L'Esquinté - Philippe Bouteiller - E-Book

L'Esquinté E-Book

Philippe Bouteiller

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Beschreibung

L'homme parvint à varengeville. À chaque pas, d'un bâton, il soulevait plus haut sa hanche gauche qui entraînait une jambe raide dans un mouvement circulaire. À quelques mètres du portillon de bois, il s'arrêta, retira son couvre-chef qu'une pluie fine avait emperlé et le secoua. Horrifiée, la mère Pochon mit une main sur sa bouche pour étouffer son cri : « Ooooh! Nom de Dious ! Cé ti don possible ! »


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en 1955 en Normandie, Philippe Bouteiller est un autodidacte, passionné d'agriculture et de nature. Il crée, gère et développe la première société française de conseil en agriculture et environnement dans le Poitou. Retiré depuis peu des affaires, il occupe son temps libre entre la navigation, l'écriture et la peinture. Après Les Blondel, sorti en 2021, L'Esquinté est son second roman.

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Seitenzahl: 212

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Philippe Bouteiller

L'Esquinté

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Bouteiller

ISBN : 979-10-377-8423-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Les Blondel, 2021, aux éditions Le Lys Bleu

À Eugénie

La guerre apprend à tout perdre et à devenir ce qu’on n’était pas.

Albert Camus

Préface

C’était toujours avec une mine déçue, l’air nostalgique, que mon grand-père contemplait l’objet cabossé, dessoudé ou cassé. Après l’avoir examiné, il le caressait, parcourant de ses doigts fripés une courbe, un creux ou une pointe. Parfois, son ongle craquelé grattait le vernis, une petite écaille de peinture. S’enfonçait dans les fibres avec une once d’espoir très vite déçu. Et le constat tombait : « Il est foutu. » Une lueur passait alors dans ses yeux bleus. Le gamin que j’étais alors guettait sur son visage les sanglots qui jamais ne venaient. Mais à chaque fois, une moue enfantine plus savoureuse encore qu’un flagrant aveu de faiblesse comblait mes attentes. « Il est tout esquinté », disait-il.

Aujourd’hui encore, je me délecte de ce mot que j’entends prononcer par mon papy dans mes souvenirs si chers. Là, dans ce vieil atelier, au milieu des outils fatigués, de cet étau hors d’âge, de ces bateaux, drapés dans des toiles d’araignées, en attente d’un nouveau cap. L’Esquinté… Pour moi, c’est un mot normand. Peut-être n’est-ce pas le cas, mais c’est comme cela. Parce que c’est un mot à jamais à lui. A jamais en moi. Il a en lui la douceur du souvenir, la mémoire du moment, l’implacabilité du temps qui passe sans que ni nous, ni lui, ni rien ni personne, n’y puissions rien.

Alors évidemment lorsque j’ai pour la première fois posé mes yeux sur ce livre, il y a eu ce flash de réminiscences. Puis tant d’autres depuis que j’ai achevé l’ouvrage que d’aucuns s’empresseront de définir comme une suite des Blondel. Pourtant, il n’en est rien. Ni étranger, ni lié au destin de ce colosse dont l’ombre plane, il est à l’image de son héros Jean Lebellois plus discret, à la frontière entre deux mondes. Une espèce d’évaporé qui porte sur lui tout un tas de contradictions. La puissance d’un corps, la mémoire d’une courbe, la chaleur d’un souffle, l’éternelle stupidité des hommes. Leur vulnérabilité. Et toute la mémoire d’une époque disparue.

Florent Bouteiller

Chapitre 1

L’attente

Le vieux cabot efflanqué de la mère Pochon ouvrit un œil, se leva, rentra la queue entre les pattes et lâcha quelques aboiements piteux en apercevant ce matin-là la silhouette d’un grand homme sur le chemin du Hamelet. À cette distance, elle était encore imprécise, tout enveloppée d’une bruine collante. Le chien peureux l’observait, grondait et lâchait quelques « wouf…wouf » sans conviction, tiraillé entre donner l’alerte ou trouver refuge à l’intérieur de la masure. De l’intérieur enfumé par les braises mourantes d’un âtre, une voix éraillée lui intima : « Ah, suffit Pax ! Qui qu’t’as aco vu ? » Le chien poltron n’en demandait pas tant et rentra précipitamment s’enrouler sur son vieux sac de jute, les flancs secoués par des « wouf » réguliers. Gilberte Pochon s’extirpa péniblement de son vieux fauteuil recouvert d’une couverture fatiguée et s’approcha lentement de la porte en prenant appui sur sa canne, s’accrochant aux meubles pour assurer sa démarche précaire. Elle passa devant l’horloge murale qui, dans un bruit de ferraille et de gongs, annonça huit heures. L’homme était en vue et à travers les trouées de la haie d’épines, elle put le distinguer plus précisément. Il était grand, vêtu d’un costume ample de velours noir et portait un large chapeau de feutre marron. À son allure, il pouvait avoir une cinquantaine d’années, peut-être un peu moins. À chaque pas, aidé d’un bâton noueux, il soulevait plus haut sa hanche gauche qui entraînait une jambe raide dans un mouvement circulaire. À quelques mètres du portillon de bois, il s’arrêta, retira son couvre-chef qu’une pluie fine avait emperlé et le secoua.

Horrifiée, la mère Pochon mit une main sur sa bouche pour étouffer son cri : « Ooooh ! Nom de Dieu de nom de Dieu ! Cé ti don possible ! » Le chien Pax, qui l’avait rejointe en rasant le sol, se mit à gémir et à feuler comme un animal blessé en se blottissant entre ses jambes variqueuses.

En entendant leurs plaintes, l’inconnu tourna la tête vers eux, découvrant un visage atrocement mutilé. La partie droite était restée intacte, laissant imaginer sans peine des traits réguliers, mais une affreuse cicatrice lui labourait la joue gauche du crâne jusqu’au menton. Trop hâtivement recousues, les deux parties mal ajustées de l’estafilade provoquaient une remontée excessive de l’œil et de la lèvre supérieure et un affaissement d’un reste d’oreille. Le tout était monstrueux.

Le bonhomme toussa, se racla fortement la gorge, avant de se couvrir à nouveau et de continuer sa route en claudiquant, tandis que la mère Pochon s’enfermait à double tour avec son chien. Alors que Pax disparaissait en piaulant derrière le reste d’une bourrée, elle se traîna jusqu’à la fenêtre pour épier et le voir disparaître, happé par la grisaille.

Bientôt, l’homme parvint au centre de Varengeville, sur la place de la Girafe, peu animée pour un 27 août en raison du mauvais temps. Il poussa la porte du « Café du coin », à l’angle de deux rues. Torchon sur l’épaule, le patron du bar ramassait les petits verres d’une table où se coudoyaient une demi-douzaine d’ouvriers des fermes alentours. Ils s’apostrophaient d’une table à l’autre, avec ceux attablés au fond de la pièce, déjà bien éméchés malgré l’heure matinale. C’était la fin des moissons et tous voulaient fêter ça. La détente des corps endoloris par deux mois de récoltes allait de pair avec des tournées répétées de ti’blanc, de beaujolais épais, de jambinets et de rincettes. Après plusieurs coups à froid, les moins résistants se lançaient dans des exordes pathétiques auxquels en répondaient d’autres, pas plus relevés. Un jeune gars chancelant tenta l’aventure et cria : « Patron, une aute ! Et une t’tite pensée pou la femme d’Tatave, quand même ! T’rends-tu compte, Albert, tout juste passé quarante ans ? Tu vais ben qu’on est pas grand-chose ! Faut qu’on profite pendant qu’il est temps ; allez c’est ma tournée ! » À peine la commande passée, il tomba droit comme un I sur le banc en sanglotant, retenu par les épaules solides de ses camarades de banc qui continuaient de chauffer l’ambiance.

Le tintement faiblard du carillon de porte n’avait pas réussi à couvrir le tumulte des conversations animées. L’homme en noir s’avança, posa son feutre dégoulinant sur le comptoir et retira sa veste qu’il fit claquer en la secouant. Le bruit fit relever les têtes et, en premier, celle du père Vesmière. D’un seul coup, un silence pesant s’installa. L’hébétude que l’étranger lisait sur les visages semblait l’indifférer.

« Jour, café calva, siouplé ! » Le père Vesmière restait comme « statufié » à la vue des horribles blessures, lui d’habitude si prompt à honorer les commandes. Un à un ou par petits groupes, les ouvriers, un temps paralysés par la vue insoutenable du visage défait, vidèrent précipitamment leurs consommations. « Bon, c’est pas l’tout, mais y a du boulot ! » En passant devant l’homme tout en noir, ils lui adressaient un regard furtif et un salut compatissant « M’sieur !, avant de disparaître.

Le tenancier du bistrot, retrouvant un peu d’aplomb, lui poussa prudemment la tasse à café et le petit verre de goutte. Tout en s’appliquant à faire le mélange, l’homme lui demanda :

— L’enterrement, c’est où ?

— D’qui, d’la femme d’Tatave ? Pace que vous l’connaissez ? Faut traverser le village, serrer su la droite à la patte d’oie et pis aller tout droit jusqu’à l’église Saint Val’ry su le bord d’la falaise. Faut ben une bonne demi-heure d’ici ! répondit Vesmière. Sans apporter de réponses aux questions, l’homme reprit :

— C’ta quelle heure ?
— Onze heures, j’cré ben !

L’individu se redressa, but en quelques traits le café arrosé, réajusta sa veste, se coiffa et disparut sans un mot. Il suivit le chemin indiqué jusqu’à la patte d’oie, passa entre l’école et la grande auberge, avant de se retrouver sur le chemin de calcaire qui fuyait sous la voûte des grands hêtres, entre les hauts talus verdis par les mousses. Une pluie fine et pénétrante avait peu à peu remplacé la bruine et vernissait les feuilles lisses des arbres. Le chemin était devenu pâteux et déjà, l’eau se rassemblait en ruisselets ou se réfugiait dans les nombreuses fondrières. L’homme grimaça et s’appuya plus fortement sur son bâton. Par ces temps de pluie, sa jambe l’élançait. Parfois, lorsque le temps était exécrable, les douleurs devenaient insupportables et il devait s’allonger quelques heures. Mais aujourd’hui, ce n’était que quelques tiraillements désagréables autour de ses articulations à jamais soudées. Pas assez en tout cas pour arrêter quelqu’un de déterminé comme lui. Il fit le trajet en une heure et demie et passa devant le presbytère. Il vit en sortir un curé rondouillard qui monta à grand peine dans une voiture à cheval stationnée sur le bas-côté. Le prêtre apostropha le conducteur, occupé à essayer de déployer une capote bloquée. « Dépêchons-nous, nous allons être en retard ! Il faut combien de temps pour aller jusqu’à la rue Hamel Aubin ? Elle est longue c’te rue, non ? Et puis, c’est tout au bout, qui z’habitent les Blondel, je crois ! »

Le curé rassembla les plis de sa soutane entre ses jambes et pesta en tentant d’ouvrir un grand parapluie noir, tandis que le cabriolet s’ébranlait. Tout en faisant le gros dos sous la pluie devenue battante et en tripotant l’engin récalcitrant, l’homme d’Église lançait des objurgations dont les effets se faisaient attendre. « Ah, merde de merde… Jésus, Marie… mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter ça… tu vas t’ouvrir, oui ! » Le prêtre s’énervait, tentait de débloquer le poussoir de l’œillet en projetant le pépin vers le haut, vers le bas, manqua d’éborgner le conducteur qui ne dut son salut qu’au réflexe de baisser promptement la tête. Au premier nid de poule rempli d’eau, la carriole enfonça une roue profondément. Le curé, déséquilibré, se cramponna au parapluie qui se planta entre deux planches du fond de caisse. Sous le poids de l’ecclésiastique, l’engin s’ouvrit d’un seul coup, lui griffant légèrement le visage. Détrempé et en rage, il débuta un juron « Mer… », avant de se raviser et de remercier le Seigneur d’un « Mer…ci, mon Dieu » d’avoir répondu à ses supplications.

Le quidam tout en noir, appuyé sur son bâton, s’amusa de la scène. Il continua de longer le mur de pierre, poussa la grille du cimetière et descendit l’allée qui bordait l’église. En bas, il s’arrêta et observa un moment la mer se débattre mollement dans l’anse des hautes falaises. Dans la grisaille, humide et dense, le paysage s’évanouissait rapidement. La pluie redoubla et devint musicale, combinant le heurt de ses gouttes et de ses gargouillis.

De sa démarche claudicante, l’homme remonta par le côté opposé de l’église entre les sépultures jusqu’à la fosse. Elle était béante, le tas de terre décaissé à son côté, et n’attendait que la morte. Il s’approcha au plus près. Au fond, la pluie accumulée s’étalait en une flaque boueuse et jaunâtre, animée par une grêlée de gouttes. Bientôt, Eugénie reposerait ici. Pour toujours.

L’homme eut une pensée pour sa mère. La tombe vide lui renvoyait le néant de sa vie… l’inutile gâchis de cette guerre, l’enfer des combats qui auraient pu le jeter cent fois dans un trou de ce genre, l’absurdité de sa vie de « gueule cassée ». Pourquoi elle, Eugénie, bientôt là et pas lui ? Pourquoi cette injustice ?

Poussé vers l’abri du porche par une averse encore plus forte, son esprit plein de mélancolie se mit à vagabonder, à fouiller ses souvenirs. Il avait le temps. Le corbillard n’arriverait pas avant une bonne heure.

Chapitre 2

La forge

Il était né un soir d’octobre de 1891, à Soberville en Caux, près de Luneray, dans la petite chaumière de briques et de colombages jouxtant la grande forge. Il était petit et malingre à sa naissance. Jeanne, sa mère, s’inquiéta tout de suite pour lui, plus que pour ses frères aînés, Marcel, sept ans et Henri, quatre ans, bien en vie ceux-là. Sous la surveillance de leur mère encore alitée, ils se poursuivaient autour du berceau en poussant des cris stridents. Fatiguée, elle réclama un peu de calme et de silence pour ne pas perturber le petit ange maigrichon qui frétillait dans son lit en miaulant et en cherchant son petit poing qu’il suçait goulûment. « C’est bon signe », se dit Jeanne en l’attirant à elle et en l’approchant de l’un de ses seins.

Le père n’était pas encore rentré de sa journée. Il avait dû se rendre jusqu’à Luneray pour livrer les outils chez le quincaillier, deux pioches, une pelle et trois kilos de clous qu’il avait forgés la veille. La nuit était déjà tombée lorsqu’il était rentré et avait découvert son troisième enfant. Il avait posé sa grande carcasse sur le bord du lit et avait souri de satisfaction lorsqu’il avait appris qu’il s’agissait d’un garçon. Il avait gueulé : « Ça se fête, non, la Jeanne ? » Elle souriait aussi, car elle n’avait pas forcément beaucoup d’occasions de le faire et aimait voir son homme heureux. Il avait à peine regardé le bébé. Il s’était uniquement intéressé à sa taille : « L’es pas ben gros ! pass’ra ti l’hiver ? » La mère s’était empressée de lui répondre : « L’es p’tet p’tit, mais i vivra. J’lai appelé Jean, comme ton père. » Apparemment satisfait de la réponse, il avait lâché de la salle à manger un : « S’tu l’dis ! » Il avait pris le cruchon de grès et s’était servi un petit verre qu’il avala d’un trait, avant de remuer la soupe fumante de la grande marmite et de s’en servir une pleine écuelle. « Qu’des gars ! », pensa-t-il au milieu des grands “slaoup”. Des bras pou la forge ! »

La vie s’était écoulée au rythme lent des saisons et du travail du fer. Jeanne avait activé le grand soufflet durant toutes ces années pour attiser le feu de la forge, remplacée le jeudi et après l’école par les fils dès qu’ils étaient en âge de le faire, dès leur huitième année. Entre-temps, elle avait donné naissance en 1893 à un quatrième enfant, lui aussi un garçon, prénommé Georges. À la fin de sa scolarité, son certificat d’études en poche, Marcel, l’aîné, rejoignit tout naturellement la forge. Il connaissait le métier depuis tout petit, il en apprendrait l’art durant cinq ans avec son père, un maréchal-ferrant réputé, avant de devenir lui-même maître compagnon. Son frère Henri, de trois ans son cadet, suivit le même chemin. Firmin, fier de travailler avec ses deux fils, avait agrandi la forge, construit un bâtiment supplémentaire et installé un nouveau foyer. Henri remplaçait Marcel au soufflet qui dorénavant s’occupait des chevaux à l’attache et tenait fermement à l’aide des tenailles droites les pièces brûlantes sur l’enclume. Marcel était fier de cette promotion logique après trois ans d’apprentissage. Pour le second foyer, Firmin savait qu’il ne pouvait plus compter sur Jeanne, sa femme, qui, à force d’actionner le grand soufflet, souffrait des articulations. Il avait entendu parler d’une forge qui utilisait un chien. Curieux, il était allé voir et avait reproduit la grande roue en bois que la bête actionnait. Puis, il s’était rendu chez le père Cauchois qui voulait se débarrasser d’un jeune chien d’à peine un an, un molosse bâtard hirsute, descendant de beauceron ou de bouvier des Flandres, trop encombrant et bagarreur. On l’avait donné tout petit au pauvre vieux en lui assurant qu’il ne grandirait pas beaucoup plus. Firmin l’avait approché, lui avait passé une longe autour du cou et l’avait ramené avant de le dresser durant de longs mois. Depuis, le chien n’avait d’yeux que pour son maître et tous les jours, attendait l’ordre magique : « Vas-y Attila ! ». Le chien sautait dans sa roue et l’entraînait en trottinant régulièrement, faisant rougir et pétiller le feu.

***

Ce matin de juillet 1904, Firmin ouvrit les deux portes de sa forge lorsque la cloche du village sonna cinq heures. Le jour n’était pas encore levé et c’est à la lumière de la lampe à pétrole que le « Maître du feu » allumait comme tous les matins à la même heure le foyer de sa forge. Il ne prenait pas de clients avant sept heures, tout le monde le savait. « Vulcain », comme l’appelaient les habitants de Soberville et de la région de Luneray, n’aimait pas être contrarié. Et en raison de l’imposante stature de l’artisan, chacun respectait scrupuleusement la consigne. D’autant plus facilement qu’à cette heure, le gros chien Attila qui gardait la forge était de sortie et arrosait durant dix bonnes minutes toutes les haies et les platebandes alentour. Les plantes n’appréciaient guère la pisse du chien, jaunissaient et finissaient par crever sous les levers de pattes répétés de l’animal. La mère Pestard, une petite vieille toute rabougrie, était voisine de la forge et se plaignait du désherbage canin quotidien : « Là où il pisse, l’herbe ne repousse pas », lui répondait en riant le forgeron, d’où le nom qu’il lui avait donné. Aussi, le petit bout de femme tentait-elle de chasser l’intrus à grands coups de balai, en poussant des cris d’orfraie. Ce qui n’impressionnait ni « Attila » ni son maître.

Dès son arrivée, Firmin enfilait son tablier de cuir noirci par des années de service, frotté au charbon de bois, à la ferraille, et constellé de brûlures. Muni d’un râteau de fer à long manche de sa fabrication, il fourrageait dans les deux foyers pour enlever les cendres et les impuretés. Alors seulement débutait la préparation des feux. Sur chacun d’entre eux, il mettait un peu de foin bien sec, surmonté de quelques branchettes de fagot et de petits bois fendus. Puis, il allumait le tout sous le regard attentif et pétillant d’Attila, toujours présent pour ce moment crucial. D’abord, de petites flammes naissantes dansaient au milieu d’un nuage de fumée avant de grandir et de s’attaquer au petit bois en crépitant. C’est à ce moment que Firmin se saisissait du grand seau de charbon de bois, y plongeait la pelle ronde et approvisionnait le foyer par petites doses. Dès que le feu mordait les premiers morceaux, Firmin intimait à son chien : « Vas-y, Attila ! » Le chien, d’un bond, était à l’ouvrage, activait la roue et mettait en mouvement la grande flasque mobile du gros soufflet. Sous l’effet du courant d’air forcé, le feu s’animait à chaque respiration d’un bouquet d’étincelles. Firmin surveillait de près la prise, avant de vider précautionneusement tout le contenu du seau.

Henri était arrivé et rangeait un peu l’atelier en attendant que le feu monte en puissance. Firmin détestait que le lieu de travail soit en désordre. D’un coup, il interpella son fils « L’est où Jean ? » Il répondit « L’arrive ! » C’était le premier jour de travail de son troisième fils, chargé de remplacer Marcel parti au service militaire. Bien que le maître d’école lui eût dit que Jean était doué pour des études, le père lui avait répondu : « Des études ? Pou qui faire ? » et avait pensé que rien ne valait un bon apprentissage de forgeron pour démarrer dans la vie. Jean arriva, la tignasse en bataille et les yeux encore gonflés de sommeil. « T’as accor la joue sous l’œil, lui lança son père. Faut t’réveiller, mon gars, et vite ! Faut allumer l’aut foyer. » Le père répéta l’opération et le feu dévora les morceaux de charbon. Il montra à Jean sa place, qu’il connaissait bien pour l’avoir occupée si souvent durant ces cinq dernières années lorsqu’il n’était pas à l’école.

Jean était rêveur, mais aussi très observateur. Tout en tirant régulièrement sur la chaîne du soufflet, il admirait la dextérité de son père qui, d’un feu porté à plus de 700 degrés et de coups de marteau précis, aplatissait, tordait, façonnait, arrondissait, modelait, ajustait le fer en fusion pour créer toutes sortes d’objets. En matière de ferronnerie, Firmin savait tout faire et avait acquis une grande réputation dans toute la région. Mais l’occupation majeure restait le ferrage des chevaux.

Le plus passionné des quatre garçons était Jean. Depuis tout jeune, il aimait les chevaux, et reconnut très tôt ceux de trait des différentes fermes suivant leur race et leur couleur. Chaque propriétaire, doté d’un étalon et de cinq ou six juments, élevait une race bien particulière dont il vantait les mérites. À la ferme des Grands Saules, le père Grosjean et ses trois charretiers n’avaient d’yeux que pour les puissants percherons. Au domaine de Grangy, on ne jurait que par les énormes boulonnais tout blancs. Chez Torcy, les ardennais à la robe baie ou rouanne régnaient en maître. Autant dire que lorsque les charretiers venaient faire ferrer leurs chevaux chez Firmin, les discussions sur les performances de chacune des races allaient bon train. Ils les attachaient aux barrières de la forge, le plus éloigné possible les uns des autres, comme pour en protéger la pureté. Ainsi, on pouvait compter une bonne dizaine de grosses bêtes placides en permanence, attendant leur tour. Et comme Firmin n’acceptait comme aide que celle de ses fils, les propriétaires et charretiers, pour le coup, désœuvrés, se dirigeaient tout naturellement au café d’en face, chez la mère Mitard, une petite vieille, sèche comme une rame de pois presque repliée sur elle-même. Elle avait perdu son mari dans les années… « et quéqu » comme disaient les gens. Cela faisait si longtemps que personne ne s’en souvenait. Depuis, elle ne s’était pas « replacée » et ne portait que des vêtements amples et sombres pour respecter le veuvage qu’elle avait décidé éternel. Son petit visage maigre dépassait à peine d’un foulard noir à petits pois blancs qui allongeait exagérément son visage et laissait entrevoir quelques cheveux gris. Au milieu de sa figure ridée, deux petits yeux perçants balayaient sans cesse la salle et le comptoir, à la recherche d’une occupation constante. Car à plus de soixante ans sonnés, la vieille dame était encore preste. Son bar, c’était sa vie. Ses clients, sa boussole et son journal sur le temps qui passait, les nouvelles du coin, les naissances et les enterrements, l’état des récoltes, les histoires de cœur et de fesses, les « on dit » et les « j’dis ça, j’dis rien ». Sachant la tenancière muette comme une tombe, excepté un râle nerveux suivi d’un « Euh là », tous ses clients se confiaient facilement à elle.

Les charretiers y venaient volontiers pour tuer les deux heures nécessaires au ferrage de leurs chevaux. Tous connaissaient la spécialité de la mère Mitard à laquelle ils s’adonnaient volontiers : le double jambinet. Elle avait pris pour habitude de faire le café le dimanche après-midi durant la fermeture pour toute la semaine suivante. Elle remplissait autant de cruchons que de jours et chaque matin, aux aurores, en basculait un dans une grande casserole qui chauffait toute la journée au bord de la cuisinière à bois. Ainsi, le café était toujours chaud, mais plus épais, voire pâteux l’après-midi, et avait la fâcheuse tendance à s’aigrir à partir du milieu de semaine. Presque toujours, il n’était buvable qu’accompagné d’une double dose de calva, du costaud, du brut mis en bouteille à la sortie de l’alambic qui mettait le feu aux gorges, bien que la veuve le coupât un peu.

Les nouveaux clients, plus délicats, commençaient par décliner l’offre, mais réclamaient vite une rincette à la hauteur de l’âpreté de la sombre mixture.

Il fallait aussi remplir les ventres. Ernestine Mitard savait faire aussi. Tout le monde connaissait ses talents pour mitonner de pâtés au lapin ou aux foies de volaille, confits dans une épaisse couche de graisse translucide de cochon. Elle ne s’embarrassait guère de convention et déposait sur les trois grandes tables de chêne, les terrines de grès plantées d’un long couteau, un pain de quatre et d’imposantes cruches de cidre. Une fois restaurés, dans une ambiance de franche camaraderie, les charretiers hâbleurs et quelques habitués, soutiens inconditionnels du lieu, avalaient d’un trait le double jambinet. Les yeux rougis et larmoyants sous l’effet soudain de la potion, ils se levaient en se tapant sur l’épaule « Ah ça, mon gars, ça tar’met l’trou du cul dans la raie ! » Ce qui provoquait immanquablement chez Ernestine, affairée à débarrasser les tables, un « aaaahrrr » suivi d’un « Euh là », accompagné d’un petit geste de la main comme si elle voulait chasser le propos inconvenant.

***

La forge tournait à plein. Le père et ses fils étaient à l’ouvrage. Tous les jours, le lieu résonnait de mille sonorités de ces coups de marteau répétés martelant l’enclume, entrecoupés de souffles et du crépitement du feu. Au milieu de ces concerts, la voix de Firmin se faisait rarement entendre. C’était un taiseux. Chacun avait sa place et son rôle, y compris Attila et les mots n’étaient pas nécessaires. Les fils regardaient faire le père et reproduisaient avec plus ou moins d’adresse le geste.