L'Homme Diable - Edgar Wallace - E-Book

L'Homme Diable E-Book

Edgar Wallace

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Beschreibung

Charles Peace est petit et très laid. Ce «méchant petit homme» est employé par Mme Stahm, la capitaine d'industrie, dans sa lutte acharnée et souterraine pour récupérer la formule de «l'acier-argent» qu'avait inventé son mari. Peace est capable, avec son violon, de «jouer» l'âme de ses auditeurs dans des improvisations à la fois sublimes et grinçantes mais ses dons sont étouffés par ses défauts et sa vantardise. Malgré quelques succès musicaux, il est devenu pickpocket, cambrioleur et, arrêté par l'inspecteur Etham, il a déjà connu la prison. Poussé par Mme Stahm et sous les yeux de l'inspecteur, du jeune docteur Mainford et de Jane Garden, l'infirmière arrachée à ses griffes, sa carrière criminelle va progressivement prendre de l'ampleur. Son procès sera un instant de gloire: «On avait témoigné à l'accusé beaucoup de patience au cours du procès, [...] à quoi bon ? [...] Charles Peace devait mourir, [...] ce petit voyou laid, infâme d'esprit, de langage et de pensée, qui pourtant cachait dans sa tête de crapaud un joyau que personne n'était capable d'apprécier. [...] l'Angleterre satisfaite proclama: La pendaison, c'est bien trop bon pour lui. Comme si la pendaison pouvait être trop bonne pour quelqu'un !»

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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L'Homme Diable

L'Homme DiableCHAPITRE PREMIERCHAPITRE IICHAPITRE IIICHAPITRE IVCHAPITRE VCHAPITRE VICHAPITRE VIICHAPITRE VIIICHAPITRE IXCHAPITRE XCHAPITRE XICHAPITRE XIICHAPITRE XIIICHAPITRE XIVCHAPITRE XVCHAPITRE XVICHAPITRE XVIICHAPITRE XVIIICHAPITRE XIXCHAPITRE XXCHAPITRE XXICHAPITRE XXIICHAPITRE XXIIICHAPITRE XXIVCHAPITRE XXVCHAPITRE XXVICHAPITRE XXVIICHAPITRE XXVIIICHAPITRE XXIXCHAPITRE XXXCHAPITRE XXXICHAPITRE XXXIICHAPITRE XXXIIICHAPITRE XXXIVCHAPITRE XXXVCHAPITRE XXXVICHAPITRE XXXVIICHAPITRE XXXVIIICHAPITRE XXXIXCHAPITRE XLPage de copyright

L'Homme Diable

 Edgar Wallace

CHAPITRE PREMIER

Dans la banlieue ouest de Sheffield – le Sheffield de 1875 – s’élevait une usine de brique rouge, à l’aspect sordide, qui avait assisté à la faillite d’au moins trois entreprises successives. L’usine était occupée cette année-là par le personnel d’un certain M. Wertheimer, lequel ne fabriquait rien qui présentât un intérêt commercial et se montrait plutôt réservé sur le chapitre de ses intentions. Il avait adopté, pour lui-même et pour son associé, la raison sociale : « Silver Steel Company[1] », ce qui, comme le déclara Baldy par la suite, constituait une contradiction dans les termes.

Une certaine nuit d’hiver, un jeune homme jeta une échelle de corde par-dessus l’une des murailles de l’usine et se laissa glisser doucement jusqu’au sol. Il s’appelait Kuhl et il était Suisse, originaire du canton de Vaud, ingénieur de profession et par tempérament admirateur des charmes féminins.

Traversant le terrain accidenté, il se dirigea vers la route et fut rejoint à mi-chemin par deux hommes. Une femme qui se rendait en voiture à Sheffield vit les trois hommes en discussion animée sur le bord de la route, à côté d’une voiture fermée, attelée de deux chevaux. Les trois hommes parlaient haut, en faisant de grands gestes. Jetant un coup d’œil en arrière, la femme crut comprendre qu’on se battait et elle fouetta son cheval. Elle n’avertit pas la police, car, dit-elle, ce n’était pas son affaire ; d’ailleurs les rixes étaient assez fréquentes à cette époque et dans cette partie du monde. Elle en informa plus tard le sergent Eltham, mais ne put lui donner un compte rendu satisfaisant de la façon dont ç’était terminée la bataille.

Le sergent Eltham était un policier qui s’excusait sans cesse de se montrer publiquement en civil. N’était cela, on aurait pu oublier qu’il eût jamais porté l’uniforme, car il était le plus habile des agents « en bourgeois » qui eussent jamais appartenu à la police de Sheffield. Il était grand, large d’épaules, chauve et portait une barbe en broussaille. Les malfaiteurs, qui ne l’aimaient pas et ne parlaient jamais de lui qu’en termes venimeux, le surnommaient « Baldy[2] » ou « Whiskers[3] », selon la fantaisie du moment.

Rarement embarrassé, même dans les situations les plus déconcertantes, le sergent Eltham dut s’avouer battu lorsque la Silver Steel Company vint le trouver, pour la seconde fois en trois mois, et lui demanda d’éclaircir le mystère qui enveloppait la disparition d’un de ses employés.

Par une nuit glaciale de décembre, le policier entra dans le cabinet chirurgical d’Alain Mainford pour prendre un grog et bavarder sur les choses et les gens, selon son habitude. Le sergent, célibataire, vivait avec une sœur qui était veuve et ses distractions étaient peu nombreuses. Le docteur Mainford se demandait souvent ce que le sergent faisait pour passer le temps, avant que commençât leur amitié. Celle-ci avait son origine dans un violent mal de dents auquel Alain avait sommairement mis fin, un matin de bonne heure, à l’aide d’un davier numéro 3 et d’un vigoureux avant-bras.

« Je n’aime pas cette histoire de la Silver Steel, docteur », fit-il.

Il avait une manière délibérée de s’exprimer et un faible pour les mots longs. Orateur estimé, il occupait un emploi important dans l’ordre des « Oddfellows[4] » et était un « buffalo » du grade le plus élevé.

Alain bourra sa pipe en souriant. Ce jeune médecin de physionomie avenante paraissait encore plus jeune du fait qu’il avait le visage entièrement rasé. Cette habitude lui avait fait perdre en partie la confiance de la clientèle d’un certain âge. Aussi les gens parlaient-ils souvent de lui comme d’un « gamin » et exprimaient-ils leur ferme détermination de ne jamais avoir recours à lui, fût-ce pour la moindre coupure. Il avait à peine perdu le hâle qui lui venait de son séjour aux Indes, passait plus de temps hors de chez lui que ses confrères, possédait une paire de chevaux dans la région de Melton et aurait pu, s’il l’avait désiré, trouver une clientèle plus facile en même temps que plus lucrative, dans un cadre plus agréable, car il jouissait d’un beau revenu et avait des espérances qui devaient inévitablement se réaliser.

« Qu’est-ce que vous n’aimez pas dans l’histoire de la Silver Steel ? » demanda-t-il.

Baldy secoua son crâne luisant.

« D’abord, fit-il, l’argent est de l’argent et l’acier est de l’acier. Il est absurde et ridicule de mêler les deux mots. En second lieu, ce sont des étrangers et je n’aime pas les étrangers. Parlez-moi d’un bon Anglais cent pour cent ! »

Alain eut un petit rire.

« Vous êtes ce que M. Gladstone appelle un « insulaire », commença-t-il, et Baldy fit entendre un grognement.

« Gladstone ! Ne me parlez pas de cet homme-là ! Il ruinera le pays un de ces jours. C’est moi qui vous le dis ! Tandis que Dizzy[5]…

— Ne parlons pas de politique. Continuez avec vos étrangers. »

Baldy sirota son rhum et fit une légère grimace.

« Sheffield en est plein depuis quelque temps. Il y a cette bande de la Silver Steel et il y a Mme Machin, là-bas, à… »

Il fit claquer ses doigts, s’efforçant de se rappeler le lieu dont il s’agissait. La plus colossale faiblesse de Baldy était son incapacité à retenir les noms propres.

« Bref, il y a donc cette femme et cette bande d’Allemands qui se livrent à des expériences à… comment appelez-vous cet endroit ? Ils nous enlèvent le pain de la bouche.

— Nous l’enlevons aussi probablement de la leur, fit Alain avec bonne humeur. N’oubliez pas, Baldy.

— Appelez-moi Eltham, ou appelez-moi sergent, supplia le policier ; Baldy est vulgaire.

— Bien, n’oubliez pas que Sheffield est le centre du monde de l’acier et que l’on vient ici de tous les coins de l’Europe pour recueillir des tuyaux. Que font donc les gens de la Silver Steel ?

— Dieu seul le sait ! dit pieusement Baldy. Ils changent de l’argent en acier, ou vice versa – une expression latine. Une simple petite usine ; tous les ouvriers dorment dans des pavillons construits à l’intérieur des murailles. Ces maisons ont été bâties par un type d’Eccleshall qui a touché pour cela soixante livres par pavillon. Tous des étrangers ; ils ne parlent pas un mot d’anglais. L’usine est surveillée par des hommes armés de fusils ; je l’ai vu de mes propres yeux ! Je les ai mis en garde… ».

Alain saisit une petite bûche et la plaça soigneusement dans la grille, sur le tas de charbons incandescents. « C’est un procédé secret, je pense, fit-il. Sheffield est bourré d’usines mystérieuses qui expérimentent des inventions mirifiques. »

Baldy acquiesça :

« Il s’agit d’électricité, d’après ce qu’on m’a dit. Cela ne semble pas possible. L’électricité donne de la lumière et guérit les rhumatismes. Je m’en suis payé pour un penny à la foire d’hiver. On tient deux poignées de cuivre, un type tire un piston et on sent comme des piqûres d’épingles ou d’aiguilles qui vous montent tout le long des bras. Je ne sais pas comment cela fonctionne, il y a un truc là-dessous. Mais qu’est-ce que l’électricité a donc à faire avec l’acier ? C’est absurde, ridicule et troublant. C’est contre les lois de la nature, aussi. »

Le policier expliqua qu’il s’était passé de drôles de choses à l’usine de la Silver Steel. Un des ouvriers était sorti pour se promener, un dimanche soir, et on ne l’avait jamais revu depuis. Un mois plus tard, un autre ouvrier, qui avait appris assez d’anglais pour correspondre avec une jeune fille de Sheffield, avait sauté le mur et était allé la voir secrètement. On ne l’avait pas revu depuis, à part une femme qui l’avait aperçu en compagnie de deux hommes.

« Ils se battaient, d’après ce témoin, une femme du nom de… Seigneur ! Je finirai par oublier mon propre nom la prochaine fois ! Quoi qu’il en soit, il est parti. Et pourquoi pas ? D’après M… Machin, le propriétaire de l’usine, cet homme habite en Suisse, dans les Alpes. Pourquoi resterait-on à Sheffield quand on a un coin dans les Alpes où aller ?

— Je connais Wertheimer, acquiesça Alain. Un de ses hommes a eu la main broyée, un jour, et je l’ai soigné. Que soupçonnez-vous au sujet de ces disparitions ?… Un mauvais coup ?

— Ta-ra-ta-ta, grogna Baldy, ils sont rentrés dans leur pays, voilà tout ! Ils sont partis avec des filles. Ce type écrivait à une jeune fille, une Miss… Ah ! mon Dieu ! J’ai le nom sur le bout de la langue ! Elle est partie la même nuit, personne ne sait pour quelle destination. C’est la vieille histoire : qui se marie en hâte, se repent à loisir.

— Qui est M. Dyson ? » demanda Alain.

Baldy fronça les sourcils.

« Dyson ? Connais pas. Qui est-ce ?

— Un ingénieur, je crois. Je l’ai rencontré à l’usine. Un homme de très haute taille qui est allé en Amérique et paraissait connaître Wertheimer.

— Dyson… Ah ! Oui ! Je vois… Un grand type ! Il est très bien, un vrai gentleman. Il est dans les chemins de fer et il a la langue bien pendue ! » Baldy se prépara un autre grog, en se servant de son propre flacon. Il insista sur ce geste de camaraderie.

« Il y a trop d’étrangers, pas assez de braves gens du Yorkshire, à Sheffield. À quoi nous servent tous ces étrangers ? À rien. »

Alain, qui s’intéressait aux hommes disparus, continua à poser des questions.

« Je ne sais rien de plus. J’ai trop de travail pour me soucier d’eux. Il y a une véritable épidémie de cambriolages dans les environs et je crois bien connaître l’homme qui en est l’auteur. Quand je dis l’homme, j’en demande pardon au Créateur, car ce gars-là n’est pas un homme, c’est un monstre, qui ne devrait pas exister sur la surface de la terre.

— C’est qu’il n’est pas un gentleman, lui, dit Alain en riant. Je vais vous mettre à la porte, Baldy. Ne froncez pas les sourcils, c’est un terme d’affection. Je vais me coucher. Et peut-être que, ce soir, les quelques bébés attendus reculeront leur arrivée jusqu’à ce que j’aie eu le temps de faire un somme. »

Aucune naissance ne fit sortir Alain de la tiédeur de son lit. Les coups de marteau frappés à sa porte, qui l’éveillèrent, étaient les coups de marteau du destin… Il sortit dans la nuit glaciale pour faire face à des événements nouveaux et considérables qui devient transformer sa vie.

[1] Littéralement : « Compagnie de l’Acier-Argent ». (N. d. T.)

[2] Forme familière : chauve (déplumé). (N. d. T.)

[3] Favoris, côtelettes. (N. d. T.)

[4] Société charitable. (N. d. T.)

[5] Surnom familier donné à Disraeli. (N. d. T.)

CHAPITRE II

Le docteur Alain Mainford était à l’âge où même un appel de nuit de la part d’un client inconnu présente un parfum d’aventure. Dixon amena la charrette anglaise et fit quelques remarques amères sur la température, l’heure, la difficulté de harnacher le poney à la lueur d’une lanterne que le vent éteignait à tout instant, et surtout, il insista sur l’inutilité de répondre à chaque appel qui se fait entendre dans la nuit. « Le vieux docteur disait toujours : « S’ils ne peuvent pas attendre jusqu’au matin, moi, je ne peux pas les tirer d’affaire ce soir ! » Voilà ce que disait le vieux docteur », fit-il d’un air sombre.

Alain prit les rênes en main et jeta un coup d’œil du haut en bas de la rue d’aspect lugubre. Une petite neige fondante nimbait les becs de gaz de vagues nébuleuses.

« Dieu merci, je l’ai ferré à glace hier ! » déclara Dixon, l’esprit occupé, comme toujours, de l’animal qui attendait, impatient et maussade, entre les brancards. « Attention à la colline, près de la croix ; il est nerveux, ce soir, le pauvre diable. »

Le palefrenier tint la tête du cheval, tandis qu’Alain montait dans la carriole, s’enveloppait jusqu’à la taille dans une couverture de cuir et prenait place sur le siège du cocher.

« Très bien ! Laissez-le aller ! »

Le poney glissa, se redressa, retrouva son aplomb et son allure et descendit rapidement la pente couverte de neige.

La neige fondante fouettait le visage d’Alain et l’aveuglait. À quelque distance de Banner Cross, les lumières des rues disparurent et le médecin chemina dans la nuit noire qu’éclairait à peine la faible lueur des lampes de la voiture.

Heureusement, le poney connaissait le chemin et reconnaissait à sa façon chaque haie, chaque maison isolée. À chaque tournant brusque, il ralentissait de lui-même ; il prenait le pas dans les côtes et choisissait prudemment son chemin dans les descentes.

Alain espérait que les domestiques de Mme Stahm seraient à même de lui offrir du thé ou du café – du café de préférence. Les Allemands font du bon café ; mais Mme Stahm n’était-elle pas Suédoise ? Il l’avait souvent vue dans une victoria de marque étrangère, flanquée de son cocher et de son valet de pied : une femme d’âge incertain, aux yeux noirs, à l’air impénétrable. Personne ne la connaissait : dans le petit cercle des amis d’Alain on avait formulé des hypothèses sur son identité et on se demandait ce qui l’avait amenée dans la banlieue de Sheffield et la solitude de Brindley Hall, jusqu’au jour où l’on sut qu’elle était veuve d’un ingénieur suisse, inventeur d’un nouvel acier qui en était encore au stade de l’expérimentation.

Il semblait qu’elle tînt à habiter près de l’endroit où avaient lieu les expériences, non par intérêt théorique ou sentimental pour l’invention de son mari, mais parce qu’elle avait reçu une certaine éducation scientifique. Le jeune Dibden, dont le père était principal associé dans la maison qui expérimentait l’invention, parlait d’elle avec respect.

« Sapristi ! ce qu’elle est capable ! Ça, c’est une femme, alors ! On ne s’attend pas à ce qu’une femme ait la moindre notion de la composition chimique de l’acier, mais elle s’y connaît, elle ! Elle connaît le processus depuis A jusqu’à Z. Elle a dit à Furley qu’il était vieux jeu… Comment a-t-elle dit, déjà ? Archaïque ! Mais elle est étrange, diablement étrange ; pas une femme ne l’aime ; toutes la détestent. Elle ne les invite jamais à prendre le thé, et les autres ne l’invitent pas davantage. Elle les inquiète, et nom d’une pipe, moi aussi, elle m’inquiète ! »

Alain ricana dans la nuit noire. Mme Stahm l’inquiéterait-elle ? Il voyait l’humanité sous un jour particulier. Les hommes et les femmes pouvaient être imposants, effrayants, enfin tout ce qui peut impressionner, mais ils n’étaient vraiment intéressants que le jour où ils faisaient appeler Alain. Ils n’étaient plus, alors, que de pitoyables créatures qui avaient perdu toute majesté, qui ne faisaient nullement impression et n’inspiraient aucune crainte.

Le poney avançait à une allure régulière, clopin-clopant, dans la neige qui couvrait la route. Une fois, cependant, il fit un écart devant quelque chose qu’Alain ne put distinguer immédiatement. Redressant le poney, il le ramena au centre de la route, et, ce faisant, il aperçut la silhouette qui avait effrayé l’animal : une forme humaine qui marchait péniblement le long de la route et criait des insultes d’une voix rude. Alain entendit les mots « offrir une place », mais il ne comptait en offrir à personne, ce soir-là. Il y avait des gens bizarres dans les environs. Les cambriolages avaient été nombreux et ce n’était pas par une nuit pareille, qu’il allait inviter n’importe quel piéton inconnu à partager sa voiture.

Ses mains gantées étaient raides et engourdies par le froid quand il guida le poney vers les deux piliers de pierre qui flanquaient l’allée de la propriété. Cette allée montait en tournant entre des arbres à l’aspect anémique, jusqu’à la grande maison. Point de lumière aux fenêtres. Le jeune médecin descendit avec raideur et rassembla les rênes…

« Je m’occuperai du cheval. »

Alain faillit sursauter. La voix sortait de l’obscurité. Alain aperçut alors vaguement la silhouette qui se tenait dans l’ombre du porche et constata que la porte de la maison était ouverte. Le hall était obscur.

L’homme parla de nouveau dans une langue qu’Alain ne comprit pas et qui semblait être une langue Scandinave. Un second personnage sortit d’un pas traînant et se dirigea vers la tête du poney.

« Il mettra le cheval à l’écurie et en prendra soin, docteur ; voulez-vous venir par ici ? »

Soudain la lanterne de l’homme projeta un puissant rayon jaune. L’électricité était alors en pleine enfance et cette lampe portative était la première qu’Alain eût jamais vue – la fameuse lampe Stahm qui fut par la suite un objet de curiosité pendant de longues années. Ils pénétrèrent dans le hall et la lourde porte se referma sur eux.

« Un moment, je vais frotter une allumette et allumer le gaz », dit le guide.

Mainford attendit. Une allumette craqua et en une seconde le hall fut illuminé.

Le guide était un homme de quarante ans. Il était bien habillé et même avec une certaine recherche. Son visage jaune, allongé, était encadré de favoris ; une odeur de cigare froid flottait autour de ce personnage.

« Avant que vous montiez, docteur », – il se tenait carrément entre Alain et le grand escalier qui conduisait aux étages supérieurs de la maison, – « permettez-moi de vous dire que madame n’est pas malade ; elle n’est pas malade au sens où vous diriez qu’une personne est malade. »

Alain se rendit compte que l’anglais n’était pas la langue maternelle de son interlocuteur. Bien qu’il eût un accent très pur, la construction de ses phrases, autant que le choix de ses mots, le trahissaient.

« Qu’a-t-elle, pour le moment ? » demanda Alain, un peu déconcerté de découvrir que « madame » n’était pas malade.

L’accueil était un peu décevant après une course de dix kilomètres par une nuit de tempête. Il ne se soucia pas de chercher à comprendre qui était cet homme, ni quel lien de parenté existait entre sa cliente et lui. De telles contingences ne l’intéressaient guère. Quant au nom de son compagnon et à sa profession, il allait les apprendre immédiatement.

« De l’hystérie… pas plus. C’est inquiétant, mais moi, je ne vous aurais pas fait appeler. Madame croit qu’elle va mourir. Un médecin, un prêtre, et le méchant petit homme. Le prêtre, non ! Elle ne mourra pas, mais elle sera malade si je ne lui porte pas secours. Je suis Baumgarten, ingénieur. Le docteur Stahm était mon maître, et moi son disciple. Eckhardt aussi était son disciple. Il est mort. Tous les voleurs meurent quelque jour. Il est mort de phtisie, en Amérique. Il y a un Dieu ! »

Il se retourna brusquement et monta l’escalier. Alain le suivit, portant le sac qu’il avait pris sous le siège de sa voiture. Qui était Eckhardt ? Pourquoi cette satisfaction maligne devant une fin aussi pitoyable ? Eckhardt était un voleur : qu’avait-il volé ?

En haut de l’escalier se trouvait un large palier. Les murs étaient tendus de tapisseries. L’aspect général de la maison suggérait le luxe, l’opulence, mais tout cela s’accompagnait d’un air de négligence et de décomposition. Une certaine odeur de moisi était répandue par toute la maison, attestant un total mépris de l’air frais ou de la ventilation. Deux des tapisseries étaient tendues de travers. Alain remarqua qu’elles étaient suspendues par des ficelles à de méchants clous.

« Par ici, mon cher monsieur. »

Baumgarten ouvrit une porte dans un renfoncement et ils pénétrèrent non dans une chambre à coucher, comme Alain s’y était attendu, mais dans un grand salon. Bien qu’au centre du plafond noir pendit un lustre à gaz, où trois flammes jaunes brûlaient dans des globes de verre, le jeune médecin eut presque l’impression de se retrouver dans la nuit. Le papier des murs et les tapis étaient noirs, de même que les rideaux. Le mobilier, du moins ce qu’on pouvait en entrevoir, était tapissé et laqué dans la même teinte sinistre. Ces ténèbres artificielles n’étaient éclaircies que par la femme en velours vert pâle qui était assise sur l’estrade élevée à une extrémité de la longue pièce, et par l’infirmière habillée de blanc qui se tenait à son côté, observant Alain avec un regard de soulagement qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

Ce ne fut point par la malade, mais par l’infirmière que l’attention du docteur Mainford fut retenue. Dans son uniforme simple, elle ressemblait à une exquise créature de la Renaissance ; sa coiffe ne parvenait pas à cacher sa chevelure d’or mat, et sa silhouette svelte était d’un équilibre parfait. Alain eut le souffle coupé devant le modelé exquis de son visage, les lèvres rosées, le petit menton ferme, la blancheur d’ivoire de sa peau. Il connaissait la plupart des infirmières de Sheffield, mais celle-ci lui était complètement étrangère.

« Eh bien ! Eh bien ! fit la voix impatiente de Baumgarten. Il y a madame à examiner, n’est-ce pas ?… » Presque avec effort, Alain tourna alors son attention vers la femme en vert. Il était difficile de croire qu’elle fût un être humain. Son visage était d’un blanc d’émail et les yeux noirs regardaient fixement en avant ; elle paraissait avoir oublié son entourage, la présence d’Alain, tout ce qui était de la terre.

D’après son visage, couvert d’une couche épaisse de poudre, Mainford ne put juger de son âge. Ce fut seulement quand il vit ses mains, serrées étroitement sur les bras du fauteuil de velours, qu’il estima qu’elle avait dépassé la cinquantaine. Elle se tenait raide, immobile, très droite, le menton levé et le visage sans expression. Elle portait autour du cou un énorme collier de pierres vertes. D’après leur taille, Alain fut convaincu qu’il ne pouvait s’agir d’émeraudes ; mais en l’occurrence, il se trompait. À l’un des doigts de la femme brillait une grosse émeraude montée en bague. Les bras, couverts de bracelets superposés, scintillaient du poignet jusqu’au coude.

Alain éprouva un sentiment étrange d’embarras, tandis qu’il s’avançait vers elle et essayait de lui prendre la main. Les doigts agrippés au fauteuil ne pouvaient être détachés de leur étreinte. Alain repoussa les bracelets ornés de bijoux, chercha le pouls et tira sa montre. Le pouls était faible, mais régulier.

« Vous sentez-vous malade ? » demanda-t-il.

Mme Stahm ne répondit pas, et il regarda l’infirmière d’un air interrogateur.

« Elle est comme cela depuis environ une heure, dit la jeune fille à voix basse. J’ai tout essayé, on dirait une cataleptique, mais M. Baumgarten dit que ce n’est pas la première fois et qu’elle finira par revenir à elle. Elle est tombée malade hier soir, vers sept heures, continua l’infirmière. Ce fut terrible.

— Des cris ? » La jeune fille acquiesça. Il l’entendit pousser un soupir rapide.

« Oui, épouvantables ! M. Baumgarten s’est alarmé, mais la crise a passé et il a cru que c’était fini. À onze heures, elle a eu une nouvelle crise… pire… »

Tout en parlant, la jeune fille ne quittait pas Mainford du regard. Alain vit passer une ombre de crainte dans les yeux de l’infirmière, ce qui se voit rarement dans les yeux d’une femme de sa profession.

« Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Jane Garden. Je viens de l’hôpital Sainte-Marie, à Londres. Je suis ici depuis un mois. »

Elle jeta un coup d’œil dans la direction de M. Baumgarten qui se tenait immobile, la tête penchée, et les écoutait sans la moindre pudeur. Alain se pencha et examina les yeux de la malade. Ils étaient fixes, les pupilles réduites à l’état de pointes d’épingles et il fit une légère grimace.

« C’est ou bien de l’hystérie, ou bien l’effet de drogues, commença-t-il.

— Ni l’un ni l’autre, imbécile ! »

Ces mots venaient de la femme en vert. Cette voix hargneuse fit sursauter Alain qui en laissa tomber le stéthoscope qu’il était en train d’assujettir.

La femme ne bougea pas, ne tourna même pas les yeux de son côté. Seules, ses lèvres minces remuèrent :

« Vous n’avez pas de raison, pas de cervelle ! Vous ne voyez que les objets matériels : vous n’examinez pas l’âme ! Je me projette dans l’infini, et vous dites : hystérie ! Je me promène avec Stahm et son ombre, Eckhardt, et vous parlez de drogues ! Je vis au milieu des ombres, je sors du monde et vous tâtez mon pouls, vous écoutez mon cœur et vous dites : Ah ! Voilà ! Elle est folle ! »

La forme inanimée revint alors à la vie. Mainford vit sa poitrine se soulever tandis qu’elle inspirait profondément et les yeux remuèrent lentement dans sa direction. La statue devint soudain vivante.

« Qui a fait appeler cet homme ? Qui l’a fait venir ? demanda-t-elle en criant presque.

— C’est moi qui l’ai fait demander, dit Baumgarten avec calme. Vous disiez que vous étiez mourante et vous demandiez le médecin, le prêtre et le vilain bonhomme. Voici votre médecin. Le vilain bonhomme vient. Quant au prêtre, non. »

Elle se mit à lui parler rapidement dans une langue qui n’était ni Scandinave, ni germanique. Un mot mit Alain sur la voie. Ils parlaient russe. Tous deux, Baumgarten et Mme Stahm étaient Russes de naissance, ainsi qu’il le découvrit plus tard.

La première partie du discours de Mme Stahm était manifestement un flot d’injures, mais petit à petit sa voix et ses manières devinrent plus calmes et les lèvres minces s’arrondirent en un sourire. Quand elle se tourna vers le médecin, elle avait complètement changé d’attitude.

« Comme c’est stupide de ma part, docteur, dit-elle avec tant de bonne grâce qu’il en fut stupéfait. Je suis sujette à ces – quel est le mot ? – crises. De l’hystérie ! C’est possible. Mais des drogues ? Je ne pense pas avoir pris de drogues, n’est-ce pas, Baumgarten ? » Celui-ci secoua lentement la tête en la fixant du regard.

« C’est la vérité, dit-elle. Maintenant vous allez prendre mon pouls. » Elle tendit la main presque gaiement et les doigts d’Alain se refermèrent sur un poignet dont les pulsations étaient si fortes qu’on eût dit une autre femme que celle qu’il avait examinée quelques secondes auparavant.

« C’est peut-être de l’hystérie. Je donne beaucoup de soucis à mes amis. Mais quelle est la femme qui n’en fait pas autant ? Êtes-vous versé dans les sciences métaphysiques, docteur ? »

Ce n’était pas une expression communément employée et Alain fronça le sourcil.

« Dans les sciences métaphysiques ? Voulez-vous parler des esprits et des trucs de ce genre ?

— Des esprits et des trucs de ce genre, répéta-t-elle avec un petit sourire ironique. Est-ce là votre idée des sciences métaphysiques ? Bon, vous avez peut-être raison, docteur. Je suis très nerveuse. »

Elle se tourna brusquement vers Baumgarten.

« Le vilain bonhomme va-t-il venir ? » Baumgarten regarda sa montre.

« Il devrait être là », fit-il, et il sortit de la pièce. Mme Stahm considérait son visiteur avec un sourire railleur.

« Vous ne connaissez pas mon méchant petit homme, je suppose. Ou bien tout le monde le connaît-il ? C’est un voyant. On ne le croit pas, mais il a une étincelle divine. »

Alain ne s’intéressait pas pour l’instant aux questions psychiques, ni même au vilain individu qui avait des qualités divines. Il était extrêmement pratique. « Ne pensez-vous pas qu’il faudrait vous déshabiller et aller vous coucher ? fit-il. Je puis vous donner une potion au bromure qui peut être préparée chez le pharmacien. Il y en a un au village, à trois kilomètres d’ici. »

Elle rit d’un rire faible et amusé.

« Vous dites que je prends des drogues, et vous m’en donnez d’autres, hein ! C’est drôle !

— Le repos vous fera beaucoup de bien », assura-t-il.

L’infirmière cessa de contempler Alain.

« Cela vous fera beaucoup de bien, insista-t-elle. Vous vous souvenez, j’avais suggéré une potion qui vous fasse dormir.

— Une potion qui me fasse dormir ? Ach ! »

Mme Stahm fit claquer ses doigts couverts de bijoux. « Non, je veux voir mon vilain petit homme, et il me fera reposer. Jane n’aime pas mon vilain bonhomme. »

Il n’était pas nécessaire que la jeune fille vînt confirmer cette affirmation, son visage était éloquent. La poignée de la porte grinça. Mainford se retourna et vit entrer le voyant de Mme Stahm.

CHAPITRE III

L’homme avait une allure étrange et inattendue. Il ne devait guère mesurer plus d’un mètre cinquante. Ses grands yeux, noirs et profonds, des yeux d’animal intelligent, étaient le seul agrément que présentât son visage, qui était absolument repoussant. Le front était d’une hauteur grotesque, parcouru de sillons presque jusqu’au sommet de la tête, où une mèche de cheveux gris était rejetée en arrière. Les joues non rasées étaient cadavériques, creuses et couvertes de rides profondes. Il y avait de la férocité dans la mâchoire saillante que le petit homme remuait de côté et d’autre. Son manteau, épais et grossier, était trempé de neige, ses chaussures laissaient de petites flaques d’eau sur le tapis noir. Il portait des mitaines tricotées et tenait d’une main une vieille boîte à violon.

« Enchantée, murmura madame, vous êtes un brave homme d’être venu. J’ai besoin de votre inspiration. Jouez ! Jouez ! Jouez ! »

Le petit homme jetait un regard fulgurant et méchant du côté d’Alain.

« Dites, monsieur, vous ne pouviez pas vous arrêter et m’offrir une place ? demanda-t-il avec ressentiment. J’ai dû me traîner dans la boue et la fange. Je l’ai appelé, mais non, il a continué sa route – lui était en voiture – tandis que moi, j’étais à pied. »

Les yeux d’Alain s’étaient reportés sur l’infirmière. Elle gardait une attitude rigide et il y avait sur ses traits une expression d’horreur qui contribuait à faire deviner à Alain une histoire qu’il avait l’intention de connaître avant de quitter la maison ce soir-là.

« Jouez ! »

L’ordre était impérieux. Le petit homme se blottit dans un fauteuil et ouvrit la boîte sur ses genoux. Il en sortit un violon antique et un archet, puis il plaça l’instrument sous son menton.

Il se mit à jouer et tout le temps ses yeux à l’expression animale demeurèrent fixés sur le visage de Jane Garden. Il joua un obbligato bizarre, dont chaque note était improvisée. Il défiait par moments toutes les lois de l’harmonie, et faisait preuve d’une telle ignorance musicale qu’Alain, qui n’était guère amateur de musique, ne pouvait s’empêcher de faire la grimace. Mais il lui arrivait aussi d’atteindre un degré de beauté qui vous ôtait le souffle, et l’âme même de l’humanité tremblait sur les cordes tendues de l’instrument. Et comme il regardait toujours Jane, il vint à l’esprit d’Alain Mainford que cet homme la « jouait » comme un morceau musical, traduisant la pensée de la jeune fille, ses craintes discordantes, son incertitude poignante, son désespoir farouche, en termes mélodiques.

« Jouez-moi, vilain homme ! Laissez-la ! Vous entendez ! Jouez-moi ! »

La voix de madame était un gémissement de colère. C’était donc bien cela… c’était donc bien là ce que faisait ce vilain petit démon… il jouait les âmes !

Alain vit le violoniste tourner les yeux vers la femme en vert et l’allure de la musique s’accéléra, se fit compliquée, farouche, rêveuse, stridente. Puis, brusquement, sur une note discordante qui fit grincer les dents d’Alain, la musique s’arrêta.

« C’est sorti de mon cerveau ! » s’écria fièrement le hideux individu. Il était satisfait de lui-même, ou, plus exactement, triomphant.

Il gonfla la poitrine, essuya son front ruisselant avec un mouchoir aux couleurs éclatantes et ses lèvres épaisses s’entrouvrirent en un grimaçant sourire.

« C’est sorti de mon cerveau ! Vous, vous êtes un homme instruit. Je me suis instruit moi-même, mais je suis plus capable que vous. La prochaine fois que je vous demanderai une place dans votre voiture, vous me la donnerez. »

Il était devenu soudain arrogant. Alain, qui avait des raisons d’être ennuyé, s’amusait, car toutes ces fanfaronnades étaient faites à l’intention de Jane Garden. Le vilain petit homme faisait la roue.

« Je sais chanter, déclamer, danser, continua-t-il. Je me suis présenté devant le public dans de vrais théâtres. Je peux siffler comme un oiseau. »

Il pinça les lèvres et il y eut tout d’un coup un merle dans la pièce, qui chantait avec toute la joie de vivre et le printemps à venir dans son petit cœur. Alain écoutait, fasciné.

« Il suffit, vous avez été parfait, mon cher petit ami. »

Madame arrêta toute nouvelle manifestation.

« Voici l’argent. »

Elle plongea sa main dans un sac qui pendait à son poignet. On entendit le tintement de l’or et elle tendit deux souverains au siffleur. Celui-ci accepta le présent avec un curieux air de condescendance, tout comme s’il eût été, lui, le donateur, et elle la bénéficiaire du don.

« Vous êtes vraiment un grand homme. »

La voix de la femme était caressante.

« Un jour, vous serez le plus grand homme du monde. Je vous aime parce que vous êtes laid et sale. Demain ou dimanche, je vous enverrai chercher. Adieu. » Il hésita. Ses yeux noirs cherchaient encore Jane Garden.

« Je ne rentre pas à pied, madame, vous n’allez pas laisser un pauvre vieux s’en retourner à pied ?

— Je vous ramènerai en ville, dit Alain encore amusé. J’ignorais que vous veniez ici, sans cela je me serais arrêté pour vous prendre. »

Les lèvres du petit homme se tordirent en un ricanement. « Je crois bien que vous l’auriez fait ! » dit-il.

Alain rencontra le regard de la jeune fille, y vit un appel pressant et vint aussitôt à elle. À sa grande surprise elle était hors d’haleine, à peine capable de parler. « Faites-moi partir d’ici, dit-elle à voix basse. Le pouvez-vous ? Le voulez-vous ?

— Mais comment ?

— Peu importe comment. Je sais bien que vous ne pouvez pas m’emmener ce soir, mais ne pourriez-vous pas m’envoyer chercher demain pour me donner des instructions sur le traitement de Mme Stahm ? On ne veut pas me laisser approcher de Sheffield… Je vous en prie ! »

Mainford réfléchit rapidement. Mme Stahm et Baumgarten l’observaient attentivement. Il semblait presque qu’ils se fussent attendus à ce que la jeune fille essayât de lui parler.

« J’enverrai la voiture vous prendre demain, Miss Garden, dit-il à haute voix. L’examen ne durera pas très longtemps, et je pense qu’il devrait…

— Vous enverrez la voiture ? répéta Mme Stahm d’un ton acerbe, pourquoi ? »

Alain la regarda fixement.

« Parce que Miss Garden ne se sent pas très bien et que je désirerais lui faire une prise de sang, dit-il.

— Cela peut se faire ici, fit Baumgarten vivement.

— Cela se fera où je jugerai bon de le faire. »

Alain avait repris le ton autoritaire du médecin militaire. Il y eut un court silence embarrassé.

« Je crains de ne pouvoir me passer de l’infirmière, dit Mme Stahm avec aigreur ; mais elle frémit sous le regard froid d’Alain Mainford.

Il produisait cet effet sur certaines gens. Cette femme n’était pas lâche, mais elle était incapable de résister à l’autorité.

« Y a-t-il quelque raison pour qu’elle n’aille pas à Sheffield ? demanda-t-il.

— Aucune, répondit brusquement madame. Mais je pense qu’une cliente malade a le droit d’être consultée avant qu’on lui enlève son infirmière. »

Alain sourit.

« Vous êtes consultée, madame Stahm. J’enverrai ma voiture prendre Miss Garden demain après-midi à trois heures. Mon valet viendra la chercher ou ce sera mon ami le sergent Eltham, qui est un cocher émérite ! »

C’était une menace ; personne dans la pièce ne se méprit sur la signification de l’alternative suggérée par Alain. Il entendit un grognement étouffé derrière lui, comme un grognement d’animal et, du coin de l’œil, il vit la figure du petit homme se contracter de rage. « Très bien, fit hâtivement Mme Stahm. Il n’y a pas de raison pour que l’infirmière ne se rende pas auprès de vous, bien que ce soit très gênant. M. Baumgarten vous paiera vos honoraires, docteur. Je n’aurai plus besoin de vos services. »

Alain salua. « C’est à vous de décider, madame Stahm, mais je vous conseillerais, si vous aviez une autre crise semblable à celle que vous avez eue aujourd’hui, de ne pas laisser vos préjugés vous empêcher de m’appeler. Vous avez le cœur très malade, mais je suppose que vous le savez ? »

Elle le dévisagea d’un air méchant, du haut de son siège. « C’est un mensonge ! »

Elle parlait avec difficulté.

« J’ai une bonne santé. Vous ne direz pas que je suis malade, sous prétexte que j’ai des visions… Vous vouliez me mettre en colère ? Dites-moi, docteur, que vous avez voulu me mettre en colère, et je vous pardonnerai.

— Vous avez le cœur malade, répéta calmement Alain. Votre pouls n’est pas du tout ce qu’il devrait être, et vous avez certains symptômes de la face qui sont plutôt alarmants. Je le répète, ne laissez pas le fait que je vous ai contrariée vous empêcher de m’appeler si vous ne pouvez faire venir un autre médecin. »

Il fit un léger salut à la jeune fille, s’inclina également devant. Mme Stahm et sortit, suivi par Baumgarten. À la porte, il se retourna pour regarder encore une fois Jane. Elle avait déjà disparu, mais le vilain petit homme était venu se placer auprès de Mme Stahm et il était en train de lui parler avec vivacité, à voix basse. Elle inclina la tête à deux reprises, puis la secoua et sourit.

« N’ayez aucune crainte, petit ami, dit-elle, vous aurez tout ce que vous désirez. »

Comme l’homme s’avançait vers eux, Baumgarten ouvrit avec quelque ostentation une bourse qu’il retira de la poche de son pantalon et plaça un souverain d’or et un shilling dans la paume de la main d’Alain.

« Voilà, je pense, de généreux honoraires », dit-il d’un ton légèrement pompeux.

Soudain, sa voix s’altéra :

« Pensez-vous qu’elle soit malade ? Oui ? Vraiment, le cœur ? » Il tapotait le sien avec anxiété.

« Je crois que oui », répliqua Alain.

Il n’avait pas envie de discuter les symptômes de sa malade avec le mystérieux M. Baumgarten et il descendit l’escalier jusque dans le hall faiblement éclairé.

« Une question, docteur, connaissez-vous un homme bête et stupide, un Suisse qui a une usine, la Silver Steel Company ?

— Non », dit Alain brièvement.

Le poney et la voiture attendaient à la porte et Alain monta sur le siège. Il venait de prendre les rênes lorsqu’il entendit un bruit qui lui glaça le sang dans les veines : un cri long et étouffé qui se termina en un gémissement d’agonie et qui provenait de l’intérieur de la maison.

« Qu’est-ce que c’était que cela ? demanda-t-il vivement.

— C’est le sifflet du train, mon ami », fit la voix de Baumgarten.

Alain pouvait à peine le voir dans l’obscurité.

« Vous êtes nerveux !

— Ce n’était pas un sifflet de train », dit Alain.

Il écouta encore, mais le cri ne se renouvela pas.

Mainford avait complètement oublié le petit homme, lorsque celui-ci vint grimper du côté opposé de la voiture et se laissa tomber à la place la plus confortable. « Passez-moi un bout de ce tablier, voulez-vous ? grommela-t-il. N’avez-vous pas de pitié pour un vieil homme ? Vous devriez avoir honte ! »

Alain développa le tablier de la voiture dans lequel il s’était enveloppé et, enroulant une des brides de cuir autour de la barre de fer de son côté, il passa le reste de la couverture à son indésirable compagnon de voyage. Il toucha légèrement les rênes et le poney se mit à descendre l’allée.

Alain était mi-ennuyé, mi-amusé. Pourquoi diable s’était-il engagé dans cette voie, avec Mme Stahm ? Il avait délibérément essayé de l’effrayer et il s’était certainement fait en elle une ennemie irréconciliable, ce qui n’avait d’ailleurs aucune importance.

Alain trouvait également comique le rôle de défenseur d’infirmière en détresse, mais la terreur de la jeune fille n’était pas sans fondement ; il y avait quelque chose de particulièrement sinistre dans l’atmosphère de cette maison. Il n’avait pas hésité : sa seule inquiétude était de savoir s’il pouvait l’y laisser encore une nuit.

Pendant tout le temps qu’il avait passé dans l’étrange demeure, il avait eu le sentiment que la maison était surpeuplée. Il avait deviné la présence d’hommes qu’il ne voyait pas et il éprouvait la sensation d’avoir été épié par des yeux étrangers et hostiles pendant tout le temps qu’il y était resté.

Un cri perçant… c’était bien un cri ! Cela ne pouvait pas avoir été autre chose. Était-ce Mme Stahm qui faisait une nouvelle crise de nerfs ? Le petit homme, à côté de lui, s’agitait, mal à l’aise, et grommelait tout bas.

« Vous avez trop de couverture, dit-il en tirant sauvagement sur le tablier. Avez-vous l’intention de me rendre malade pour me guérir ensuite ? Je ne voudrais pas vous avoir comme médecin. Je hais les médecins. Ils vont raconter aux gens qu’ils sont malades, alors qu’ils n’ont rien du tout.

— Pourquoi étiez-vous dehors à cette heure de la nuit ? demanda Alain, ignorant l’insulte. Est-ce une habitude chez vous ?

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, gronda l’autre. Je sors à l’heure qui me convient, vous comprenez ?

— Si vous n’êtes pas poli, j’arrête la voiture et je vous fais descendre, dit Alain avec colère.

— Il en faudrait un autre que vous », commença l’autre. Le jeune médecin arrêta son cheval.

« Descendez et allez à pied, fit-il laconiquement.

— Voyez-vous ceci ? »

Le petit homme étendit le bras. Un revolver au canon court, pendu à son poignet par une courroie, dansait dans la lumière de la lampe.

« Ça, c’est une pétoire, jeune homme. Vous savez ce que c’est qu’une pétoire ?… Arrêtez, ne frappez pas ! » Il avait vu la main d’Alain faire un mouvement en arrière et son air de matamore se mua en une supplication geignarde :

« Vous ne frapperiez pas un vieil homme, dites ? Vous savez que je pourrais vous jeter à bas de cette voiture aussi aisément que je couperais du beurre. Mais je ne veux pas avoir d’ennuis, ni avec vous, ni avec personne d’autre. Je suis un vieil homme, et tout ce que je désire, c’est la paix et la tranquillité.

— Alors, restez tranquille », fit Alain sauvagement.

Il rejeta le tablier sur les genoux de l’homme et fit repartir son cheval.

« Et bouclez-la ! » ajouta-t-il.

Mais l’homme désobéit immédiatement à cette dernière injonction.

« Je ne m’étonne pas que vous soyez surpris de me voir ici, déclara le petit homme. Mais je sors quand on m’envoie chercher. Et l’on m’envoie chercher à toutes les heures du jour et de la nuit… Ah ! Les femmes ! Elles me prennent en affection, elles sont folles de moi. Il y avait une jeune fille à Sheffield… » Il raconta une histoire qu’Alain trouva difficile d’écouter avec patience.

« Madame est une dame d’éducation et de naissance, continua le petit homme. Elle me connaît mieux que je ne me connais moi-même. J’ai entendu tout ce que vous disiez, monsieur… et je la joue ! Je peux jouer n’importe qui ! Je déchiffre l’âme des gens et je peux la reproduire sur le violon. Il n’y a pas un autre homme en Angleterre qui puisse faire cela. Il n’y a pas un autre homme en Angleterre qui puisse déclamer comme je déclame. J’ai fait du théâtre. »

Il continua sur ce ton pendant dix minutes, puis il s’interrompit brusquement et demanda :

« Que pensez-vous de ma petite amie ?

— Votre petite amie ?

— Mais oui, répondit l’autre, la jeune infirmière, celle que vous allez opérer demain.

— Je ne vais opérer personne demain, mais si vous voulez parler de l’infirmière, voulez-vous expliquer ce que vous voulez dire par petite amie ? » demanda Alain avec une colère froide.

Le petit homme ricanait sans arrêt, tapant sur ses genoux, en extase devant son propre esprit.

« Elle sera mienne, fit-il enfin. Je ne dis pas qu’elle le soit pour l’instant. Vous l’avez vue me regarder comme si j’étais un serpent ? J’en ai vu des douzaines me regarder comme cela, et comment ont-elles fini ?

— Je ne désire pas particulièrement le savoir », dit Alain.

Mais son passager ne pouvait être arrêté.

« Il y a une dame, bien née et bien élevée, qui est venue vivre auprès de moi. Son mari est un monsieur, mais elle vient vivre à côté de moi. Et pourquoi ? Parce qu’elle a perdu la tête à cause de moi, et une dame !… Vous devriez la voir, monsieur… jeune !… »

Il fit claquer ses lèvres et eut un geste évocateur.

Alain n’était pas facilement révolté. Même maintenant il ne l’était pas. Il écoutait avec une sorte de stupéfaction mêlée de ressentiment les vantardises de ce petit voyou. Et si, une ou deux fois, il fut tenté de lui cogner la tête avec la pomme de son fouet, il se maîtrisa.

« Où travaillez-vous ? » demanda-t-il, plutôt pour donner un autre tour à la conversation que pour obtenir le renseignement.

« Travailler ? Quoi ?… Moi ? Je suis mon maître. Je ne travaille pour personne : je suis indépendant. Je puis gagner ma vie d’une douzaine de manières : ma sculpture sur bois vaut mieux que n’importe quelle autre sculpture sur bois. Je puis encadrer des tableaux, faire une vitrine de salon, – il n’y a rien que je ne puisse faire. Quelques-uns de ces gommeux de Sheffield se croient malins, mais j’ai oublié plus de choses qu’ils n’en ont jamais sues. Vous n’allez pas me déposer ici, n’est-ce pas ? »

Alain arrêta le poney devant sa maison.

« Conduisez-moi jusqu’à Darnell, monsieur : c’est seulement une affaire de trois kilomètres.

— Allez à pied, dit Alain laconiquement.

— Je suis un vieil homme, reprit l’autre avec entêtement. Vous ne voudriez pas laisser un vieil homme aller à pied dans la boue et la neige, par une nuit comme celle-ci ? Ce n’est pas humain !

— Vous n’êtes pas humain, non plus. Descendez ! »

Une silhouette robuste sortit de l’ombre du porche devant la maison d’Alain.

« Bonsoir, docteur, vous êtes l’homme que je cherche. »

En entendant la voix du sergent Eltham, le petit homme se glissa hors de la voiture, du côté droit, et s’évanouit dans la nuit.

« Je croyais que vous aviez quelqu’un avec vous ? Il a filé en vitesse… mais pas assez vite pour que je ne l’aperçoive, dit le sergent Eltham. Quelle espèce de gens ramassez-vous dans la nuit, docteur ?

— Vous le connaissez ? demanda Alain surpris.

— Si je le connais ! railla Baldy. Je crois bien que je le connais ; il est le plus habile cambrioleur du Nord de l’Angleterre, la plus méchante petite brute du monde !

— Comment s’appelle-t-il ? » demanda Alain, s’attendant à une nouvelle manifestation de la faiblesse de Baldy.

Mais, pour une fois, le sergent Eltham avait le nom sur le bout de la langue et pouvait le prononcer :

« Il s’appelle Charles Peace », dit-il.

CHAPITRE IV

Charles Peace ? Le nom ne signifiait rien pour le docteur Mainford.

« C’est certainement un vilain individu. Entrez et prenez un peu de café. Que faites-vous dehors au milieu de la nuit ?

— Je vous le dirai plus tard. »

Le sergent s’arrêta sur le pas de la porte pour secouer la neige de ses pieds et il poussa un soupir de soulagement, quand il pénétra dans le bureau confortablement chauffé d’Alain.

« Regardez donc si vous n’avez pas perdu votre montre, fit-il. Peace est aussi fort comme pickpocket que comme cambrioleur. Il n’y a rien dont il ne soit capable, du métier de coupe-bourse à celui de meurtrier. Ne vous a-t-il pas causé d’ennui ? »

Alain rit. « Un peu, dit-il. J’ai failli le jeter hors de la voiture.