintenant sept jours qu’Ama fuyait ses poursuivants. Son carquois était vide et elle avait jeté son arc devenu inutile. Le scénario avait été toujours le même depuis le début de la poursuite. Elle maintenait son avance aisément, maîtrisant bien mieux la course dans les pentes caillouteuses que ses poursuivants, escaladant les parois avec souplesse et rapidité, tirant quelques flèches sur les hommes à sa poursuite, lorsqu’ils commençaient à escalader, en tuant deux ou trois, puis repartait vive, rapide. L’oxygène commençait à se faire rare à ces hauteurs et les nuits étaient tellement froides qu’elle avait remarqué que certains des Natoufiens ne se relevaient pas le matin, morts de froid, probablement. Elle, elle supportait très bien le froid et n’était nullement gênée par le manque d’oxygène. Mais elle avait tout de même décidé d’en finir avec cette fuite éperdue et avait pris la décision de tenter l’impossible. Elle se tenait maintenant sur une combe, une épaisse couche de neige instable sur les crêtes au-dessus d’elle, et attendait. Les hommes apparurent et se mirent à crier à sa vue, se précipitant dans sa direction. Ama entendit la neige craquer et elle hurla de toutes ses forces. La neige sur les crêtes se détacha dans un grondement sourd et commença à dévaler la pente en direction des Natoufiens qui finirent par réaliser ce qui se tramait et tentèrent de fuir. Mais c’était une course désespérée, l’avalanche les rattrapa dans leur tentative avant de les emporter vers la mort. Ama secoua la neige qui l’avait partiellement recouverte. Comme elle le pensait, l’avalanche avait emporté ces meurtriers vers leur destin funeste glissant à quelques mètres d’elle sans l’atteindre. C’était fini. Elle se sentait comme vidée des toutes pensées, toute humanité, complètement perdue. Elle se retourna afin de s’éloigner pour se retrouver face à trois hommes, leurs lances pointées vers elle. Leurs visages, déformés par la haine et leurs bouches grandes ouvertes pour tenter de capter un peu d’oxygène, leur donnaient une expression surréaliste qui, étrangement, ne l’effraya pas. Elle avait conscience de n’avoir aucune chance face à ces trois hommes, beaucoup plus grands et bien plus forts qu’elle. Leurs lances étaient plus longues et plus épaisses que la sienne et ils devaient très certainement la manier beaucoup mieux qu’elle. Elle voulut reculer, mais ses pieds s’enfoncèrent dans la neige molle issue de l’avalanche. Elle était bloquée. Les trois hommes approchèrent lentement, ils savaient qu’elle était coincée, un homme à gauche, un à droite, un juste devant elle et l’avalanche derrière, c’était la fin. Elle pointa sa lance vers l’homme en face d’elle qui semblait être le chef. Elle avait l’intention de combattre jusqu’au bout, elle avait rempli son devoir envers sa tribu, alors qu’importait maintenant l’issue de ce combat.

Les hommes se préparaient à l’attaquer lorsqu’une masse blanche traversa l’espace et tomba sur la tête de l’homme de gauche, lui brisant les cervicales. La panthère, elle l’avait reconnue, ne s’arrêta pas et d’un second bon sauta sur l’homme en face d’elle qui n’avait pas eu le temps de se retourner. Elle se saisit de son visage entre ses crocs et le hurlement que poussa l’homme se termina en un craquement sinistre lorsque les mâchoires du félin broyèrent sa tête. Le troisième homme voulut s’attaquer au félin, perdant ainsi de vue Ama qui en profita pour lui planter sa lance dans le cou, elle la retira alors qu’un flot de sang s’échappait de la plaie et se tourna vers la panthère. Celle-ci était assise sur l’homme qu’elle venait de tuer et la regardait de son regard étrange, du moins qu’elle trouvait étrange. Il était presque humain et exprimait une forme de tendresse, d’appartenance. Puis, d’un bon, elle disparut, laissant Ama seule avec les trois cadavres.

Elle s’approcha de celui qui lui avait semblé être le chef et que la panthère avait tué en lui broyant le visage. Ce n’était vraiment pas beau à voir et Ama évita de le regarder, ce qu’elle voulait c’était le pendentif qu’il portait autour du cou et représentant une main noire dans un cercle doré. Elle voulait le garder comme trophée, ce serait sa récompense initiatique. Maintenant qu’elle portait ce médaillon, elle pouvait se considérer comme adulte, femme combattante, chasseuse et guerrière et son totem était tout trouvé : « la panthère blanche » voilà quel serait son nom caché, celui que lui avait offert cette déesse qui venait de lui sauver la vie. Car elle en était persuadée maintenant, ce fauve qui lui avait épargné la vie avant de la sauver était une déesse, elle ne pouvait être que cela.

Elle leva les yeux vers les sommets et se décida, elle allait franchir ces pics et partir explorer l’autre côté des montagnes, découvrir un monde inconnu. Une nouvelle vie s’offrait à elle, pleine d’incertitudes et d’aventures, loin de cette enfance maussade et cruelle qu’elle avait subie. Elle avait rempli son devoir envers les morts et les avait vengés, elle était donc libre et ressentait cette certitude comme une ivresse : le monde s’offrait à elle.

Tum

Tum secoua sa grosse tête cabossée dans tous les sens, cherchant ainsi à garder son calme. Tout cela l’énervait franchement et comme toujours, il avait du mal à se contrôler. Bien sûr, il avait défiguré le fils du bourgmestre, mais c’est lui qui l’avait cherché, lui n’avait rien demandé. Il n’était qu’un « petit », cherchant à rentrer chez lui lorsque les grands l’avaient agressé, le traitant de débile et de bâtard. Lui, il savait très bien qu’il n’était pas comme les autres, trop grand, trop fort, les bras trop longs et surtout son visage si différent que certains disaient difformes. Une tête plus grosse que la normale, cabossée avec une mâchoire proéminente et des yeux étranges, d’un vert ressemblant à celui de l’herbe poussant dans les prairies. Et puis, il n’avait pas d’amis, ne parlait à personne sauf à lui-même, grommelant entre ses lèvres à longueur de journée, indifférent aux autres. À l’école des arts guerriers, obligatoire une fois par semaine pour tous les enfants de huit à seize ans, tout le monde le craignait. Il faisait peur et sa façon de combattre tout en se parlant à lui-même était brutale, sans concession. Les enfants refusaient maintenant de s’entraîner avec lui et le maître d’armes le détestait, alors, il s’isolait et répétait sans relâche les mouvements appris, dans le vide, ou frappait les sacs d’entraînement avec son épée de bois d’une force et d’une constance qui interpellait, effrayait parfois.

Ils étaient deux dans sa tête, et il le savait. L’un calme, froid, analysant tout et lui disant quoi et comment faire, l’autre violent, incontrôlable et sans aucune empathie envers les autres. Certains le disaient fou et tous l’évitaient. Il vivait ainsi depuis sa petite enfance et s’était habitué à cette dualité, alors, il n’avait nul besoin des autres. Il vivait le plus loin possible de toute relation humaine. Il détestait tout le monde jusqu’au mépris, mais ne le montrait pas, se contentant de les éviter.

Mais ce qui c’était passé ce soir-là, n’était pas sa faute, il rentrait tranquillement, se parlant et se répondant dans sa tête comme souvent, lorsqu’il avait vu son chemin barré par trois grands de quinze ans, lui n’en avait que douze et ils étaient trois. Ils avaient commencé par se moquer de lui, puis avaient continué en l’insultant. Il s’était contrôlé, le visage couvert de tics qui le faisaient grimacer, provoquant l’hilarité de ces trois idiots. Mais lorsque le plus grand du groupe, le fils du bourgmestre avait tenté de le frapper, il avait perdu toute maîtrise de lui-même, devenant incontrôlable, tandis que son deuxième moi lui disait exactement quoi faire. Extérieurement, il paraissait déchaîné alors que dans son esprit tout était froid, calme, calculé.

« Prends cette pierre, lui avait dit son cerveau. Saute-lui dessus, frappe sur la tempe, il sera groggy, puis sur le nez, les dents, frappe, frappe encore, tue-le ! »

Alors il s’était exécuté, avait ramassé rapidement une pierre avant de sauter d’un bon sur l’adolescent et de le frapper exactement comme son esprit lui avait dit de faire, poussant des cris inhumains qui jaillissaient de sa gorge comme des râles. Il paraissait sans contrôle, frappant, frappant encore jusqu’à ce que deux bras, bien plus musclés que les siens, se saisissent de lui et le tire en arrière. Le maître d’armes, son intervention avait probablement sauvé la vie du fils du bourgmestre. Il s’était un peu calmé, tremblant de tous ses membres, la bave coulant de sa bouche, un grondement sourd sortant de sa gorge. Mais tout ça, ce n’était pas sa faute. Il avait entendu le maître d’armes le traiter d’animal et étrangement cela avait fini à le calmer. Pour lui, l’incident était déjà clos, il avait été attaqué et s’était défendu un point c’est tout.

Alors, il ne comprenait pas ce qu’il faisait ici, dans ce tribunal, devant ces trois adultes le regardant d’un air sévère. Le plus petit des trois prit la parole, un chauve avec de petits yeux sournois et une bouche tordue. Il se dit qu’il devait puer de la bouche et le trouva répugnant, sa voix dans la tête lui murmura :

— Reste calme, un jour, avec un peu de chance, tu pourras le tuer.

Cela le calma et il cessa de dodeliner de la tête écoutant avec attention les paroles de l’homme chauve. Il trouva sa voix suraiguë, agressive et désagréable.

— Je ne vois que le bannissement ou la prison pour ce jeune délinquant.

Un homme vêtu de noir et coiffé d’un chapeau de feutre élimé de la même couleur s’approcha soudain de la table derrière laquelle se tenaient les trois hommes en train de le juger, écartant au passage la foule massée le long des travées. Tout le monde le connaissait et le surnommait simplement « l’homme en noir. ». Ancien soldat, du moins, c’est ce qu’il prétendait, irascible, parfois violent, il vivait à l’extérieur de la ville et n’y venait que pour faire quelques courses avant de disparaître.

— Laissez-le-moi, je m’en occuperais.

Sa voix était forte, profonde, presque étrange et un grand silence se fit. Une fois que l’homme en noir se fut exprimé, Tum sentit une forme d’excitation le saisir, allait-il enfin quitter tous ces êtres qu’il détestait et partir ? Qu’importait la destination, mais partir !

Les trois hommes se consultèrent un moment, puis le petit homme chauve déclama d’un air solennel :

— Eh bien, si sa mère est d’accord, emmène-le jusqu’à la sélection du roi dans quatre ans, ce sera un soulagement pour toute notre communauté.

Sa mère, qui se tenait trois rangs derrière lui, se redressa soudain de son banc.

— Emmène-le, homme noir, emmène-le, je n’en veux plus.

Curieusement, d’entendre sa mère le rejeter ainsi ne lui fit aucun effet et même le soulagea. Sa mère ne l’avait jamais aimé, lui préférant ses frères et sœurs. Lui, il les détestait tous. Son destin était donc scellé. Il quittait cette communauté qui ne le comprenait pas et que lui-même haïssait. Un sourire fugace se forma sur son épaisse bouche lui donnant un air encore plus effrayant que d’habitude tellement sa présence y paraissait incongrue. Ce sourire s’effaça lorsqu’il sentit la main lourde de l’homme en noir se poser sur son épaule avant de la serrer. C’était presque douloureux, mais il se contint. La main le fit pivoter de force et il se retrouva devant l’homme. Il était grand, près de deux mètres probablement, épais, sentant la sueur aigre et possédant une force insoupçonnée. Il arrivait tout juste au niveau du poitrail de cet homme alors que lui-même était un géant parmi les autres enfants. L’homme se tourna vers la sortie, presque trop souplement par rapport à sa corpulence, et entreprit de quitter de la salle de jugement tout en le tirant par l’épaule. Voilà donc la façon dont il quittait son enfance, tiré par un homme lui broyant l’épaule. Mais, malgré tout, il se sentait étrangement calme, presque serein.

Une fois sorti, l’homme s’approcha d’un immense cheval de couleur zain, sans aucune trace blanche. Tum, ou du moins celui qui l’habitait, en apprécia la beauté, la puissance de son poitrail et des muscles de ses jambes, la courbe de son encolure. Jamais il n’avait vu un tel animal. Même si l’homme paraissait pouilleux, il possédait la monture d’un roi.

Il observa l’homme attacher une corde à sa selle avant de se saisir de ses poignets déjà entravés et de la relier par un nœud compliqué. Il en vérifia la solidité en tirant dessus, puis, sans un mot, monta sur sa monture et partit au petit trot. La corde se tendit et Tum fut obligé de commencer à courir pour ne pas tomber. Il avait pensé retrouver sa liberté en compagnie de cet homme, mais visiblement il n’en était rien. Son moi extérieur commença à gronder et à baver tout en secouant sa tête dans tous les sens. Il n’appréciait pas être traîné ainsi et commençait à perdre son calme.

La fatigue eut rapidement raison de son énervement. L’homme ne changeait jamais d’allure et il était obligé de courir au même rythme sous peine de se faire tirer douloureusement par le cheval et de risquer de tomber. Toute son énergie et sa volonté furent bientôt dirigées vers cette course qui semblait ne jamais vouloir s’arrêter. Ses pensées se consacrèrent au rythme de ses pas touchant le sol et pour la première fois de sa vie, sa dualité cessa pour ne faire qu’un afin de résister à cet effort qui semblait ne jamais vouloir finir. Il en tira une sorte d’euphorie étrange qui l’aida grandement à résister.

Soudain, le cheval s’arrêta et Tum fit de même, sentant d’un seul coup toute la fatigue descendre en lui. Il posa ses mains sur ses cuisses, courbé en deux à la recherche de son souffle lorsqu’il se sentit tiré vers l’avant. Arrivé à la hauteur du cheval, il constata que l’homme en noir tenait dans sa main un bâton épais et droit. L’homme détacha la corde qui le reliait à sa monture et lui tendit le bâton.

— Trois hommes nous ont tendu une embuscade à l’entrée de cette forêt, prends ce bâton et tue-les !

Tum se saisit du bâton, ses poignets toujours entravés et se demanda s’il ne ferait pas mieux de frapper cet homme qui venait de lui faire vivre cette course épuisante.

— Et si je n’y arrive pas ?

C’était son moi interne qui avait répondu. Ά l’extérieur, il voulait juste fracasser la tête de tout le monde, l’homme en noir, les bandits.

— Alors tu ne me sers à rien et ta vie s’arrêtera là.

L’homme avait répondu d’une voix froide, presque indifférente. Tum haussa les épaules et tourna la tête vers l’entrée de la forêt. Les arbres étaient nombreux, rapprochés et l’entrée du chemin faisait un peu penser à un tunnel. Il s’y dirigea sans hésiter, presque nonchalamment. Il comprenait bien que c’était une sorte de test où échouer signifiait mourir.

À peine avait-il fait deux pas sous les branches qu’un mouvement sur sa gauche lui fit comprendre qu’on l’attaquait. La bête gronda en lui et son moi interne en prit le contrôle.

« Décale-toi, bloque son action, fais-le trébucher. Un autre arrive par devant, une lance pointée vers ton ventre, dévie-la tout en avançant d’un pas, il sera assez près, donne-lui un coup de tête. Il tombe en arrière avance encore d’un pas et frappe sur la tête de toutes tes forces. Son crâne est fendu en deux, bien, attention le premier se relève et le troisième apparaît sur la gauche. Frappe d’un couronné, il fait une parade, donne-lui un coup de pied dans ses parties, il se plie en deux, fracasse-lui la tête. Le troisième dans le dos, pivote et frappe. Il est surpris et tu as touché l’épaule, recommence. Il a peur, frappe plus fort, voilà lui aussi son crâne explose comme un melon. »

Tout ça résonnait calmement, rondement dans sa tête, mais pour ses assaillants, il n’était qu’un fou furieux, grondant, bavant, hurlant parfois tout en se parlant à lui-même. Mais il n’en avait cure et lorsque les trois hommes furent allongés, morts, il se sentit comme en paix avec lui-même. Il se tourna vers l’homme en noir qui se tenait maintenant à l’entrée de la forêt. Il était descendu de sa monture et le contemplait d’un air presque indifférent. Il se demanda s’il devait s’en prendre à lui et le tuer comme les trois hommes gisant au sol.

— Si tu essayes de m’attaquer sans mon autorisation, je briserai chacun de tes membres et t’abandonnerai aux charognards.

Tum comprit que non seulement il disait la vérité, mais qu’en plus il n’avait aucune chance devant cet homme. Il ouvrit la main, laissant tomber au sol le bâton plein de sang et attendit, immobile.

L’homme sourit vaguement, se hissa sur sa monture et la poussa jusqu’à lui. Il se pencha vers lui et trancha d’un coup, à l’aide d’un long couteau qu’il fit jaillir de son manteau, les cordes liant ses poignets.

— Ramasse ton bâton, ce sera ton arme d’entraînement pour les semaines à venir et suis-moi.

Ainsi, l’homme ne le rattachait pas, il avait en quelque sorte réussi son initiation. Il se sentit fier quelque part, mais aussi soulagé de ne plus être tiré par cette corde et ce cheval.

L’homme reprit sa route, toujours au trot, et cette fois-ci, il le suivit sans contrainte, faisant fi de l’épuisement, la fatigue étant compensée par l’orgueil de ne pas faiblir.

La nuit tombait lorsqu’ils finirent par arriver sur une sorte de butte de terre située dans une plaine. Au sommet de la butte, une cabane de pierre et de bois semblait y être posée comme une verrue sur la peau. Elle était plutôt branlante et visiblement mal entretenue. À côté d’elle, un enclos fait de branches mal taillées servait vraisemblablement d’écurie. Tum se sentit déstabilisé par la vétusté et l’impression de misère du lieu, cela ne correspondait pas à l’image qu’il se faisait de l’homme en noir.

— Voici ton baraquement, à toi de l’entretenir correctement. Tu trouveras un arc et quelques flèches à l’intérieur, n’imagine pas que je vais subvenir à ton alimentation, débrouille-toi. Je viendrai ici tous les matins dès que le jour pointera pour t’entraîner, sois prêt avant que j’arrive, sinon je te frapperai jusqu’à ce que tu couines.

L’homme en noir n’attendit même pas une réponse, il émit un claquement de la bouche et lança sa monture à galop, s’éloignant vers le sud.

Tum resta immobile de longues minutes cherchant autant à reprendre son souffle qu’à analyser ce que l’homme venait de lui dire, tentant de hiérarchiser les différentes tâches qu’il lui fallait entreprendre. Trouver du bois pour faire un feu, la cabane ne semblait pas posséder de cheminée, le feu se ferait à l’extérieur. Cela voulait dire qu’il n’avait pas de moyen de chauffer l’intérieur ; or lorsque l’hiver approchera, il fera vite très froid. Un arc et des flèches, il savait s’en servir, sans plus, il n’aimait pas trop ça. Il lui faudra construire des pièges s’il ne voulait pas mourir de faim et faire une réserve de nourriture pour l’hiver. Demain, dès qu’il en aurait le temps, il partirait à la recherche de baies et de racines, mais pour l’instant, il était trop épuisé pour quoi que ce soit. Il franchit le seuil de la maison, la porte n’était pas fixée aux montants et il l’adossa sur le mur se disant qu’il avait bien le temps de s’en occuper. La maison, ou plutôt la masure, était tellement basse de plafonds qu’il dut se baisser pour y pénétrer. Le toit laissait voir le ciel en de nombreux endroits, tandis que l’intérieur, qui ne devait guère faire plus de trois mètres sur trois, était vide de tout meuble, pas même une paillasse pour dormir, juste un sol de terre battue envahi par les mauvaises herbes. Tum fit la grimace, la liste des choses à faire s’allongeait encore. Il décida que pour cette nuit et probablement beaucoup d’autres, il préférait dormir dehors, à la belle étoile. Il ressortit, trouva un coin à peu près plat, s’effondra plus qu’il ne s’allongea et s’endormit aussitôt, épuisé.

Ce fut la faim qui le réveilla, le jour commençait tout juste à poindre apportant des nuances de gris au noir profond de la nuit. La journée s’annonçait belle et le temps était doux. Il se leva, s’étira, la fatigue des événements de la veille semblait s’être envolée, alors, il commença à se parler à lui-même.

« J’ai faim, j’ai remarqué des baies à la lisière de la forêt à cinq minutes en courant, ce ne sera pas suffisant, l’homme en noir a dit qu’il arriverait avec l’aube, on verra plus tard, contente-toi de ça pour l’instant. »

L’homme en noir apparut effectivement à l’aube accompagné d’un deuxième cheval de robe pie qui semblait particulièrement rétif. Il s’arrêta juste devant lui, l’observant avec une forme d’indifférence froide.

— Voici ta monture. Tu devras l’entretenir et la nourrir. En attendant monte dessus, lorsque tu seras suffisamment tombé, nous passerons au bâton.

Tum grommela, bien sûr, il savait entretenir un animal, mais cela lui faisait du travail en plus. Il se saisit des rennes que lui tendait l’homme en noir, glissa son pied dans l’étrier et entreprit de monter sur l’animal qui se déroba soudainement, tentant de le frapper d’une ruade puissante ponctuée d’un pet sonore. Tum vola dans les airs et retomba brutalement sur le dos, alors que le cheval se tournait vers lui, lui montrant les dents et poussant un hennissement qu’il trouva presque narquois. Il se releva d’un bon, ses deux « moi » partagés entre l’envie de tuer et l’analyse calme et sereine de la situation.

— Il faut que tu l’amadoues, qu’il ait confiance en toi.

Il jeta un coup d’œil à l’homme en noir qui semblait l’observer avec le même air narquois que sa monture. Il souffla fortement pour se calmer et s’approcha doucement de l’animal.

Il lui fallut dix tentatives pour arriver à se hisser sur sa selle et il le prit comme une victoire, même s’il ne resta pas plus de quelques secondes sur le dos de l’animal, celui-ci s’empressant de le désarçonner en se cabrant soudainement. L’homme en noir éclata de rire, un rire aigre et désagréable qui le mit mal à l’aise. Quelque chose d’étrange, de presque malsain émanait de cet homme. Il n’avait pas peur, ça, il ne savait pas ce que c’était, mais ses personnalités ressentaient une forme de dégoût envers lui.

— Je vois que vous allez être de grands amis. Laisse-le gambader maintenant, il reviendra de lui-même et va chercher ton bâton.

Tum obtempéra sans un mot, ni même se parler à lui-même. Il avait hâte d’apprendre. La suite fut une longue série de répétition de mouvements, l’homme noir ne descendit même pas de sa monture, se contentant de le corriger et de lui donner des consignes d’une voix froide presque désincarnée.

Tum souffrait depuis son enfance d’un trop plein d’énergie difficilement canalisée et les exercices martiaux étaient un bon exutoire pour lui, ainsi ne rechigna-t-il pas, frappant de toute sa force, se replaçant et recommençant. Le souvenir du combat de la veille lui revint avec force et il oublia les consignes pour répéter chacun des gestes effectués. Ses deux personnalités avaient bien aimé et le bruit des crânes explosant sous ses coups lui paraissait presque agréable. L’homme en noir le reprit par un coup de bâton porté sur la tête et un peu de sang se mit à couler.

— Concentre-toi sur ce que je t’apprends si tu ne veux pas goûter à mon bâton.

Le soleil commençait à être haut dans le ciel lorsque son entraînement se termina. Il était en nage et la source d’eau la plus proche se trouvait près des buissons, là où il avait trouvé les baies ce matin. Il faisait chaud maintenant et son visage ruisselait de sueur.

— Occupe-toi de ton cheval, je reviendrai demain matin.

Puis, sans plus d’explication, il opéra un demi-tour avec sa monture et partit au galop. Tum, lui, se parlait à lui-même, cherchant de nouveau à hiérarchiser toutes les tâches à accomplir. Avant toute chose, il avait soif.

L’apparition de la nuit fut un soulagement pour lui, il était épuisé, il n’avait pas arrêté, il avait même trouvé le temps de se consacrer à sa monture et était même arrivé à monter dessus sans se faire désarçonner. Il alluma un feu devant la porte de sa masure et entreprit de cuire un morceau du chevreuil qu’il avait tué quelques minutes plus tôt. Un vrai coup de chance, mais il allait pouvoir faire sécher cette viande et avait ainsi plusieurs semaines de nourriture devant lui. L’horizon s’éclaircissait un peu et ses pensées se tournèrent vers sa mère. Bien sûr, elle l’avait rejeté, le livrant à l’homme en noir, mais aucune de ses deux personnalités n’arrivait à lui en vouloir vraiment. Il était fou, incontrôlable, violent et effrayant, aussi bien physiquement que par son comportement et ses attitudes, alors sa réaction était normale. Il se demanda pourquoi l’homme en noir avait décidé de s’occuper de lui. En raison de sa différence ? Peut-être.

Le lendemain, lorsque l’homme en noir apparut, il était assis sur sa monture, l’air fier de lui, tout en lui flattant l’encolure. Il voulait surprendre l’homme, mais fut déçu. Il ne parut même pas surpris, se contentant de lui jeter un œil en coin.

— Allons découvrir ton univers, mais sache que tu ne dois jamais chercher à savoir où je vis sous peine de mort.

Puis il lança sa monture au galop vers l’Ouest, là où la plaine semblait s’étaler à l’infini, et sans même se demander si Tum était en mesure de le suivre.

L’apprentissage continua ainsi, Tum grandissait et devenait de plus en plus massif et de plus en plus fort. Les hivers étaient rudes, mais l’absence de tout chauffage renforçait sa résistance et il ne s’en plaignit pas. L’homme en noir arrivait tous les jours à la même heure et il passait la matinée à lui apprendre l’art de combattre et de monter à cheval. Il s’entendait bien avec sa monture maintenant, une forme de complicité s’était instaurée et il arrivait même à en apprécier la compagnie. À la fin du deuxième hiver, l’homme en noir apparut comme chaque matin, mais descendit de sa monture lui tendant une longue barre de fer se terminant en pointe. Elle était épaisse et lourde, mais Tum était devenu tellement puissant qu’il la souleva sans le moindre effort, la balançant de droite à gauche avant de réaliser quelques-uns des exercices appris. Il aimait bien cette arme, elle lui correspondait parfaitement et il se sentait vraiment à l’aise avec elle. Il réalisa qu’il était maintenant aussi grand que l’homme en noir et même qu’il n’allait pas tarder à le dépasser. Peut-être qu’il serait bientôt capable de le tuer ? Il en était là dans sa réflexion lorsque l’homme l’attaqua armé d’une large et longue épée. Il comprit aussitôt qu’il n’avait aucune chance, l’homme était beaucoup plus rapide et expérimenté que lui, alors que sa technique semblait absolument parfaite. Il était temps pour lui de continuer à apprendre.

Il trouvait sa vie plutôt agréable, fruste, mais agréable. Il ne souffrait pas de la solitude, passant son temps à se parler à lui-même. Alors, le souvenir des autres s’effaçait doucement dans son esprit. Les choses avaient bien évolué depuis son arrivée, il avait rehaussé sa petite masure et en avait fait un nid douillet. Il avait construit une cheminée extérieure collée à un des murs, ce qui réchauffait les pierres et, par la même, son intérieur. Il avait construit un bel enclos fermé pour sa monture, le protégeant ainsi du froid et des éventuels prédateurs, puis un garde-manger creusé dans la terre et recouvert de pierres. Il se sentait bien ici maintenant, pourtant il avait conscience que la quatrième année approchait à grands pas et que l’homme en noir avait promis de le ramener vers la civilisation. Il grimaça, l’idée en était déplaisante.

Un matin, à la sortie de l’hiver, alors que les premiers perce-neiges fleurissaient dans la prairie, l’homme en noir arriva au grand galop et s’arrêta brusquement devant lui.

— Cet endroit va être attaqué cet après-midi, ils seront dix et viennent te tuer, montre-moi ta valeur, massacre-les tous.

Puis, sans autre explication, il fit demi-tour et repartit comme il était venu. Tum le regarda partir partager entre l’excitation à l’idée de combattre et un certain doute : dix c’était beaucoup.

L’après-midi était bien avancé lorsqu’il perçut des mouvements en provenance de la forêt, ses assaillants approchaient. Il avait gardé sa monture près de lui, se demandant si ceux venus le tuer étaient des cavaliers, mais ce n’était visiblement pas le cas. Il se saisit de son arme, son être extérieur commençait à bouillonner, ponctuant son désir de violence par des grognements bestiaux, les muscles de son visage se contractant dans des grimaces fugaces, tandis que son être intérieur, toujours froid et calculateur, analysait l’adversaire et cherchait un moyen de les combattre. Ils apparurent enfin et se déployèrent en ligne pour s’approcher de la butte. Ce n’étaient pas des hommes à proprement parler, même s’ils y ressemblaient, plutôt des caricatures et il se dit qu’ils étaient un peu comme lui avec leur tête difforme et cabossée. Mais la comparaison s’arrêtait là, chauves, ils étaient trapus avec de grands yeux sans paupières, des nez larges et tordus, des bouches fines avec une absence totale de lèvres, un menton fuyant sur un cou râblé. Étranges apparitions. Tum attendit qu’ils fussent au pied de la butte pour s’élancer vers ceux situés sur sa droite. La pente lui permit d’accélérer plus vite que lors d’une course normale et il arriva sur les deux derniers assaillants avant même qu’ils aient le temps de se réorganiser. Il frappa de son arme et de toute sa puissance le dernier sur la ligne. Celui-ci tenta bien de parer sa frappe, mais leurs armes n’étaient que de courtes épées de piètre qualité et sa lame se brisa en plusieurs morceaux qui volèrent dans les airs. La barre de fer continua sa route et le visage de « l’homme », sembla se plier sous le choc. Tum ne s’arrêta pas et continua sa course, un ricanement grotesque jaillissant de sa gorge. Sa barre s’écrasant sur le visage de « l’homme » lui avait rappelé celui des bandits dans la forêt et son moi extérieur trouvait ça drôle. Il continua à courir un peu, puis fit brusquement demi-tour et se rua sur ses adversaires. Comme son moi interne l’avait prédit, ils étaient maintenant étalés sur la plaine, tous ne courant pas à la même vitesse et tous se précipitant à sa poursuite. Alors, il frappa, encore et encore, visant toujours la tête afin de les entendre se fendre au contact de sa barre de fer, riant, grognant et bavant en même temps. Ses assaillants essayèrent bien de le frapper, mais il en avait cure et même s’il sentit le froid des lames couper sa chair en plusieurs occasions, il s’en moqua complètement et continua à frapper. Les trois derniers adversaires réussirent à se regrouper et il les attaqua ensemble. Sa barre de fer était impitoyable et devait paraître terrifiante, elle faisait tout éclater, rien ne lui résistait et les gerbes de sang qu’elle créait lui procuraient une joie intense. Jamais il n’avait senti autant de plaisir et il fut presque déçu lorsque la tête du dernier survivant se fendit en deux au contact de son arme. Alors, il se mit à danser comme un singe, poussant des grognements et riant aux éclats autour de ses victimes, tandis que son moi interne analysait ses blessures. Il avait plusieurs coupures assez profondes, mais rien de grave. L’homme en noir lui avait appris comment les recoudre et il avait toujours avec lui une pommade permettant au corps de cicatriser plus rapidement. Il se calma et se dirigea vers sa cabane, se demandant : « et maintenant quoi ? ».

Il finissait de recoudre ses blessures à la lumière du feu qu’il venait d’allumer, lorsque l’homme en noir apparut juste devant lui comme semblant sortir de nulle part.

— Le bourg de ton enfance va être attaqué à son tour et ses habitants massacrés si tu n’interviens pas.

Puis il disparut, s’effaçant dans la nuit et le laissant en plein conflit avec lui-même.

Le village de son enfance ? Et alors, il ne les aimait pas, mais il y avait sa mère, elle l’avait toujours détesté, les assaillants n’étaient même pas humains.

C’est cette idée qui le convainquit, il partirait dès l’aube, en voyageant rapidement, il pourrait arriver en début d’après-midi, en espérant qu’il ne serait pas trop tard, mais de toute manière il ne pouvait faire guère mieux.

Il termina d’enduire ses blessures de pommade et sentit le sommeil le gagner et il n’y résista pas. Il se leva alors qu’il faisait encore nuit, ses blessures lui tiraient un peu la peau, mais rien d’insurmontable. Il scella rapidement sa monture, l’enfourcha et partit au petit galop en direction de son village sans un regard derrière lui. Il avait conscience qu’une page de sa vie se tournait, mais son esprit était tourné vers ses futurs combats.

Ama

Ama trottinait gaiement le long d’un chemin rocailleux situé entre deux montagnes, sautant avec joie au-dessus des rochers, ponctuant ses sauts de petits « hop », s’arrêtant brusquement pour observer un animal ou un oiseau. La route qu’elle suivait longeait un torrent grondant et dévalant furieusement une pente irrégulière. L’écume jaillissait parfois vers le chemin lorsque l’eau heurtait de gros rochers et elle n’hésitait pas à se mettre dessous pour se rafraîchir. Il faisait chaud, le soleil dardant ses rayons sans concession, dans un ciel sans nuages. Curieusement, elle se sentait heureuse, trouvant l’endroit sauvage et aussi imprévisible que le cœur du torrent. Les événements qu’elle avait vécus, voilà plusieurs semaines maintenant, lui semblaient presque irréels, comme dans un brouillard, feutrant sa mémoire jusqu’à une forme d’oubli réparateur. Elle ne comprenait toujours pas les raisons à ce déchaînement de violences. Elle avait perdu sa famille, sa tribu et était responsable de la mort de dizaines d’hommes, mais, de façon surprenante, ne ressentait aucune culpabilité. Elle était presque soulagée d’avoir franchi les cols, laissant derrière elle ce passé difficile. Elle avait le sentiment que la vie s’offrait enfin à elle, loin de toutes contraintes, de tout jugement. Elle se sentait libre et n’était pas responsable du prix payé pour cette liberté. Alors, elle gambadait sur ce chemin visiblement créé de la main de l’homme, presque insouciante. Elle était euphorique à l’idée de découvrir de nouveaux paysages, un nouveau monde, et même si elle n’avait aucune perspective, elle se sentait comme entière. Elle eut une pensée pour la panthère des neiges. Il lui avait semblé l’apercevoir plusieurs fois durant le franchissement des cols, mais elle n’en était pas certaine. Voilà un autre mystère sur lequel son esprit bloquait, pourquoi le fauve l’avait-elle épargné elle et pourquoi l’avait-elle aidée ? Elle toucha de ses doigts les cicatrices que lui avait laissées l’animal. La peau était encore sensible, et c’était bien ainsi, elle ne devait jamais oublier ce qui s’était passé et le fait qu’elle n’ait eu la vie sauve que part le bon vouloir de cette panthère, ou du moins ce qui paraissait être une panthère. Elle se demandait si ce n’était pas plutôt une sorte de déesse qui se jouait d’elle. De toute façon, elle se considérait comme liée à elle, maintenant, et le fait qu’elle l’ait sauvée des Natoufiens renforçait ce sentiment.

Elle s’arrêta brusquement, réalisant qu’un homme monté sur un animal étrange lui barrait la route. Elle se demanda quoi faire, l’homme ne semblait pas particulièrement agressif, plutôt curieux. Quant à l’animal, qu’elle trouva gigantesque, il grattait la terre d’une de ses pattes comme impatient. L’homme sembla pousser sa monture de ses jambes et se rapprocha d’elle. Elle serra ses mains autour de sa lance, mieux valait se préparer à tout. Mais l’homme s’arrêta à quelques pas, loin de toute zone de combat. Il se pencha vers elle, un sourire un peu flou sur les lèvres. Il ne tenait pas d’arme dans ses mains, et pourtant, semblait sûr de lui.

— Mais que fait une enfant armée d’une lance en ce lieu ?