L'oeuvre de Balilla - Vincent Gaultier - E-Book

L'oeuvre de Balilla E-Book

Vincent Gaultier

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Beschreibung

« J’ai fini par demander à papa comment je saurai que je suis devenu un homme ? Papa a éclaté de rire et m’a répondu qu’il n’y a rien de plus simple : tu dois juste avoir couché avec une femme à 15 ans et tué ton premier homme à 20, comme je l’ai fait »… Fils d’un officier des services secrets de Mussolini, Bartoloméo est enrôlé dans les « enfants de la louve » dès l’âge de 6 ans. Le jeune garçon prend progressivement conscience de la monstruosité des idéaux et des actes paternels entrainant un conflit inévitable avec son géniteur qui se soldera, en 1945, par la mort violente de ce dernier. Des années plus tard, Bartoloméo, qui vit désormais en France, est un homme démoli par l’alcool et les remords. Suite à une nouvelle tentative de suicide, il est orienté vers une clinique de soins où il va faire la connaissance d’une jeune femme étrange dont les antécédents familiaux, comme la haine affichée vis-à-vis de ses parents, vont réactiver des souvenirs refoulés. Entrainé presque contre lui dans le tourbillon de cette histoire en miroir, Bartoloméo sera bientôt confronté à des choix douloureux en étant amené à définir ce que sont les « monstres » et le sort qui doit leur être réservé, pour peut-être enfin solder le passé…


À PROPOS DE L'AUTEUR


On retrouve dans les livres de Vincent Gaultier le goût de l’histoire et la passion du voyage…
« L’œuvre de Balilla » est son deuxième roman.

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Ähnliche


 

 

Vincent GAULTIER

L’ŒUVRE DE BALILLA

Du même auteur

L’attirance du vide

éditions Edilivre (2020)

 

 

« Lait noir de l’aube, nous le buvons la nuit… nous le buvons le soir et le matin, nous buvons et buvons… la mort est un maître… »

 

Paul Celan « Fugue de mort » extraits.

 

Rome. 1931

 

Maman est venue me voir ce matin, sitôt après le réveil. C’est étrange, maman dort d’habitude à cette heure et c’est Paulette, notre domestique, qui s’occupe de moi et de mon petit frère Giacomo. J’aime beaucoup Paulette. Quand elle me regarde, j’ai vraiment l’impression qu’elle me voit.

Maman dit de Paulette qu’elle est un peu forte. Papa, répond qu’elle est obèse et que maman l’a choisie pour lui éviter les tentations. « Qui voudrait d’une monture pareille ? », répète-t-il en riant. Papa parle de toutes ces choses devant Giacomo et moi, car il veut que nous soyons des hommes. C’est très important pour lui. Maman lui rappelle qu’à quatre ans et demi et six ans, nous avons encore le temps. Ils oublient tous deux de dire que Paulette est gentille. Je dois pourtant reconnaitre que l’odeur de son corps est un peu désagréable, surtout l’été, quand il fait chaud.

Paulette est française, enfin à moitié. (Sa mère française a épousé un Italien de Turin je crois.) Car papa voulait une bonne à tout faire française, pour en imposer devant ses collègues. Maman n’en voulait pas. C’est elle qui l’a choisie. Paulette nous parle le plus souvent français, pour que nous apprenions. J’aime bien l’écouter, même si je ne comprends pas tout.

 

Maman m’a dit en entrant dans ma chambre que c’était un grand jour.

– Tu viens d’entrer à l’école élémentaire, Bartoloméo, et ton père t’a inscrit à l’œuvre de Balilla. Tu fais aujourd’hui partie des enfants de la louve, ce qui est un grand honneur bien sûr. Il en est très fier, tu imagines. Tu dois l’être aussi. En rejoignant le Duce, tu suis les traces de ton père. Tu sais combien cela compte à ses yeux. N’oublie jamais ce que nous devons au Duce. Tu porteras un bel uniforme, comme ton père, et tu lui ressembleras.

Entendre maman me parler ainsi m’a rempli de joie. Il est rare en effet qu’elle s’occupe de moi ou de Giacomo. Maman dit souvent qu’elle aimerait nous consacrer plus de temps, mais qu’elle a hélas fort à faire. « Être la femme de Massimiliano Vittali n’est pas une sinécure », explique-t-elle souvent. Même si je ne connais pas le mot, je crois en comprendre le sens, mais je ne sais pas si elle parle du métier de papa ou de son caractère.

Papa est officier de police. Son grade c’est commissario capo ! Je crois que papa est un peu comme l’adjoint du Duce. Bien sûr, il n’est pas le seul quand même. Il a en effet un bel uniforme qui le boudine au niveau du ventre car papa mange trop, c’est ce que dit maman. Papa lui, pense que maman boit trop. Ils se disputent souvent. Je ne sais pas bien ce que fait exactement papa. Il nous répète en gonflant la poitrine que le Duce lui a confié une mission importante. « Enfin, indirectement », précise-t-il. Mais son travail doit rester secret.

Papa est fasciste. C’est très beau. Car les fascistes luttent pour que l’Italie redevienne le grand pays qu’il a toujours été. Le Duce est notre nouvel Auguste, dit papa.

 

Je me prépare donc à rejoindre l’Opéra Nazionale Balilla. « L’œuvre de Balilla ». Papa m’a expliqué que Balilla est le surnom d’un jeune homme qui, à la préhistoire, a jeté un rocher sur des soldats autrichiens en criant : Che la rompa ! « Qu’elle vous blesse ! » La voix de papa vibre toujours un peu quand il raconte cette histoire. Grâce au jeune Balilla, le peuple s’est soulevé et a chassé les ennemis.

– Tous les enfants italiens sont des Balillas, a alors ajouté mon père. Mais toi et Giacomo serez des Balillas d’élite porteurs de mousquet, les meilleurs, les élus, car vous êtes les fils de Massimiliano Vittali qui a participé à la grande guerre et a remporté la victoire de Vittorio Veneto et qui est désormais un membre important des services secrets du Duce. Vous serez des hommes et vous me rendrez fier.

J’ai écouté papa avec attention, même si je n’ai pas bien tout compris. J’ai fini par lui demander comment je saurai que je suis devenu un homme ? Il a éclaté de rire et m’a répondu qu’il n’y a rien de plus simple.

– Tu dois juste avoir couché avec une femme à 15 ans et tué ton premier homme à 20, comme je l’ai fait.

Giacomo a applaudi en riant.

– Moi j’ai déjà couché avec maman, a-t-il précisé fièrement.

Maman est intervenue pour mettre fin à la discussion. Je sais cependant ce qu’il me reste à faire. Mais en ce jour d’entrée chez les enfants de la louve, comme on appelle les plus jeunes des Balillas, je ne sais pas si j’en ai vraiment envie.

 

Une fois maman repartie se reposer, Paulette se charge de me préparer avec plus de soin qu’à l’ordinaire. Elle me fait revêtir l’uniforme des fils de la louve : Short gris et chemise noire, foulard bleu, chaussettes repliées en dessous des genoux, gros ceinturon blanc soutenu par une paire de bretelles croisées de même couleur, et enfin le fez, drôle de chapeau d’où pendouille un pompon qui me chatouille le visage. « Cerise sur le gâteau » – le gâteau c’est moi… J’aime bien cette expression, elle me fait toujours rire – Paulette m’accroche une grande lettre M à la croisée des bretelles qui marque mon appartenance à Mussolini, notre Duce, comme papa me l’a expliqué.

– Regarde comme tu es beau, dit-elle le visage grave. Ça te plait ?

J’hésite un long moment devant la glace avant de hocher la tête d’un air convaincu. L’uniforme me semble en effet très chouette, et le cri de joie de Giacomo lorsqu’il entre dans la chambre achève de m’en convaincre.

– Quelle veine tu as ! hurle mon frère. Tu me le prêteras, dis, tu me le prêteras ?

– Basta Giacomo, ton tour viendra, intervient Paulette.

– Quand, dis, quand ?

– Le temps d’apprendre à nouer tes lacets et à te moucher le nez. Allez, file.

Giacomo parti, Paulette se tourne vers moi, l’air encore plus sérieux.

– Rassure-toi, Bartoloméo, la Balilla n’est pas l’enfer d’après ce qu’on dit. Les enfants y font des tas de sports : escrime, boxe…

– Mais je ne suis pas très fort en sport.

– Oh, il y a plein d’autres activités, ne t’inquiète donc pas. Ils organisent même des camps de vacances, des campi dux qu’ils appellent ça…

– J’ai un peu peur, tu sais, dis-je en baissant les yeux. Papa veut que je sois le meilleur…

– Allons, cesse tes enfantillages, ton père est très fier de toi. Et puis tu verras que tu te fais un monde de pas grand-chose. La Balilla, c’est un peu comme chez les scouts, sauf qu’ici Dieu est l’adjoint du Duce, ajoute Paulette en se signant rapidement. Allons, il est temps de partir, sans quoi nous serons en retard.

 

C’est bizarre de se rendre à l’école un samedi. Mais maman m’explique, en m’arrêtant dans l’entrée pour inspecter ma tenue, que c’est un « samedifasciste » et que je vais retrouver des camarades pour une journée dédiée au Duce.

Au moment de quitter la maison, papa sort de son bureau pour me remettre mon mousqueton de bois qui ressemble à une vraie arme.

– Prends-en soin comme de ta bite, s’esclaffe-t-il. Même si ce mousqueton est beaucoup plus dur, ajoute papa en redoublant de rire.

Il faut dire que papa aime beaucoup plaisanter, quand il ne se met pas en colère. Maman dit que papa est un « bon vivant ». Quand il reçoit des invités, papa aime raconter des histoires. Il rit très fort tellement elles sont drôles. Son rire est si énorme que papa se tient alors le ventre pour qu’il ne tombe pas.

Je sais bien que papa est un grand homme, mais il me fait un peu peur parfois.

 

Une fois dans la rue, je joue à pointer mon « arme » sur les passants en mimant le bruit de détonations en rafale. Les gens sourient gentiment. Certains lèvent même les bras comme pour se rendre. « Une mauvaise habitude », dit Paulette qui interrompt le jeu en me prenant le mousqueton des mains et en me forçant à allonger le pas.

Nous passons devant la Basilica di Santa Cecilia, proche de la maison, et Paulette se signe. Le quartier du Trastevere est toujours animé le samedi et nous avançons en évitant les gens qui discutent sur les trottoirs. Certains nous saluent de la tête. D’habitude, à cette heure-ci, je vais avec Paulette et Giacomo au marché de la piazza San Cosimato. Des fois, rarement, maman nous accompagne. J’aime bien l’ambiance du marché. Y a plein de monde. Les adultes parlent fort et on peut échapper à l’attention pour courir et jouer entre les étals. Mais pas aujourd’hui.

Nous tournons via della Madona dell’Orto où se situe mon école qui s’appelle Régina Margherita – On dirait le nom d’une pizza – Je trottine derrière mon guide en pleurant d’impatience de récupérer mon jouet. Sans effet. Je ne comprends pas la mauvaise humeur de Paulette qui est toujours si patiente avec moi. Elle me semble préoccupée.

 

Mon école, on dirait un musée. Elle fait toute la rue. Elle a trois étages, c’est pas mal déjà, et elle a des grandes fenêtres arrondies avec des vitres quadrillées qui laissent bien rentrer la lumière. Maman dit que c’est important d’avoir de la lumière. À l’école Régina Margherita, on n’en manque pas.

Le directeur de l’école, en tenue fasciste, nous accueille sur les marches devant la porte principale. Je trouve étrange de le voir habillé comme ça. D’habitude, il porte un costume avec des renforts aux coudes. Mon copain Mattéo dit que c’est à force de dormir sur son bureau. Je pense qu’il a l’air un peu ridicule dans ce vieil uniforme. On dirait un adulte déguisé en enfant. Il porte une chemise noire avec des décorations qui pendouillent et un short bouffant rigolo (on croirait qu’il a fait dans sa culotte), avec en dessous de longues chaussettes noires. Le plus bizarre, c’est qu’il tend le bras devant nous quand on passe la grille. Je regarde dans la direction de sa main pour voir ce qu’il veut nous montrer, mais le ciel sans nuages est tout vide. Je crois qu’il doit commencer à devenir vieux. Ma grand-mère aussi fait de drôles de choses parfois. Maman dit que c’est à cause de la vieillesse.

 

Paulette me donne mon repas de midi qu’elle a préparé, puis repart après m’avoir embrassé. « À ce soir », me glisse-t-elle en français avec un sourire forcé. Je la suis des yeux, un peu triste, sans trop savoir pourquoi.

Heureusement Gino et Lorenzo, deux de mes copains, sont déjà dans la grande cour où on a planté des arbres pour jouer à cache-cache, et ils se précipitent vers moi. Enfin, mon copain c’est Gino, Gino Mancini. On s’entend bien. Lorenzo, lui c’est surtout Gino et moi qui sommes ses copains. On n’a pas vraiment le choix car il est beaucoup plus grand et plus fort. Et je ne sais pas pourquoi, il tient absolument à jouer avec nous. Nous, on préfèrerait éviter. Il faut dire que si on ne veut pas, il nous tape. Bref, c’est une sorte de copain obligé. Mais mon super copain, c’est Mattéo Conti. Mattéo est drôle. Il me fait rire et il est très intelligent. Malheureusement, il n’est pas là aujourd’hui. Il m’a expliqué hier qu’il ne viendrait pas parce que ses parents n’aiment pas les fascistes. Ça m’a surpris. Je lui ai demandé pourquoi ? Il m’a répondu que ses parents disent que les fascistes sont dangereux. J’ai pensé que ses parents ne devaient pas être bien intelligents et j’ai été vexé. Pourtant je les connais un peu. J’ai déjà été invité à jouer chez eux. Ils habitent à quelques rues de chez moi et je les avais trouvés très sympathiques. Comme quoi, on peut se tromper. J’ai rappelé à Mattéo que j’étais fasciste et ma famille aussi et que nous n’étions pas des gens dangereux. Mattéo a haussé les épaules en faisant une drôle de grimace. « C’est mes parents… », a-t-il conclu. Je ne lui en veux pas. On ne choisit pas ses parents. J’ai dit à Mattéo que nous restions copains quand même.

Mais il faudra que je pense à en parler à papa. Je crois que ça le fera beaucoup rire.

 

Gino et Lorenzo ont eux aussi l’uniforme des Balillas, mais celui de Gino est trop grand, ou c’est Gino qui est trop petit. Mais Gino n’aime pas quand on lui parle de sa taille. Sans se saluer, on se court après avec nos mousquetons dans les mains et c’est Lorenzo qui gagne. (C’est toujours Lorenzo qui gagne.) Mais je n’ai pas le temps de ruminer ma déception car le directeur siffle la fin de la récréation et on se met tous en rang.

Au signal, on entre donc en classe, comme un jour ordinaire. Une institutrice d’une section des plus grands que j’ai déjà aperçue dans la cour, elle aussi en uniforme, nous y attend. Je suis les autres avec le ventre un peu serré. C’est bizarre. D’habitude, j’aime bien l’école. Y a les copains et puis je suis toujours dans les meilleurs. Moi je sais lire et écrire. Je bats Lorenzo à plate couture, même s’il me dépasse d’une tête. Mais son crâne est un peu vide, je crois. Il a tout mis dans les muscles. Gino n’est pas mauvais non plus, mais moins fort que moi et Mattéo. Pourtant aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi, c’est différent.

Nous restons debout pour nous mettre, au commandement, au garde-à-vous. C’est « fastoche », comme dirait mon frère Giacomo, mais un peu étrange. (Décidément, je trouve tout étrange aujourd’hui !) Bien sûr je connais déjà cette position car papa nous entraine « pour que nous soyons prêts ». Quand il rentre à la maison, on doit se mettre au garde-à-vous car papa est notre supérieur.

La maitresse nous explique ensuite ce que nous allons faire durant cette « journée fasciste ». Je ne sais pas quoi penser du programme : chants, instruction fasciste et défilés le matin, jeux sportifs l’après-midi. L’idée de jouer me plait bien, mais le « sportif » m’embête un peu. Ce qui m’inquiète surtout, c’est que la maitresse dit que même si ce sont des jeux, on devra gagner car il n’y a pas de place pour les perdants dans les enfants de la louve. Sur le tableau, derrière elle, est écrit en lettres majuscules : « LES PETITS ENFANTS D’ITALIE SONT TOUS DES BALILLAS ». Ce n’est pas vrai puisque Mattéo n’est pas là. Je me demande un instant si je dois lui dire, avant d’y renoncer pour ne pas me faire remarquer.

Je commence aussi à en avoir marre d’être debout. Mais madame Parinacci, comme elle s’appelle, dit qu’on doit apprendre le chant écrit au tableau et le chanter debout, par respect. Le chant se nomme Giovinezza « la jeunesse ». Elle nous explique longuement – je crois que j’ai envie de faire pipi – que c’est l’hymne officiel du parti fasciste. Elle met enfin la musique et nous chantons (hurlons) les paroles : Jeunesse, jeunesse… printemps de beauté… dans la vie âpre… ton chant résonne et s’en va. C’est quoi la vie âpre ?

Ça me parait un peu bête mais on s’amuse bien. C’est à qui chantera le plus fort. Pourtant madame Parinacci n’est pas contente car on ne s’entend plus. Elle nous fait donc répéter et répéter encore la chanson. Je regarde Gino qui souffle et se balance d’un pied sur l’autre et j’ai de plus en plus envie de faire pipi. J’ai complètement oublié d’aller aux cabinets avant de rentrer en classe. Enfin la maitresse nous permet de nous assoir. Je croise les jambes pour me retenir.

– Fais-toi un nœud au zizi, me glisse Gino, ce qui fait pouffer de rire Lorenzo qui a du mal à s’en remettre.

 

Durant l’heure qui suit, le directeur, un maître et madame Parinacci viennent à tour de rôle nous parler du fascisme, du Duce, de la marche sur Rome, des enfants de la louve et de son fondateur : Renato Ricci. Ils nous remettent un manuel scolaire à l’intention des Balillas. Je parviens à lire le titre : « La jeunesse en marche ». La photo est chouette. On y voit un jeune garçon de profil, en uniforme. Il porte fièrement un vrai fusil. Le photographe devait être à ses pieds car on voit les nuages et le ciel au-dessus de lui. Ça donne envie de lui ressembler. À l’intérieur, il y a des dessins amusants et des photos pour nous expliquer tout ça. On y voit des enfants et des plus grands en tenue impeccable qui salue le Duce. Le Duce est d’ailleurs partout. De face, de profil, ou prenant dans ses bras un jeune Balilla qui lui offre des fleurs. Sur toutes les photos il bombe le torse et je vois bien qu’il rentre le ventre. Il a l’air rigolo.

Madame Parinacci lit quelques extraits expliquant qu’on fait désormais partie des « chemises noires », que nous sommes l’avenir de la patrie et que nous en deviendrons les soldats défenseurs ! Elle nous parle encore du drapeau dont on doit être fier et des victoires militaires de la Rome des Césars. Lorenzo a les yeux qui brillent. Je suis sûr qu’il se voit déjà avant-gardiste porteur de mousquet. Moi aussi j’aimerais bien… enfin, surtout pour faire plaisir à papa.

 

À la récré, je fonce aux urinoirs pour faire le plus long pipi de toute l’histoire des pipis d’école. Gino et Lorenzo me rejoignent et on joue à celui qui pisse du plus loin en mimant des bruits de fusillades. Mais à force de reculer, on finit par en mettre partout. Lorenzo dit que c’est lui qui a gagné. Pour me venger, j’achève dans un dernier effort de vider ma vessie dans sa direction, et éclabousse sans le vouloir ses chaussures alors qu’il n’a plus de « munitions ».

– T’es mort ! hurle Lorenzo. Attends, tu vas voir.

Heureusement, le directeur intervient et met fin à notre concours. Je l’ai échappé belle. Ce midi, il aura oublié.

 

À la sonnerie on reste dehors car le directeur a prévu de nous apprendre à marcher au pas.

– Il faut déjà vous préparer pour le défilé du 24 mai prochain, nous explique-t-il. Qui peut me dire pourquoi on défile les 24 mai ?

Je connais la réponse car papa nous en a souvent parlé. Je lève donc la main et, le rouge aux joues de fierté, je réponds à haute voix que c’est l’entrée en guerre de notre pays en 1915.

– Bien Bartoloméo, me complimente le directeur, je vois que tu es un élève attentif.

– Moi aussi je le savais, me glisse Gino. Tout le monde le sait.

Il n’empêche que c’est moi qui ai répondu !

L’exercice parait simple mais il y a toujours un ou deux gars qui n’arrivent pas à marcher au pas. Du coup, on n’arrête pas d’arrêter et de recommencer et ça finit par ne plus être amusant. Vivement qu’on aille jouer.

 

Après manger, on rentre une nouvelle fois en classe, mais pour se changer cette fois. Sur le tableau est écrit en grosses lettres : LE DUCE A TOUJOURS RAISON (comme papa). Je me demande un instant ce qui arriverait si papa et le Duce n’étaient pas d’accord ? C’est idiot bien sûr.

On enfile un short et un maillot, puis on suit le directeur qui nous mène jusqu’au terrain de sport en face de l’école. Il y a déjà plein d’autres enfants du quartier. On nous rassemble par âge avec un chef de groupe. C’est bien sûr Lorenzo qui est nommé, car c’est le plus grand.

Dans un coin délimité par des piquets et des ficelles, des garçons se battent à coups de poing avec des gants. Ça a l’air de faire très mal. Il y en a même un qui saigne… Un maître nous explique que c’est de la boxe. Il demande des volontaires. Lorenzo me dit d’y aller. Je lui dis que je préfère pas.

– Si tu veux qu’on gagne, il faut mettre un plus fort. Et le plus fort, c’est toi !

Lorenzo réfléchit un moment et finit par dire que j’ai raison.

– T’es qu’une mauviette, c’est sûr que tu te ferais démonter en moins de deux.

J’acquiesce avec conviction. Lorenzo emporte le combat haut la main. Je lui tape très fort dans le dos et l’encourage de toutes les manières.

– T’es un champion ! que j’lui dis.

 

Je passe mon après-midi avec Gino à esquiver les épreuves. Dans l’ensemble, on ne s’en sort pas trop mal. Je participe aux activités moins dangereuses. Je perds à la course mais deux garçons finissent encore plus loin. Ce n’est pas si mal, même si les maîtres n’ont pas l’air contents. Malheureusement, alors que je me pense tiré d’affaire, le directeur me désigne pour un combat « à la lutte à mort » dans le bac à sable. N’ayant pas le choix, j’y vais en me demandant comment faire pour battre mon adversaire. Gino secoue son petit poing serré pour me donner du courage.

Le garçon que j’affronte n’est pas beaucoup plus grand que moi, mais bien plus lourd. Dans la mêlée, je me retrouve vite allongé avec ce gros tas qui m’écrase de tout son poids. Je me débats de toutes mes forces pour essayer de le déséquilibrer. Rien à faire. J’étouffe et n’arrive même plus à crier.

Le directeur nous sépare enfin et nous demande de nous relever. Il désigne mon adversaire « vainqueur » évidemment.

– Tu dois apprendre à te battre, me dit-il, pour faire honneur à ton père.

Je fais oui de la tête en tentant de chasser le sable qui s’est incrusté sous mon maillot et dans mon slip. Ça me gratte de partout. C’est idiot ce jeu. Bien sûr que j’aurai gagné si ce gros lourdaud n’avait pas mangé autant de pasta. C’est injuste.

Par contre, on enchaine ensuite avec un jeu d’adresse très amusant. On doit tenir sur une poutre, passer sous des cordes tendues, sauter dans des cercles et esquiver des « grenades » (des chaussettes roulées pour l’occasion) lancées par les « ennemis ». Je finis troisième avec les félicitations de mon groupe. C’est super ce jeu.

La journée se termine en classe par la remise des prix aux vainqueurs. (Moi je n’en ai pas, parce que seuls les premiers ont un prix.)

La maitresse nous donne ensuite les instructions pour les semaines à venir et détaille le programme des « réjouissances », (c’est le mot qu’elle emploie) qui nous attendent. J’avoue que je n’y fais pas très attention car j’ai envie de dormir. D’ailleurs les autres enfants non plus. Il y a nettement moins d’entrain que le matin. Tout le monde est fatigué et je crois que même si elle nous annonçait la fin du monde pour demain, on s’en ficherait.

Enfin, après un dernier « garde-à-vous », on peut quitter la classe.

 

Dehors, Paulette m’attend avec Giacomo qui lui tient la main. Elle a un regard inquiet. Je lui souris pour la rassurer.

– Tu as vu dans quel état tu es, me dit-elle avec une grimace, un bain ne sera pas de trop !

Je fais oui de la tête sans avoir très envie de bavarder. Je me sens surtout épuisé.

Paulette me demande alors comment s’est passée ma journée, tandis que Giacomo sautille sur un pied en voulant s’emparer du mousqueton. Paulette lui dit « non » et Giacomo se met à pleurer.

– Tiens, prends le fez, je lui dis pour avoir la paix, t’auras l’air d’un vrai Balilla.

Mon frère, calmé, marche au pas devant nous en balançant ses bras pendant que je raconte brièvement la journée et les activités, sans m’attarder sur mes résultats. Mais Giacomo n’est pas dupe.

– T’as gagné ou pas ?

Je hausse les épaules, agacé de devoir répondre.

– Ben… j’ai pas gagné, mais j’ai quand même fini troisième lors d’une épreuve, c’est pas mal.

Giacomo prend le temps de réfléchir un court instant, mais avant de reprendre son défilé il me lance, histoire de bien me gâcher la soirée :

– Je crois que papa va pas être content…

 

Paris-La Baule (clinique de la baie). Janvier 1963

 

Mon « suicide » a échoué aussi lamentablement que mes tentatives de survie en ce monde. Un manque de résolution, que je ne parviens pas à comprendre, en est la cause. J’étais pourtant parvenu à la conclusion implacable qu’en me tuant, je mettais un terme à mes souffrances. Une bonne façon d’en finir avec mon rapport à l’humain, ou à son manque… Facile à réaliser aussi. Une petite pression sur la détente, et la paix ! Enfin, c’est ce que je pensais. Mais se tuer n’est pas si simple.

D’ailleurs, en formulant les choses ainsi, j’ai bien conscience de me payer de mots. Car quand je parle de « suicide », j’évoque là une vague intention. En réalité, je me suis arrêté bien avant. Du scénario que j’avais imaginé, je n’ai accompli que la partie la plus familière et la plus lâche : boire jusqu’à l’ivresse. Cet aspect du plan a d’ailleurs bien fonctionné. Mais le coma éthylique dans lequel j’ai sombré ne m’a permis de mettre en œuvre le second chapitre de ma triste partition. Le pistolet de mon père, chargé, n’a bien évidemment pas servi cette fois.

La haine de mon père, comme mon impossibilité à me venger de lui ne sont pas étrangères à cette tentative. Bien que mort, Massimiliano continue à me hanter, car sa seule disparition n’a pas suffi à m’en débarrasser. Depuis, reste en moi un goût de vie ténu et amer aux relents de passé…

 

Madame Dumoulin, la concierge, m’a trouvé affalé dans mes vomissures en venant comme chaque matin déposer les journaux dans l’entrée du vaste appartement que j’occupe au troisième étage d’un immeuble résidentiel. Madame Dumoulin a mes clés et prend soin de moi et de mon linge comme une mère – enfin en mieux en ce qui me concerne – Elle a aussitôt appelé mon médecin traitant, le docteur Daumazon, qui s’est précipité à mon chevet. Fort heureusement ou non, son cabinet est à deux pas de chez moi.

Le docteur Daumazon est un jeune généraliste qui me suit régulièrement depuis quatre ans, juste après mon installation dans le 6e arrondissement de Paris où j’ai choisi de vivre dès mon arrivée en France. Bien que très jeune et encore assez inexpérimenté, c’est un médecin compétent qui se montre en toutes occasions sympathique et disponible. Il n’hésite d’ailleurs pas à consacrer du temps à sa clientèle en construction.

Les nombreuses visites à son cabinet m’ont offert l’occasion de découvrir sa passion des arts et d’apprendre qu’il était originaire de l’ouest de la France. Il me plait de croire qu’il a dû être attiré dans la capitale par un amour passionné. Avec son physique de jeune premier, il ne doit d’ailleurs pas manquer de conquêtes. Je le taquine souvent à ce sujet.

– Détrompez-vous, monsieur Vittali, me dit-il alors en riant lorsque je lui en parle, je suis fidèle aussi en amour. Et très amoureux, je crois !

Il a bien de la chance.

Bien que j’aie repris connaissance, il m’a fait conduire une fois encore aux urgences de Sainte-Anne, un hôpital psychiatrique doté d’un service spécialisé dans le traitement des addictions alcooliques, le temps de me rétablir. J’y ai un peu mes quartiers. Là, j’ai eu droit à toute une batterie d’examens et d’interrogatoires pour cerner la gravité du mal. Le docteur Danicker, le chef du service et son équipe, se sont néanmoins montrés, comme toujours, professionnels et chaleureux.

– L’alcoolisme est une maladie, monsieur Vittali, m’a dit le docteur Danicker. Et comme pour toutes les maladies, les symptômes ont une origine et une cause. Mieux vaudrait la trouver. Je pourrais vous garder ici quelque temps mais je ne suis pas sûr que l’environnement vous convienne. J’en discuterai avec votre médecin traitant.

 

Peu de temps après cette entrevue, le docteur Daumazon est venu à son tour me rendre visite jusqu’à l’hôpital, pour m’entreprendre au sujet de mon « suicide » manqué.

– Je ne peux pas vous laisser continuer comme ça, a-t-il lancé le visage sévère. Vous vous tuez à petit feu et un jour sera le bon si…

– Je l’espère bien, l’ai-je interrompu en haussant les épaules.

– Allons, ne dites pas de bêtises. Vous êtes encore jeune et avez l’avenir devant vous. Les blessures qui sont les vôtres, quelles qu’elles soient, doivent pouvoir être soulagées. J’en ai discuté avec le docteur Daniker, le médecin qui vous soigne ici, et j’ai convenu, avec son accord donc, de vous envoyer quelque temps en Bretagne dans une clinique de repos que je connais bien. Cet établissement qui se nomme « la clinique de la baie », se trouve à La Baule, en bord de mer. Il est tenu par le docteur Vétel, un psychiatre réputé. Je lui adresse parfois des patients qui ont besoin de repos et d’un travail psychologique pour vaincre leur dépression et les problèmes qui peuvent en découler. Ce médecin que je connais personnellement est vraiment remarquable, vous verrez, et l’environnement particulièrement agréable. Bien sûr, ce n’est pas donné, mais j’ai cru comprendre que vous n’étiez pas dans le besoin… Qu’en dites-vous ?

J’ai pris un court temps de réflexion avant d’acquiescer mollement, surtout pressé d’en finir avec ces poncifs bien intentionnés, convaincu que de toutes les manières, il avait raison au moins sur un point. La situation ne pouvait plus durer, et quelle qu’en soit la forme, il me fallait lui trouver une issue. Ce constat posé, j’ai donc enchainé en forçant mon sourire :

– Vous feriez un bon agent de voyages, docteur. Va pour la Bretagne et ses psychiatres méritants !

 

Et me voilà assis à l’arrière d’une DS Citroën conduite par un chauffeur de taxi revêche qui n’a presque pas desserré la bouche depuis le départ. Ce qui me convient en fait.

Nous sommes partis très tôt ce matin, direction La Baule, en empruntant la nationale 23 de Paris à Nantes. J’ai somnolé une partie du trajet en essayant de chasser toutes les pensées confuses qui se bousculaient dans mon crâne. Mais une fois bien réveillé, pour chasser l’ennui et la monotonie de la Beauce aux paysages réguliers, mornes et plats, sans même le moindre arbre pour se pendre, je me décide à feuilleter distraitement le livret de présentation de la clinique de la baie, mon nouvel eldorado, dans lequel je passerai les prochains mois.

Il y est précisé que « la clinique accueille toute personne ayant besoin de repos ou de remise en forme », dont j’imagine un bon nombre de mélancoliques et de suicidaires dont je fais partie. Le mot ne me fait pas peur. Mais le maître des lieux, le docteur Vétel, psychiatre de son état, indique dans un petit paragraphe d’introduction qu’il tient beaucoup à ce que chaque patient se sente ici chez lui. Il faut dire qu’aux tarifs pratiqués, consultables en dernière page, « l’institut », comme il le nomme, peut se parer des atours d’un hôtel de luxe.

La photo présentée laisse apercevoir un bâtiment fin 19e, à l’architecture un peu prétentieuse, qui semble offrir, si j’en juge par le catalogue des prestations proposées ou imposées, cela reste à voir, tous les conforts. On y liste : appartements 2 pièces ; salle à manger collective, fumoir, salon de thé avec tables de jeux, bibliothèque… Et côté médical : soins individuels, travail thérapeutique, balnéothérapie, massages, ateliers créatifs… Tout un programme.

J’imagine sans peine, à la lecture de ces prestations, le profil des « clients », ou des « patients », comme les nomme le docteur Vétel. Nul doute que leur aisance financière les autorise à se complaire dans un mal-être de bon ton ou dans un auto-apitoiement chronique. Le genre de personnes sensibles dont je fais hélas partie. Je les déteste par avance autant que moi. Pour être juste, je suis certain de les détester tout de même un peu moins que moi.

 

On dit que l’argent n’a pas d’odeur. Rien n’est plus faux. Le mien pue et son odeur me réveille la nuit. Bien évidemment, ce ne sont pas les maigres émoluments de pigiste pour le journal italien laStampa, auquel j’envoie quelques articles – politiques et faits divers – en tant que « correspondant en France », qui me permettront de faire face aux tarifs somptuaires de cette clinique de luxe, loin de là…

Car c’est hélas uniquement à l’argent parental que je dois la possibilité d’entretenir régulièrement ma dépression. Comble de l’ironie et de ma déchéance ! Je me rappelle pourtant avoir bien tenté de le refuser. Par fierté ? Par honnêteté ?

Cette pensée me remet en mémoire ma réaction de surprise quand un notaire romain m’a informé en 1947 de mon héritage. J’ai d’ailleurs appris à l’occasion, les bonnes nouvelles n’arrivant jamais seules, la mort de ma mère, suicidée à petit feu, qui avait apparemment suivi de peu celle de mon jeune frère, Giacomo, tombé pour la patrie en 1944, ou plus exactement en ce qui le concerne, pour la République Sociale Italienne, la république de Salò qu’il avait servie avec vigueur et passion, jusqu’à s’y perdre… Le décès prématuré de son mari y étant peut-être aussi pour quelque chose…

Je vivais alors à Turin, chez mon ancienne nourrice, Paulette Graziani, qui m’avait accueilli à la fin de la guerre, où je me consacrais à des études de journalisme le jour et à tenter d’oublier mon passé le reste du temps. Je suis donc retourné à Rome que j’avais quittée en 1943, quatre ans plus tôt, autant dire dans une vie antérieure, sans bien savoir à quoi m’attendre.

En entrant dans le vaste bureau du notaire meublé avec prétention, j’étais bien convaincu, ou plutôt je voulais me convaincre, que je refuserai sans hésitation cet héritage.

L’homme bedonnant m’a reçu aimablement et m’est tout de suite paru désagréable. Je me suis alors fait la réflexion que lorsqu’un notaire vous reçoit aimablement, c’est qu’il y a de l’argent à gagner. Il m’a d’abord présenté ses condoléances pour le décès de ma famille et expliqué en détail les difficultés qu’il avait eues pour retrouver ma trace.

– C’est un peu comme si vous étiez volatilisé !…

Il ignorait bien sûr le rôle que j’avais joué dans la « disparition » de mon père et ne croyait pas si bien dire…

Avant de détailler l’héritage, le notaire m’a expliqué que mes parents avaient laissé derrière eux des sommes importantes en or et en liquide, précieusement conservées dans des coffres « insensibles aux mouvements du monde », pour reprendre son expression, ainsi que des biens immobiliers dont j’étais l’unique héritier. Je suis resté un long moment interdit, comme absent. J’ai fini par demander au notaire si l’on connaissait la provenance de ces avoirs. Il m’a regardé bizarrement, comme si je venais de lâcher un gros mot.

– Vous savez, a-t-il dit enfin, en ces périodes troublées…

J’ai hoché la tête avant de lui dire en affermissant ma voix que je refusais l’héritage.

L’homme est resté silencieux un long moment, dans une volonté de paraître impassible, tentant de dissimuler le regard de mépris qu’il me vouait. Puis, après avoir choisi ses mots et s’être fabriqué un sourire triste de circonstance, il a repris :

– Vos scrupules vous honorent, jeune monsieur Vittali. Mais je dois à l’honnêteté de vous dire que rien dans nos papiers ne permet de douter de l’origine de cet héritage, ni d’en remettre en cause sa parfaite légitimité. Et nous sommes particulièrement vigilants sur ce point, vous vous en doutez. Le passé est le passé et si personne n’a jugé bon de le dénoncer, c’est que sa nature est conforme au droit. Permettez-moi au moins de vous en faire lecture dans le détail. Vous serez alors plus à même d’en juger…

J’ai fini par acquiescer d’un battement des cils.

À ma grande honte, mes « scrupules » ne m’ont alors pas honoré bien longtemps. Je fus même très facile à convaincre. Outre l’importance des sommes léguées, mes parents m’abandonnaient, bien involontairement j’imagine, la villa du lac de garde que je pensais reprise par le gouvernement, ainsi que la maison de Rome que je croyais vendue. Aussi, après un temps de réflexion, court, bien trop court, je me suis convaincu d’avoir de bonnes raisons de l’accepter. Car de fait, rien ne prouvait l’origine criminelle des biens. Et en cas de refus, c’est l’état qui en ferait usage, sans aucun bénéfice pour quiconque.

Mais je me suis surtout accordé, comme dernier argument pour achever d’enterrer mes hésitations, que ces sommes et avoirs viendraient comme juste compensation des souffrances endurées et me permettraient de consacrer ma vie à la réparation des préjudices commis par ma famille.

Presque convaincu par ce raisonnement, j’ai donc signé précipitamment les documents et me voilà depuis à la tête d’un joli pécule dont je mesure pourtant le poids chaque jour.

 

Nous nous rapprochons enfin de notre but et traversons désormais la ville de Saint-Nazaire, que je connais de triste réputation pour avoir écrit un article au sujet des villes françaises victimes des bombardements.

Les stigmates de la guerre ont bien à peu près disparu, mais la cité parait défigurée. Sa reconstruction « à la va-vite », à « l’américaine », si l’on en croit certains journaux, la fait surtout ressembler à un casernement triste, plus encore sous la pluie battante qui nous accueille dans la région. Des maisons identiques, sans imagination, se succèdent le long de rues droites, rectilignes, sans autres perspectives, semble-t-il, que de se jeter dans la mer sombre et inquiétante tapie à leurs pieds, comme pour tenter de disparaître. La ville martyre me fait inexorablement penser aux « gueules cassées » de la grande guerre dissimulant leur laideur derrière quelques artifices grossiers. On dirait un suicide urbain organisé à grande échelle. Pas de quoi me remonter le moral. Je me demande pourquoi le docteur Daumazon m’envoie dans ce coin abandonné. Comment un tel tableau pourra m’aider à me sentir mieux ? Ça ressemble à une mauvaise plaisanterie. Il m’a pourtant parlé de paysages sauvages et somptueux.

Nous nous arrêtons pour une dernière pause dans un bistrot où nous mangeons un casse-croute, près de la base sous-marine à l’origine de la destruction de la ville. Et si les U-boats ont déserté les lieux, cette sinistre cathédrale de béton armé pèse encore de tout son poids sur les lieux, telle une vilaine excroissance au milieu d’un visage défiguré. Sa masse imposante, indestructible, semble narguer les habitants pour les obliger à se souvenir de la grandeur passée du Reich et de sa domination.

– Salauds d’Allemands ! grommèle le chauffeur. Et vous, vous étiez de quel côté ?

– Du vôtre je crois.

Je dis ça sans réfléchir, pour donner une réponse, car je ne sais pas vraiment quoi répondre.

Le chauffeur me regarde bizarrement mais ne renchérit pas. Il hausse juste les épaules.

– Faut qu’on reparte. On est plus très loin.

 

Passé Saint-Nazaire, le paysage se métamorphose peu à peu, à l’image du climat qui s’améliore à mesure que nous approchons de La Baule.

– On va aborder la baie par Pornichet, me dit le chauffeur soudain réveillé tout en mâchouillant un chewing-gum, probable héritage de son rêve américain. Elle est chouette, vous verrez. Elle, au moins, les « boches » ont pas pu la raser !

– J’imagine.

Je dis ça pour dire quelque chose et surtout m’épargner le couplet du plaignant, propos obligés du coursier de base, ennuyé de le voir sortir de sa torpeur taciturne. Heureusement, nous sommes presque arrivés !

De fait, le chauffeur de taxi n’a pas menti. Sitôt parvenus sur la mer, se dévoile à mes yeux l’immensité d’une baie dont je peine à percevoir les dimensions. Le ciel, enfin indulgent, laisse filtrer quelques rayons de soleil qui nuancent le dégradé de couleurs bleutées en les striant de traits lumineux, eau et ciel mêlés, pour étirer l’horizon où ils semblent se confondre. C’est singulièrement beau !

Nous nous engageons sur la large route qui borde le littoral. Même l’empreinte pourtant bien visible de l’homme, au travers une suite quasi ininterrompue de villas et d’immeubles nouveaux, ne parvient pas à gâcher totalement la majesté de cette baie sans fin. Des gens chaudement couverts se baladent sur le front de mer, les yeux rivés sur le large. Les quelques kilomètres de littoral franchis, nous atteignons l’autre côté du golfe où se trouve, un peu en retrait, à une centaine de mètres de la plage, la clinique entraperçue dans le livret, que l’on gagne après avoir franchi un grand portail en fer forgé, puis traversé au ralenti un chemin de terre bordé d’arbres, de futaies et de massifs que j’imagine fleuris à la belle saison, pour s’arrêter au pied de l’escalier principal.

Un vent glacial et iodé me surprend au sortir de la voiture. Malgré un côté prétentieux, l’ensemble du bâtiment m’apparait harmonieux et imposant. Son bâti principal, tout en longueur, est enserré de deux corps d’habitation plus saillants agrémentés de tourelles d’angle qui lui donnent des allures de castel. Sur la façade, au premier étage, un imposant balcon de pierre blanche soutenu par d’élégants piliers dégage ainsi, au niveau inférieur, une sorte de terrasse que l’on gagne par un large escalier. Les fenêtres en croisillon, les auvents tendus, comme les pots de buis soigneusement taillés en boule et espacés régulièrement le long de la bâtisse, donnent à l’ensemble un petit aspect cossu de confort bourgeois.

Après avoir sorti mes bagages, le chauffeur, dont la course avait été réglée avant le départ, se fend enfin d’un sourire à la vue du pourboire que je lui tends.

– À votre service, me dit-il en me broyant la main. Voulez-vous que je monte les bagages ?

– Ce ne sera pas la peine, cher monsieur, nous interrompt une infirmière en tenue qui vient d’apparaître en haut de la volée de marches. Hubert, notre homme à tout faire, va se charger de les porter à votre appartement. Bienvenue à la clinique de la baie, monsieur Vittali.

De petite taille et un peu ronde, la femme entre deux âges arbore un sourire sympathique, sans doute un peu forcé, auquel je m’efforce de répondre avant de serrer la main qu’elle me tend.

– Mademoiselle Blanchard, Catherine pour les patients, se présente-t-elle. Je serai votre guide pour faciliter votre acclimatation, monsieur Vittali. Le docteur Vétel, qui va vous recevoir dès que vous serez installé, tient beaucoup à ce que nos hôtes se sentent ici comme chez eux…

 

Le chauffeur reparti, j’emboite donc le pas à l’infirmière. Dans le hall, assez vaste, un homme de service au physique austère attend derrière un comptoir en bois massif. Il ne manque que la sonnette d’appel pour se figurer à l’hôtel.

– Hubert, lui dit l’infirmière, vous voudrez bien monter les bagages de monsieur Vittali, appartement 26.

L’homme au visage impassible acquiesce d’un simple mouvement de tête, sans autre commentaire.