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Il les traque depuis des années – ces enfants singuliers, liés par le sang, l’âme et l’instinct à une créature animale. Fusionnels, insaisissables, certains sont aujourd’hui menacés. Le temps s’accélère, l’horloge s’affole. Pour Traïanós, chaque seconde compte. La course est lancée...
À PROPOS DE L'AUTRICE
Nadège Négrin écrit avec le cœur et par conviction. Sensible aux maux de notre planète et à ceux des êtres qui l’habitent, elle cultive l’espoir d’un monde réconcilié, en quête de paix et d’équilibre. Après "Au détour d’une planète" et "Un combat justifié" parus aux éditions Le Lys Bleu respectivement en 2023 et 2024, elle poursuit son engagement littéraire avec"L’éveil des cinq", une nouvelle œuvre empreinte d’humanité et d’espérance.
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Seitenzahl: 519
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Nadège Négrin
L’éveil des cinq
Roman
© Lys Bleu Éditions – Nadège Négrin
ISBN : 979-10-422-6803-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je dédie ce livre à deux personnes chères à mon cœur,
Jean-Jacques et Fah, qui m’ont soufflé l’idée de ce conte.
Merci d’avoir été mes muses, mais surtout
merci d’être les belles âmes que vous êtes. Vous rayonnez.
Chères lectrices, chers lecteurs,
Vous surprenez-vous parfois à songer à votre enfance ? À votre adolescence, peut-être ? Et si vous aviez l’occasion de vivre une aventure insolite aux côtés de jeunes héros, vous lanceriez-vous ?
Si vous êtes prêts, alors rejoignez l’univers des enfants et des adolescents de ce conte. Ils sont au-devant de la scène de ce roman, car ils le sont également dans la vie réelle. Ils représentent l’espoir d’un avenir meilleur : je reste persuadée qu’ils vont surpasser les catastrophes actuelles et enrayer la destruction de notre jolie planète.
Le concept de fusion entre un humain et son animal décrit dans cette histoire n’a rien d’original. Mais je ne voulais pas que mon idée le soit forcément. Ce que je voulais, c’était vous immerger dans un récit qui parle de famille et de tolérance, vous faire entrer dans le monde de ces enfants spéciaux, partager leurs craintes et leurs joies, et vous faire rêver avec eux.
Je vous remercie, chères lectrices, chers lecteurs, d’être mes compagnons de route. Fermez vos paupières, pensez à l’animal totem auquel vous voudriez vous identifier, attendez que le souffle de vie vous effleure et laissez-vous porter. Bonne lecture, bon voyage !
Planète : Terre
Année : 2022
Les humains malmènent la Terre. Les guerres, les pollutions en tout genre, les pesticides… Elle est en bien mauvais état. La faune et la flore se meurent. Cette planète a besoin d’une nouvelle inspiration, d’un nouveau départ.
Afin de réveiller les Hommes et de leur faire comprendre que cette destruction mène à leur propre perte, il ne reste plus d’autre choix que de les responsabiliser, de les confronter.
Alors le souffle de la vie eut une idée. Au rythme des années, doucement, tout doucement, il lia – et liera encore – quelques belles âmes humaines à celles de leur animal totem. Par une bien étrange chimie toujours inexpliquée, ce souffle de vie créa la fusion, affirmant ainsi la dépendance individuelle et l’identité propre de chacune d’entre elles. Ces belles âmes pouvaient, dès lors, enseigner de par le monde la tolérance et l’ouverture d’esprit.
Genève – Suisse – février 2022
Faits divers – 14 février – Journal Le Vent des Montagnes
Meurtre au Jardin
Bertrand Vancha, un malfrat bien connu de la police, a été retrouvé égorgé au Jardin Anglais. La jeune fille de quinze ans maculée de sang qui gisait, inconsciente, à ses côtés – et dont l’identité n’a pas encore été dévoilée par les autorités – a été incarcérée au centre de soins de la maison d’arrêt de la ville de Genève. Le chef de la brigade ne s’est pas prononcé quant aux circonstances du meurtre. Une conférence de presse se tiendra sur la place de l’Hôtel de Ville à dix-huit heures trente, ce jour.
Genève – Suisse – février 2022
Galáteia ouvrit ses yeux dorés. Tout était calme hormis le bip-bip du moniteur qui flanquait son lit. Elle grimaça à la vue de la batterie de tuyaux plantée dans son bras. Pondérée, elle regarda autour d’elle. La salle était vide. Seule une chaise bancale orange trônait dans un coin de la pièce aseptisée. Par la grande fenêtre, elle ne voyait qu’un coin de ciel bleu, lumineux ; l’hiver était sec et ensoleillé cette année. D’après son angle de vue, elle en déduisit qu’elle devait se trouver dans une chambre des plus hauts étages d’un centre de soins. Elle voulut se redresser. Difficile, sa tête tournait et pesait aussi lourd qu’une enclume.
Galáteia n’avait rien à faire que d’écouter les bruits étouffés des couloirs. Elle distingua des pas feutrés, des roulements de chariots légers, des voix sourdes. Elle tenta de se remémorer les incidents de la nuit. Elle se souvint de Bertrand, le proxénète, de son regard, de son envie. Il s’était approché, une main à sa ceinture, prêt à la violenter. Galáteia ne ferait pas partie de ce monde d’esclavage sexuel. Si elle s’était échappée de l’orphelinat, ce n’était pas pour retomber dans la servitude. Elle voulait faire quelque chose de sa vie, elle rêvait d’aller à l’université. L’orphelinat dans lequel elle avait grandi ne réservait rien de bon aux mômes qui y résidaient. Au contraire, l’éducation laissait à désirer, les cours étaient à moitié dispensés et, quand ils l’étaient, le niveau était si bas que d’aucuns ne pouvaient entrevoir un quelconque futur prometteur. Non, du haut de ses quinze ans, Galáteia aspirait à d’autres horizons, d’autres choix de vie. Elle n’entretenait aucune prétention, mais connaissait ses capacités et son insatiable curiosité.
Elle massa son crâne douloureux, puis soupira. Lorsque la police l’interrogera, que dira-t-elle ? Comment pourrait-elle expliquer que Tchoï avait égorgé Bertrand pour la défendre ? Elle murmura :
« Tchoï ? »
Elle entendit un grognement sourd et des pas feutrés s’approcher de son lit. De sa main libre de tuyau, elle caressa la tête de son puma.
« Tu n’as rien ? » lui demanda-t-elle, concernée.
Le félin ronronna et cligna des paupières. Ses yeux jaunes étincelaient. Ils ne purent échanger davantage ; au son de voix pressées, Tchoï dut disparaître. Il fusionna avec Galáteia.
Grenoble – France – 16 février 2022
Madame M’Bonko souffla fort dans le mouchoir que venait de lui tendre le docteur Yannick Stanford, sous-directeur du centre pour enfants autistes. Il s’adossa et attendit, détaché, que la femme se calme. Le corbeau posé sur une branche du frêne du somptueux jardin ne galvanisa pas son regard vague. Le médecin avait l’habitude de ce genre de réaction maternelle désespérée et laissait toujours un distributeur de Kleenex sur son bureau. Lorsqu’il vit que la mère de Badou avait fini de renifler et que les soubresauts occasionnés par ses pleurs avaient cessé, il reprit :
« Madame M’Bonko, rassurez-vous, votre fils est atteint d’autisme, certes, mais la situation n’est pas aussi terrible que ce que vous pensez. Badou est surdoué, mais il ne se mutile pas, ne souffre pas de manies compulsives, ni ne perd l’équilibre quand il se déplace. »
Madame M’Bonko recommença à renifler. Le docteur se rencogna et soupira intérieurement. Puis, il décroisa les bras de sa poitrine et avança son buste. Les coudes posés sur son bureau, il dit d’une voix douce :
« Madame M’Bonko, écoutez-moi. Badou est doté d’une intelligence supérieure, mais il n’est pas atteint de la sorte d’autisme que vous imaginez. Il n’a aucune dérive, il est solitaire, c’est tout. Il a du mal à se mêler aux autres et vit dans sa bulle, mais il ne figure pas parmi les cas désespérés. Il n’a ni toc ni peur irraisonnée, aucun accès de violence ou que sais-je… »
La grande dame noire aux cheveux coiffés en chignon et à la nuque de girafe leva les yeux et dévisagea le médecin. Il vit du découragement dans son regard éploré.
« Madame M’Bonko, je lis dans le dossier que vous êtes mariée, continua le docteur en faisant mine de parcourir les pages qu’il connaissait par cœur. Où est votre époux ? Pouvez-vous compter sur lui ? »
La femme s’essuyait les yeux, prenant bien soin de ne pas étaler son maquillage pourtant discret. Elle roula son mouchoir en boule dans l’une de ses mains posées sur ses cuisses et articula :
« Mon mari est scientifique et travaille à Rio de Janeiro, au Brésil. »
Devait-elle lui avouer qu’il avait été engagé comme astronome par le gouvernement et que son travail était classé top-secret ? Qu’il avait été envoyé là-bas pour mener des recherches pointues et relatives à l’armement ? Le docteur était tenu au secret médical, elle ne voyait pas le mal à lui avouer qu’elle était seule et que son mari ne reviendrait pas de sitôt. Elle ouvrit la bouche pour continuer, mais se ravisa, réfléchissant à un autre détail, et non des moindres. Devait-elle aussi lui avouer que son époux avait accepté cette mission, car son mariage battait de l’aile et qu’ils étaient sur le point de divorcer ? Qu’il était parti sans se retourner et qu’elle n’avait plus de nouvelles de lui depuis plusieurs mois ?
Madame M’Bonko était absorbée par ses réflexions. Le docteur Stanford se racla la gorge pour lui rappeler qu’il attendait une réponse. La mère de Badou se redressa, marmonna une phrase incompréhensible, s’arrêta et déglutit. Elle avança une demi-vérité :
« Mon mari et moi ne sommes pas en très bons termes. En très mauvais termes, d’ailleurs, se rattrapa-t-elle. Juste avant son voyage au Brésil, nous pensions entamer une procédure de divorce, mais son départ précipité a endigué cette procédure. Nous ne nous sommes pas parlé ni écrit depuis longtemps, docteur. »
Elle baissa la tête et tritura son pauvre mouchoir en charpie.
« Entendu, madame M’Bonko. Vous êtes seule alors. Pas de famille sur laquelle compter ? Des amis, des proches ? »
La femme secoua la tête, les yeux baissés :
« Personne, docteur. Nous sommes arrivés en France il y a peu. Nous vivions en Tanzanie, et mon mari travaillait pour le CNRS1. Il faisait partie du plan pluriannuel, il est physicien et chimiste. Puis il a été promu et son grade a imposé notre voyage en Europe. Les dossiers sur lesquels il œuvrait ont une grande importance en France, alors on a déménagé. »
Le docteur posa les feuillets et son stylo, passa une main dans ses cheveux bruns et s’adossa, attentif.
« C’est là que Badou a commencé à développer des troubles du comportement. Il ne parvenait pas à se mêler aux enfants de sa classe et refusait de faire ses devoirs. Il tenait tête à ses professeurs en faisant de la résistance passive. Mon mari et moi savons que Badou est doué et qu’il se comportait comme ça pour nous énerver. Et quinze ans, c’est un peu l’âge rebelle, non, vous ne trouvez pas, docteur Stanford ? »
Le médecin acquiesça d’un mouvement de tête. Il reprit son stylo et le fit tourner dans ses doigts.
« Et la suite, vous la connaissez. Vos collègues lui ont fait passer des tests, il a montré une facilité dans toutes les matières et son quotient intellectuel est élevé. »
Elle leva les yeux au plafond et chuchota comme si elle se parlait à elle-même :
« Trop élevé peut-être… »
Elle se reprit :
« J’ai donc décidé de l’inscrire dans votre centre. Et pour couronner le tout – elle haussa les épaules – mon fils a commencé à parler tout seul et soutient mordicus qu’il a un copain corbeau. Ça m’a inquiétée, vous comprenez ?
— Vous avez bien fait de nous l’adresser, répondit Stanford en reprenant le dossier dans ses mains, ses pupilles plantées dans les siennes. D’autant plus si vous êtes seule, madame M’Bonko. »
Il fit mine de reprendre sa lecture pour se laisser le temps de réaliser sa bonne fortune : un ado sans parent, un candidat idéal pour mener ses expériences sans entrave. Il leva la tête et s’exclama :
« Oh, mais, attendez ! Je lis qu’il est atteint du syndrome de la carapace, comme on dit dans notre vocabulaire médical.
— Et… ? chuchota madame M’Bonko à bout de force, n’étant plus certaine de supporter une autre mauvaise nouvelle.
— Et cela signifie qu’il va falloir de la patience pour qu’il en sorte, de cette carapace. Il va lui falloir beaucoup d’énergie et de volonté. Il faudra s’attendre à des pulsions violentes. Il va devoir être cadré, accompagné, guidé.
— Oh ! échappa la grande femme noire en portant sa main à sa bouche.
— Ah, oui, oui, madame M’Bonko. Il risque d’être dangereux pour lui-même et ses camarades. Nous allons entamer sa rééducation dès le début de la semaine prochaine d’ailleurs, nous n’allons pas attendre. »
Madame M’Bonko eut comme une illumination :
« C’est étrange, docteur, vous venez de me dire qu’il n’a pas de problème majeur et, là, vous… »
Le médecin trancha :
« Je n’avais pas vu la note dans la marge.
— La note dans la marge ? Le grave syndrome de la carapace équivaudrait à une petite note dans la marge ? questionna-t-elle, interdite.
— Oui, c’est notre façon de procéder. Voilà », conclut le médecin en faisant claquer les pages du dossier pour le refermer.
Madame M’Bonko se sentit mal à l’aise. Un souffle froid, désagréable, lui glaça la nuque. Elle eut un instant d’angoisse. Son estomac se noua. L’idée d’abandonner son fils certainement. Elle vit le regard du docteur se métamorphoser. Du détachement préalable, il vira au grand intérêt pour son garçon. Ses pupilles se rétrécirent, ses yeux verts et serpentins la transpercèrent. Elle devait délirer. Le docteur était digne de confiance et sa considération soudaine la rassura somme toute. Elle posa ses avant-bras sur les accoudoirs du fauteuil en tissu et se relaxa.
« Même si Badou est un adolescent agréable et docile, son comportement fait que vous ne pouvez pas le garder chez vous, expliqua Stanford. Il a besoin d’être guidé et surveillé d’un point de vue médical. Il a une intelligence rare. Ne vous inquiétez pas, nous allons bien nous en occuper et régler ce problème de carapace. Pendant ces deux derniers mois, en prévention, nous ne l’avons obligé à rien, aucun cours, aucun repas à la cantine, nous voulions qu’il s’habitue. Mais, dès demain, nous allons commencer à lui donner des obligations. Petit à petit », assura-t-il, appuyant ses mots en tendant son bras, paume dirigée vers la mère, le stylo coincé entre l’index et le majeur.
Madame M’Bonko acquiesçait en hochant la tête à chacune des phrases du médecin, attentive, docile. Au fur et à mesure qu’il l’embobinait, il se montrait d’autant plus généreux, empathique, compréhensif. Il conclut son entrevue avec une signature rapide du contrat – différent de celui qu’elle avait lu – et la raccompagna à la porte de son cabinet avec gentillesse. Prévenant, avant de refermer derrière elle, il répéta :
« Bon, on est bien d’accord, madame M’Bonko, pas de visites à Badou avant un minimum de huit mois. »
Il insista :
« Et encore, seulement si vous êtes convoquée. Tant que vous n’êtes pas conviée au centre d’accueil, vous ne devez en aucun cas venir voir votre fils, cela gâcherait son rétablissement.
— Oui, oui, docteur Stanford », répétait madame M’Bonko en s’éloignant à petits pas, perchée sur ses hauts talons usés, enfilant son manteau élimé à la doublure effilochée.
Elle se disait qu’il avait été drôlement arrangeant, ce docteur Yannick Stanford, en lui offrant un rabais de cinquante pour cent sur les factures mensuelles. Comme quoi, dans ce monde, il y a encore des gens gentils, pensa-t-elle en se dirigeant vers l’arrêt de bus.
Le docteur avait fait l’ultime effort d’escorter la grande femme noire jusqu’à l’entrée de l’établissement. La porte coulissante ne s’était pas refermée qu’il filait dans son bureau, se forçant à garder une contenance détendue en passant devant les hôtesses d’accueil du vaste hall. Il avait des expériences à programmer.
***
Le corbeau croassa et tapa sur la vitre d’un bref coup de bec. L’adolescent, assis à son bureau, leva les yeux de son cahier et se dirigea vers la fenêtre. Il l’ouvrit et l’ombre noire, sans gêne, se posa sur son livre. Badou M’Bonko dit :
« Alors, LaTulipe, qu’as-tu appris ?
— … »
Alors que son oiseau parlait, Badou sortit de la brioche, lui tendit un morceau, en enfourna un autre dans sa bouche et, neutre, articula :
« Merci, LaTulipe. Je me doutais bien que mes parents me cachaient quelque chose… Il soupira. Et, tu sais quoi ? »
Le corbeau fit un pas de côté en penchant sa tête pour mieux examiner son compagnon, mais ne répondit pas.
« Le docteur Stanford… je n’ai jamais eu confiance en lui. Je savais qu’il mijotait quelque chose. (…) Oui, grâce à toi aussi, LaTulipe, bien sûr. Tu es mon espionne. Mais même… Je n’aime pas sa tête et j’avais bien remarqué ses yeux de serpent aussi. (…) Hein ? Oui, oui, le temps presse, il faut qu’on s’échappe, mais faut quand même qu’on ait un plan. (…) Oui, il mène des expériences sur les gamins, oui, j’en ai conscience, LaTulipe. Qu’est-ce que tu crois ? J’ai peur, moi aussi. »
Elle s’installa sur son épaule et lui picora les oreilles.
« Haha, tu me chatouilles ! » rit-il de bon cœur en la caressant.
Sa peau noire, ses dents blanches, son sourire merveilleux, ses yeux malicieux et ses longs cheveux crépus ébouriffés lui donnaient un air enfantin qui se mariait mal avec ses raisonnements d’adulte, son corps longiligne et musclé, son intelligence, ses propos.
Greenville – Caroline du Sud
États-Unis d’Amérique – 16 février 2022
Le gamin l’énervait. D’abord parce qu’il trimbalait sa tortue à longueur de journée et ne voulait jamais s’en défaire, ensuite pour sa manie de parler à son animal de compagnie imaginaire. Bon sang, ce gosse a douze ans ! À douze ans, on ne discute pas avec un loir irréel. Elle en avait assez des : « Ne t’assois pas sur le canapé, c’est la place de mon loir quand il dort », « Fais attention, ne recule pas, tu vas écraser Plutarque avec tes chaussures vernies » ou « Mon loir n’est pas rentré, il fait froid dehors, je m’inquiète, je vais aller le chercher ! »
C’était clair, elle allait le placer dans cet hôpital psychiatrique, celui du treizième district. Sa tournée des théâtres devait commencer le mois d’après et elle ne savait toujours pas ce qu’elle allait faire de la teigne. Ses représentations s’enchaîneraient, le globe était vaste, elle serait absente de longues années. Impossible de le prendre avec elle. Hors de question même. Anton était devenu un fardeau et nuirait à sa publicité. Né de père inconnu, évaporé dans la nature, une erreur de jeunesse, elle se retrouvait avec cet arriéré sur les bras. « Ah, dit-elle un jour à son reflet dans le miroir, je vois bien les gros titres : Scandale ! Le fils débile de l’actrice Johnson n’a pas de père ! » Ce serait la fin de sa carrière, une catastrophe. Elle avait travaillé dur pour en arriver là. Que de sacrifices, d’efforts, de douleur… Tout ça pour que son royaume s’écroule pour une minable phrase dans les journaux. Non, hors de question.
La femme fatale se précipita sur le morveux et lui arracha sa tortue.
« Attention à Haley ! Tu vas lui faire mal ! » s’exclama l’enfant.
L’actrice jeta la pauvre bête dans son carton, virevolta et, ravisée, lança :
« Prépare tes affaires. Prends ta sale turtle2 si tu veux. »
Puis, sur un ton mielleux, secouant ses cheveux blonds dans un souffle de vent imaginaire, la vedette ajouta :
« On va voir si tu vas pouvoir la garder, ta bestiole, une fois que je t’aurai fait interner at the hospital3. »
Le blondinet la regarda, interdit. Des larmes commençaient à perler aux coins de ses yeux verts. Il eut d’autant plus honte lorsqu’il reçut une claque derrière les oreilles. Il obtempéra alors et monta dans sa chambre préparer sa valise. Oh, il n’y avait pas grand-chose à mettre dedans. Ses maigres affaires ne prenaient pas de place. Il enveloppa Haley dans une serviette de bain et la cala entre son pantalon et sa chemise, puis referma le bagage non sans la rassurer :
« Ne t’inquiète pas, Haley, ce ne sera pas long. The hospital n’est pas loin et maman a déjà rempli les formulaires pour mon dossier d’admission pour gagner du temps. Allez. Sois sage, rentre ta tête dans ta carapace, voilà, c’est bien. »
Le couvercle claqua en douceur. Le gamin susurra :
« T’as entendu, Plutarque, on s’en va. Enfin… On sera libérés et on pourra se parler autant de fois qu’on veut. »
Le loir noisette émit un cri ténu et se pelotonna.
Anton descendit les marches de l’escalier de la grande maison vide, se posant cette question récurrente : à quoi ça sert de posséder une grande maison pour la laisser vide ? Maman n’est jamais là de toute façon…
« Couvre-toi, espèce de chancre, it’s freezing outside4. Manquerait plus que tu tombes malade et qu’ils te refusent à l’hospital », grommela-t-elle en lui lançant son anorak au visage.
Dexter, Anton attrapa sa veste au vol et l’enfila. Il enroula son écharpe autour de son cou et suivit sa mère jusque dans la cour. Il déposa sa valise dans le coffre et s’installa sur la banquette arrière de la voiture. La femme lui interdisait de s’asseoir à côté d’elle. C’était égal, il préférait être seul de toute façon. Il avait toute la place qu’il voulait et n’était pas obligé de discuter. Anton n’avait aucun amour pour sa mère, mais, bon, c’était sa mère…
***
Le parking de l’hôpital était presque désert, la génitrice n’eut aucun mal à trouver une place près de l’entrée. Plus vite arrivée, plus vite partie. Elle traversa le hall en grande pompe parfumée et s’annonça à l’accueil. La jeune femme rousse leur indiqua la salle d’attente. La mère soupira. Encore en retard, comme d’habitude, ah, ces docteurs… grogna-t-elle.
Elle s’installa sur l’une des chaises en bois d’une rare qualité, enleva son manteau sans un regard pour son fils, et sortit son miroir de sac et son rouge à lèvres. Elle se contempla, absorbée par sa beauté et son charme. Anton s’assit à côté d’elle, ses pieds touchaient à peine le sol en Formica. Il avait douze ans, certes, mais était petit pour son âge. Puis, sa mère s’attela à remettre en ordre ses cheveux dorés en fredonnant. Lorsque le docteur Arbejo arriva et prononça son nom, le gamin la réveilla de sa transe narcissique. Madame Johnson salua à peine l’homme roux à la blouse blanche et se dirigea vers son bureau ; elle connaissait le chemin, elle était venue plusieurs fois déjà. Il avait fallu faire les évaluations du morveux et assister une demi-heure durant à des tests débiles. Une perte de temps ; ça se voyait bien qu’il était crétin, son gosse, pas besoin de faire des études pour le remarquer. Le psychothérapeute referma la porte sans lui proposer de s’installer, elle avait déjà pris ses aises et attendait, droite comme un I sur son assise. En revanche, il fit un clin d’œil à Anton, qui lui sourit. Le gamin prit place sur une jolie chaise colorée.
« Madame Johnson, j’ai reçu les tests de votre fils – la mère eut un spasme de dégoût – et il s’avère qu’ils ne sont pas si mauvais. »
La femme distinguée et trop maquillée haussa les épaules, puis fit la moue.
« Pendant notre réunion, mes collègues et moi-même avons conclu que, moyennant une participation de la part des enseignants, du personnel soignant et de vous-même…
— Quoi ? De moi-même ? Non, mais vous rigolez ! Il est hors de question que je perde mon temps ! s’emporta-t-elle.
— Madame Johnson, laissez-moi terminer mes explications, voulez-vous ? »
La mère se rencogna.
« Donc, les résultats d’Anton démontrent qu’une scolarisation est possible et que la solution de l’interner, comme vous l’envisagiez, est un peu abusive. Nous proposons que votre fils reste dans notre établissement la journée durant, mais que, le soir venu, il réintègre votre foyer. En d’autres termes, la solution de l’hôpital de jour, si vous préférez. »
Madame Johnson grimaça. Son rictus de réprobation n’échappa pas au docteur Arbejo qui continua :
« L’internat thérapeutique sépare l’enfant de son noyau familial et il se trouve que votre fils ne présente pas de pathologie sévère. Il ne peut pas aller à l’école, certes, et, d’ailleurs, il n’en existe aucune dans les alentours qui soit adaptée à ses troubles, cependant, il est tout à fait à même d’échanger avec autrui et donc de supporter une thérapie de jour uniquement. Il sera entouré de soignants qui l’aideront à vivre et canaliser ses émotions, à exercer sa créativité, à s’armer pour se confronter au monde extérieur.
— Foutaises, souffla la mère agacée et impatiente d’en finir.
— Excusez-moi ? Vous vouliez dire quelque chose, madame Johnson ? »
La diva croisa et décroisa ses jambes, tira sur sa jupe et dit :
« Que ce soit clair entre nous, docteur Arbejo, il est hors de question que je me tape encore Anton, ne serait-ce qu’une journée. Alors vous allez l’inscrire à l’internat comme nous en avions discuté il y a quelques weeks5. Il se sentira mieux, plus safe6. Il aura ses références et arrêtera ses caprices de gamin gâté qui ne veut jamais rien changer à sa p’tite vie. »
Outrée que ce Lorenzo Arbejo fasse des difficultés, la star se tourna vers son fils et, en lui flanquant une claque derrière la tête, ajouta :
« Hein, Anton, ça va te faire du bien de ne plus pouvoir faire le guignol. Tu vas être obligé d’obéir, et… »
Le docteur lui coupa la parole :
« Madame Johnson, votre fils ne doit pas rester seul. Il a besoin de son cercle d’habitudes, de garder des liens avec vous. Votre mari… »
Ce fut à elle de l’interrompre :
« Il n’y a pas de father7. Il nous a abandonnés, nous ne sommes plus que tous les deux. Et moi, j’ai ma carrière. Il n’y a pas de raison que mon ex, il puisse grimper et pas moi, vous entendez ?! s’exclama-t-elle.
— Je vois, madame Johnson, je vois.
— Ah ben, quand même, ce n’est pas trop tôt. »
Et plus bas, mais de façon audible, tout en levant ses yeux verts au plafond :
« Et dire qu’avoir des diplômes, ça veut dire être intelligent. Eh ben, il y a du boulot, moi je vous l’dis, ce n’est pas gagné… »
Le docteur Arbejo fit mine de ne pas avoir entendu sa réflexion déplacée, posa ses mains sur son ventre rond et continua :
« Au vu des résultats de ses nombreuses analyses, nous avons conclu à une pathologie nommée “rêverie compulsive”. C’est un trouble qui se soigne assez bien et qui ne devrait pas prendre trop de temps. Anton ne souffre pas d’angoisse de la séparation, c’est un point important. Et plus, il sait construire des phrases et…
— Ben oui, hein, il ne manquerait plus qu’il bave et qu’il ait des écholalies8… Pff, j’te jure…, coupa-t-elle encore en levant les yeux au ciel. Bon, je le signe, ce formulaire ?
— Madame Johnson, si je peux me permettre, ne faites pas de déni quant à l’état de votre fils. Il a besoin d’être suivi, certes, mais il lui faut un contact maternel, vous ne pouvez pas…
— Il en aura plein, ici, des infirmières maternelles, répondit-elle en faisant la moue.
— Ce sont des soignants, madame Johnson. Il est clair qu’Anton évoluera dans un cadre structuré, mais, pour diminuer son stress, il faudra lui rendre visite souvent si vous choisissez de le placer en internat chez nous.
— Oui, oui, bien sûr, dit-elle d’un ton impatient. Une fois tous les deux ans, ça vous irait ? Vous n’êtes pas sans savoir que je suis une grande actrice de théâtre et que je vais sous peu entamer une tournée mondiale. Bientôt, il y aura mon nom sur toutes les lèvres, je vais passer à la télévision et je vais donner des interviews, docteur Arbejo. Si vous croyez que je vais avoir le temps de rendre visite à Anton, ah, ça ! Certainement pas ! J’ai autre chose de plus intéressant à faire, notamment m’occuper de moi. Je vais être sollicitée, je vais être éreintée, il va falloir que je me repose entre deux voyages. Il me faudra conserver un teint parfait et lisse, faire bonne figure. Je ne dois pas avoir une ride, vous comprenez !? Que diraient mes fans s’ils distinguaient ne serait-ce qu’une ridule ? »
La diva aux lèvres rouges prit son air dégoûté et arrangea de ses doigts manucurés une mèche qui semblait ne pas être à sa place, puis fouilla dans son sac pour en sortir son parfum. Lorenzo crut étouffer, il manquait d’air, elle venait de vider son flacon, cela ne pouvait pas en être autrement vu l’odeur. Il fit mine de se moucher pour avoir l’excuse de plaquer son mouchoir contre sa bouche. Il n’en croyait pas ses yeux, mais dut se rendre à l’évidence que, effectivement, cette mère était décidée à abandonner son enfant. Il se surprit à se demander si ce n’était pas elle qui aurait besoin de soins thérapeutiques. Inutile, donc, de lui parler de reprendre les activités que l’enfant serait en phase d’assimiler ou de la prier de lui faire répéter quelques exercices appris durant la journée. De sa vie, il n’avait jamais été confronté à un tel manque d’amour maternel. Pas étonnant que le petit soit déstabilisé, qu’il parle toute la journée à un loir imaginaire et qu’il ne veuille pas lâcher sa tortue, même pour aller sous la douche. D’ailleurs, elle est où, la tortue ? Lorenzo se pencha pour voir si elle n’était pas sous la chaise, mais ne vit rien. Il mit cette pensée de côté. Il aimait bien Anton, ce gamin avait quelque chose de sympa, d’attachant. Il s’en occuperait autant de fois qu’il le pourrait.
La diva du fauteuil le rappela à l’ordre :
« Bon, il est où, ce contrat ? C’est que, je n’ai pas que cela à faire, moi. J’ai une répétition dans une heure et, si vous ne vous dépêchez pas, je vais arriver le teint brouillé au théâtre. »
Le psychothérapeute appuya sur le bouton d’un interphone tout neuf et demanda le dossier à sa secrétaire :
« Merci, Sylvie, de m’apporter les documents concernant le petit Anton. »
Madame Johnson ne prit pas la peine de saluer la collaboratrice – pourtant charmante – décroisa ses jambes et sortit son stylo doré de sa pochette pailletée. Elle avait posé ses avant-bras sur le bureau du médecin et frappait le bois laqué du meuble avec la mine. Lorenzo Arbejo grinçait des dents.
Constatant que le document ne viendrait pas, elle se servit et le tira à elle, l’arrachant des mains du thérapeute qui tenta une dernière fois de lui rappeler que sa présence était importante pour l’évolution d’Anton et que, si elle voulait un résultat positif, il lui fallait mettre du sien. Il aurait parlé une autre langue, c’eût été pareil.
La diva s’admira dans son miroir de poche et remit une mèche à sa place (toujours la même), se leva, prononça d’une voix languissante un « Docteur… » pour tout salut et, sans un regard pour son fils qu’elle ne reverrait peut-être jamais, elle sortit en jetant sa cape en vison sur ses épaules. À la vue du manteau, Plutarque eut un haut-le-cœur, Anton le cajola par la pensée ; le rongeur se mit en boule et ferma ses yeux tristes et humides.
Consterné, docteur Arbejo demanda à sa secrétaire :
« Sylvie, je sais que ce n’est pas votre travail, mais auriez-vous la gentillesse d’accompagner Anton à l’internat et de le présenter à madame Jolymery pour qu’elle lui montre sa chambre ? »
Sylvie, qui avait cerné la situation, se fit un plaisir de guider le blondinet. Ils sortirent du bureau en laissant un médecin abasourdi, enfoncé dans son fauteuil.
Khrung Thep9 – Thaïlande
Festival Vesākha day10 – 14 mai 2022
« Ahn ! Ahn, t’es où ? »
La gamine parcourait la rive de la rivière Chao Praya à la recherche de son chat. Fah ne le voyait nulle part et l’appelait à voix basse pour rester discrète. Elle respectait le silence et le recueillement de la population venue présenter sa considération à Bouddha : le festival avait attiré du monde et il était difficile de naviguer parmi les jambes des adeptes.
Fah louvoyait entre les baraques et les stands colorés décorés de myriades de fleurs, passait en courant sous des fanions pastel, se faufilait entre les moines qui marchaient en rang en tenant d’immenses bannières dorées cousues de vert, de rouge, de bleu et de blanc. Elle sautait par-dessus des vases débordant de fruits qui jalonnaient les rues, elle manœuvrait entre de petits bassins remplis de thé sucré ou d’eau parfumée destinés aux promeneurs qui désiraient en verser sur la petite statue du Bouddha posée devant l’autel floral pour laver leurs péchés et leurs mauvaises pensées.
« Ahn ! Ahn, t’es où ? » répétait Fah en dépassant trois mendiants nonchalants.
La gamine entendait le rythme du gong au loin, la procession du rite du plateau à thé ne tarderait pas et, si Ahn était dans les parages, il serait complètement affolé. Un gros chat roux ébouriffé avec de gros yeux ronds hallucinés, ça ne disparaît pas comme ça, tout de même ! Elle allait être en retard, elle avait promis à Khun Yai grand-mère qu’elle la rejoindrait juste après le rituel wian tien11…
À l’aube ce matin, toutes deux vêtues de blanc, Fah était partie avec Khun Yai grand-mère au temple situé tout près de la maison pour apporter les offrandes à l’honorable Bouddha. Elles avaient déposé à ses pieds de jade des bâtons d’encens et des fleurs, puis s’étaient recueillies sous le drapeau qui flottait au rythme des hymnes entonnés par les moines. Il y avait eu trop de monde, et il leur avait été impossible de s’approcher de l’immense statue. Alors, humbles, elles étaient restées à l’extérieur et avaient médité sur la vie éphémère, comme celle de ces bougies déposées sur le sol, destinées à mourir, elles aussi. Puis la vieille dame et l’enfant avaient regagné la maison pour délivrer leur oiseau domestique, geste symbole de liberté, en pensant fort à ceux qui en sont privés, comme voulait la coutume durant la fête de Vesākha. Ensuite, elles avaient révisé leur itinéraire et l’ordre dans lequel les temples devaient être visités. Khun Yai grand-mère avait dit :
« Fah, tes parents aident à l’organisation de la grande parade qui aura lieu ce soir. Tu sais, celle des radeaux flottants.
— Oui, Khun Yai grand-mère, répondit Fah en faisant le wai, inclinant son buste et baissant la tête en regardant le sol. Je sais, Khun maman m’a dit hier qu’elle serait près du plan d’eau avec Khun papa pour la fête de Loy Krathong12.
— Ah, mais ce qu’elle ne t’a pas dit, taquina Khun Yai grand-mère, est qu’elle m’a chargée de te faire une surprise ! »
Fah, du haut de ses dix ans – c’est-à-dire pas très haut au vu de sa taille minuscule –, essayait de ne pas bouger dans tous les sens. Elle se contenait, gigoter n’était pas convenable, elle devait intérioriser ses émotions, qu’elles soient tristes ou heureuses. Mais, aujourd’hui, c’était Vesākha day, il était presque impossible de ne pas s’émanciper.
Khun Yai grand-mère la regardait en souriant. Décidée à ne pas torturer davantage la fillette, elle dit :
« Khun papa et Khun maman t’ont inscrite pour aller à l’ancien temple, le Wat Phra Chetuphon, avec les enfants de ta classe, écouter les sermons des moines et pratiquer le rituel wian tien autour du Bouddha couché. »
Fah ne pouvait s’exclamer et couper la parole à Khun Yai grand-mère, alors elle se mordit la langue et patienta jusqu’à la fin des explications. Elle était excitée et se réjouissait à l’avance de retrouver ses amies devant le grand Bouddha.
« Le rituel se fera en début d’après-midi. Tu ne manqueras pas la fête des radeaux comme cela. »
Fah attendit cinq secondes avant de réagir pour être certaine que Khun Yai grand-mère ait terminé. C’était le cas.
« Khun Yai grand-mère ! s’exclama l’enfant en faisant le wai de reconnaissance, tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse ! Je n’avais pas pu participer l’année dernière et je me demandais si cette année j’allais enfin pouvoir entrer dans la grande farandole de la rive ! »
Fah enroula ses bras autour de la taille de Khun Yai grand-mère et posa sa joue sur son ventre. La vieille dame lui tapota le dos et précisa :
« Pendant que tu seras au temple, j’irai aider tes parents à installer l’esplanade sur les rives du fleuve pour que les radeaux puissent être lâchés librement.
— D’accord, Khun Yai grand-mère. Je vous rejoindrai dès que les moines auront terminé leur ronde et que j’aurai présenté mes respects à Bouddha, assura l’enfant.
— Ne sois pas en retard, Fah, ajouta-t-elle d’un ton sérieux. Avant que tu reviennes, nous ferons en sorte d’aller tous les trois, Khun papa, Khun maman et moi, un moment au temple aussi, le Wat Kalayanamitr Varamahavihara, celui qui est au bord de l’eau, tu sais, celui qui est sur la rive Thonburi du Chao Praya.
— Oui, Khun Yai grand-mère. Mais… tu penses que vous n’aurez pas le temps de me rejoindre au Wat Phra Chetuphon ? Je suis certaine que vous pourrez baigner les mains du Bouddha avec moi. Allez, Khun Yai grand-mère ! Ce serait tellement bien !
— Non, Fah, nous n’aurons pas le temps d’assister à la cérémonie ni de baigner ses mains. Nous irons lui présenter nos respects avec de l’encens au Wat Kalayanamitr Varamahavihara, puis nous retournerons vite au stand des radeaux. Et toi, petite coquine, pas de flâneries ni de rêveries avec ton chat, d’accord ? Tu reviens au plus vite. »
Oh, quand Khun Yai grand-mère levait l’index et ouvrait de grands yeux, il fallait obéir.
« Entendu, Khun Yai grand-mère, je serai là, promis ! dit-elle en agitant sa main pour lui dire au revoir en s’éloignant sur le sentier. Allez, viens, Ahn, on va bien s’amuser ! » dit l’enfant en robe blanche à son gros chat roux.
Khun Yai grand-mère la regarda partir, heureuse que la petite soit enchantée de la surprise, et aperçut Ahn en train de folâtrer dans l’herbe. Elle alla récupérer ses bâtons d’encens dans le salon et déposa le krathong13 de sa petite fille et le sien sur sa charrette. Elles les avaient fabriqués ensemble, s’étaient appliquées à découper les feuilles de bananier pour décorer le pain cuit en forme de rondeau et l’orner de pétales de fleurs avant d’ajouter les bougies et l’encens. La vieille dame avait coupé quelques mèches des cheveux noirs et lisses de l’enfant qu’elle avait déposées au centre du minuscule panier au-dessus d’une pièce de monnaie, offrandes faites au fleuve Chao Praya pour purifier l’esprit. Ce souvenir lui chauffa le cœur. Elle regarda le ciel ensoleillé, pur, sans nuage, et, le sourire dans sa tête, tirant son léger Tuk-tuk en bambou derrière elle, Khun Yai grand-mère prit le chemin du plan d’eau.
***
« Viens, Fah ! On passe par l’embarcadère avant d’aller au temple ! Il y a des souris là-bas ! proposa le félin.
— Bonne idée, Ahn, j’y trouverai certainement un bout de ficelle. J’ai bien envie de confectionner une guirlande de fleurs. Comme ça, je serai prête pour honorer Bouddha !
— Moi, de mon côté, quand tu seras avec ta classe, j’irai fureter vers les étals dénicher un bout de poulet.
— Haha, toi et ton ventre !
— Ben, quoi ?
— Tu ne penses qu’à manger, tu me fais rire ! répondit-elle en enjambant la barrière cassée.
— Tu peux parler, Fah ! Tu grignotes à longueur de journée aussi, je te signale, précisa le félin, amusé, en évitant une flaque d’huile douteuse.
— C’est vrai, avoua l’enfant, j’ai toujours quelque chose sur moi. Tiens, tu veux une croquette ? » demanda-t-elle en sortant une espèce de boule bizarre de la poche de sa robe.
Le chat prit un air dégoûté :
« Oh, non merci, berk, depuis quand ça a traîné là-dedans ? demanda-t-il en se perchant sur une grosse caisse bringuebalante.
— Je ne sais pas, plaisanta Fah, jetant la minuscule boulette par-dessus son épaule. Tu as raison, elle avait une drôle de tête, cette croquette. »
Le chat descendit de son perchoir et s’engouffra dans le trou du mur du hangar à bidons.
« Bonne chasse, Ahn ! »
Elle perçut un miaulement et, concentrée sur sa recherche de ficelle, s’éloigna du bâtiment.
L’enfant musardait, le regard balayant la ruelle sale et encombrée. Elle pensa à son krathong, celui qu’elle avait fabriqué avec Yai grand-mère. C’était sa première fois, elle n’avait jamais fait cette expérience auparavant. Elle sourit à la perspective de faire flotter son radeau. Elle aurait bien voulu assister à un lâcher de lanternes, mais, depuis 2015, c’était interdit à Khrung Thep. Trop dangereux, avaient dit les autorités. Sur les photos dans les journaux, elle avait vu l’immense place de la ville bariolée de gens munis de leur lanterne attendant le signal pour les lâcher. Et les moines dans leur robe orange s’appliquant à allumer leur bougie et la placer dans le cornet beige pour être prêts le moment venu. Oh, comme elle aurait voulu faire un vœu et laisser s’envoler ses espoirs ! Elle se rassura en pensant que, en laissant dériver son krathong, elle pourrait le formuler, son vœu. Et, d’ailleurs, que pourrait-elle souhaiter ? Elle était heureuse ici avec sa famille, ses amies, son institutrice et ses professeurs de français, d’anglais et de piano, son chat aussi. Que voudrait-elle bien changer ? Elle aimait sa vie, les paysages, le soleil, les fêtes et les réjouissances, les bons plats de Yai grand-mère. Rien n’allait s’effondrer, n’est-ce pas ?
« N’est-ce pas, Ahn ? » questionna-t-elle dans le vide.
***
En arrivant au temple Wat Phra Chetuphon, Fah aperçut son amie Lamaï sous les guirlandes de fleurs accrochées à la pagode qui flottaient dans le vent. Elle se dirigea vers elle.
« Salut, Lamaï ! Comment vas-tu ? demanda-t-elle.
— Je vais bien, Fah, je vais bien, laissa-t-elle traîner sa voix.
— Que se passe-t-il, Lamaï ? Tu as l’air préoccupée. Ton frère ne va pas bien ? Tes parents sont malades ?
— Non, Fah. En prenant mon petit déjeuner ce matin, j’ai entendu Khun papa dire à Khun maman que, à cause d’une nouvelle inondation, une maison s’est écroulée dans le lotissement voisin de chez Khun tatie. Et c’est juste à côté, expliqua-t-elle en tendant son menton dans la direction du pâté de maisons. Khun papa a dit à Khun maman que sa sœur devait déménager très vite avant qu’une autre catastrophe se produise ou que sa maison s’effondre. Il a dit qu’elle devait venir vivre chez nous avec sa famille. Alors si Khun papa dit que Khun tatie doit venir chez nous, c’est que c’est grave et dangereux.
— Mais, pourquoi là-bas précisément ?
— Khun papa a dit que l’une des stations de pompage est tombée en panne et que le système de drainage s’est arrêté et, comme le lotissement a été construit sur une zone marécageuse, eh ben, ça s’est effondré.
— Ouf, ta maison est loin de cette zone, heureusement.
— Oui, nous avons la chance de vivre loin de la Chao Praya… Cette rivière devient de plus en plus problématique. Mais nous vivons à proximité d’un autre khlong14, on n’est pas à l’abri. »
Fah se perdit dans ses pensées. Leur maison était bien isolée et loin des khlong, mais le Wat Kalayanamitr Varamahavihara, où ses parents et sa grand-mère avaient décidé de se recueillir cet après-midi, était proche de la rive de la Chao Praya… Ce temple était près de la rivière, bien trop près…
Au son du chant populaire de Bangkok, Fah revint à la réalité et prit la main de Lamaï pour la réconforter, à moins que ce ne fût pour se rassurer elle-même ? Elle chercha Ahn du regard. Inutile, son chat l’avait prévenue qu’il était à la chasse aux souris. La chanson des moines qui arrivaient résonna haut et fort, les fillettes se fondirent dans le groupe d’enfants, prêtes à écouter les prières, un bâton d’encens à la main.
***
Lorsque Fah fit son wai devant la statue juste après que son amie Lamaï est passée, elle ferma ses paupières et pria très fort. Elle demanda à Bouddha de protéger sa famille. Elle en ignorait la raison, mais cette histoire d’inondation et d’effondrement l’inquiétait. Ce fut trop tard. Les mots de l’enfant n’eurent pas le temps d’atteindre l’Illuminé. Lorsque sa prière accéda au dieu, la catastrophe s’était produite. Il ne pouvait plus rien faire pour la famille de Fah.
Lorsque l’institutrice et sa classe sortirent du Wat Phra Chetuphon, le soleil était radieux. Fah transmit ses respects à ses camarades en offrant son wai et souhaita grand courage à Lamaï. Elle lui dit qu’elle pensait bien à elle et que, si elle pouvait aider au déménagement de sa tante, elle viendrait volontiers.
« Ahn ! Ahn, t’es où ? Il faut qu’on rejoigne les parents et Yai grand-mère ! »
Fah s’était arrêtée au stand de sushis, persuadée de trouver l’estomac sur pattes qu’était son chat. Elle souleva un pan de nappe et guigna au-dessous.
« Ah ! Te voilà ! s’exclama-t-elle, soulagée. Il faut qu’on y aille, Ahn ! »
Le félin roux la fixa de ses grands yeux ronds, avala le dernier morceau de poisson, se lécha les babines et sortit de l’autre côté de l’étal. Fah se mit à courir sans faire attention à Ahn qui se débrouillait très bien sans elle.
Elle s’approchait du temple Wat Kalayanamitr Varamahavihara, quand elle entendit les sirènes des ambulances et vit des hommes casqués s’affairer à déblayer les décombres du monument. Elle s’arrêta un bref instant et voulut repartir pour retrouver sa famille. Elle ne devait pas être loin. Ahn fusionna avec l’enfant, il était mal à l’aise et ne trouvait pas sa place, il tournait sur lui-même. Puis, il sentit, il sentit les vibrations… Il s’écria :
« Fah ! Recule ! Recuuule ! ça va s’effondrer de nouveau ! »
L’enfant obtempéra. Son chat venait de lui sauver la vie : ce qui restait du monument s’écroula, ses piliers tombèrent dans le canal, créant d’importants remous, les vagues venant se fracasser contre le rivage, ôtant tout espoir aux survivants coincés sous les débris.
Fah assista à la scène, mortifiée. Même Ahn ne bougeait plus. Nul besoin d’explications, elle avait compris, le décor dévasté parlait de lui-même.
Qu’est-ce qu’on va faire, Ahn, maintenant ? songea-t-elle, les larmes aux yeux. Elle avait des difficultés à synthétiser les événements.
Ahn ne répondit pas, mais ses vibrisses s’agitaient. Il venait d’apercevoir le grand moine, à l’écart de la foule, qui les fixait. Son visage replet sans sourcils, ses joues potelées, le sourire dessiné par des lèvres minces et surtout son regard bienveillant derrière ses lunettes rondes l’attirèrent.
« Viens, dit-il à Fah. Viens, on a quelqu’un à rencontrer. »
La fillette, perdue, suivit son chat. Incapable de prendre aucune décision, dans un état second dû au choc de la perte de sa famille tout entière, elle lui emboîta le pas, comme ivre, et s’approcha du moine sans vraiment le voir.
Le Jura – France – 15 février 2022
Traïanós était sur le chemin du retour de sa longue balade en forêt quotidienne. Le mois de février était froid, mais lumineux. Il s’arrêta un instant pour profiter des rayons du soleil matinal, inspira profondément et s’étira. Puis il expira, le sourire aux lèvres, laissant un nuage de vapeur se désintégrer dans la brise légère. Il avait levé les yeux et avait aperçu Thétis voguer dans les airs, il ne se lassait pas d’admirer ses ailes de requin langoureuses battre le vent. Sa raie adorait partir de longs moments seule, elle aimait de temps à autre flotter sans aucun but, et se régalait de la sensation du souffle sur son corps. Elle tournoya, puis fila en direction de la maison, suivie par Traïanós qui évoluait juste au-dessous d’elle. Elle pouvait voir sa tête brune et son écharpe colorée dépasser de sa grosse doudoune rouge en plumes.
L’homme à l’écharpe pressa le bouton de sa clé magnétique et, au Bip, la porte s’ouvrit. Thétis s’engouffra à l’intérieur, continuant ses tours et ses détours dans les vastes pièces. Les raies meurent si elles s’arrêtent de nager, Thétis mourrait si elle cessait de voler.
L’homme grec prit une tasse, versa l’eau frémissante sur son sachet de thé noir et, pendant qu’il infusait, monta prendre une douche. Il était presque onze heures et Traïanós n’avait pas encore commencé son travail. Une fois en tenue décontractée, il attrapa son mug encore fumant et s’installa à son bureau pour lire Le Vent des Montagnes, sa gazette du matin.
Traïanós disposait d’un arsenal d’ordinateurs pour ses recherches et être certain d’être branché aux quatre coins du monde au même moment, mais, son journal, il le lisait à plat sur une table. Pour lui, la lecture était sacrée et il dévorait les livres en tournant les pages et non en les faisant dérouler sur un écran.
Alors qu’il parcourait les faits divers de la veille, son regard s’accrocha sur les lettres du titre de l’article Meurtre au Jardin qui traitait d’une jeune fille retrouvée inconsciente près du cadavre d’un homme égorgé. Tout portait à croire qu’elle avait assassiné le type et, pourtant, Traïanós avait des doutes. Il relut le texte et observa la photo de plus près. L’image était floue, il ne parvenait pas à distinguer quoi que ce soit. Aucun détail, rien. Les visages avaient été brouillés et les corps passés derrière un filtre pour ne pas choquer les lecteurs. Un malfrat égorgé par une gosse de quinze ans ? Impossible. À première vue, elle était frêle et le gars très grand, il était donc peu probable qu’elle lui ait fait la peau. Si seulement cela pouvait être elle… La jeune fille au puma qu’il cherchait depuis des années… Il leva les yeux du bulletin et posa son regard bleu sur sa raie :
« Qu’en penses-tu, Thétis ? Et si je me faisais passer pour un médecin légiste histoire d’aller voir à la morgue à quoi ressemblent ces coups de rasoir ? »
Thétis virevolta et rit en prévision d’une future trouvaille inespérée :
« Tu arrives toujours à te faire passer pour n’importe qui, toi ! Et tu as un tel aplomb et un toupet naturel si énergique, que personne ne doute un instant de tes mensonges.
— Ah ça, c’est vrai ! s’exclama-t-il en refermant LeVent des Montagnes. Mais je dois avouer que ma fortune aide bien… Un pot-de-vin par-ci, une enveloppe bourrée de billets par-là, ça fait la différence.
— Je viens avec toi, mais va te changer d’abord, tu ne peux pas rester en tenue d’intérieur pour aller à la morgue.
— Bien, mon colonel, dit-il en riant. Je file m’habiller ! »
Alors que Traïanós faisait démarrer sa moto Guzzi noire, Thétis fusionna avec lui. Il enclencha la vitesse et démarra, roulant au pas sur le chemin caillouteux de son coin de montagne jurassienne jusqu’à la route secondaire, puis la principale. Il serait à la morgue dans une heure. Son impatience le rongeait. Il avait attendu quatre années, il pouvait bien tenir soixante malheureuses minutes supplémentaires, non ? La raie sentit les nerfs de Traïanós s’électriser. Elle entama une discussion pour lui changer les idées :
« Si vraiment ce sont des marques de griffes de puma, on peut dire que tu l’auras trouvée, ta jeune protégée. N’est-ce pas incroyable, Traïanós ?
— Je crois que, pour une fois, je suis sûr de mon coup. J’ai un bon pressentiment. Mais si c’est elle, il va falloir la sortir de la maison d’arrêt et ça, ce n’est pas gagné.
— Oh, mais tu vas bien t’arranger, je te connais ! sourit-elle.
— Pas dit, Thétis. Quand il s’agit de police et de tribunal, de juge et d’incarcération, ça devient compliqué.
— Je ne me fais pas de souci, je suis certaine que tu vas réussir à gagner sa confiance.
— Tu sais ce qui m’interpelle, Thétis ?
— Non…
— Eh bien, c’est qu’elle ne figure sur aucune liste, aucun réseau, comme si elle n’existait pas. Tu lances un moteur de recherche, tu tapes son nom, dépouilles tous les annuaires, bref, et tu ne trouves rien. Aucun détail sur sa vie, aucune indication… C’est étrange, non ?
— Oui, mais c’est ça qui est croustillant, beau brun. C’est qu’elle reste un mystère !
— Beau brun, beau brun… Je commence à avoir des cheveux blancs tout de même. Et ma barbe blanchit… »
Thétis rit aux éclats, ce qui déclencha un geste inopiné du bras gauche de Traïanós.
« Estime-toi heureux, à quarante-huit ans, de n’avoir que quelques mèches blanches. »
Il sourit. Thétis était satisfaite de lui avoir fait penser un instant à autre chose que ce qu’il découvrirait.
Les pas se rapprochaient, Galáteia pouvait discerner qu’ils seraient trois à lui rendre visite. Elle inspira, tripota le piercing de son sourcil droit et dit :
« Tchoï, calme-toi. Il ne va rien m’arriver. En tout cas, pas pour l’instant. Chut, tout va bien se passer. »
Bien qu’ils aient fusionné, la jeune fille sentit son puma en position de défense. Elle susurra encore quelques mots apaisants. Le félin se coucha sur le côté, les oreilles dressées, le cou tendu. La porte s’ouvrit.
Un inspecteur de police pénétra dans la pièce aseptisée, flanqué de deux gardes du corps qui se positionnèrent debout, dos contre le mur, les jambes écartées, une main à la ceinture, l’autre sur une matraque. Et le tout, en silence. Tout ça pour moi, pensa Galáteia, je suis si terrible et dangereuse que ça pour qu’il faille trois flics pour m’interroger ?
Celui qui devait être l’inspecteur avança d’un pas, saisit la chaise bancale, l’approcha du lit de l’accusée et s’installa. Galáteia le regarda sortir son carnet de sa poche de par-dessus, fouiller son gilet pour dégoter son stylo, se gratter la tête en ébouriffant ses cheveux poivre et sel, bâiller et planter ses yeux gris dans les siens avant de dire :
« Bonjour, Galáteia. C’est bien ça, votre prénom : Galáteia ? »
La jeune fille n’ouvrit pas la bouche, mais acquiesça d’un hochement de tête. Elle commençait à avoir des sueurs froides. Les deux hommes contre le mur la fixaient d’un air peu commode. Heureusement, l’inspecteur, lui, semblait plus détendu.
« Je suis l’inspecteur Sherman Faurel. »
Galáteia réussit à articuler :
« Vous pouvez m’appeler “Galathée” si vous voulez… Si c’est plus facile pour vous… »
Sans ambages, comme s’il n’avait rien entendu, il enchaîna :
« Bien, dites-moi, Galathée, comment vous avez fait pour tuer ce type ? Non pas que la police s’en plaigne, au contraire, vous nous avez débarrassés d’un problème, mais… »
Galáteia se redressa d’un coup sans faire attention aux tuyaux qui accrochèrent la seringue du goutte-à-goutte plantée dans son bras. Elle grimaça.
« Tuer qui ? »
Faurel la toisa.
« Mmm, je vois, on nie tout, tout de suite…
— Mais je ne peux rien nier puisque je ne sais pas ce qu’il s’est passé ! » s’emporta-t-elle.
Les deux hommes décollèrent leur dos du mur, le cou sorti des épaules, leur torse bombé. L’inspecteur aux yeux gris fit un geste de la main sans se retourner, les gardes se décontractèrent.
« Dommage si ce n’est pas vous, rétorqua l’homme de loi, déçu, j’aurais bien voulu savoir comment vous vous y étiez prise. »
Faurel lut de l’incompréhension dans les yeux de la jeune fille. Au fond de lui, il savait qu’elle n’avait rien fait. Elle ne pouvait pas avoir assassiné le gars. Il était bien trop costaud, bien trop grand, elle n’aurait jamais pu atteindre sa jugulaire vu sa petite taille. Et dans ce cas précis, le rapport précisait que non seulement elle aurait atteint la veine, mais que, en plus, elle aurait donné quatre coups de scalpel parfaitement parallèles ? « Laissez-moi rire », avait-il dit au juge des mineurs lorsqu’il l’avait chargé de l’enquête tôt ce matin. Mais le juge n’avait rien voulu entendre. Alors, le voilà en train d’interroger une innocente. Il n’empêche qu’il aurait bien voulu qu’elle ait été témoin de la scène de crime parce que ces quatre entailles l’embarrassaient.
« Vous ne vous souvenez vraiment de rien ? » finit-il par demander.
Elle fit non de la tête.
« Okay, alors commençons par le début. »
L’inspecteur mit ses coudes sur ses genoux et avança son torse, ses yeux gris fixant ses iris dorés. Il enchaîna :
« Cette nuit, vers trois heures du matin, deux policiers qui faisaient leur ronde vous ont retrouvée, gisant inconsciente à côté du cadavre de Bertrand Vancha – un proxénète recherché par les forces de l’ordre – et couverte de son sang. Après avoir appelé une ambulance, ils ont prévenu leurs collègues pour confirmer les faits et encercler la scène de crime de rubans jaunes. Bertrand avait des trous profonds dans le biceps, sa gorge était lacérée de quatre marques nettes, comme si l’assassin avait utilisé un scalpel à quatre lames. Les entailles étaient propres et le coup a été porté d’un seul mouvement. Si vous préférez, comme si un tigre – oui, je sais, c’est idiot, mais c’est juste pour que vous vous fassiez une idée – oui, donc un tigre, ou une panthère si vous voulez, lui avait donné un coup de patte. »
Faurel s’arrêta pour lui laisser le temps de digérer les faits, se redressa et demanda :
« Bon, admettons que ce n’est pas vous, vous n’avez rien vu ? Rien entendu ? »
Galáteia était devenue muette, aucun son ne pouvait sortir de sa bouche. Bien sûr que si, elle se doutait de ce qui avait bien pu se passer, ses idées se remettaient en place, mais comment aurait-elle pu lui dire que son puma l’avait défendue contre le salaud qui l’avait assommée et que c’était lui qui l’avait mordu et qui lui avait tranché la jugulaire ?
À l’intérieur, Tchoï gronda.
Doucement, Tchoï, doucement, il est mort, c’est fini, le rassura Galáteia.
« Non, rien, je n’ai rien entendu… À vrai dire, je ne me souviens de rien. »
Faurel coupa d’un ton sec :
« Vous aviez pris de la drogue ? Vous étiez défoncée, c’est ça ?
— Non ! » cria Galathée, déclenchant une vive réaction des deux gorilles à la matraque.
L’inspecteur fit un signe du bras, les cerbères se repositionnèrent.
« Alors que s’est-il passé ? Vous feriez mieux de tout m’expliquer parce que sinon vous allez devoir prendre un avocat, obligatoire pour une mineure, et vous serez envoyée dans une institution spécialisée. »
Il marqua une pause pour lui laisser le temps de réaliser sa situation.
« Et qui sait pour combien de temps… Et à cela, il faut ajouter votre fuite de l’orphelinat… Vous êtes en mauvaise posture, croyez-moi, jeune fille. Vous les accumulez, on dirait… »
Galáteia, qui n’était pas du style à pleurer, ne trouva pas mieux pour dérouter son adversaire. Elle versa de grosses larmes silencieuses et se cacha la figure avec l’une de ses paumes, l’autre bras étant toujours relié au moniteur. Elle eut honte pourtant ; l’inspecteur était gentil et elle se sentit mal d’abuser de sa confiance, mais il lui fallait gagner du temps. Elle se trouvait d’autant plus infâme qu’il lui prenait la main pour la consoler.
« Allez, calmez-vous. Je vais faire en sorte que vous restiez ici jusqu’à demain, le temps que vous repreniez vos esprits. Ensuite, on verra. Ça vous va comme ça ? »
Tchoï soupira et se coucha. Il se mit à ronronner. Galáteia pleura de plus belle, mais, cette fois, de soulagement.
« Bon, messieurs, je crois que nous allons laisser cette jeune fille se reposer », dit l’inspecteur en se levant et en rangeant la chaise dans le coin de la pièce.
Il se tourna vers Galathée et lui souhaita un prompt rétablissement.
« Nous aurons plein d’autres occasions de nous revoir, dit-il en lui tendant sa carte de visite. Entre-temps, n’hésitez pas à m’appeler si quelque chose vous revient en tête. »
Galathée s’essuya le visage avec sa manche de pyjamas, fit oui de la tête et, tout en reniflant, lui dit au revoir de la main.