AVERTISSEMENT
Dès
les premières heures de notre publication, nous avons annoncé le
chef-d'oeuvre du poëte florentin comme devant figurer en première
ligne parmi les joyaux de notre modeste écrin. Nous avons voulu, au
début, donner accès à tous les ouvrages consacrés par le temps et
par l'admiration universelle. Un succès constant pendant quatre
longues et parfois difficiles années, nous a prouvé que nous nous
étions très rarement trompé sur la valeur des écrits dont nous
tentions la remise au jour. Si des impatiences honorables
gourmandaient les éditeurs de la
Bibliothèque Nationale
de n'avoir pas toujours obéi à un système de chronologie
littéraire qui ne nous paraissait pas si logique qu'on semblait le
croire, nous avons maintes fois pris à tâche de rassurer ces
impatiences dans la mesure de ce qui nous paraissait sage et
raisonnable, et nous nous estimons heureux de leur donner enfin
satisfaction en inaugurant la cinquième année d'existence de notre
collection par la publication du poëme le plus grandiose qu'ait
produit le génie humain, sans en excepter l'Iliade
et l'Énéide.Nous
ne nous dissimulerons pas toutefois qu'il nous était difficile de
choisir, parmi les traductions existantes de la
Divine comédie,
celle qui pouvait donner la plus juste idée d'une oeuvre écrite à
une époque où la langue italienne n'était pas encore fixée et
portée à son plus haut degré d'harmonieuse élégance par les
Torquato Tasso et les Pétrarque, d'une oeuvre écrite en plein moyen
âge, par un homme qui, nourri des fortes études classiques,
essayait, malgré sa profonde connaissance des lettres latines, de
transplanter dans l'épopée le langage de tous les jours, et qui,
grâce à cet héroïque effort, emportait d'assaut la gloire et
l'immortalité.Un
moment, nous avons songé à mettre de côté les travaux déjà
faits et à laisser à des littérateurs contemporains le soin de
présenter Dante à notre sympathique public. Mais il nous a fallu
renoncer à ce projet quand, par trois fois, nous nous sommes trouvé
en face d'un débordement de détails biographiques, de commentaires
et de scolies qui eût donné trop de développements à la fantaisie
personnelle sans réussir à rehausser la gloire du poëte italien.
C'est le tort des époques où l'imagination n'a plus que de trop
rares représentants de donner à la critique une part prépondérante,
et l'on arrive ainsi à l'obscurité, sous prétexte de clarté, dans
les questions littéraires. Les divers travaux qui ont été proposés
à notre appréciation, malgré leur mérite incontestable, ne nous
paraissant pas justifier ce luxe d'explications contradictoires qui
eût singulièrement juré avec les proportions de l'ordonnance
architectonique de notre Panthéon populaire, nous avons pris le
parti de recourir à la traduction de Rivarol, dont la réputation
n'était plus à faire. L'esprit général qui a présidé à cet
intelligent travail nous ayant paru de nature à donner une
connaissance satisfaisante de l'Enfer,
nous lui avons donné la préférence, avec la persuasion que le
public y trouvera son compte et y puisera amplement les motifs
propres à le confirmer dans l'admiration qui auréole depuis près
de quatre siècles le front austère d'Alighieri. Et en cela encore
nous avons eu l'heureux hasard de nous rencontrer avec un des jeunes
critiques de ce temps qui ont le mieux marqué leur place dans le
journalisme sérieux.S'il
était besoin d'autres raisons encore, nous demanderions à Rivarol
lui-même ce qu'il a prétendu faire; il nous répondrait d'abord:
«Il n'est point d'artifice dont je ne me sois avisé dans cette
traduction, que je regarde comme une forte étude faite d'après un
grand poëte. C'est ainsi que les jeunes peintres font leurs cartons
d'après les maîtres.» (Notes du chant XX.)Puis
ailleurs (Notes du chant xxv): «Il y a des esprits chagrins et
dénués d'imagination,
censeurs de tout, exempts de rien produire,
qui sont fâchés qu'on ne se soit pas appesanti davantage sur le mot
à mot, dans cette traduction; ils se plaignent qu'on ait toujours
cherché à réunir la précision et l'harmonie, et que, donnant sans
cesse à Dante, on soit si souvent plus court que lui. Mais ne les
a-t-on pas prévenus, au
Discours préliminaire,
que si le poëte fournit les dessins, il faut aussi lui fournir les
couleurs? Ne peuvent-ils pas recourir au texte, et s'ils ne
l'entendent pas, que leur importe?»Et
enfin: «C'est surtout avec Dante que l'extrême fidélité serait
une infidélité extrême:
summum jus, summa injuria.
(Note du chant XXXI.)La
traduction de Rivarol parut en 1783 ou 1785 (Paris, Didot, in-8°);
l'éditeur de 1808 des
OEuvres de Rivarol
(Paris, 5 vol. in-8°), parlant du poëme de l'Enfer, appréciait
comme suit le travail ingénieux du traducteur:«Sa
grande réputation, ou pour mieux dire, le culte dont il jouit, est
un problème qui a toujours fatigué les gens de lettres: il serait
résolu si le style de cette traduction n'était point au-dessous, je
ne dis pas de ce poëte, mais de l'idée qu'on s'en forme. Il est bon
d'avertir que cette traduction a été communiquée à quelques
personnes. Celles qui entendaient le texte demandaient pourquoi on ne
l'avait pas traduit mot à mot? pourquoi on n'avait point rendu les
termes surannés, barbares et singuliers, par des termes singuliers,
barbares et surannés; afin que Dante fût exactement pour nous ce
qu'il était pour l'Italie, et qu'on ne pût le lire que le
dictionnaire à la main? Nous renvoyons ces personnes à une
traduction de Dante qui fut faite et rimée sous Henri IV, par un
abbé Grangier. Les tournures de phrase y sont copiées avec tant de
fidélité, et les mots calqués si littéralement, que cette
traduction est un peu plus difficile à entendre que Dante même, et
peut donner d'agréables tortures aux amateurs. Ceux qui ne lisaient
ce poëte que dans la traduction étaient fâchés qu'on ne l'eût
pas débarrassé de tout ce qui a perdu l'à-propos, de toutes les
allusions aux histoires du temps, de toutes les notes; mais ils ne
songeaient pas que la brillante réputation de ce poëme ne
permettrait point une telle réforme. Oserait-on donner l'Iliade
et l'Énéide
par extrait? Ils ne songeaient pas non plus que le poëme de l'Enfer
devant jeter un grand jour sur les événements du douzième et du
treizième siècle, il ne fallait pas mutiler ce monument de
l'histoire et de la littérature toscane. Il doit suffire aux
amateurs que la physionomie de Dante et l'odeur de son siècle
transpirent à chaque page de cette traduction. Il doit suffire aux
gens de lettres que notre poésie française puisse s'accroître des
richesses du poëte toscan; il doit suffire aux uns et aux autres
que, sans le trop écarter de son siècle, on l'ait assez rapproché
du nôtre. Ce n'est point en effet la sensation que fait aujourd'hui
le style de Dante en Italie, qu'il s'agit de rendre, mais la
sensation qu'il fit autrefois. Si le
Roman de la Rose
avait les beautés du poëme de l'Enfer,
croit-on que les étrangers s'amuseraient à le traduire en vieux
langage afin d'avoir ensuite autant de peine à le déchiffrer que
nous?»Comme
on le verra ci-dessous, nous avons conservé de Rivarol le discours
préliminaire où il raconte la vie et apprécie les ouvrages de
Dante. Mais il y a un proverbe français qui nous recommande de ne
pas entendre une seule cloche; la colossale renommée du poëte
florentin n'a pas été si universellement consacrée qu'il ne se
soit trouvé de ci de là quelques notes discordantes dans le concert
admiratif que les siècles ont successivement donné à cette
glorieuse personnalité. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les
caudataires des théocraties viennent déposer leurs vilenies le long
des impérissables monuments où l'on brûle volontiers ce qu'ils
adorent et où l'on adore ce qu'ils brûlent ou voudraient brûler.
Bornons-nous cependant à deux citations significatives. L'honnête
et naïf Moreri, en son
Grand dictionnaire historique
(tome III, p. 176, éd. de 1732), se borne à cette courte notice,
dans laquelle nous soulignons les mots qui nous révèlent sa pensée
intime ou plutôt celle de l'entourage de ce docteur en théologie:«Dante
Alighieri, un des rares esprits de son temps, grand poëte toscan et
bon philosophe, a vécu sur la fin du treizième siècle et au
commencement du quatorzième. Il naquit à Florence, l'an 1265 et fut
l'un des gouverneurs de cette ville, pendant les factions des Noirs
ou Guelfes, et des Blancs qui étaient la plupart Gibelins. Charles
de France, comte de Valois, que le pape Boniface VIII avait fait
venir l'an 1301 à Florence, pour dissiper les factions dont cette
république était horriblement tourmentée, ne put empêcher ou
consentit peut-être que les Noirs proscrivissent les Blancs et
ruinassent leurs maisons. Dante, qui était de la faction des Blancs,
quoique d'ailleurs il fût Guelfe, se trouva du nombre des bannis; sa
maison fut abattue et toutes ses terres furent pillées. Il s'en prit
au comte de Valois, comme à l'auteur de cette injustice, et essaya
de s'en venger sur toute la maison de France, en parlant très-mal de
son origine dans ses ouvrages; ce qui aurait sans doute fait
impression dans les esprits si des preuves très-claires ne
dissipaient cette calomnie.
Cette animosité n'est pas la seule qui défigure les ouvrages de
Dante: ses emportements contre le saint-siége l'ont fait mettre au
nombre des auteurs censurés. À cela près, il avait beaucoup de
génie. Pétrarque
dit que son langage était délicat, mais que la pureté de ses
moeurs ne répondait pas à celle de son style. Il mourut à Ravenne,
l'an 1321, en la 56e année de son âge, au retour de Venise, où Gui
Poletan, prince de Ravenne, l'avait envoyé pour détourner la guerre
dont la République le menaçait, sans y avoir réussi et sans avoir
pu se faire rappeler de son exil, Dante a composé divers poëmes,
que nous avons avec les explications de Christophe Landini et
d'Alexandre Vellutelli. Il a laissé aussi des épîtres,
De monarchia mundi,
etc. Il s'était lui-même composé cette épitaphe un peu avant que
d'expirer:Jura
monarchiae, superos, Phlegethonta lacusque Lustrando
cecini, voluerunt fata quousque. Sed
quia pars cessit melioribus hospita castris, Auctoremque
suum petit felicior astris, Hic
claudor Dantes, patriis extorris ab oris, Quem
genuit parvi Florentia mater amoris.Le
biographe Feller (t. III, édit. in-8°), après avoir glissé
légèrement sur l'ensemble des oeuvres de Dante, cite complaisamment
l'opinion d'un
savant moderne sur
l'Enfer:
«C'est un salmigondis consistant dans un mélange de diables et de
damnés anciens et modernes, d'où il résulte une espèce
d'avilissement des dogmes sacrés du christianisme; aussi, jamais
écrivain, même ex
professo
antichrétien, n'a contribué plus que Dante, par cet abus, à jeter
du ridicule sur la religion; loin que cet auteur ait mis dans son
ouvrage la dignité, la gravité et le jugement nécessaires, il n'y
a mis que le bavardage le plus grossier, le plus digne des esprits de
la basse populace.» La fable
le Serpent et la Lime
sera toujours une grande vérité.Plus
justes et plus sérieux ont été les hommes de talent qui se sont
donné la peine d'étudier Dante
intus et in cute,
tels que Chabanon, Artaud, Delécluze et Lamennais. A notre avis,
pour un poëte comme celui de la
Divine Comédie,
pas n'est besoin de rompre tant de lances: Dante se défend tout
seul. Aussi ne conseillerons-nous jamais à personne de plonger les
yeux dans l'immense fouillis de commentaires, d'études, de critiques
dont on a fatigué le public depuis la première édition de cet
étrange poëme (Vérone, 1472, in-4°); on peut essayer de s'en
donner une idée en parcourant la
Notizia de libri rari nella lingua italiana
(Venise, 1728, in-4°, pages 86, 87, 88); Fontanini (p. 160 de la
notice citée) a rassemblé les titres d'environ cinquante écrits
pour expliquer, critiquer ou défendre la
Divine Comédie.
Elle a été traduite dans toutes les langues littéraires de
l'Europe; la France n'a pas été en arrière pour rendre au poëte
autant d'hommages qu'il était possible; la liste suivante en est la
meilleure preuve.Citons
d'abord les traductions en vers:La
Comédie de Dante, de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis,
mise en rime françoise et commentée par Baltazar Grangier,
conseiller, aumônier du roi, abbé de Saint-Barthélemy de Noyon et
chanoine de l'église de Paris, (Paris, 1596-97, 3 vol. in-12);—la
traduction de Henri Terrasso (1817, in-8°);—de Brait Delamathe
(1825, in-8°);—de Gourbillon (Paris, Auffray, 1831, in-8°)
divisée en tercets, comme l'original; —d'Antony Deschamps, 20
chants choisis dans la
Divine comédie
(Paris, 1830, in-8°);—d'Aroux (Paris, Michaud, 1842, 2 vol.
in-12);—de Mongis (1846), sans compter les fragments semés dans
une foule de recueils de vers.Parmi
les traductions en prose, partielles ou complètes, il y a lieu de
signaler:Celles
de Moutonnet de Clairfons (Paris, 1776, in-8°);—du comte
d'Estouteville, revue par Sallior (Paris, 1796, in-8°);—de Rivarol
(1783 ou 1785, Didot, in-8°);—d'Artaud (1811-1813, 3 vol. in-8°,
Paris, Didot);—de G. Calemard de Lafayette (1835);—de Pier-Angelo
Fiorentino (Paris, Gosselin, 1840, in-18, rééditée depuis en
in-folio, grand luxe, avec les illustrations de Gustave Doré);—de
Brizeux (Paris, Charpentier, 1841, in-18);—de Lamennais (OEuvres
posthumes, Paris,
Didier, in-18).Maintenant
que nous avons à peu près rempli notre humble emploi
d'introducteur, nous sera-t-il permis de glisser ici une théorie
personnelle à propos des traductions des poëtes? Nous avons dû,
dans la circonstance présente, choisir une traduction en prose;
mais, à notre avis, les vers ne peuvent être traduits honorablement
que par des vers. Si Antony Deschamps, un des vétérans de la
glorieuse phalange de 1830, a pu réussir à donner le tour de la
poétique française à vingt chants choisis dans la
Divine Comédie,
n'est-il pas permis d'espérer qu'il surgira quelque jour, des
valeureux bataillons de la jeunesse littéraire, une recrue pleine
d'ardeur qui donnera toute son âme à compléter ce qui est resté
inachevé jusqu'ici! L'amour du beau et du grand est-il donc assez
perdu pour que cet espoir ne soit jamais réalisé dans un pays qui a
produit les Hugo, les Musset, les Th. Gautier, les Barbier et les
Brizeux? Allons, jeunesse,
sursum corda! Le
coeur de la patrie ne vibre pas seulement sous l'action des
jouissances matérielles et des triomphes de l'industrie. Non, non,
la poésie ne saurait mourir sans lutter.Qu'il
y ait un regrettable temps d'arrêt, nous sommes au premier rang pour
le déplorer; mais nous avons la conviction qu'il se rencontrera un
jour quelque Epiménide inspiré qui, dans son sommeil réparateur,
puisera les forces nécessaires pour tenter encore l'oeuvre difficile
peut-être, mais non impossible, de faire revivre les poëtes du
passé, avec toutes les grâces, toutes les harmonies qui
resplendissent dans leurs vers éternels.
DE LA VIE ET DES POËMES DE DANTE
Il n'est guère dans la littérature de nom plus imposant que
celui de Dante. Le génie d'invention, la beauté des détails, la
grandeur et la bizarrerie des conceptions lui ont mérité, je ne dis
pas la première ou la seconde place entre Homère et Milton, Tasse
et Virgile, mais une place à part. Je vais parler un moment de sa
personne et de ses ouvrages, et présenter ensuite son poëme de
l'Enfer, la plus
extraordinaire de ses productions.DANTE ALIGHIERI naquit à Florence, en 1265, d'une famille
ancienne et illustrée. Ayant perdu son père de bonne heure, il
passa à l'école de Brunetto Latini, un des plus savants hommes du
temps; mais il s'arracha bientôt aux douceurs de l'étude, pour
prendre part aux événements de son siècle.L'Italie était alors tout en confusion; ses plus grandes
villes s'étaient érigées en Républiques, tandis que les autres
suivaient la fortune de quelques petits tyrans. Mais deux factions
désolaient surtout ce beau pays: l'une des Gibelins, attachée aux
empereurs, et l'autre des Guelfes [1], qui soutenait les
prétentions des papes. Il y avait plus de soixante ans que les
Césars allemands n'avaient mis le pied en Italie, quand Dante entra
dans les affaires; et cette absence avait prodigieusement affaibli
leur parti. Les papes avaient toujours eu l'adresse de leur
susciter des embarras dans l'empire, et de leur opposer les rois de
France: de sorte que les empereurs, ne venant à Rome que pour punir
un pontife, ou imposer des tributs aux villes coupables, revolaient
aussitôt en Allemagne pour apaiser les troubles; et l'Italie leur
échappait. Leur malheur fut, dans tous les temps, de ne pas
demeurer à Rome: elle serait devenue la capitale de leurs États, et
les papes auraient été soumis sous l'oeil du maître.[1: Il serait difficile de faire des recherches
satisfaisantes sur l'origine de ces factions et du nom singulier
qu'on leur donna: l'histoire n'offre que des incertitudes
là-dessus. On trouve seulement que, dès le dixième siècle,
l'Italie, remplie d'armées allemandes, et prenant parti pour ou
contre, s'accoutumait à ces dénominations deGuelfeset deGibelins.]Au treizième siècle, la république de Florence était
entièrement Guelfe, et s'il y avait quelques Gibelins parmi ses
habitants, ils se tenaient cachés: mais ils dominaient ailleurs, et
on se battait fréquemment. Dante, dont les aïeux avaient été
Guelfes, se trouva à la bataille de Campaldino, que les Florentins
livrèrent aux Gibelins d'Arrezzo et qui fut une des plus
sanglantes. On voit encore, dans les histoires du temps, qu'il
contribua par sa valeur à la victoire de Caprona, remportée aussi
par les Florentins sur les républicains de Pise.Un peu de calme ayant succédé à tant d'orages, le poëte en
profita pour se livrer à son goût pour les lettres et aux charmes
d'un amour heureux. Béatrix, qu'il aima, est immortelle comme
Laure, et peut-être la destinée de ces deux femmes est-elle digne
d'observation; mortes toutes deux à la fleur de leur âge, et toutes
deux chantées par les plus grands poëtes de leur siècle.Dante se maria en 1291, et eut plusieurs enfants; mais il ne
trouva pas le bonheur avec sa femme et fut contraint de
l'abandonner. Le dessin, la musique et la poésie le consolèrent et
partagèrent ses moments, jusqu'à ce qu'il devint homme public, en
1300: c'est là l'époque de tous ses malheurs. Il était âgé de
trente-cinq ans lorsqu'il fut nommé prieur de la république,
dignité qui revient à celle des anciens décemvirs. Mais les prieurs
n'étaient qu'au nombre de huit. Ces magistrats, malgré leur
autorité violente, ne tenaient pas d'une main ferme le gouvernail
de l'État, puisque, outre les querelles du sacerdoce et de
l'empire, la république nourrissait encore des inimitiés
intestines; et voici quelle en fut la source.Pistoie, ville du territoire de Florence, était depuis
longtemps troublée par les intrigues de deux familles puissantes,
et ces intrigues avaient produit deux partis qu'on appelales Blancsetles
Noirs, pour les mieux distinguer sans doute. Le
Sénat, afin d'éteindre ces dissensions, attira autour de lui les
principales têtes de la discorde; mais ce levain, au lieu de se
perdre dans la masse de l'État, aigrit tellement les esprits, qu'il
fallut bientôt être Noir ou Blanc à Florence comme à Pistoie:
c'étaient chaque jour des affronts et des atrocités nouvelles. Les
choses furent portées au point que, pour sauver la République,
Dante persuada à ses collègues d'envoyer en exil les chefs des deux
partis: ce qui fut exécuté.Après cet événement, il se flattait d'une paix durable,
lorsqu'étant allé en ambassade à Rome, les Noirs profitèrent de son
absence, mirent à leur tête Charles de Valois, frère de Philippe le
Bel, et, secrètement aidés par Boniface VIII, rentrèrent dans la
ville. Aussitôt, tout changea de face: les Blancs, déclarés ennemis
de la patrie, furent chassés; et Dante, qui était soupçonné de leur
être favorable, apprit à la fois son exil et la perte de tous ses
biens.Dans son malheur, il s'attacha aux Gibelins; et comme en ce
moment Henri de Luxembourg était venu se faire couronner à Rome, ce
parti avait repris vigueur, et l'Italie était dans l'attente de
quelque grande révolution: si bien que Dante conçut le projet de se
faire ouvrir par les armes les portes de Florence. Aussi coupable
et moins heureux que Coriolan, il courait de l'armée des mécontents
aux camps de l'empereur, passant sa vie à faire des tentatives
infructueuses et témoin de toutes les humiliations des
impériaux.C'est avec aussi peu de succès qu'il eut recours aux
supplications, comme on le voit par une lettre au peuple de
Florence, qui commence par ces mots: POPULE MEE, QUID FECI TIBI?
Renonçant enfin à tout espoir de retour, il se mit à voyager,
parcourut l'Allemagne et vint à Paris, où, comme on l'a dit de
Tasse, on assure qu'il travaillait à ses poëmes. Forcé dans la
suite d'implorer la protection des princes d'Italie, il vécut dans
différentes cours et mourut en 1321, âgé de cinquante-six ans, ch
[...]