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L'Homme à la peau de bique est un hommage à Edgar Poe. Reprenant le thème d'une des plus célèbres nouvelles de l'écrivain américain, Double assassinat dans la rue Morgue, il parvient à le renouveler de façon imprévue, non sans conjuguer à chaque ligne l'horreur et l'humour.
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Seitenzahl: 38
Veröffentlichungsjahr: 2019
Le village fut terrifié.
C’était un dimanche. Les paysans de Saint-Nicolas et des environs sortaient de l’église et se répandaient à travers la place quand, tout à coup, des femmes, qui marchaient en avant et tournaient déjà sur la grande route, refluèrent en poussant des cris d’épouvante.
Et aussitôt on aperçut, énorme, effroyable, pareille à un monstre, une automobile qui débouchait à une allure vertigineuse. Parmi les clameurs et la fuite éperdue des gens, elle piqua droit vers l’église, vira au moment même où elle allait se briser contre les marches, frôla le mur du presbytère, retrouva le prolongement de la route nationale, s’éloigna, sans même avoir – miracle incompréhensible ! – effleuré, en ce crochet diabolique, une seule des personnes qui encombraient la place... et disparut.
Mais on avait vu ! On avait vu, sur le siège, couvert d’une peau de bique, coiffé de fourrure, le visage masqué de grosses lunettes, un homme qui conduisait ; et, près de lui, sur le devant de ce siège, renversée, ployée en deux, une femme dont la tête ensanglantée pendait au-dessus du capot.
Et on avait entendu ! On avait entendu les cris de cette femme, cris d’horreur, cris d’agonie...
Et ce fut une telle vision de carnage et d’enfer que les gens demeurèrent, quelques secondes, immobiles, stupides.
– Du sang ! hurla quelqu’un.
Il y en avait partout, du sang, sur les cailloux de la place, sur la terre que les premières gelées de l’automne avaient durcie, et, lorsque des gamins et des hommes s’élancèrent à la poursuite de l’auto, ils n’eurent qu’à se diriger d’après ces marques sinistres.
Elles suivaient d’ailleurs la grande route, mais d’une si étrange manière ! allant d’un côté à l’autre, et traçant, près du sillage des pneumatiques, une piste en zigzag qui donnait le frisson. Comment l’automobile n’avait-elle pas heurté cet arbre ? Comment avait-on pu la redresser avant qu’elle ne fît panache au long de ce talus ? Quel novice, quel fou, quel ivrogne, ou plutôt criminel effaré, conduisait cette voiture avec de tels soubresauts ?
Un des paysans proféra :
– Jamais ils ne prendront le tournant de la forêt !
Et un autre dit :
– Parbleu non ! c’est la culbute.
À cinq cents mètres de Saint-Nicolas commençait la forêt de Morgues, et la route, droite jusque-là, sauf un coude léger au sortir du village, montait dès son entrée dans la forêt, et faisait un tournant brusque parmi les rocs et les arbres.
Ce tournant, aucune automobile ne pouvait le prendre sans avoir ralenti au préalable. Des poteaux indicateurs signalaient le danger.
Essoufflés, les paysans arrivèrent au quinconce de hêtres qui formaient la lisière. Et, tout de suite, l’un d’eux s’écria :
– Ça y est !
– Quoi ?
– La culbute.
L’automobile en effet – une limousine – gisait, retournée, démolie, tordue, informe. Près d’elle, le cadavre de la femme. Mais ce qu’il y avait de plus affreux, spectacle ignoble et stupéfiant, c’est que la tête de cette femme était écrasée, aplatie, invisible, sous un bloc de pierre énorme, posé là on ne pouvait savoir par quelle force prodigieuse.
Quant à l’homme à la peau de bique, on ne le trouva point. On ne le trouva point sur le lieu de l’accident. On ne le trouva point non plus aux environs. En outre, des ouvriers qui descendaient la côte de Morgues déclarèrent qu’ils n’avaient rencontré personne.
Donc, l’homme s’était sauvé dans les bois.
Ces bois, que l’on appelle forêt à cause de la beauté et de la vieillesse des arbres, sont de dimensions restreintes. La gendarmerie aussitôt prévenue fit, avec l’aide de paysans, une battue minutieuse. On ne découvrit rien. De même les magistrats instructeurs ne tirèrent, de l’enquête approfondie qu’ils poursuivirent pendant plusieurs jours, aucun indice susceptible de leur donner la moindre lumière sur ce drame inexplicable. Au contraire, les investigations aboutissaient à d’autres énigmes et à d’autres invraisemblances.
Ainsi, on constata que le bloc de pierre provenait d’un éboulement distant d’au moins quarante mètres. Or, l’assassin, en quelques minutes, l’avait apporté et jeté sur la tête de sa victime.
D’autre part, cet assassin, qui, en toute certitude, n’était pas caché dans la forêt – sans quoi on l’aurait inévitablement découvert – cet assassin, huit jours après le crime, eut l’audace de revenir au tournant de la côte et d’y laisser sa peau de bique. Pourquoi ? Dans quel but ? Sauf un tire-bouchon et une serviette, cette fourrure ne contenait aucun objet. Alors ? On s’adressa au fabricant de l’automobile, qui reconnut cette limousine pour l’avoir vendue trois ans auparavant à un Russe, lequel Russe, affirma le fabricant, l’avait vendue aussitôt.
À qui ? Elle ne portait pas de numéro matricule.
De même, il fut impossible d’identifier le cadavre de la morte. Ses vêtements, son linge n’offraient aucune marque.
Quant à son visage, on l’ignorait.