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La chasse à courre est à la mode. Le seigneur du château se plaît à terroriser la faune de la forêt avoisinante. Décidés à se débarrasser de Sa Majesté, des animaux unis par un étrange secret s’allieront à une poignée d’humains. Leur action est-elle justifiée ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Nadège Négrin écrit par passion. Concernée par le sort de notre planète et de tout être vivant, elle se plaît à penser que subsiste l’espoir de retrouver la paix et l’équilibre. Après la parution de "Au détour d’une planète", en 2023 aux éditions Le Lys Bleu, elle récidive avec "Un combat justifié".
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Seitenzahl: 432
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Nadège Négrin
Un combat justifié
Roman
© Lys Bleu Éditions – Nadège Négrin
ISBN : 979-10-422-2640-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
De la même auteure
Au détour d’une planète, Le Lys Bleu Éditions, 2023.
À Éléna,
Quel monde va-t-on te laisser, ma chérie… ?
Les animaux
Raton laveur : Procyon ;
Blaireau : Hieronymus ;
Blaireau : Barnabas ;
Loutre : Pélagie ;
Loutron : Otho ;
Loutron : Guido ;
Renarde : Eulalie ;
Renard : Clovis ;
Louve grise : Apollonia ;
Loup gris : Athanasius ;
Lynx : Balkan ;
Faucon pèlerin : Pélegrine ;
Grand-Duc européen : Bubo ;
Chèvre : Adélaïde ;
Chien : Eustache.
Les humains
Mère de Pâris : Apolline ;
Père de Pâris : Hippolyte ;
Fils d’Apolline et de Hippolyte : Pâris ;
Officier : Aymeric ;
Cuisinière : Mathilde ;
Cuisinier : Ignatius ;
Marquis : de Nathaniel ;
Espion du marquis de Nathaniel : Marrube ;
Médecin du marquis de Nathaniel : Guillaume du Touret ;
Espion de Théophraste : Oxalis ;
Père de Théophraste : Duc du Pont-Choisseau ;
Fils du duc : Théophraste du Pont-Choisseau.
Prologue
J’écris la nuit. Quand tout le monde dort. Enfin… Quand on croit que tout le monde dort. Si vous tendez l’oreille, la nature vous parle et elle a beaucoup de choses à vous dire. C’est d’ailleurs grâce à elle que ce livre est né.
Tout commença lorsqu’une nuit d’hiver, j’entendis des cris de renards qui traversaient mon jardin. Je cessai d’écrire, relevai mon nez de mon manuscrit. Mon cœur battait à la chamade. Je n’arrivais plus à me concentrer. Ma plume suspendue au-dessus d’une page, j’espérais d’autres de leurs manifestations. La sensation extraordinaire qu’était cette attente était unique en son genre. Vous tremblez un peu, vous êtes impatient. Et même si, enfermée dans mon bureau, je ne pouvais pas les voir, le seul fait de savoir qu’ils étaient là, tout près, à parcourir mon gazon, avec leur fourrure rousse et leur bout de queue blanc, me transportait. Depuis, je les guette chaque nuit.
L’histoire de ce livre se concrétisa un après-midi alors que j’allais ouvrir ma porte-fenêtre du salon pour nourrir les oiseaux de mon jardin. Je stoppai mon geste, une main sur la poignée, le sac de graines dans l’autre. Je le vis, juste derrière ma vitre : un renard se promenait sur ma terrasse et reniflait çà et là. Ma main figée sur cette poignée de porte, j’essayais d’organiser mes émotions alors qu’il reprenait déjà son chemin. Outre le bonheur d’avoir pu approcher un animal sauvage, mon cœur implosa de désespoir. Je réalisais que, pour croiser un goupil en plein après-midi et si près des habitations, c’était qu’il devait avoir faim. Et comme dirait Arthur Rimbaud décrivant les corbeaux affamés, ce renard cherchait sa vie1.
Cette rencontre ne fut pas la dernière, je le revois souvent se balader sur mon gazon et je l’observe chaque fois avec autant de plaisir, tout comme je guette, fébrile, les appels de ses compatriotes. Nos rendez-vous fortuits me ravissent et pourtant je frémis… Je frémis parce que j’entends trop souvent les balles des fusils trouer l’air frais des dimanches matin dans le bois voisin. Vous l’aurez deviné, ce livre traite de combat pour la survie et de vénerie, cependant, de façon très légère. Mon but étant de vous ravir, pas de vous écœurer.
J’espère, chères lectrices, chers lecteurs, que vous passerez un bon moment à découvrir les caractères, les manies, les drôleries de chacun des animaux des bois qui évoluent au fil des pages. Vivez leurs frissons d’angoisse, leurs rires, leur convivialité. Mais savourez surtout l’amour et l’amitié qui les lient. Mon histoire est une ode à la vie, un message d’espoir que j’avais envie de partager avec vous. Gardez votre regard d’enfant, émerveillez-vous de la nature, prenez du temps pour écouter les chants des oiseaux, pour contempler le bleu du ciel et l’éclat du soleil, pour savourer ce qu’elle nous offre encore, car elle nous apporte bien plus que ce que nous pensons, et cela ne va pas durer.
Deux ans sont passés depuis que le grand incendie a ravagé toute la partie ouest de notre belle forêt et que le seigneur du château de derrière la colline a pris le pouvoir sur nos bois. La vénerie est à la mode, nos vies sont, chaque jour, menacées. Et nous venons de te perdre, Barnabas… Notre clan te pleure.
Nous sommes encore trop peu à connaître le secret pour pouvoir agir. Peut-être devrions-nous étendre notre cercle, comme tu l’avais suggéré. Demain, Hieronymus réunira le conseil.
Dors en paix, mon ami.
Adieu,
Prairial, an VIII2
Procyon
La minuscule étincelle lécha les feuilles sèches qui, à leur tour, embrasèrent les brindilles cassantes jonchées sur un sol aride délaissé par la pluie. En ces temps reculés, les averses avaient déserté la région, les températures étaient en constante hausse et le soleil frappait sans pitié. La rivière qui scindait la forêt avait vu son niveau descendre bien bas. Ce fut ce singulier cours d’eau, néanmoins, qui sauva la partie ouest du bois en empêchant, malgré lui, le feu de se propager.
Les arbres s’enflammèrent comme des torches, la fumée noire et grasse tacha le ciel bleu. Les animaux fuyaient, beaucoup furent condamnés. Le blaireau avait senti l’odeur acide et tentait de sauver sa vie, comme tous les autres. Il sortit de son terrier. L’air était suffocant. Il éternua. Ses yeux le piquèrent, sa vue se troubla. Il réalisa que c’était peine perdue, l’incandescence était insupportable. Alors il fit demi-tour, se réfugia sous la terre et réfléchit à une échappatoire. Frénétique, il se mit à creuser, cherchant à s’enfoncer pour bénéficier de l’humidité ambiante des souterrains. Il entendait le rugissement des flammes gronder au-dessus de sa tête, il lui sembla sentir de la chaleur sur sa fourrure. Il s’activa. Plus rien n’avait d’importance sauf de s’enterrer le plus profondément possible. L’animal noir et blanc ferma ses paupières et pensa à son frère pour se donner du courage. Où pouvait-il bien être ? Il l’ignorait, alors il se concentra à nouveau, planta ses griffes dans la terre molle et poussa de toutes ses forces. Soudain, le sol se déroba sous ses pattes et son corps s’enfonça brusquement jusqu’à hauteur d’épaules, son ventre aplati sur la terre fraîche. Ses dents claquèrent alors que sa mâchoire percutait le terreau. Le blaireau tenta de se hisser hors de cet enchevêtrement, mais ses pieds s’agitèrent dans le vide. Il n’avait plus de points de pression, il était au-dessus d’une poche. Ses coussinets captèrent de l’air frais ; cette nouvelle sensation l’affola, il imagina un gouffre. Il voulut rebrousser chemin et se mit à gigoter ; il aggrava la situation : une motte céda, puis le pan entier. Sa chute fut brève. Il s’écrasa sur le sol d’une pièce caverneuse tempérée. Sa truffe maculée de boue, les poils en bataille, le mustélidé se tapit, immobile, à l’affût du moindre bruit, du moindre mouvement. Il sentit la fraîcheur de la terre sous son ventre velu. Il frissonna.
Sa curiosité prit le dessus, il flaira l’air ambiant. Sa vue ajustée aux ténèbres, il inspecta l’endroit. Cette grotte de glaise était minuscule et n’aurait pu contenir qu’à peine trois blaireaux. Il ne distingua rien de particulier ; la caverne était vide, hormis un modeste amas de cailloux blancs. Étrange… Le mustélidé se redressa et avança. L’odeur peu commune des galets l’intriguait. Soudain, le sol trembla ; à la surface, le feu dévorait le reste de la végétation et giflait l’air de ses flammes hystériques. La bête noir et blanc s’aplatit, les oreilles plaquées en arrière, redoutant le moment où il se ferait écraser par les tonnes de terre suspendues au-dessus de sa tête. Il mit son museau entre ses pattes et attendit, résigné, que l’incendie s’éloigne et, avec lui, les bruits angoissants de son appétit. L’animal reprit ses esprits et se releva. Il lui fallait regagner la sortie de toute urgence, l’oxygène commençait à manquer. Ses pattes étaient fébriles, sa tête tournait et sa truffe le chatouillait. Il tituba et tomba sur le flanc, sa joue rebondit sur l’amas de pierres blanches. Ses crocs s’entrechoquèrent. La douleur le paralysa. Il s’obligea à respirer calmement. Puis il ressentit de doux picotements au travers de ses moustaches alors que son nez effleurait les cailloux. Son esprit vacilla. Hieronymus éternua.
Le loup gris, assis sur son rocher, flaira de loin l’odeur âcre des flammes. Sa louve, à quelques mètres de lui, nourrissait ses louveteaux. Elle se redressa, interrompant la tétée. Sa progéniture gémit de protestation. Elle n’en fit cas. Elle saisit le plus faible dans sa gueule et détala, son loup fermant la marche, un autre bébé entre ses crocs. Les deux autres louveteaux, bien plus alertes, tenaient la cadence. Les parents connaissaient la rivière et savaient à quel endroit franchir les flots. Le couple traversa le cours d’eau en empruntant un pont de fortune fait d’amas de branches charriées par le courant, déposa les deux premiers louveteaux et fila chercher les petits restés de l’autre côté. Une fois tous regroupés, ils détalèrent loin de l’incendie, et en direction contraire à celle du château, celui de derrière la colline.
Les vibrisses de la loutre s’agitèrent, elles captaient des odeurs de brûlé. Elle sortit hors de son terrier. Du feu… Elle retourna dans sa catiche chercher ses loutrons. Sans perdre de temps, les trois mustélidés plongèrent, puis progressèrent jusqu’à la berge. Ils se donnèrent la main pour ne pas dériver et s’assurer de rester ensemble, comme ils le faisaient pendant leur sommeil. La mère aperçut une famille de loups gris traverser la rivière grâce au tas de branches charriées par le courant. Comme elle était seule avec ses petits et très inquiète pour son mâle qui ne les avait toujours pas rejoints, elle décida de la suivre. Elle ne pouvait attendre son compagnon, les vapeurs toxiques étoufferaient l’air bientôt saturé. Elle aida ses fils à se glisser sur la berge en les poussant de son museau et les fit se hâter en direction contraire à celle du château, celui de derrière la colline.
La renarde courait au-devant, se retournant sans cesse pour s’assurer que ses deux petits suivaient. Elle dut ralentir l’allure pour les attendre et les poussa de sa truffe pour les encourager. Elle capta un éclair roux du coin de l’œil et vit son mâle attraper l’un des renardeaux au passage. Elle saisit le second dans sa gorge brûlante et suivit ses traces. Alors qu’ils traversaient la rivière grâce aux branches entassées, ils humèrent l’odeur d’une famille de loups et distinguèrent des loutres se faufiler entre les arbres. Suivant leur exemple, ils s’élancèrent dans la même direction, contraire à celle du château, celui de derrière la colline.
Les cris de panique de myriades d’oiseaux déchiraient l’air et rebondissaient sur la surface de la rivière qui avait vu passer rongeurs, léporidés, cervidés… tous affolés, désorientés, aveuglés par l’air souillé. Certains avaient perdu leur famille, d’autres avaient été séparés. Des heures durant, l’incendie s’était repu de corps et de vies, de fougères, de fleurs, de feuilles, de branches, jusqu’au moment où le vent tomba et la pluie, lourde de soufre, s’abattit sur la végétation cramoisie.
Perché sur un rocher, le lynx, l’un des premiers à avoir franchi le cours d’eau, avait vu passer tous les autres. Tous, sauf un seul blaireau. Impuissant et désolé, il descendit de son promontoire, s’éloigna du nuage nauséabond et asphyxiant, et suivit la troupe dans la direction contraire à celle du château, celui de derrière la colline.
Lorsque le blaireau ressortit de la grotte aux galets blancs, le feu était mort. Il s’ébroua et cligna des paupières. L’air était encore saturé de cette odeur de bois brûlé qui lui irritait les narines et lui piquait les yeux. L’animal déposa le galet qu’il avait choisi entre ses pattes et s’assit un instant. Il se releva aussitôt, le sol chaud lui picotait les fesses. Il saisit le caillou blanc dans sa gueule et se dirigea en direction de la rivière.
Le renard, qui venait d’installer sa famille dans un terrier abandonné, le perçut bien avant qu’il apparaisse. Il avait l’habitude de son odeur ; avant le grand incendie, ils partageaient les mêmes tunnels. Le « petit-ours », comme il aimait le surnommer, vivait avec son frère quelques mètres au-dessous de son habitat. Le goupil ne s’échappa point à son arrivée. Au contraire, on eût dit qu’il l’attendait. Il huma le vent. Le blaireau dégageait, en plus de son effluve habituel, des relents de terre humide et une odeur particulière. Interpellé, il s’approcha et renifla l’étrange chose ronde et lisse que son ancien voisin noir et blanc venait de déposer sous son museau. Le blaireau récupéra alors le caillou et fit mine de s’éloigner. Le renard regarda tour à tour son terrier, puis son guide. Il glapit, sa compagne sortit. Il colla sa truffe contre la sienne pour la rassurer et, curieux, suivit le gros pataud. Il était envoûté par l’odeur étrange et ne pouvait réagir autrement que de l’accompagner.
Le lynx les épiait. Il avait, lui aussi, humé l’air, et ses vibrisses avaient tremblé d’une façon inattendue. Le félin n’avait pas saisi ce qu’il se produisait, mais il ne put s’empêcher de les suivre. Discret et furtif, il les vit s’enfoncer dans la forêt calcinée. Il dut faire preuve de dextérité exacerbée, ses coussinets ne supportant pas la chaleur de la terre charbonneuse. Le renard et le petit ours se dirigeaient vers leur ancien terrier devant lequel ils s’arrêtèrent. Tous deux humèrent l’air. Le vent léger leur avait dévoilé la présence du gros chat. Ils l’aperçurent au loin, l’ignorèrent, puis, sans crainte, s’enfoncèrent dans le tunnel. Le renard ne comprenait toujours pas, mais une force invisible l’incitait à faire confiance au blaireau qui évoluait devant lui. Le passage se rétrécissait, ils pouvaient tout juste se faufiler. Puis, la sensation d’une infime brise fraîche sur la truffe, et pouf ! la bête noir et blanc disparut. Le renard planta ses griffes dans le sol, manquant, lui aussi, de tomber dans la cuve terreuse. Il jeta un coup d’œil en contrebas et aperçut son guide planté devant un amas de cailloux laiteux. Il sauta sans hésiter et s’approcha des galets. Le blaireau ne bougeait plus, il fixait son compatriote occupé à renifler les drôles de pierres. Le renard leva son menton blanc, le roux de son pelage scintillait presque à leur lueur blanche, il scruta son ami et dit :
« Hieronymus ? C’est ton nom, c’est ça ? »
Le blaireau acquiesça :
« Salut, Clovis. »
Le lynx commençait à s’impatienter. Pourtant, c’était son fort de rester des heures à guetter. Mais il se sentait vulnérable ici, il était trop visible au milieu des arbres calcinés avec sa fourrure fauve et son col blanc. En plus, il avait trop chaud ; entre les rayons du soleil et le sol brûlé, les pelotes4 de ses pattes passaient un sale quart d’heure. Et voilà que sa truffe saturait et que ses yeux picotaient. Il s’ébroua.
Alors qu’il se décidait à partir, ses oreilles captèrent un remue-ménage. Étonné de ce manque de vigilance, mais curieux de savoir ce qu’ils manigançaient, il attendit qu’ils sortent de leur ancien terrier. Il huma la brise ; il détecta cette drôle d’odeur envoûtante qui s’évaporait de leur pelage.
Les deux compères repérèrent le félin. Malicieux, ils se plantèrent devant lui et le fixèrent. Le gros chat se releva et, attiré par la même force invisible qui avait poussé Clovis à suivre Hieronymus, accompagna le petit ours.
Le goupil patienta près d’un chablis calciné pendant que le félin s’engouffrait dans la galerie avec la bestiole noir et blanc. Peu de temps après, Balkan émergeait du tunnel aux côtés de Hieronymus.
Il est temps d’aller chercher mon frère, se dit le petit ours.
« M’man, j’vais faire un tour !
— Ne t’éloigne pas trop, Pâris, tu sais ce qu’a dit ton père !
— Oui, oui ! » répondit le jeune garçon déjà engagé sur le sentier, un coutelas à la main, sa besace sur les hanches, et ses longs cheveux bruns rassemblés en queue de cheval.
Debout sur le pas de la porte de leur chaumière, Apolline le regarda s’éloigner en s’essuyant les mains dans son tablier. Résignée, elle secoua la tête – ses boucles noires sursautèrent – puis reprit son ouvrage à la cuisine. Il est vrai que son fils avait hérité de la carrure impressionnante de son père et que, à seize ans, c’était déjà un homme, mais elle s’inquiétait toujours pour lui. La forêt restait dangereuse, et tout pouvait arriver. Hippolyte, son époux, avait tenu à construire sa maison loin du village, reculée. Toute de pierre et de bois qu’elle était, cette maison, avec une avancée pour avoir un peu d’ombre l’été et de la place pour ranger les bûches à l’abri des intempéries, l’hiver. Son mari avait bien pensé les choses. Il avait d’ailleurs, avec l’aide de Pâris, élaboré une roue à aubes qu’ils avaient fixée, elle ne savait comment, dans la rivière en contrebas. Elle avait été ravie, car grâce à la rigole de rondins de bois creusés qu’ils avaient attachés les uns aux autres, l’eau arrivait jusque dans leur potager. Les récoltes étaient maigres, mais suffisantes pour passer les saisons sans subir la faim, et la forêt pourvoyait beaucoup. Grâce à cet ingénieux système hydraulique, ils pouvaient également se laver sans être obligés d’aller jusqu’à la rivière. Cela limitait les allées et venues, Hippolyte n’aurait pas apprécié se faire remarquer par les gens du château. Et pour cause, il passait une bonne partie de ses journées à faire sauter les pièges que les valets s’échinaient à installer. Il ne supportait pas le braconnage : peu bavard, il n’avait jamais eu besoin de le dire, ses yeux verts avaient parlé pour lui. Apolline tremblait souvent, car les punitions pour quiconque se mêlait des affaires du duc étaient la pendaison et l’éviscération. Certains soirs, alors que la nuit était tombée et qu’il tardait à rentrer, ses iris noirs d’épouse inquiète scrutaient les ténèbres. Elle imaginait le pire, n’en laissant rien paraître devant son fils.
Lorsqu’il était petit, Apolline emmenait Pâris plus loin dans la forêt ; elle lui apprenait à reconnaître les plantes médicinales, à les cueillir sans les endommager, puis lui expliquait de quelle manière les faire sécher ou les écraser pour ensuite les incorporer à de l’huile. Hippolyte ramenait souvent des animaux blessés à la chaumière et son fils devait savoir de quelle façon les soigner. Alors, ils partaient se balader et s’arrêtaient au gré des plantes qu’ils rencontraient.
Lors de leurs longues promenades, Apolline se sentait épiée parfois. Elle avait l’impression désagréable d’être surveillée. Alors, ces jours-là, elle prenait Pâris par la main, parlait fort et rebroussait chemin, sourde au chant joyeux des mésanges, aveugle au vol léger des fauvettes. Et maintenant, le petit se baladait tout seul, impossible de le retenir, il n’en faisait qu’à sa tête. Lui non plus n’aimait pas la foule. Comme son père, c’était toute une histoire de l’emmener au village troquer leurs légumes contre des œufs ou du fromage. Du reste, depuis que Pâris était en âge d’accompagner sa mère, Hippolyte avait trouvé la bonne excuse pour ne plus y aller. Trop de monde et trop bruyant, qu’il disait, et en plus je n’aime pas l’odeur des rues, ça sent le cadavre, avait-il ajouté une fois qu’il était tracassé. Il avait saisi son outil et s’était enfoncé dans la forêt.
Clovis avait déjà croisé l’homme gigantesque plusieurs fois. Il reconnaissait son effluve boisé. Aujourd’hui, ses doigts étaient enroulés autour d’une espèce de pic en métal. Étrange… Où va-t-il donc avec ce pieu ? Le renard huma l’air. Il était inquiet, il palpait des ondes négatives, celles d’une énorme contrariété, presque celles de l’agressivité. Le géant n’avait jamais été cruel pourtant…
Ce que Clovis avait perçu comme de la combativité n’était autre qu’un immense désespoir mêlé à une profonde colère. Hippolyte avait l’estomac retourné de dégoût, car il avait trouvé un lièvre pris dans une nouvelle sorte de piège bien plus cruel que ceux habituels. Jusqu’à maintenant, les mâchoires de fer étaient lisses et ne faisaient qu’emprisonner la bête – si elle avait de la chance, car quelquefois le claquement sec des arcs de cercle lui cassait les côtes qui, à leur tour, lui perçaient les poumons – pour laisser tout le loisir aux braconniers de tuer la victime de leurs propres mains. Mais ce piège-là, cet instrument de torture, était doté de mâchoires dentées qui, en se refermant sur un museau ou une nuque, infligeaient à l’animal d’atroces souffrances. Hippolyte ruminait dans sa barbe. Il aurait bien voulu tenir entre ses mains le crétin qui avait inventé le mécanisme qu’il était en train de dégingander avec son pic pour essayer de libérer le lièvre coincé dans les mandibules en acier. Bon sang, la pauv’ bestiole, si j’arrive à la sauver, ce sera un miracle. Mais il était trop tard ; la victime inerte, vidée de son sang, commençait déjà à se raidir, ses yeux fixes, abasourdis de tant de cruauté, dirigés vers le ciel. Hippolyte secoua la tête et se releva après avoir pris soin de déposer le corps froid sous un mince tapis de feuilles. Il reprit sa route plus énervé et désespéré que jamais.
En général, l’humain restait discret et évoluait prudemment, mais, cette fois, c’était le contraire, le grand homme châtain faisait du tapage. Clovis fut d’autant plus étonné. Voilà une bonne raison de le suivre. Il leva la tête, dirigea ses oreilles vers l’arrière et aboya une seule fois pour saluer Balkan. Le lynx aussi aimait bien l’humain, il le suivait souvent, mais on le surprenait davantage à surveiller Pâris et Apolline. Le félin appréciait le gamin parce qu’il avait toujours plein d’idées judicieuses et qu’il regorgeait de vie. Il trouvait la femelle qui l’accompagnait un peu trop calme, mais douce et inoffensive. Alors il scrutait les alentours et les précédait dans leurs balades pour s’assurer que tout aille bien.
Hippolyte sortit du sentier et disparut derrière les immenses fougères. Clovis vit les buissons bouger, puis sentit une odeur d’angoisse agresser ses narines. Il perçut des bruits fort désagréables qui lui écorchèrent les oreilles. Les cils auditifs de Balkan furent également soumis à rude épreuve. Le félin se faufila et se positionna de façon à surplomber la scène. Clovis eut comme un goût de sang dans la gueule. Alarmé, il louvoya entre les racines et observa.
« Pauv’ bestiole, c’est pas croyable. Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, à toi aussi… » marmonnait Hippolyte.
Un chevreuil était allongé sur du lichen, une patte prise dans un piège. L’homme tentait de l’apaiser en lui caressant le cou. En plus de sa souffrance, l’animal était terrorisé de voir ce géant se pencher sur lui.
« Pauv’ bestiole… Ta patte… Attends… »
Clovis entendit jurer, pester, rouspéter. Balkan vit le pieu en métal s’enfoncer entre les lacets de fer du piège. Il réalisa alors que Hippolyte voulait faire levier pour dégager le sabot du chevreuil coincé entre les deux lames implacables. Le cervidé ne se débattait plus. Il était épuisé. Il posa sa tête sur la mousse et abandonna la partie. Il n’avait pas réalisé que sa patte avait glissé hors de la gueule acérée et était tombée sur le sol, inerte. Au clac ! des mâchoires rouillées qui se refermaient, ses paupières douces et lustrées tressaillirent.
Le géant palpa le corps de l’animal pour s’assurer qu’il était toujours en vie, puis il le prit dans ses bras et le souleva. Balkan savait que cette décision pouvait lui être fatale, qu’il pouvait être pendu sur la place publique ; il trouvait l’homme admirable. Il descendit rejoindre Clovis qui avait, lui aussi, mesuré l’ampleur du sacrifice.
Lorsqu’Apolline et Pâris étaient rentrés du marché, ils avaient rangé leurs victuailles, balayé sous le porche, coupé un peu de bois pour faire chauffer le dîner et attendu Hippolyte en touillant la soupe. Ils se tenaient tous deux dans la cuisine lorsque le père arriva, exténué par le poids de l’animal qu’il déposa sur des couvertures à l’intérieur de la chaumière, à l’abri des regards. Par la porte entrouverte, Clovis vit la mère se laver les mains, revêtir son tablier, rassembler et nouer ses boucles noires, puis apporter ses herbes et ses concoctions. Balkan remarqua que le jeune garçon caressait le chevreuil et chuchotait dans son oreille. Hippolyte rinça ses mains et s’agenouilla près d’Apolline. Le couple commença ses gestes guérisseurs sous l’œil attentif de Pâris qui connaissait les mots par cœur : éther, calendula, laurier, huile, baume.
Le renard et le lynx les laissèrent à leurs soins et s’en retournèrent raconter à Hieronymus et son frère, Barnabas, ce à quoi ils venaient d’assister.
Après que Hieronymus, Barnabas, Clovis et Balkan avaient reniflé les pierres blanches, ils furent doués d’une intelligence différente de celle qu’ils avaient toujours connue. Ils avaient conservé leur instinct propre à chacun, mais pouvaient raisonner autrement. Ils avaient réussi à attirer Athanasius, le loup gris et Apollonia, sa louve, dans la grotte, mais avaient eu toutes les peines du monde à convaincre la loutre. Elle avait perdu son compagnon dans le grand incendie et restait fragile. Pour toute occasion, elle craignait de quitter ses loutrons qui seraient livrés à eux-mêmes s’il lui arrivait malheur. La louve avait proposé de veiller sur eux pendant son absence, mais la veuve s’était d’autant plus méfiée. Pour elle, laisser ses rejetons ne serait-ce qu’une heure, c’était les sacrifier. Alors Eulalie, la renarde, lui avait présenté ses renardeaux et le mustélidé dut admettre qu’ils avaient joué avec ses fils de manière singulière. Puis les louveteaux s’étaient mêlés au groupe et avaient accordé une attention particulière à ses petits. Ils avaient chahuté de manière naturelle, comme s’ils avaient été élevés ensemble. Son instinct lui avait dicté alors de faire confiance au loup gris auquel elle avait emboîté le pas.
Sur le chemin, le loup remarqua que la loutre tremblait de peur. Il était ennuyé, il ne pouvait la rassurer avec des mots qu’elle n’aurait pas compris. Il garda donc le silence ; la route lui parut interminable. Lorsque Clovis et lui avaient amené leur progéniture, la balade avait été bien plus animée. Bientôt, ce serait au tour des loutrons de venir renifler les galets, mais, pour l’heure, leur mère devait accéder au don avant eux. Elle seule pouvait décider de les impliquer ou non.
La loutre était agitée et eut un mouvement de recul une fois arrivée à l’entrée du terrier. Elle n’était pas dans son élément, sa catiche lui semblait hors de portée. Eulalie, qui les avait rejoints, lui lécha les babines pour la réconforter et ouvrit la marche en pénétrant la première dans le tunnel. Athanasius attendait dehors, il montait la garde. Lorsque les deux femelles réapparurent, Pélagie était transformée. Elle dit :
« Je suis troublée, Athanasius. Je ne sais pas quoi faire de tous ces mots qui se bousculent dans ma tête. Je les manie et compose des phrases comme par enchantement. Ils me sont étrangers et pourtant si familiers.
— Tu vas vite t’habituer, Pélagie, répondit le loup gris. Viens, rentrons, ne traînons pas ici. Nous sommes à découvert, on reste des proies faciles.
— Je passe devant ! » s’écria Eulalie.
La renarde sentit la présence de Balkan, discret et invisible. Elle s’élança, rassurée de le savoir à leurs côtés.
Pélagie n’attendit pas. L’après-midi, elle décida de donner le don à ses petits. Clovis saisit le plus chétif dans sa gueule, Athanasius le plus robuste et, talonnant Hieronymus, ils disparurent dans la forêt.
Le soir même, toute la communauté se rassembla. Le Grand Conseil était formé.
Un soir, alors que le clan se plaignait encore des parties de chasse à courre intempestives de Théophraste du Pont-Choisseau, le fils du duc qui vivait dans le château de derrière la colline, Balkan et Clovis expliquèrent que, depuis quelque temps, ils surveillaient une chaumière où vivaient trois humains. Barnabas ne saisit pas immédiatement la raison pour laquelle ils avaient relaté l’épisode du chevreuil et insisté sur le comportement protecteur de « Grand-Châtain » et des dons de guérisseuse de « Boucles-Noires ». Mais lorsqu’ils avancèrent la possibilité d’une entraide, tout devint clair. Barnabas suggéra alors de les approcher :
« Il faut les apprivoiser. S’ils font partie de notre vie, on pourra mieux les influencer. Je ne veux pas nous bercer d’illusions, mais, sait-on jamais, ils pourraient influer sur le comportement du jeune duc.
— Mmm, c’est peu probable, mais on ne perd rien à tenter le coup, dit Athanasius en hochant la tête. Je propose que Clovis soit le premier à les côtoyer », ajouta-t-il en redressant ses épaules, un éclair dans les yeux.
Eulalie s’étouffa de nervosité.
« Ne crains rien, avança son compagnon en lui léchant les oreilles, je serai prudent. Et Athanasius a raison, je suis le plus à même de les approcher. Je ne suis pas trop petit, pas trop gros, et j’ai déjà croisé le garçon. Il n’a jamais eu aucun geste agressif envers moi. Il m’a toujours regardé passer sans rien tenter.
— Je ne serai pas loin de toi, Clovis, adjoignit Balkan, tout va bien se passer. De toute façon, cela va prendre du temps. Au début, les humains vont se méfier. Mais Barnabas a raison, il faut tenter l’expérience. Si on les côtoie, on pourra juger de leurs intentions. »
Eulalie glissa son museau dans le cou de son mâle et ferma les yeux.
Clovis, désinvolte, traversa le champ d’herbes hautes et s’immobilisa. Il entendait le bruit mat des haches s’abattre sur les bûches. Hippolyte et Pâris coupaient du bois. Aucun des deux hommes ne l’avait remarqué, ils étaient concentrés sur leur labeur. De plus, le petit rouquin restait difficile à repérer, car seules ses oreilles à pointes blanches dépassaient de la végétation. L’animal scruta les buissons d’alentour et renifla l’air printanier. Bien… Balkan est dans les parages. Téméraire, il s’avança. Les deux hommes levèrent la tête.
« Oh, regarde, papa ! Un renard ! Il est magnifique !
— Superbe… » murmura Hippolyte, fasciné.
Le père ajouta, pensif :
« En général, les renards s’approchent quand ils ont faim. C’est le printemps pourtant, il y a plein de proies à chasser…
— Il a peut-être senti les bons plats de maman ! » rit Pâris.
Clovis estima que cette première approche suffisait et départit, laissant les humains à leur travail. Il entendit un froissement de fougères, Balkan aussi s’en était allé.
Le lendemain, Clovis réitéra son manège. Et le jour d’après, et le suivant. Les trois humains le scrutaient avec le même enchantement à chaque fois, et le renard voyait bien qu’ils s’étaient mis à guetter sa venue. Mais ce fut le jeune homme qui se décida à l’approcher. Posé, calme, Pâris grappillait tous les jours quelques mètres supplémentaires, jusqu’au jour où ses doigts effleurèrent son poil doux et soyeux. Clovis fit exprès de détaler, abandonnant derrière lui un garçon émerveillé, mais quelque peu déçu de ne pas avoir pu le caresser davantage.
Un matin, Pâris n’en crut pas ses yeux. Lorsqu’il se leva – comme toujours, à l’aube – le renard était là, toujours au même endroit, comme s’il l’attendait. Le jeune homme l’étudia d’abord, puis s’assit dans l’herbe, les jambes croisées, mesurant ses gestes pour ne pas l’effrayer. Clovis franchit la distance qui les séparait. Pâris ne lâchait pas l’animal du regard. Immobile, obnubilé, les mains à plat sur ses genoux, il le laissa poser sa tête fine sur l’une de ses cuisses. Incrédule, le jeune homme lui caressa le crâne de sa paume légère. Il était parcouru de toutes sortes d’émotions. L’air restait bloqué dans ses poumons, il n’osait expirer. Parcouru d’une excitation intense, il se mit à trembler. Sa joie était immense, il avait envie de hurler. Puis il perçut un grondement sourd dans les buissons, tout près, juste là. Son sang se glaça. Comme s’il s’agissait d’un signal, le renard se redressa et fixa le garçon, avant de disparaître dans les fougères.
Pâris avait du mal à se remettre de ses émotions. Ben, ça, alors…
La voix de son père retentit :
« Fiston, qu’est-ce que tu fiches assis par terre ? Viens déjeuner, ton café va r’froidir ! »
Pâris se leva d’un bond.
« P’pa, tu n’devineras jamais ! » s’exclama-t-il en pénétrant dans la cuisine.
Clovis et Balkan étaient déjà loin lorsque le jeune homme raconta son histoire en dévorant son petit déjeuner.
Athanasius et Hieronymus furent les premiers à atteindre la clairière, sous la canopée, à l’abri des regards. Ils se saluèrent d’un mouvement d’oreilles et attendirent les autres, installés au milieu des jeunes pousses du printemps déjà bien entamé, profitant du vent frais du matin.
Eulalie et Apollonia arrivèrent peu après, accompagnées de leur nouvelle litière, en grande conversation avec Barnabas. Balkan était parti chercher Pélagie et ses loutrons qui, du reste, n’en étaient plus. Otho et Guido avaient grandi. Ils avaient choisi de ne pas quitter le nid : pour l’instant, ils n’avaient cœur à laisser leur mère seule, et puis, tous les trois, ils s’amusaient bien.
Clovis accourut, rapide et furtif, rapportant de belles nouvelles :
« Ça y est, j’ai pu entrer en contact avec les humains, surtout le plus jeune. Je confirme : ils sont différents de tous ceux qu’on aurait pu croiser jusqu’à maintenant, et semblent ne se mêler aux autres qu’en cas de nécessité absolue. Ils vont au marché, c’est tout. Surtout la mère et le fils, en fait. Le père, lui, il est plus solitaire.
— Tu penses que tu peux insister et les faire s’habituer davantage à toi ? demanda Barnabas.
— Sans problème, répondit Clovis, je ressens leurs ondes, elles sont pacifistes.
— Et moi, je les ai déjà vus plusieurs fois s’occuper d’animaux blessés, ajouta Balkan. Et, une fois guéris, ils les laissent partir.
— Moi, je les vois souvent pêcher, adjoignit Pélagie. Ils ne font pas plus attention à nous trois que ça.
— Mmm, Pélagie, déclara Hieronymus, il est temps que tu te fasses remarquer. »
La loutre agita ses moustaches, mal à l’aise.
« Ne t’inquiète pas, m’man, rassura Otho, on est là, Guido et moi. On te protégera. Ils n’ont pas l’air bien féroces, ces bipèdes. »
Il se rapprocha de sa mère et se colla contre elle.
« Ah oui, ça risque d’être drôle ! s’exclama Guido.
— Il n’y a rien de drôle, Guido, gronda Hieronymus. L’heure est grave. Théophraste du château de derrière la colline passe son temps à cheval accompagné de ses chiens. Il arrivera un moment où il ne se satisfera plus d’une ou deux parties de chasse. Il va en vouloir toujours plus, crois-moi. »
Barnabas continua :
« Le père n’en était pas friand, mais le fils semble plus excité, plus cruel, plus sec, plus nerveux. Il a testé la petite vénerie et il ne se passera pas longtemps avant qu’il ne s’essaie à la grande. Il adore le sang et se montre sans pitié… Même avec ses propres animaux…
— Je l’ai vu abattre l’un de ses étalons juste à cause d’une cheville tordue, raconta Balkan désespéré. Il s’est acharné sur lui, je vous passe les détails. Barnabas a raison, je le sens aussi : tôt ou tard, nous aurons besoin des trois humains.
— J’approcherai la femme, coupa Apollonia. Elle se promène souvent toute seule, elle sera facile à apprivoiser.
— Et pour les autres d’entre nous ? Quand prendrons-nous contact avec eux ? demanda Eulalie en cajolant l’un de ses petits, réfugié entre ses pattes.
— Chaque chose en son temps, répondit le loup gris. Voyons déjà comment évoluent les évènements. N’oubliez pas que ce sont des humains, et donc qu’ils ont des réactions étranges et décousues. Étudions-les encore un peu. »
« Allez, viens, fils, on va pêcher ! Prends tes affaires. Ta mère ira au marché toute seule aujourd’hui. Faut que tu t’entraînes un peu, mon garçon !
— Soyez prudents et ramenez-moi de belles truites ! » lança joyeusement Apolline en préparant son panier.
Elle se chaussa de fines peaux de chèvre, ajusta ses jupons et attrapa sa cape d’été, l’air était frais en forêt. Sa coiffe de coton, elle la mettrait aux abords du village. S’il y avait bien une chose qu’elle détestait, c’était de porter ce satané fichu dont les lacets ne manquaient pas de s’entortiller dans les mèches bouclées de ses longs cheveux noirs. Je ne vois vraiment pas à quoi ça sert… C’est à la mode, qu’ils disent. Pff, à la mode de la bêtise, oui, pensa-t-elle, agacée. Et en plus, ça glisse tout le temps et ça ne tient pas sur la tête. Elle s’éloigna sans prêter attention aux arbustes de millepertuis qui, pourtant, s’efforçaient de brandir leur couleur jaune vif pour égayer sa journée.
Apolline se gardait bien de sortir du sentier que Hippolyte avait tracé ; c’était si facile de se perdre dans les méandres de la végétation. Elle croisa des ombelles de bardane et se fit la réflexion d’en ramasser sur le chemin du retour pour la faire sécher et concocter ses pansements gélatineux. Ses hommes ne se ménageaient pas et rentraient souvent à la maison avec des ecchymoses qu’elle enduisait de cette texture grasse pour les soulager. En général, ce n’était pas grand-chose, mais ils aimaient se faire dorloter, le soir.
Un éclair gris la sortit de ses réflexions. Sa nuque se glaça, puis un frisson parcourut ses épaules. Mal à l’aise, elle ajusta sa cape. Elle avait ralenti l’allure, son regard parcourait les alentours. Elle inspira, soucieuse, puis reprit sa marche parmi les petits soleils qu’étaient les grandes chélidoines qui bordaient le sentier. Impossible que ce soit un loup, ils sont timides et ne s’approchent jamais des humains. Alors qu’est-ce que c’est ? Elle se rappela que les fleurs jaunes et délicates qu’elle venait de dépasser étaient également appelées « herbe du diable ». Était-ce de mauvais augure ? Elle se reprocha ses pensées superstitieuses, ridicules et accéléra sa cadence. Superstition ou non, elle ne se calma que lorsqu’elle déboucha dans la clairière ensoleillée. Oubliant sa frayeur, elle pénétra dans le brouhaha du bourg, une paume sur sa coiffe agaçante qui glissait déjà sur ses boucles sombres.
Elle passa les premiers écussons des boutiques encore fermées, il était trop tôt pour que les coiffeurs ou les barbiers soient à l’ouvrage. Les vantaux de la librairie aussi étaient clos. Elle se dirigea vers la place animée du marché que les carrosses évitaient, car bien trop encombrée. Grand bien leur fasse, leurs grosses roues faisaient tant de bruit sur les pavés ! Et ils roulaient trop vite ; les cochers faisaient fi des piétons et de nombreux accidents survenaient. Apolline rentra sa tête dans les épaules ; ces incidents lui répugnaient. Mais les bonnes odeurs d’épices et les rires des compagnons qui ouvraient leur atelier lui firent oublier ses fâcheuses pensées. D’un pas décidé, elle se jeta dans la cohue et se vit avalée par la foule bariolée.
Pélagie sortit de sa catiche, attirée, quoiqu’inquiète, par les bruits étranges qu’elle captait. Une présence… bien trop près de son antre. Depuis la perte de son mâle, elle avait grand-peine à ne pas rester sur le qui-vive. Elle en avait parlé à Eulalie qui, pourtant, l’avait rassurée maintes fois. Elle lui avait dit que, comme ils s’étaient tous installés dans le même coin, à la moindre complication, les membres du clan pouvaient intervenir. Pélagie rentrait alors chez elle, paisible, mais sa sérénité ne durait pas. Au moindre bruit suspect, au moindre chant d’oiseaux interrompu, l’angoisse lui mordait l’estomac. Ses loutrons avaient grandi ; le fait qu’ils ne veuillent pas quitter le nid la réconfortait. Elle se sentait moins seule.
Elle sortit son museau de l’eau, puis ses yeux. Des humains. Ah, ce ne sont qu’eux. Elle se cacha et les observa.
Grand-Châtain paraissait plus calme que Jeune-Brun. Il donnait des explications fort intéressantes. Le fils buvait les paroles du père, mais bougeait dans tous les sens. C’est sûr, ils vont faire peur aux poissons s’ils continuent comme ça… Elle les entendit rire et s’esclaffer. Mais comment diable veulent-ils attraper quoi que ce soit avec un tapage pareil ? Elle perçut un clapotis. Otho ! Il avait bravé son interdiction et déposait une truite fraîche sur la berge, non loin des deux hommes. Les humains cessèrent leur discussion, interloqués. La loutre plongea dans le courant. Le garçon déposa sa canne à pêche et saisit le poisson encore frétillant pendant que Hippolyte récupérait la besace. Il en ouvrit le couvercle, Pâris y enfourna la proie. Le clapet claqua. Les deux hommes se regardèrent, pantois. Ils scrutèrent les eaux tranquilles de la rivière et aperçurent une loutre plonger au loin. Ils fixèrent les ronds à la surface, déconcertés. Ils relancèrent tout de même leur ligne et patientèrent, assis dans l’herbe.
À l’heure du déjeuner, les deux hommes remisèrent leur canne et déballèrent le pain et le fromage. Pélagie eut le souffle coupé lorsqu’elle remarqua que Guido sortait de l’eau pour quémander. Hieronymus, dissimulé derrière un bosquet, ne pouvait s’empêcher de sourire. Barnabas avait raison, ils auraient besoin de ces humains. Il n’en cernait pas encore la perspective, mais, au fond de lui, il comprenait ce que son frère avait voulu exprimer. Il distingua Pâris, charmé, lancer en l’air un bout de pain que le loutron attrapa avec une dextérité indiscutable. Il vit Pélagie, démunie et affolée, mettre ses pattes sur ses yeux et rouler son corps dans le courant placide. Il l’avertit de sa présence. Elle capta son cri et, calmée, se remit sur le dos.
Guido eut tôt fait d’enfourner le morceau de pain. Il retourna dans l’eau et, comme sa mère, roula sur le dos en se laissant dériver, sans perdre de vue les deux pêcheurs. Hippolyte lui lança du fromage qu’il saisit et avala. Hieronymus remarqua que les hommes étaient fascinés et n’avaient aucune mauvaise intention. Clovis avait souligné leur bonhomie à maintes reprises et, maintenant, il en avait la preuve.
Le manège entre les loutrons et les pêcheurs dura encore une bonne partie de l’après-midi. À chaque morceau de nourriture, un poisson offert. La besace remplie de truites et de chabots, le père et le fils décidèrent de rentrer. Alors qu’ils rangeaient leurs affaires, une loutre bien plus imposante que les deux autres se hissa sur la berge, siffla et agita ses moustaches. Grand-Châtain reposa son matériel, s’agenouilla et attendit, un bout de fromage dans ses doigts. Pélagie hésita, mais sentit le regard insistant de Hieronymus sur sa nuque. Elle s’approcha, saisit le cube de fromage dans sa gueule et le déposa au sol. Ensuite, elle cala sa truffe humide dans la paume de l’homme et, avant qu’il ne puisse réagir, elle s’échappa.
Pâris et son père n’échangèrent pas grand-chose sur le chemin du retour. Le jeune homme était absorbé par les évènements. Quelques jours plus tôt, il avait rencontré Clovis, il avait entendu son nom résonner dans ses oreilles et, aujourd’hui, celui des loutres. Hippolyte dit tout haut :
« Pélagie, elle s’appelle “Pélagie”. Elle vit avec ses fils, Otho et Guido. »
Il vit son père sourire de son plus beau rictus et entrevit une tendre flamme dans ses yeux.
Son panier était bien rempli, Apolline éprouvait quelque difficulté à se frayer un chemin entre les branches et la végétation florissante, se refusant de piétiner les knauties des champs, ces jolies fleurs violettes en forme de pompon qui lui plaisaient tant. Elle posa ses victuailles un instant pour reprendre son souffle. Elle avait enfin atteint le sentier, sa progression serait plus aisée. L’air était frais sous les arbres, elle se sentit mieux. Assise dans les rocailles tapissées d’orpins jaunes étoilés, elle profitait du vent léger. Elle retira sa coiffe et éparpilla ses lourds cheveux noirs sur ses épaules.
La femme entendit des pas feutrés et des branches craquer. Pâris venait peut-être à sa rencontre. Ce n’est pas de refus… Elle scruta les alentours, mais ne vit rien. Les oiseaux gazouillaient, cela la rassura. Ils auraient arrêté de pépier en cas de danger. Déçue de ne pas croiser son fils, elle regarda son panier avec un air de reproche, se releva, le saisit, fit un pas, et le reposa aussitôt. Un loup gris, debout sur le chemin, la toisait. Elle ne savait de quelle façon réagir. Ils sont si timides d’habitude et évitent de se montrer en plein jour. L’animal s’assit. Il n’avait pas l’air agressif, mais Apolline, méfiante, se tint immobile. Le prédateur la fixait toujours. Elle baissa son regard ténébreux. Il valait mieux attendre qu’il passe son chemin, le croiser était inenvisageable. Elle eut chaud et enleva sa cape, doucement, tout doucement, et se rassit sur sa pierre. Elle avait du mal à respirer, mais osa lever les yeux. Pas de gestes brusques, ma fille. Elle perçut alors des piétinements légers et désorganisés. S’ils sont plusieurs, c’en est fini de moi. Les oiseaux chantaient à tue-tête. Étrange, ils auraient dû se taire. Apolline ne comprenait plus rien. Elle entendit de minuscules grognements, puis des cris plaintifs. De l’agitation aussi. Elle tourna son visage de côté, faisant mine de ne pas regarder. Ce qu’elle vit la glaça d’effroi. Des louveteaux ! Oh là là, je suis dans de beaux draps. C’est bien ma chance, une louve et ses petits. Si seulement Hippolyte avait été là, il aurait su quoi faire. Elle se laissa glisser sur le sol, anéantie. La louve se décala. Apolline avala sa salive. L’animal s’approcha. La jeune femme ferma les yeux. Les louveteaux chahutaient, elle sentit les boules de poil dans ses chevilles et une présence plus imposante à quelques centimètres de son visage. Apolline ouvrit les paupières. Un petit grimpait entre ses jambes repliées et se dépêtrait dans ses jupons pendant qu’un autre piétinait ses cuisses, et qu’un troisième jouait avec un papillon. Elle pouvait sentir le souffle chaud de la mère sur sa joue. Pourtant, malgré sa gueule contre son nez, Apolline ressentit un apaisement extrême. Elle croisa le regard de l’animal, une béatitude l’envahit soudain. Des petits pas se perdaient dans sa jupe, des griffes malhabiles chiffonnaient le tissu. Hop ! Revoilà les bébés sur le sentier, cherchant leur équilibre. La louve rappela ses petits d’un léger cri sans décrocher son regard de l’humaine qui osa tendre la main et effleurer les poils de sa gorge.
« Bonjour, Apollonia », prononça l’humaine.
La louve émit un grondement imperceptible et s’éloigna, accompagnée de ses rejetons indisciplinés, se retournant de temps à autre, consciente de la présence clandestine de Balkan.
Apolline, prise de vertiges, se releva en titubant. Elle ramassa sa cape, attrapa son panier et tenta de marcher droit. Elle regagna la chaumière à la manière d’un automate, perdue dans ses pensées, n’écoutant plus le chant éclatant du pic noir ou celui champêtre de la pie-grièche des bocages, ne sentant plus la brise dans ses cheveux bouclés.
La jeune Mathilde s’affairait en cuisine. Elle essuya son front chocolat avec son mouchoir blanc et inspira tout en resserrant le nœud de ses cheveux crépus. Bien qu’il soit tôt dans la matinée, elle enfournait déjà les faisans et malaxait le hachis pour farcir les cochons de lait. Elle entendit, malgré le bruit des casseroles et le ronflement du feu dans l’âtre, le remue-ménage typique que faisait Théophraste lorsqu’il descendait dans la cour. Elle ne s’attendait pas à ce que sa majesté pénètre en personne dans la pièce. En général, le fils du duc envoyait un serviteur chercher son déjeuner qu’il emportait lorsqu’il faisait de longues randonnées équestres.
« Femme, où est mon déjeuner ? » gronda-t-il d’une voix puissante – qui ne s’accordait ni avec sa jeunesse ni avec sa maigreur – balayant la salle de son regard vert perçant.
Mathilde fut saisie de panique. S’il remarquait le vieux chien couché sous la table, il le rouerait de coups pour le faire sortir. Nauséeuse, elle se hâta de remplir sa sacoche de cuisses de poulet froid, de pain et de fromage. L’homme au rictus vicieux l’observait, scrutait sa peau ébène, impatient, narquois, attentif au moindre faux geste qui lui donnerait l’opportunité de la frapper. Fébrile, elle lui tendit sa besace, se plaçant entre le chien et lui, dissimulant le vieux limier derrière ses lourds jupons. Théophraste lui arracha le sac des mains. Mathilde eut un mouvement de recul et se trouva bloquée, les hanches contre la table. Pourvu qu’Eustache ne bouge pas… Décidée à protéger le chien, elle garda sa position et défia le jeune homme blond du regard. Il éclata de rire.
« Ah, la maraude, je m’occuperai de ton cas plus tard. »
Il s’éloigna, virevoltant sur ses talons ; son élan souleva sa cape au relent de transpiration et à l’odeur de crin. Mathilde se pencha alors pour rassurer Eustache. Eustache ? Sa place était vide. Elle se précipita hors de la cuisine par la porte de derrière laissée entrouverte et l’aperçut se promener dans la cour. Elle voulut l’appeler, mais se ravisa. Théophraste était dans les parages et arpentait le patio. Avec un peu de chance, il ne l’aura pas vu. Elle fit néanmoins claquer son sabot de bois sur le sol afin d’attirer l’attention du vieux chien, dur d’oreille depuis longtemps. Elle chuchota :
« Eustache, viens ici, mon chien. »
L’animal ne fit pas attention à elle. Nerveuse, elle fila dans sa direction. Le fils du duc l’aperçut et s’approcha. Elle l’ignora et avança.
« Que fait encore ce sale cabot séant ? N’ai-je pas ordonné qu’on l’abatte ? » hurla l’héritier du domaine.
Il se saisit d’un outil abandonné contre le mur du patio, le leva au-dessus de la tête de l’animal. Alors qu’il allait frapper, Mathilde se jeta sur le chien, le couvrant de son corps frêle. Le coup de pelle lui aurait brisé les côtes. Mais le coup ne vint jamais.
« Monseigneur ! héla un valet qui tenait les rênes d’un cheval robuste. Monseigneur ! Les veneurs vous attendent au pavillon de chasse. Les chiens sont surexcités. Vous les entendez ? »
Théophraste du Pont-Choisseau dut baisser son outil qu’il balança dans les airs.
« Eh bien, valet ! Qu’attendez-vous pour m’amener mon cheval ? Je ne vais tout de même pas venir jusqu’à vous !
— Tout de suite, monseigneur ! » se précipita le serviteur.
En mettant son pied à l’étrier, le futur duc hurla :
« Abattez-moi cette pourriture ! Je ne veux plus voir ce tas de puces dans ma cour ! »
Transie, Mathilde attendit que le patio soit déserté pour se relever et attira Eustache sous l’avant-toit, lui ordonnant de rester sagement sur sa couverture. Le vieux chien la regarda de ses yeux amoureux et mit son museau entre ses pattes, il avait sommeil.
Balkan descendit de son point de surveillance et s’élança prévenir les autres. Une partie de chasse à courre se préparait. Il fallait faire vite. Les boutons7 étaient prêts et les chiens : enragés.