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Ce 9 novembre 1969, l’abbé Rolland est mort dans la petite commune de Bioussac en Charente, où il vivait depuis plus de vingt ans. Tout le monde ici connaissait Jules, l’irascible curé bâtisseur du village, devenu unijambiste à la suite d’une blessure de guerre en 1918. Tous savaient aussi qu’il était natif de Nantes et qu’il avait adopté un neveu. Mais tous ignoraient son passé, sa véritable histoire. Ce récit est librement inspiré de faits réels. Au-delà du parcours connu de Jules Rolland, les situations et les dialogues sont fictionnels.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Philippe Bouteiller est passionné d’agriculture et de nature. Il crée, gère et développe la première société française de conseil en agriculture et en environnement dans le Poitou. Retiré depuis peu des affaires, il occupe son temps libre entre le jardinage, l’écriture et la peinture. Après Les Blondel et L’Esquinté, "Le froc et la brique" est son troisième roman.
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Seitenzahl: 507
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Philippe Bouteiller
Le froc et la brique
Roman
© Lys Bleu Éditions – Philippe Bouteiller
ISBN : 979-10-422-5975-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Les Blondel, Le Lys Bleu Éditions, 2021 ;
L’Esquinté, Le Lys Bleu Éditions,2023.
À Bernard
« Les troubles et l’adversité ramènent à la religion »
Francis Bacon
L’adoption d’un « nom de Communauté » chez les lasalliens
Jules Rolland - Clair-de-Jésus
Pourquoi s’appeler simplement par un prénom ? Parce qu’il ne convient pas de faire état de sa famille ; il y a aussi des Frères qui sont entrés dans la Communauté contre la volonté de leurs parents. D’où la règle de ne pas dire qui sont les Frères.
Au niveau symbolique, le changement de nom marque un changement d’état, comme c’est encore le cas de celui qui devient Pape, ou qui entre dans un Ordre ou une Communauté.
Un nom qui signale le noviciat ou le District
C’est vers 1823 que les noms donnés aux novices commencent à être choisis selon un code indiquant le lieu de leur formation. Cette pratique s’est généralisée au XIXe siècle.
Vu le grand nombre de Frères, de grands Districts français sont fragmentés, ce qui oblige à préciser l’emploi des lettres :
A et B pour Paris ;
C et D pour Nantes et Quimper ;
E et F pour Saint-Omer et Cambrai ;
Etc.
Il y aura bien quelques exceptions, mais le système fonctionne jusqu’en 1956.
Sources : Archives Lasalliennes
Bioussac, février 2023
La pluie a cessé, mais un vent d’ouest balaye la campagne charentaise. Sous un ciel triste, les bâtisses du hameau de la Bayette semblent n’attendre qu’un coup de grâce pour s’effondrer totalement. Quelques longères encore debout servent d’appui à des façades délabrées, des murs en équilibre précaire, des vestiges de granges, d’appentis, de maisons aujourd’hui abandonnées. Là un volet vermoulu recouvert de mousse, déchiqueté, pend tristement de biais à un gond resté valide. Plus loin, une porte délabrée, presque repliée sur elle-même, s’ouvre sur l’intérieur d’un logis à ciel ouvert au toit crevé dont il ne reste visible que le squelette d’une vieille charpente. Entre les ruines, une végétation, toujours plus avide d’espaces, dévore ce qui fut autrefois des jardins. La nature patiente et tenace s’évertue à effacer toute trace de vie humaine.
Bernard emprunte la seule petite route bordée de ruines, bifurque près d’une grande mare envahie de roseaux et se gare près d’un puits. De là, il nous décrit les lieux tels qu’ils étaient soixante ans plus tôt, puis s’approche d’un portail droit en fer forgé. Ce dernier clôture un corps de bâtiment en pierre sèche que longe une allée goudronnée dissimulée par les herbes et les mousses. Au milieu du bâti bien aligné, des volets blancs fermés, en bon état, indiquent une habitation. À main droite, une étable se dresse avec sa porte basse ornée d’une réclame de machine à traire Alfa Laval et au-dessus, son grenier à foin. Plus loin, de l’autre côté, une remise basse, puis une grange plus haute s’ouvrent sur une cour.
Bernard fourrage dans la serrure de la porte d’entrée et nous lance d’un air nostalgique : « C’était la maison de mes grands-parents ! rien n’a changé, excepté sur l’arrière où des murs de refend ont été abattus. Ils vivaient là ».
Sur un repli de mur, une photo d’un religieux d’une vingtaine d’années, en habit, tenant un bréviaire. « C’est lui, c’est Jules », nous dit Bernard.
Puis, il nous emmène un peu plus loin, vers une petite esplanade et nous montre du doigt la longère dans laquelle il est né et où il a vécu enfant. Un couple d’Anglais l’ayant acquise quelques années auparavant, y habite et justement, en sort. Ils nous hèlent. Ils ne parlent pas français, mais nous comprenons qu’ils s’inquiètent pour la toiture de la chapelle toute proche dont un pan a chu à quelques centimètres de l’emplacement où ils garent leur voiture. Lui porte un chapeau de feutre, a l’estomac arrondi de la soixantaine et l’essoufflement qui va avec. Elle est vêtue d’un blouson multicolore qui égaye un visage bon, entouré d’une abondante chevelure blonde filandreuse.
Un grillage sépare ce qui n’a été, en des temps plus anciens, qu’une seule et même propriété, et s’ajoute comme un obstacle supplémentaire infranchissable à la barrière de la langue. D’un mauvais anglais doublé d’un déplorable accent, je parviens à leur expliquer que Bernard est né dans cette maison, qu’il y a vécu avec ses parents, ses quatre frères et un curé. « Ah, OK ! ». Tout à coup, les yeux des Anglais s’illuminent. Ils échangent un regard furtif, bredouillent quelques mots dans le langage de Shakespeare et nous lancent des « Wait…Wait… ». Nous comprenons qu’ils ont quelque chose à nous montrer. La dame disparaît dans la maison et revient tenant précieusement dans sa main un feuillet parcheminé plié en quatre. Ils l’ont trouvé, lors des travaux qu’ils ont entrepris, en débouchant un ancien oculus, à l’endroit où le prêtre jadis avait sa chambre.
Bernard le prend et, avec précaution, déplie le précieux document. À l’arrière d’une convocation pour un congrès diocésain charentais du dimanche 17 octobre 1948, le curé a tracé en haut de page une petite croix et couché d’une écriture penchée le testament suivant :
« Cette construction relativement récente fut à l’origine une grange. En 1913, le propriétaire, M. Debennay y fit aménager deux pièces pour lui-même et y mourut.
En 1950, M. André Rolland, neveu de M. J. Rolland curé de Bioussac en fit l’acquisition. On y aménagea trois pièces en 1951 dans la partie qui était une écurie.
Les travaux de transformation y furent exécutés par M. l’abbé J. Rolland et son neveu André.
Ce document a été déposé dans cette ancienne fenêtre quand elle fut murée par l’abbé Jules Rolland le 3 octobre 1951.
L’abbé J. Rolland recommande à la divine providence de Dieu et de sa sainte mère la bonne Vierge Marie, sa famille qui l’habite en cette maison en ce jour et recommande son âme à ses neveux et à ceux qui trouveront peut-être un jour ces quelques mots.
Bioussac, le 3 octobre 1951.
Signé : J. Rolland, curé »
Qu’a voulu dire l’abbé ? Ces mots sibyllins ajoutent une pointe supplémentaire de mystère à la vie secrète de l’homme d’Église. De toucher le parchemin et de lire le texte, que son grand-oncle avait écrit plus de 70 ans plus tôt et caché derrière un mur, bouleverse Bernard. Les souvenirs remontent et, submergé par l’émotion, il se détourne un instant les larmes aux yeux.
Près de là se tient une petite chapelle dont les murs blancs immaculés d’antan suent une crasse noirâtre d’abandon. Bernard fait tourner la clé dans la serrure de la porte en fer, soudée à son bâti par la rouille et doit s’y reprendre à plusieurs fois pour enfin dégager le passage d’un homme. Pour la première fois depuis des décennies, quelqu’un y pénètre. L’église est un sanctuaire miniature. Au plafond blanc de l’entrée minuscule, deux trous circulaires noirs indiquent l’endroit où pendaient autrefois les cordes des cloches et sur la gauche une sacristie exiguë où le prêtre revêtait ses habits sacerdotaux dont il reste encore un surplis pendu à la patère. Deux pas plus loin, une salle un peu plus grande et très claire où pouvait autrefois se tenir une dizaine de fidèles, fait office dorénavant de remise, où s’entassent pêle-mêle des bois de lit démontés et de nombreux cartons. Une Vierge à l’Enfant dans la pleine lumière d’une fenêtre à ogive, la tête baissée, semble consternée par ce spectacle de désolation.
Au milieu d’une forêt de toiles d’araignée qui pendent du plafond, nous fouillons du regard tout ce qui peut être un indice, une preuve de sa vie, mais à part tous les objets liturgiques entassés dans le petit réduit, rien de bien intéressant.
Près de l’autel, un carton plus haut que les autres attire notre attention. Le trésor est là. Il contient des centaines de photos noir et blanc, en vrac au milieu de cartes postales et d’images pieuses. Et aussi un album, avec de nombreuses images retenues par de minuscules coins transparents. Ces photos, ce sont les siennes. Elles sont de lui, de son enfance, de sa jeunesse, de sa famille. Certaines sont annotées « maman », « Yvonne », « Nantes, reconnais-tu Raymond ? », « souvenirs de bons moments ». Et des cartes postales aussi, provenant de ses voyages, des lieux qu’il a aimés et de ceux où il a officié.
Toute sa vie est là, dans ce carton ouvert par hasard. Jules Rolland, prêtre, peut revivre !
Bioussac, le 9 novembre 1969
Enterrement
Le curé Jules Rolland est mort. Un dimanche, le jour du Seigneur. Il a fait les choses bien, jusqu’au bout.
Il attendait cette délivrance depuis si longtemps. Il suppliait tous les jours le Seigneur et la Vierge d’abréger cette vie terrestre. Alors, lorsqu’il a senti une immense fatigue l’envahir et l’obliger à se tenir alité, il a redoublé d’espoir de mourir, que cette fois-ci fût la bonne. Il a serré un peu plus son vieux bréviaire sur sa poitrine et multiplié les prières, pour que l’abandon de ses forces lui soit fatal. Et puis, en pleine nuit, un dernier souffle l’a soulevé de son lit. Les yeux exorbités, il a cherché dans l’obscurité une dernière fois la Vierge présente au pied de sa couche, avant de se laisser choir.
C’est son neveu, André, venu s’enquérir de sa santé sur le coup des cinq heures, avant de se rendre à la traite de ses vaches, qui l’a trouvé là, fixant le plafond, le visage reposé, une main pendante et l’autre agrippée à son livre sacré et à son chapelet noir qui ne le quittaient jamais. Alors, respectueusement, André lui a rassemblé les mains sur la poitrine et lui a fermé les yeux. Puis, il s’est assis près de la dépouille et a pleuré tout son saoul, sur ces quarante ans de vie commune.
Ce 9 novembre 1969, le jour à peine levé, la nouvelle se sait vite, s’amplifie, puis s’échappe du petit hameau de la Bayette pour parcourir la campagne. À la vitesse de l’éclair, elle atteint le point névralgique du bourg de Bioussac, le café Bévin, seul lieu animé de la petite bourgade en ce jour de repos dominical. De là, elle se répand telle une vague dans tous les foyers des maisons bordant la rue principale du village, avant que le bruit ne se disperse dans toutes les vallées alentour.
André ferme la porte à clé de la petite chambre où le défunt gît et descend jusqu’au village prévenir le maire. Il n’est pas chez lui. Il est parti précipitamment en médiateur sur les parcelles de bois à couper sur les hauts de Tournevent que deux affouagistes se disputent âprement, l’un se sentant floué sur le cubage à retirer.
C’est sa femme qui reçoit André. Entre deux sanglots, il lui apprend la triste nouvelle. Elle le fait entrer, s’asseoir au bout de la table et lui sert un café tout en essayant de soulager sa peine. Les yeux humides, elle marmonne quelques mots compatissants : « Ah, mon pauvre André ! On sait bien que ça arrivera un jour, mais quand ça arrive, on n’est jamais préparé ! ». De nature plutôt effacée, elle n’est pas à l’aise en pareille circonstance. Encore moins devant le pauvre homme effondré dont elle partage le chagrin. Le père Rolland, elle l’a bien connu. C’est lui qui a marié ses enfants. Tout en gardant son torchon à la main, elle va de la porte d’entrée à la cuisinière en ânonnant des « rahhh », puis de la cuisinière à la fenêtre qui donne sur le jardin duquel on voit bien la route. Personne… mais qu’est-ce qu’il fait donc !
André tourne maintes fois la petite cuillère dans son café, comme il en a l’habitude chez lui pour le faire refroidir, puis le boit à petites gorgées. La mairesse regarde la pendule, puis refait un deuxième tour, le même, cuisinière, porte d’entrée, fenêtre et tend l’oreille, épiant le moindre bruit de moteur. « Il ne devrait pourtant pas tarder, reprend-elle, il m’a dit qu’il ne serait pas long. Je ne comprends pas ce qu’il fait… il aura sans doute rencontré quelqu’un sur le trajet ! Écoute, il doit se rendre à la mairie, demain tantôt sur le coup des deux heures pour préparer la cérémonie du 11 novembre. Retrouve-le là-bas ! »
André la remercie et s’en retourne. Il ne peut pas rester plus longtemps, il doit soigner ses bêtes et changer les litières. Il grimpe dans sa voiture et file chez lui. Lorsqu’André se gare dans la cour de sa ferme, il entend le glas sonner : trois coups lents sur la plus grosse cloche et un seul coup sur la petite confirmant à tous les habitants du village que cette nuit, un homme est mort.
Le lendemain, à deux heures sonnantes, André se rend à la mairie. L’élu est là, le visage empreint d’une grande tristesse, et tente, tant bien que mal, de le réconforter par quelques mots de circonstance. Il connaissait bien le défunt et les forts liens familiaux qui liaient les deux hommes. L’édile ouvre une grande armoire vitrée, retire le cahier d’état civil de l’année 1969 consignant tous les événements communaux, le pose sur la grande table du conseil et recherche la page des décès. « Ah, c’est là ! »
Il place un buvard au-dessous de sa main et commence à écrire :
« Le neuf novembre mille neuf cent soixante-neuf, à trois heures trente, est décédé à la Bayette, commune de Bioussac, Rolland Jules, curé de Bioussac, né le vingt-neuf avril mil huit cent quatre-vingt-quinze à Nantes, fils de Rolland Louis et de Françoise Le Guévellot son épouse, tous deux décédés.
Dressé le dix novembre mil neuf cent soixante-neuf, à quatorze heures sur la déclaration de Rolland André, neveu du défunt, domicilié à la Bayette, commune de Bioussac, qui après lecture a signé avec nous.
DELHOMME Jean, officier de l’Etat-Civil, Maire de Bioussac. »
Avant de refermer le registre, il souffle sur l’encre encore fraîche et applique le buvard qu’il tapote plusieurs fois. Puis, il remet consciencieusement le livre à sa place. Il aime l’ordre.
— André, je m’occupe de faire creuser la tombe. Tout sera prêt pour après-demain » lui assure-t-il en lui tapant amicalement l’épaule.
— Merci, M’sieur l’Maire.
Les jours suivants, le sacristain sonne l’angélus comme il en a l’habitude, trois fois par jour, invitant les fidèles à prier la vierge, suivi du glas.
Dès le lundi, le cantonnier, Robert Tribeau, s’est mis à l’œuvre et creuse une tombe près de l’allée centrale. En longeant le cimetière, les passants peuvent entendre les râles de l’homme en action, accompagnant les coups de pioche. C’est que le creusement d’une tombe n’est pas une sinécure. Parfois, un arrêt s’impose pour boire un petit coup, échanger quelques mots avec les gens de passage ou faire silence pour respecter ceux qui viennent se recueillir. Ce qui ralentit un peu la cadence. Pourtant, ces moments, Robert les trouve bienvenus pour souffler un peu. Il sait qu’il a deux jours pour s’acquitter de sa tâche. C’est largement suffisant. Alors, il gère. Soudain, il aperçoit le maire qui vient vers lui. Il s’empresse de cracher à nouveau dans ses mains rêches et se remet avec entrain à l’ouvrage.
***
Ce 12 novembre, aux premières heures du jour, le ciel est gris et un vent du nord balaye la vallée, déterminé à débarrasser les arbres de leurs dernières feuilles. Poussées vers des recoins ou vers le pied des murs de pierres sèches, elles tournoient un temps dans une danse mortuaire avant de s’amonceler inertes en tas ou en lignes chamarrés.
Ce matin, des femmes sont venues de partout, emmitouflées dans de gros chandails de laine, les têtes couvertes de fichus ou de bonnets pour résister au froid. Elles descendent des voitures par groupe de trois ou quatre, parfois plus, provenant de tous les hameaux alentour : de la Bayette, d’Oyer, du Buisson. Elles retrouvent devant l’église Saint-Pierre, celles du bourg et les autres arrivant de la route de la vallée, de Brallièche, des Petites Maisons et de La Vallette. Toutes avec la même détermination : nettoyer à fond l’église fermée depuis plus de quatre ans, ouverte seulement à de rares occasions, enterrements ou mariages, depuis que l’abbé Rolland a été déchargé de ses fonctions ecclésiastiques et qu’il s’est retiré chez son neveu au hameau de la Bayette d’où il ne sortait presque plus.
Toutes les âmes dévouées du village sont rassemblées autour du sonneur. On lui doit bien ça, au curé ! Sans compter qu’à l’enterrement prévu à 15 h l’après-midi même, se joindra sans doute aux habitants du village, tout ce que compte le département de diacres, de vicaires, de prêtres, voire de plus hauts dignitaires de l’évêché. « Et pourquoi pas l’évêque en personne ? » s’interroge l’une des femmes. Il faut s’activer et briquer à fond les lieux.
L’une d’entre elles, gardienne de la grosse clé s’avance vers la porte principale. La serrure résiste. L’assemblée de ménagères s’impatiente et piétine pour se réchauffer. La dame jure, retire la clé et observe le panneton. C’est bien la bonne pourtant ; elle est plus grosse et rouillée que celle de sa cave, usée et lustrée à force de servir tous les jours. Autour, on s’impatiente. Elle enfile à nouveau la clé, la branle dans la serrure de haut en bas et de gauche à droite. Mais ses efforts sont vains, rien n’y fait. De mauvaise grâce, elle se tourne vers le sonneur matois qui, discrètement et un peu en retrait, attend son heure. Sans barguigner, il s’approche fièrement, prend le temps et le soin d’épier le moindre gémissement du mécanisme. Il tourne d’un coup sec. Un claquement se fait entendre, démultiplié par l’écho de l’église vide. L’homme triomphant pousse l’un des deux vantaux de la porte en ogive. Les paumelles, surprises, émettent une longue plainte déchirante et glaçante. En ouvrant, un remugle incommodant agresse les narines, prouve que la sainte Église n’a pas été aérée depuis longtemps. Le bedeau n’a pas le temps de savourer sa victoire. L’armée de nettoyeuses, pressée d’en découdre avec la poussière, investit à grandes enjambées les lieux, le pousse de force à l’intérieur et le laisse se débrouiller seul avec le second battant, récalcitrant lui aussi à se mouvoir.
Elles se répartirent les tâches en marmonnant tout bas ; les unes époussettent, les autres balayent, tandis qu’un autre groupe remplit les seaux au presbytère et lave le dallage de pierres disjointes à grande eau. Une troisième ligne astique les boiseries.
Trois heures plus tard, l’église rutilante, aérée, a retrouvé un peu de sa superbe et troqué son haleine de moisi contre une fraîche odeur de savon et de cire. Même les statuts du curé d’Ars et de la Sainte Vierge aux couleurs embues ont retrouvé des teintes plus vives.
La troupe, fière de son ouvrage, se retire et laisse le sonneur refermer précautionneusement l’église jusqu’à l’heure de la cérémonie.
***
L’abbé Auneau, chargé de dire la messe de funérailles arrive une bonne heure en avance, dans sa 2CV Citroën grise. Le modèle est ancien, de 48, cabossé et éraflé de partout. Quelques années plus tôt, l’une de ses fidèles paroissiennes, madame Beauchamps, très âgée et plus en état de conduire, lui en a fait don.
Alors, il s’était vite inscrit pour passer le permis, mais avait dû se présenter à huit reprises à l’examen pour obtenir le fameux sésame, avant de prendre en main l’auto et de remiser son vieux solex cahoteux.
Sur la route ondoyante de la vallée, la Citroën berce le vieil abbé qui, faute d’avoir pu faire sa sieste coutumière, a bien du mal à conserver les yeux ouverts. Par précaution, pour ne pas sombrer, il ouvre en grand le volet d’aération malgré le froid et remonte la glace de la portière. Mais, au premier nid de poule, la vitre lâchée par le caoutchouc usé se rabat violemment sur son coude. Une douleur aiguë le sort brusquement de sa léthargie et lui fait pousser quelques vilains jurons au milieu d’un long gémissement. Complètement éveillé, il entame la dernière côte. Le moteur rage sous les coups d’accélérateur insistants de son chauffeur qui trépigne sur son siège et accompagne l’auto de coups de reins rageurs comme pour l’encourager. Puis, dans un dernier effort, l’engin tout tremblotant atteint la petite cour du café Bévin. Là, le curé se gare, masse son bras endolori, rassemble les pans de sa soutane et ajuste sa barrette sur sa tête, avant de s’extraire péniblement du siège mou.
Le vent est tombé et quelques rayons d’un soleil timide percent avec peine un ciel lourd. L’abbé Auneau s’engage dans la venelle longeant le mur de pierres sèches du presbytère. Il remarque avec satisfaction le pieu planté au beau milieu ; « Pas de stationnement devant le parvis pour ne pas gêner la procession », avait-il prévenu le maire. Celui-ci, de bonne grâce, avait fait le nécessaire.
***
L’abbé Auneau est âgé et très fatigué. En d’autres circonstances, il n’aurait pas assuré l’office. Mais il a insisté auprès de l’évêque, invoquant la grande amitié qui le liait à Jules Rolland depuis plusieurs décennies. Tout les rapprochait : leur âge, leurs origines, leur parcours, la Grande Guerre, l’amour pour la Vierge et pour Jésus, les pèlerinages réguliers à Lourdes, leurs charges cléricales dans des communes charentaises proches. Conscient de sa faiblesse, il s’est entouré de deux coreligionnaires et d’une bonne demi-douzaine de clergeons pour assurer la messe de requiem.
Les deux curés des paroisses proches, le père Tougeron de Taizé-Aizie et le père Ducouret de Tusson sont déjà là devant l’église et le saluent. Autour d’eux, les enfants de chœur du village, turbulents et espiègles, se coursent en jouant à cache-cache derrière les grands tilleuls à l’entrée du cimetière. Il est maintenant grand temps de se préparer. Le curé de Tusson fronce les sourcils en les admonestant un peu, puis frappe dans ses mains pour les rassembler et les envoyer se changer.
Tandis que les enfants se précipitent dans la sacristie, le père Auneau en sort, déjà revêtu de sa chasuble d’un violet profond et de son étole au-dessus de son aube. Il se dirige lentement vers l’autel et vérifie avec l’aide des deux curés, eux aussi déjà en habit de circonstance, que tout est en place pour célébrer l’office.
D’où ils sont, ils ne peuvent entendre les chuchotements et les rires étouffés des enfants de chœur. Ils se chamaillent. Ils enfilent à la hâte leur soutanelle et leur surplis à l’odeur de moisi pour se consacrer à la dégustation du vin de messe que l’abbé Auneau a préparé dans le calice et négligemment laissé à leur portée. À petites lampées, les garnements ont tôt fait d’assécher la coupe de son contenu. L’un d’eux, connaissant l’emplacement de la réserve de vin de messe, s’empresse de refaire le plein avant de l’apporter au prêtre. Un autre le suit, chargé du ciboire et de la patène recouverts du voile de soie blanche brodée. Grisés, l’un et l’autre titubent un peu.
À l’heure de sonner les cloches, les deux plus grands enfants de chœur sont désignés pour tirer sur les cordes. Ils ne se font pas prier. Ce n’était pas tous les jours qu’on leur demande de faire le plus de bruit possible. Ils se mettent à la tâche avec entrain. Le plus grand, Alain, s’octroie les grosses cloches et Gilbert, les plus petites. Bientôt, les battants heurtent le bronze portant loin les sons discordants.
Une bonne demi-heure avant l’office, le village, sorti de sa léthargie, devient méconnaissable. Face au cimetière, le café Bévin ne désemplit pas de gens du village en sombres vêtures. Madame Bévin mère, la maîtresse des lieux, tout entière à son ouvrage derrière son comptoir, accueille son monde de sa sempiternelle phrase « Entrez donc ! Vous s’rez mieux là qu’en face ! »
La rue principale s’anime et la cour du café est bientôt envahie de voitures. Elle affiche vite complet et, Francis, le fils Bévin s’évertue à repousser les chauffeurs les plus entêtés. D’une voix forte pour couvrir le ramdam des cloches, il les renvoie plus loin, sur les hauts prés de la mairie ou plus bas vers la Lizonne. Mais des autos, il en arrive de partout ! Elles s’engagent dans l’étroite rue principale du village et peinent à se croiser.
Dans les rues, c’est maintenant un flot ininterrompu de gens du village et d’ecclésiastiques qui se presse maintenant vers l’église. Il conflue devant le monument aux morts avec celui provenant de la mairie, emmené par le premier magistrat et le conseil municipal au grand complet. Ensemble, ils empruntent la charrière longeant le cimetière et passent sous les grands tilleuls dénudés pour rejoindre le parvis de l’édifice religieux.
En haut de la rue de la Lizonne, le corbillard approche. Il vient de franchir la grande route bordée de platanes, celle qui relie Ruffec à Champagne-Mouton. Le fourgon mortuaire, surmonté d’une galerie en frise grise, habillé de tentures mortuaires et orné de quelques couronnes de fleurs sur les côtés, roule lentement. Il est suivi d’un cortège de proches, famille en tête et de voisins, presque tous du hameau de La Bayette où le pauvre homme a terminé sa vie. Le chauffeur peste. Il peine à se frayer un passage entre la file de voitures et le mur de pierre.
Le véhicule funéraire s’emballe un peu dans la ruelle pentue libérée de son pieu et se désolidarise de l’escorte. Celle-ci accélère le pas, mais faute de le rattraper, essoufflée, abandonne la poursuite et bifurque au coin du presbytère vers l’entrée de l’église. Le chauffeur parvient enfin à maîtriser son engin, s’engage alors entre les rangées de tilleuls, et dans un horrible craquement pour trouver la marche arrière, effectue une manœuvre pour se présenter à reculons sur le parvis de l’église.
Les quatre porteurs en livrée noire se coordonnent et au signal de l’un d’entre eux, produisent leurs efforts simultanément pour extraire le cercueil qu’ils déposent avec précaution sur le plateau de bois.
Le père Auneau s’avance, les mains jointes. En déployant les bras, il ânonne une courte prière, bénit le défunt et invite l’assemblée à faire un signe de croix. Puis il se retourne et d’un pas lourd, rejoint l’autel, suivi de près des deux servants et des enfants de chœur.
Derrière, deux des porteurs poussent l’engin branlant, le maintiennent fermement pour franchir la petite marche d’entrée sur laquelle tant de cercueils ont manqué se retrouver à terre. Rien qu’à y penser, les deux hommes en ont des sueurs froides. Ils se concentrent, se concertent, sachant bien qu’ils n’ont pas le droit à l’erreur. Un, deux… à trois, ils passent l’obstacle sans encombre malgré la forte secousse. Le mort effectue un soubresaut, certainement son dernier, avant d’être poussé sur le chariot brinquebalant jusqu’à la croisée du transept. Là, ils bloquent les roues à l’aide de petites cales de bois. Les deux autres attendent l’air grave et, au moment propice, déplient le drap mortuaire qu’ils ajustent avant de déposer sur un coussin pourpre les décorations du père Rolland.
La famille regroupée prend place silencieusement sur les chaises qui entourent le cercueil. Tout le clergé régulier et séculier est là et se répartit autour du cœur. Dans les premiers bancs, une bousculade a lieu entre les paroissiens proches du prêtre réclamant d’être au plus près de lui une dernière fois et, les dignitaires et les élus de la commune faisant valoir leur rang. À coup de discussions étouffées et de sourires entendus, tout le monde finit par trouver sa place.
Derrière, l’assistance se répartit bruyamment dans les bancs clos et s’entasse au mieux avant de claquer les portillons pour indiquer aux autres que le plein est fait. Ceux qui n’ont pu trouver de places assises, la mine déçue, rebroussent chemin et se regroupent au fond près de la porte d’entrée ou restent dehors.
Lorsqu’il se hisse derrière l’autel, le prêtre découvre la maison de Dieu archibondée et constate avec satisfaction cette foule dans la lumière crue d’un rayon de soleil qui perce au travers de la porte en ogive, grande ouverte. Il voit dans cet alignement rare, un signe du seigneur, presque un miracle.
Puis, la messe commence. Les fidèles entonnent avec ferveur une antienne, portée haut par les gens d’Église. Les voix graves et harmonieuses des ecclésiastiques répondent à celles souvent plus discordantes des paroissiens. Le chant sacramentel, s’élève, se propage, caresse les murs épais et les voûtes, réveille les vieilles pierres de la bâtisse, et réchauffe un peu l’atmosphère.
Après les rites, les prières et les chants, c’est le moment de l’homélie. Le prêtre se lève et se dirige vers la chaire. Il gravit lentement les marches, une à une, parvient à la tribune et referme avec soin la petite porte pour éviter qu’elle ne claque. Il jette un coup d’œil sur la foule rassemblée, cale ses trois feuilles de papier griffonnées d’une grosse écriture sur le rebord en guise de pupitre, ajuste ses lunettes et débute d’une voix blanche et grave, son sermon :
« La mort d’un prêtre est une grande perte pour l’Église et pour un diocèse.
Un prêtre qui s’en va, c’est un apôtre de moins, ce sont des messes de moins, c’est la prière officielle d’une communauté qui s’éteint.
Certes cela n’est pas visible aux yeux humains, car ces valeurs n’ont pas cours en banque.
La foi seule peut nous révéler la richesse en nous montrant la grandeur de Dieu, la nécessité d’une rédemption qu’il faut appliquer et le prix des âmes à secourir et à sauver.
Nous en arrivons même au tragique quand un prêtre après lui, ne laisse pas de remplaçant pour continuer son œuvre.
Nous en sommes au temps de disette sacerdotale : – la moisson est abondante et les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le Maître de la moisson !
Il marque une première pause, se racle la gorge, puis reprend d’une voix plus forte :
« Oui ! On a les prêtres qu’on mérite !
Sans doute, l’abbé Rolland n’avait plus de poste, mais il restait prêtre et prêtre à part entière.
Et prêtre dans sa retraite, il prolongeait Jésus-Christ dans ce qu’il a de plus sublime et de plus fécond : la prière et la souffrance !
L’abbé Rolland priait ! Bien des fois, venu le voir, je le trouvais, bréviaire en main ; ce bréviaire qui faisait partie du décor de nos vieux curés. Lui aussi pouvait dire : « Messire Dieu, premier servi ! » – le reste, après !...
« Oh ! je n’y comprends pas grand-chose, m’avouait-il un jour, je suis venu tard au séminaire et mes études ont été abrégées ! Mais Dieu comprend. Ça suffit ! »
Il s’arrête à nouveau, observe l’assemblée qu’il domine et déclame, encore un ton au-dessus :
« Et la vierge, comme il l’aimait ! on a beaucoup parlé de sa chapelle de la Bayette, et pas toujours en termes de charité. D’accord, ce n’est pas la Sainte-Chapelle, mais ce sanctuaire fut élevé avec cette même ardeur et ce même amour qui inspiraient nos bâtisseurs de cathédrales.
Maçon et plâtrier de son métier, même sous la soutane, le vieil atavisme le mordait toujours. Et de ses mains habituées à manier la truelle et à gâcher le mortier, seul, avec les conseils d’un ami qui le pleure aujourd’hui, il a édifié, en l’honneur de Notre-Dame-de-la-Salette, un humble monument autour duquel, chaque année, il rassemblait les fidèles d’alentour : petite poignée, il est vrai, mais cette poignée priait !...
Là encore, voyons le cœur, et nous verrons juste.
Nous parlerions volontiers de ses Adorations dominicales, réunissant à grand-peine, une demi-douzaine de personnes.
Si une âme vaut un diocèse, il avait quand même six diocèses devant lui… mais le cher abbé n’en pensait pas si long sans doute.
« La Saint-Sacrement, disait-il à quelqu’un qui s’étonnait du maintien de cette cérémonie, le Saint-Sacrement ne sera jamais seul. S’il n’y a personne, je serai là, et j’aurai toute ma paroisse dans mon cœur ! »
Le prêcheur joint ses deux mains, semble réfléchir à ce qu’il va dire. Puis, il se lance à nouveau pour parler de son ami :
« Le curé de Bioussac était-il un mystique sans le savoir ? Peut-être !... « Quia revelasti ea parvulis ! »
Quoi d’étonnant si son agonie fut si doucement priante ! En pleine confiance, il est allé rejoindre son Dieu auquel il avait donné le plus sûr des témoignages : la souffrance !
Car l’abbé Rolland a souffert.
Il a d’abord souffert de lui-même.
D’une génération, dont il n’y a pas à dire que du mal, il avait tendance à imposer son autorité sans réplique. Il agaçait, il blessait même… il s’en rendait compte après coup. Et quand il venait m’ouvrir son âme, il en gémissait sans parvenir à trouver cette douceur, cette compréhension de toutes les âmes et de toutes les situations, condition, cependant, de l’approche fructueuse des hommes. Mais Vendéen de Cholet, comme je comprenais le demi-breton de Nantes !
Ajoutez à cela une réelle timidité qui le faisait se raidir devant quelqu’un qui paraissait le dominer et devant des tâches qu’il sentait le dépasser.
Le prêtre doit être un lien entre le passé et le présent, car c’est l’homme de la tradition. Et là, l’abbé Rolland était à son aise. Il excellait même.
Mais le prêtre doit être aussi un lien entre le présent et l’avenir, car c’est l’homme du progrès et de l’espérance. Et là, il perdait pied. Il se sentait douloureusement étranger dans un monde qui bouge.
Ne se sentant plus le prêtre de demain, il donna sa démission, généreusement, non sans une intime souffrance.
Meurtri dans son corps par cette grave blessure de guerre qui était sa croix de tous les jours, meurtri dans son cœur, se sentant incompris, peu apprécié, sevré de l’affection qui l’aurait réconforté, car c’était une âme sensible, il s’en est allé silencieusement dans sa solitude pour y attendre un départ vers le royaume de la paix, de la justice et de l’amour.
Dieu semble avoir écarté de notre ami tous les talents humains : il n’était ni un savant, ni un orateur, ni un artiste, ni un écrivain… il était bien plus… il fut seulement, à sa manière, prêtre de Jésus-Christ. Et ceux qui l’ont profondément connu, ceux qui ont joui de son amitié toujours très fidèle, ne s’y sont pas trompés.
Qu’il ait réalisé à plein son sacerdoce, qui donc oserait le nier ?
Prions pour lui !
Le pays lui a prouvé sa reconnaissance : la Croix de Guerre avec palme, la Médaille militaire, la croix de la Légion d’Honneur, épinglées sur son cercueil en sont un témoignage.
Notre reconnaissance à nous se traduira dans la prière.
Si Dieu trouve des taches jusque dans ses anges, comment n’en trouverait-il pas chez les pauvres hommes, même revêtus des plus hautes dignités ?
« Sacerdos in aeternum ! » « Prêtre pour l’éternité »
Hâtons, s’il en était besoin, l’heure où, avec le Seigneur et tous ses frères élus, il pourra concélébrer une messe éternelle.
Car c’est cela la mort d’un saint prêtre : « intrïbo ad altare Dei ! ».
L’abbé Auneau, épuisé, rassemble les feuilles de son sermon. Puis il descend lentement une main sur la rampe pour assurer son pas incertain et vient s’asseoir derrière l’autel, laissant le soin à ses deux confrères de terminer la cérémonie.
L’église se vide. Il ne reste plus que les proches, parents et amis. Les quatre porteurs empoignent alors le cercueil, effectuent une rotation et sortent lentement suivis des prêtres, des clergeons et d’une maigre procession.
Tous s’avancent en silence vers les tilleuls majestueux qui habillent l’entrée du cimetière. Après une dernière bénédiction, les quatre servants procèdent à la mise en terre. André et sa femme Paulette, l’un contre l’autre, se soutiennent et enserrent leurs quatre enfants, placés devant eux. Pleins de sollicitude, les trois prêtres les entourent.
Puis, ils les laissent entre eux et s’en retournent à la sacristie. Là, dans la pénombre, ils se défont de leurs habits. Le père Auneau est exténué. Il s’assoit. Ses deux amis prêtres en font autant.
Tout en pliant soigneusement son aube, l’abbé Ducouret ne peut s’empêcher de sourire :
— Ah, c’était un sacré bonhomme, le Jules. Oui, un sacré bonhomme, pas facile, un caractère de cochon. Un dur à cuire, comme on dit. C’est sûr qu’il va leur en faire voir, là-haut ! Et nous, on risque de s’ennuyer un peu… Il en a vu et bavé de toutes les couleurs sur cette terre. On n’a jamais su au juste ce qu’il avait vécu, bien qu’on ait fait le séminaire ensemble. Il avait vingt ans de plus que nous et une jambe en moins, perdue à la guerre. Par la suite, on s’est souvent croisés. J’appréciais beaucoup le personnage. Il sortait de l’ordinaire.
— Tu l’as connu bien avant moi, ajoute l’abbé Toujeron. Je l’ai fréquenté en voisin de paroisse. Je l’admirais beaucoup pour sa foi inébranlable et ses talents de bâtisseur. Lorsqu’on se voyait, on parlait un peu de tout, mais c’était un homme assez secret qui ne se racontait guère.
— Moi, j’ai l’impression de toujours l’avoir connu, reprend l’abbé Auneau. Ah, c’est vrai que c’était un sacré personnage, haut en couleur. Et quelle vie ! On a passé beaucoup de temps ensemble. Il se confiait peu, mais nos origines proches nous incitaient sans doute davantage à la confidence. Ils nous arrivaient souvent de ressasser le passé lors de nos longs voyages pour nous rendre dans la vallée d’Ars et à Lourdes. Il se confiait sur son enfance, ses doutes, les périodes difficiles qu’il avait vécues. Il est vrai qu’il a eu un parcours bien atypique.
La nuit s’installe et engloutit peu à peu le reste de jour, incitant les prêtres à abandonner l’église Saint-Pierre et à reprendre la route vers leurs cures respectives.
Durant le trajet du retour, l’abbé Auneau ne peut s’empêcher de repenser à tout ce que Jules Rolland lui a raconté sur sa vie. « Un vrai roman », se dit-il.
Nantes, octobre 1887
La famille Rolland
Nantes est encore sous des brumes épaisses ce dimanche matin, enfantées par la Loire et l’Erdre qui confluent tout près de là. La ouate grisâtre se complaît dans leurs lits et à partir de septembre, se prélasse langoureusement, jusqu’à ce qu’un soleil timide d’automne sans conviction la déloge.
Ce dimanche matin d’octobre 1887, Louis assis sur son lit, bâille, s’étire et fourrage dans son épaisse tignasse. Comme chaque matin, il a entendu sa mère se préparer sur le coup des cinq heures. Elle a attelé Lulu, son imposant bouvier des Flandres, fort comme un bœuf et, chargé les quatre brocs de lait sur la carriole, les deux jattes de crème fraîche et la caisse contenant plusieurs mottes de beurre moulées. Pour ses tournées, elle a préféré un chien à un âne. Lulu mange comme eux, prend moins de place et est plus rassurant dans les rues sombres de la ville au petit matin.
Ensemble, ils font le tour du quartier, devenu populeux ces dernières années. Elle remplit les pots de métal gris et les récipients de verre devant chaque maison du quartier. Ici, un litre ou deux de lait, là, de quoi tenir la semaine en crème et beurre. À cette heure, elle ne rencontre pas grand monde, encore moins le dimanche. Parfois, des hommes pas trop futés ou éméchés rentrent au petit matin des guinguettes du bord de l’Erdre en titubant et l’apostrophent. Alors, Lulu montre les crocs et les fêtards impressionnés et méfiants passent rapidement leur chemin. Elle aime l’ambiance de la ville silencieuse à ces heures matinales. Les rues désertes, faiblement éclairées du falot des réverbères, se drapent d’une couleur chaude. La nuit est son univers. Elle se sent chez elle dans ces artères vides, une sorte de reine de la nuit, affranchie. Françoise adore son travail et n’échangerait sa condition de laitière indépendante pour rien au monde. Encore plus depuis qu’elle a perdu l’an dernier son mari, Yves, usé jusqu’à la corde par le labeur.
Journalier, il avait fait tous les métiers de forçats, transporté à dos le charbon, servi de manœuvres sur les chantiers, labouré les jardins, gratté les peaux dans les tanneries. Parfois, faute de travail à proximité, il s’engageait pour des semaines, voire des mois pour de grands travaux, partout en France, là où l’on voulait des gars comme lui, solides, dociles, pas très regardants sur le salaire. Françoise, sans nouvelles, attendait sans broncher. Elle savait bien qu’il ne pouvait pas lui donner signe de vie, il ne savait pas écrire. Alors, tous les matins, elle partait un peu plus tôt pour faire sa tournée et être de retour pour préparer « p’tit Louis » et l’emmener à l’école. Et, puis à ses huit ans, le petit garçon déluré s’était débrouillé seul. Le samedi et le dimanche, il lui donnait même un coup de main pour atteler le gros chien, à l’époque, un briard dont on ne voyait pas les yeux, et embarquer les gros bidons. Il l’accompagnait même quelquefois pour la distribution. Il précédait toujours l’attelage, des petits cailloux pleins les poches, et visait les chats pour les faire déguerpir. Le briard ne les aimait pas et, à plusieurs reprises, lorsqu’il était encore jeune, il avait fallu toute l’autorité de sa maîtresse armée d’une badine pour éviter qu’il ne les course en emportant la carriole et son chargement.
Et puis, un jour, Yves réapparaissait, le visage émacié. Il embrassait vite fait sa Françoise, parlait peu, lui offrait toujours un colifichet, un souvenir de la région d’où il revenait, avant de se vautrer dans le lit, épuisé. Il dormait presque une semaine d’affilée et mangeait comme quatre. Et lorsqu’il avait repris des forces, c’était pour retourner chercher du travail. Un jour, il était revenu après avoir trimé plus d’un mois au curage d’un marais. C’était l’été. Il raclait une glaise putride, au milieu d’un nuage de mouches et de moustiques, de l’eau jusqu’aux genoux. En rentrant, il n’avait même pas eu la force de se laver, de se défaire de cette puanteur. Il était tombé sur le lit, les yeux grands ouverts, et ne s’était jamais relevé.
On l’avait vite enterré, comme pour effacer son passage sur terre, pour passer à autre chose, de peur aussi sans doute que l’odeur ne devienne encore plus insupportable, qu’il ne se décompose un peu plus. La tombe était creusée dans un coin oublié, derrière l’ancienne chapelle, près des grands murs de pierres sombres qui ceignaient le vieux cimetière Saint-Donatien où un gigantesque édifice religieux était en cours de construction. Un petit groupe de voisins avait accompagné Françoise et Louis, de petits bouquets de fleurs des champs à la main qu’ils avaient jetés sur le cercueil de bois blanc.
La mère et le fils s’étaient retrouvés seuls. Ils avaient mangé un rogaton le soir, en tête à tête, sans un mot, et le lendemain matin, dès l’aube, avaient poursuivi leur vie. Elle, ses activités de laitière, le fils, sa dernière année d’école. À treize ans, le certificat d’études en poche, Françoise l’avait placé comme apprenti chez un voisin plâtrier. Un travail dur, mal payé. Si peu qu’il avait dû rester chez sa mère et occuper la même petite chambre. Lui aussi débutait la journée aux aurores. Souvent, ils avalaient un morceau ensemble avant de partir chacun de leur côté.
À cinquante ans passés, elle n’a pas voulu se replacer, la Françoise. Elle est encore pourtant jolie, bien mise, le corps tonique d’une marcheuse infatigable, les joues bien roses et, les habits amples et sombres qu’elle porte pour faciliter son travail quotidien ne parviennent pas à la vieillir, à l’enlaidir. Elle n’a point besoin d’homme. Ce n’est pourtant pas les propositions qui lui ont manquées, ça non ! Plusieurs ont tenté leur chance, mais elle les trouvait, trop ceci… trop cela…, grossiers, ennuyeux, buveurs, fêtards, dépensiers… « Et puis, assenait-elle à ceux qui insistaient un peu trop, quand est-ce que j’aurais l’temps de m’occuper d’un homme ? Vous en avez de bonnes, vous ! ». En dernier recours, certains avaient évoqué malicieusement le manque de compagnie, la solitude… Elle avait répondu d’une voix forte : « pas besoin de compagnie, j’ai mon Lulu, et il prend toute la place ». À entendre son nom, Lulu étalé de tout long sur le vieux paillasson, relevait doucement la tête vers elle et roulait de gros yeux tendres vers sa maîtresse, avant de reprendre sa position initiale dans une grande expiration.
Son petit commerce marchait bien, le quartier Saint-Donatien bordant celui de St-Clément où elle œuvrait ne cessant de s’étendre. Les clients ne manquaient pas et à plusieurs reprises, elle avait dû décliner des demandes toujours plus nombreuses, faute de temps.
En ce jour du Seigneur, Louis se prélasse donc dans le lit, pas pressé de se lever, savourant pleinement sa vingtième année. Il n’a pas pour habitude de caresser l’oreiller aussi longtemps, mais ce matin-là, en raison du temps grisâtre, il fait exception. Vers neuf heures cependant, le temps devient plus clair, la chaleur du soleil gagne et chasse tous les brouillards récalcitrants. Un rayon transperce la petite fenêtre et vient éclabousser la taie. Louis cligne des yeux en maugréant et finit par se lever. Cette lumière soudaine et énergisante le métamorphose. Il décide d’aller se balader sur les rives boisées de l’Erdre. Il fait un brin de toilette, se parfume d’eau de Cologne et enfile ses habits du dimanche. Les deux mains dans les poches, le jeune homme se dirige en sifflotant vers les quais. Il se joint bientôt aux nombreux promeneurs, profitant de ces dernières journées ensoleillées et de ces températures douces pour venir admirer le nouveau pont en arc à structure métallique flambant neuf. L’inauguration un an plus tôt avait sonné la fin d’un projet vieux de quarante ans. Dans les rangs des badauds rassemblés sur le tablier de l’ouvrage ou penchés au-dessus de la balustrade, les discussions vont bon train. D’aucuns jasent « Tout ça pour ça ». D’autres, au contraire, louent l’ingéniosité du concepteur ou l’élégance du pont Barbin éclairé la nuit par douze réverbères et portant fièrement sur sa clé de voûte l’écusson de la ville de Nantes. À lui seul, pour les détracteurs comme pour les admirateurs, il est rapidement devenu « l’Attraction », le rendez-vous dominical incontournable des Nantais. Louis se faufile entre les gens, s’extrait de ce rassemblement populaire, et remonte vers le quartier Saint-Donation. Il n’aime pas trop la foule. Il connaît plusieurs endroits où il peut se poser, ouvrir sa musette et manger tranquillement le petit encas qu’il a pris soin d’emporter. Il opte ce dimanche pour la rue du Haut-Moreau, passe entre les deux dernières maisons bourgeoises et s’engage vers le petit chemin de Tournerond.
Trois ou quatre petites masures, accrochées en haut d’un champ pentu où sèche du linge, dominent la rivière bordée d’arbres entre lesquels se devinent un ponton et un bateau-lavoir. Devant l’une d’entre elles, une buandière boulotte assise sur une brouette fruste, trie du petit linge en compagnie de son père. L’homme porte un pantalon de velours, un tricot de laine et des sabots aux pieds. Ses cheveux gris, aplatis sur le dessus du crâne encadrent un visage tanné et ridé par le grand air. À l’approche du garçon élégant qui s’avance vers eux, il met la main en visière au-dessus de ses yeux pour mieux le discerner. Jean-Louis l’aborde d’une question hardie en secouant énergiquement des culottes roses bouffantes :
— Alors, mon gars, tu te promènes ou t’es perdu ? Où tu vas, endimanché comme ça ?
— Un peu les deux, lui répond-il en souriant. Je ne passe pas souvent par ici… vous êtes en plein travail, à ce que j’vois ?
— Eh oui, dans la culotte jusqu’au cou, hein, Marie ? s’esclaffe l’homme en toussant d’avoir tiré un peu fort sur son mégot qui lui jaunit la moustache.
Sa fille, une petite brune replète au visage plein, les cheveux remontés en chignon, les yeux pétillants, les hanches un peu fortes et bien ouvertes, l’aborde sans complexe en le dévisageant. Elle se lève, tourne autour de lui en faisant claquer l’élastique d’un corset :
— C’est que j’en ferais bien mon quatre-heures, moi, du p’tit jeune homme ! T’es fiancé ? T’as une amoureuse ?
— Non, pas pour l’instant, répond Louis en souriant, amusé.
— Ah ben voilà, ma fille ! S’écrie son père. Un cœur à prendre ! Faut que tu l’entreprennes, maintenant ! Elle n’est pas jolie, ma Marie ?
Marie est aux anges. Elle range précipitamment les paniers d’osier débordant de sous-vêtements en vrac et invite Louis à entrer. Le père se lève avec difficultés et se déplie en se tenant les reins.
L’intérieur est sombre, éclairé d’une unique petite fenêtre. Une porte donne sur l’arrière, sur le champ de séchage. Elle est grande ouverte pour aérer les lieux et donner de la clarté. Le père, ouvre un placard, en tire un cruchon culotté et trois petits verres, et annonce fièrement :
— C’est une liqueur ! Qu’on fait nous-mêmes ! Faut que ça macère au moins deux ans… il y a de l’épine, du vin, pis de la gnole ! C’est pas trop fort… moins de 40 ! Faut ce qu’il faut, quand même !
Il remplit religieusement les trois petits verres et rebouche prestement la bouteille avant de trinquer, comme s’il craignait que le contenu s’évapore. Louis hume le petit verre qu’il lui a servi. Le nectar a une odeur à la fois d’amande sucrée et de moisi.
Le père et la fille, en connaisseurs, l’ont avalé d’un trait. Lui veut prendre son temps, déguster. Tous deux, goguenards, le regardent en souriant, attendant sa réaction. Sentant le traquenard, il avale avec précaution une première gorgée qu’il déglutit lentement. C’est fort, très fort et ça pique les yeux. Mais Louis veut faire bonne figure et finir la mixture. Il prend une grande respiration, avale le reste puis repose le godet en le faisant claquer sur le bois de la table.
Le père en propose à nouveau. Il lui arrive souvent d’en prendre pour se détendre après de grosses semaines de travail ou pour tuer sa solitude, le dimanche, depuis qu’il a perdu sa femme deux ans plus tôt, d’une angine de poitrine. Elle était blanchisseuse, comme sa fille, et travaillait au bateau-lavoir amarré un peu plus bas.
Le veuf, lisse sa moustache comme pour dégager les lèvres et se gratte un érysipèle sur la joue près de l’oreille gauche, souvenir d’une vilaine griffure du chat. Puis il émet un rot contenu et propose une autre tournée. Il commença par lui et sa fille, et lui dit : « Je vous en sers un autre ? »
Ce sont de braves gens, de bien simples conditions, comme Louis les aime. Ils se complètent bien et se soutiennent mutuellement pour s’accrocher à la vie. Lui bêche le jardin et lui vient en aide pour trier le linge, l’étendre et plier les grands draps. Elle tient la maison, fait la cuisine et effectue pour lui de menus travaux de couture. À deux, la misère est plus supportable.
Louis se plaît en leur compagnie, leur vie modeste lui rappelant la sienne. Le veuvage n’a pas complètement éteint le père qui a conservé un reste de visage rieur. Il aime encore blaguer, raconter des histoires, surtout lorsqu’il a un p’tit coup dans le nez. Sa fille aime le voir comme ça ! Elle a tellement eu peur qu’il ne se remette pas du décès de sa mère.
Marie est pleine de vie, hardie, aguicheuse, à l’image des blanchisseuses, ce qui n’est pas pour déplaire à Louis, plutôt timide et réservé. Et puis, certes elle est un peu rondelette, mais elle dégage un certain charme et sent bon le propre et la violette.
Le jeune homme prend congé non sans promettre de revenir. Il réajuste sa musette en bandoulière et descend jusqu’à l’Erdre, là où elle s’évase mollement avant de confluer avec la Loire un peu plus en aval. De la rive boisée où il décide de s’installer pour déjeuner, il peut voir en amont, le pont de la Tortière enjambant les eaux calmes de ses trois arches de pierres et de briques. En face, sur l’autre rive, du haut de Ebret et du quartier Barbin, de petits clos cernés de murets habillent la pente douce jusqu’au cours d’eau. Le soleil a pris quelques forces et réchauffe l’atmosphère comme pour prolonger un peu l’été. Louis repère le tronc couché d’un arbre dont la ramure surplombe l’eau et s’y installe confortablement. Il prend une grande inspiration de bien-être tout en observant le paysage qui l’entoure, cerné de près par une joyeuse bande de canards débonnaires qui resserrent leurs ronds autour de lui en battant des ailes pour réclamer un morceau de sa pitance. Repu et bien calé, il se laisse aller à un petit roupillon. Dans son sommeil léger, il peut entendre les éclats de voix et les rires des promeneurs nantais qui voguent sur une armada d’embarcations et de bateaux à vapeur qui sillonnent l’Erdre de Carquefou jusqu’à son embouchure.
Plusieurs fois, il revient ici, attiré par la quiétude des lieux, mais pas seulement. Au fil du temps, il s’est lié d’une véritable amitié avec Jean-Louis et Marie, jusqu’à échafauder un jour des projets de fiançailles, puis de mariage. Ils en fixent même la date : le 20 octobre 1888.
***
Ce samedi-là, Françoise Rolland et Jean Le Guevello, tous deux veufs, veulent faire de ce mariage une date marquante. Ils ont vu les choses en grand. Tout a commencé dès l’annonce des jeunes mariés de leur intention de s’unir, six bons mois auparavant.
Il fut d’abord décidé que le jeune couple prendrait demeure rue du Haut Moreau, une position stratégique pour que Marie puisse poursuivre ses activités de blanchisseuse. Elle dispose ici, d’un accès direct au bateau-lavoir sur l’Erdre et à un champ de séchage à proximité. Tout le monde s’accorde aussi pour que Jean conserve sa chambre au rez-de-chaussée, plus accessible pour un homme de son âge que les rhumatismes titillent régulièrement. Il a pourtant émis l’intention de partir, de « laisser la place aux jeunes », a-t-il claironné. Mais Marie s’y est opposée fermement. « Il y a un grenier perdu suffisamment grand pour y aménager une belle chambre et deux autres plus petites. Et puis, avec Louis de la partie, ça coûtera pas bien cher ! » décrète-t-elle d’une voix forte qui coupe court aux discussions.
En quelques mois, l’intérieur de la maison change de physionomie. Trois lucarnes découpées dans la toiture apportent une belle clarté dans les chambres, illuminant les plâtres blancs des plafonds et les papiers fleuris des murs de la chambre parentale, à motifs répétés pour celles des enfants. On perce également une fenêtre supplémentaire dans le mur de la pièce de vie principale pour faire entrer un peu plus de lumière, ce qui la fait, dès lors, apparaître plus grande.
Après mûre réflexion, Louis décide de se mettre à son compte. Il débarrasse l’appentis adossé à la maison de toutes ses vieilleries entassées depuis des décennies, consolide les piliers, révise la toiture et construit des murs pour le rendre étanche.
***
Le jour de la cérémonie, tout le monde se retrouve à la mairie pour le mariage civil. À l’heure précise, les voisins et amis de la mère du marié, tous de la rue Saint-Clément, arrivent ensemble, fiers et joyeux d’avoir été choisis comme témoins. Ils sont emmenés par Julien Morand, un propriétaire fort en gueule, large d’épaules, assez grand, habillé d’un costume gris. Suivent un grand brun maigrelet, Constant Hamon, un couvreur, et son ami de toujours, François Buron, un jardinier, petit et discret. Un autre, du même métier les accompagne, Antoine Ploteau, oncle de Louis, qui s’est déplacé de Pornic pour l’occasion. Tous se sont entassés dans la petite salle de la mairie. Les mariés les ont précédés, suivis de leur seul parent, puis des témoins et encore de quelques invités, une bonne vingtaine, oncles, tantes et cousins plus ou moins éloignés. Le maire, trapu, les cheveux lissés en arrière, revêtu de l’écharpe tricolore, chausse de petites lunettes rondes et recueille, avec tout le sérieux que requiert sa charge, le consentement mutuel des deux époux avant de les déclarer mari et femme. Sur le « vous pouvez maintenant vous embrasser », des applaudissements, sifflements et bravos fusent de la joyeuse assemblée.
Les signatures terminées, Marie invite tout le monde à la suivre jusque dans le pré de séchage juste en dessous la maison. En cette fin d’octobre, le temps fraîchit vite et bien que le ciel n’envoie aucune menace de pluie, il faut activer pour profiter de la lumière. La mariée a tenu à ce qu’un photographe immortalise l’instant. Celui-ci a fait installer une rangée de chaises sur lequel il fait asseoir les jeunes époux, entourés des parents les plus proches. Les autres se répartissent autour et derrière eux. L’opérateur fait cesser le brouhaha, rappelle à l’ordre les plus dissipés et disparaît à l’arrière de sa chambre photographique sous une large cape noire. Fin prêt, il demande à tout le monde de sourire et débouche l’objectif. L’homme est maniaque, voire perfectionniste, recommence plusieurs fois. Enfin, une prise lui paraît la bonne. La satisfaction se lit sur son visage, déclenche chez les invités des soupirs de soulagement et une agitation digne d’une cour de récréation. Impatients, Ils se précipitent vers les deux tables dressées sous l’appentis, comme pour couper court à toutes nouvelles tentatives du photographe tatillon.
En ce milieu d’après-midi, le petit blanc sec du pays nantais coule à flots et arrose délicieusement les pyramides de petites bouchées salées préparées par Marie. Sur les morceaux de pain, de succulents rillons de porc, des cubes de boudin et des rillettes de canard de Challans, ravissent les papilles de tous les invités. Plus loin, quelques « curés nantais » sous leurs croûtes orangées luisantes allèchent par leur odeur forte, tandis qu’en bout de table, deux ou trois moelleux imbibés de rhum, une recette de Françoise, distillent des senteurs exotiques. Les enfants et ceux qui ont encore faim terminent par des sucreries, des caramels maison, des rigolettes et des berlingots multicolores.