L'enfant K - Vincent Gaultier - E-Book

L'enfant K E-Book

Vincent Gaultier

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Beschreibung

Parce qu’il aime un garçon, le jeune Tommaso De Luca, 14 ans, fils ainé d’une riche et très catholique famille romaine, est condamné à subir une thérapie de conversion. Parce qu’il refuse de se convertir , son père l’envoie passer ses vacances en Allemagne, aux mains d’une inquiétante association, dans une maison de Dachau ayant appartenu à d’anciens officiers SS… Parce qu’ils sont  différents , d’autres jeunes y sont enfermés avec lui. Mais quelles sont donc les intentions des encadrants et des familles qui leur ont confié ces enfants ? En quoi cette histoire réactive-t-elle celle de « l’enfant K » ? C’est ce que devra découvrir le journaliste Bartoloméo Vittali pour tenter de retrouver la trace de Tommaso et de ses camarades. Il lui faudra pour cela se replonger dans un passé douloureux et comprendre que, comme dit un proverbe allemand : « l’amour et la haine sont des parents consanguins »…

À PROPOS DE L'AUTEUR

On retrouve dans les livres de Vincent Gaultier le goût de l’histoire et la passion du voyage… Ce troisième roman fait suite à "L’œuvre de Balilla".

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Vincent Gaultier

L’ENFANT K

Du même auteur

 

– L’oeuvre de Balilla

5 Sens Editions, 2022

 

– L’attirance du vide

Éditions Edilivre, 2020

À Tchenla

« L’amour et la haine sont des parents consanguins. »

 

Proverbe allemand

Prélude…

 

À la faveur de l’obscurité, on pourrait croire que le garçon joue. Son corps suit le mouvement régulier de la brise qui le pousse.

Sous le faible éclairage dispensé par la nuit, nuageuse, on peine à distinguer ce qui l’entoure. Il y a bien à proximité quelques baraquements ou maisons dont les contours inquiétants dessinent des formes rectilignes, comme tracées d’un trait de lune. Tout est calme pourtant. Le silence profond, à peine perturbé de temps à autre par le cri d’une effraie, rend l’endroit presque mélancolique. Alors, la laideur qui exsude des bâtiments, pour un court moment, celui d’une respiration arrêtée, disparait. Cependant le garçon, si c’est bien d’un garçon dont il s’agit, ne s’y trompe pas. Il connait le prix de l’apaisement.

Est-ce un gamin, innocent, qui se balance, ou un adolescent qui tente de faire resurgir quelques joyeux souvenirs du passé ? Mais ont-ils seulement existé ? L’endroit n’a rien bien sûr d’un jardin d’enfants. Et pourtant, il se balance.

Sur son front, l’esquisse d’une ride, peut-être l’ébauche d’une vieillesse en devenir. De ses yeux grands ouverts, il fixe l’horizon et parait attentif à ce qui l’entoure, sans doute saisi par la gravité du lieu ou l’importance du moment.

Est-ce donc la raison pour laquelle des larmes séchées ont laissé un sillon jusqu’à sa bouche ? Car malgré son apparente légèreté, le garçon ne peut ignorer la nature des espaces qui l’entourent.

À moins que le mouvement de balancier ne lui permette juste d’atténuer la douleur des journées passées, sous le regard des autres, sans la moindre estime de soi, pas même la plus petite forme d’amour, quand ne reste que l’inanité de l’être, désespéré, offert à la caresse du vent.

Des reflets ténébreux, charitables, ont abandonné sur son visage, comme à dessein, un maquillage naturel dont il doit être fier. Ils ont forcé le noir des yeux et donné à sa bouche une carnation singulière.

Son accoutrement en revanche n’a rien de celui qu’il aurait espéré. Car il a revêtu la tenue qu’on lui a imposée : une sorte de pyjama rayé trop grand dans lequel il flotte. Cela lui épargne cependant d’avoir à se préoccuper d’une érection dont il aurait sûrement honte, s’il en prenait conscience, et qu’il préfèrerait encore, comme depuis toujours, ignorer.

Tout ici est sombre. De l’obscurité de la nuit bien sûr, mais plus encore de la noirceur inimaginable de celles qui l’ont précédée. L’endroit porte en lui le poids des ombres, mortes, qui le hantent, et dont le silence, infini, lui sert de berceau.

Une chose est sûre, doit se répéter le garçon, ce lieu n’a rien d’un jardin d’enfants, même si la mémoire des cris que répercutent les lieux pourrait y faire penser.

Alors, envers et contre tout, il se balance, une fois encore, ignorant les silhouettes qui forment un arc de cercle, immobiles et graves, autour de lui…

– Que fait-on ? demande soudain une voix féminine dans un murmure.

– Ce qu’on doit, répond une voix d’homme. Appelle Hans, il se chargera de tout. Maintenant, rentrons, il est tard. Et toi, ajoute encore l’homme en s’adressant à son voisin, récupère ses affaires et aide-moi à dépendre ce garçon.

L’arrivée.

 

C’est pas vrai ! Me voilà réduit à écrire dans un cahier telle une gamine dépressive. Mais comme je n’ai personne à qui parler, je n’ai pas le choix. J’ai trop besoin de me confier à ce copain de substitution. Faut juste que je fasse gaffe à ne pas me faire prendre…

J’ai vérifié, tout est silencieux. Mon voisin de chambre dort comme un sonneur (je l’entends ronfler sous les draps), et les « animateurs », si c’est ainsi qu’il convient de les nommer, sont rentrés dans leur tanière. Je dois quand même faire gaffe.

Mais par où commencer ? Par quoi commence-t-on un journal ? Par le début j’imagine. Je veux dire, par le début du commencement de la fin de ma vie…

Allons-y… Papa me méprise et maman ne pense qu’à elle. Enfin, je suis sûrement un peu injuste, ou un peu en colère. Avant, mon père, que je ne voyais pas souvent car c’est un homme d’affaires important (qui avait donc forcément mieux à faire), semblait tout de même fier de moi, et j’ai toujours été le préféré de ma mère qui m’a couvé depuis l’enfance. On était très proches tous les deux, ce qui a toujours rendu ma petite sœur Alicia jalouse. Mais ça, c’était avant ! Avant que maman ne me surprenne avec Lorenzo ! Car depuis, la situation est devenue invivable. J’aurais voulu mourir à l’instant tellement j’ai eu honte. Pourtant j’avais tellement rêvé de cette première fois. C’était si chouette ! L’intervention de maman a tout gâché.

J’aime Lorenzo ! Je l’aime, enfin je crois. Pas au sens romantique du terme. Non, je l’aime comme on aime à 14 ans. Les sens sans dessus dessous (hi ! hi !), le sang bouillonnant, la bite en tête chercheuse, toujours prête à tirer avec l’espoir secret d’atteindre le cœur. D’ailleurs, il me manque Lorenzo ! Mais tout a explosé en vol, si j’ose dire.

Maman n’a pas arrêté depuis de me parler de péché et de vouloir « me faire prendre conscience de la gravité de mes actes », avec l’aide du curé de notre paroisse, le beau et sémillant père Marino… (là, je me moque). Elle a ensuite décidé, en accord avec mon père, bien que mes parents soient séparés, « pour mon bien », de m’envoyer dans un centre dirigé par des cathos intégristes afin de « profiter d’une thérapie de conversion », c’est le nom que j’ai entendu. En gros, on m’a enfermé avec d’autres jeunes, « déviants », pour me rééduquer ! Du matin au soir, à longueur de journée, des « prêchi-prêcha » pour m’expliquer que ce que j’avais fait était LE mal, que c’était contre nature, et que je devais découvrir l’homme, véritable, qui se cachait en moi, ou d’autres conneries dans le genre.

Le gars qui dirigeait le centre, un demi-évêque déguisé en psy, qui se faisait appeler « Monseigneur », a essayé de me faire avouer toutes sortes de saloperies et j’ai eu l’impression qu’il jouissait de les entendre. Bref, un endroit vraiment glauque où j’en suis venu à douter de moi-même, de mes parents et de l’humanité.

Bon, là, je force peut-être un peu le trait, mais à peine ! Comme si j’avais choisi ce qui m’arrive ? Je donnerais bien sûr n’importe quoi pour être attiré par une fille. J’ai même essayé de prier chaque soir en demandant à Dieu de me réveiller dans la peau d’un hétéro. Mais rien n’a changé ! Je crois bien que lui aussi s’en fout !

Après plus d’un mois de lavage de cerveau, j’ai fini par péter un plomb et me suis révolté. Maman n’a eu d’autre choix que de me reprendre. C’est alors que mon paternel est entré en jeu…

Avec lui, ça a été encore pire je crois. Pas de leçon de morale, pas de remarques désagréables, non. Juste une façon différente de me regarder, un kaléidoscope de sentiments divers, tous sombres bien entendu. Une sorte de panaché de tristesse, de colère et de mépris, celui qu’il me porte désormais. Avant, j’sais pas trop comment le dire, je crois qu’il me… considérait, qu’il m’aimait et surtout, me respectait. On partageait même de bons (rares) moments parfois. Mais depuis cette histoire, on dirait que je suis devenu un monstre ou, plus triste encore, un étranger !

Il s’est cependant étonnamment contenu quand nous nous sommes retrouvés à la gare de Torino, où il vit, lui dont les accès de colère froide sont si familiers. Je m’étais préparé à entendre le sermon de ma vie, mais rien… Si ce n’est, je me répète, ce regard, car comment l’oublier, dans lequel j’ai même fini par découvrir un mélange de dégoût et de haine ! Mon imagination ? Je n’aurais jamais cru dire cela en parlant de mon père.

Après un long, très long silence, où nous sommes restés figés en chiens de faïence dans l’attente d’un mot qui briserait le malaise, un peu comme au jeu de la barbichette, il a fini par me broyer l’épaule avant de dire en tordant un peu sa bouche, comme pour feindre un sourire, « qu’il reprenait la situation en main ! ». Je n’ai alors pas bien compris ce qu’il voulait dire. Mais le soir même, il m’a remis un prospectus vantant les mérites d’une association basée à Munich visant à prendre en charge des « jeunes à problèmes » et favoriser la connaissance de la culture et de la langue allemande… Elle s’appelle : « WERDE WAS DU BIST ! » Tout un programme. « Deviens ce que tu es ! » On pourrait croire à une mauvaise plaisanterie. Enfin, j’aurai préféré, car depuis que je suis arrivé en Bavière, mes craintes ne font qu’augmenter. Je ne sais pas où et surtout dans quoi je suis tombé. Mais je suis sur mes gardes, car ici tout est bizarre, et bizarre est un faible mot, un euphémisme je crois que ça s’appelle.

Avant mon départ, papa s’est tourné vers moi et m’a dit : « Tu changeras ! », comme on assène une certitude. J’ai hésité un instant, mais, ne voulant plus lui mentir, j’ai relevé les yeux et ai fait non de la tête. Papa est resté figé un moment puis a fait lentement demi-tour. Alors, j’ai eu le temps de deviner, au léger affaissement de son corps, que quelque chose en lui, entre nous, venait de se briser.

 

Bon, cahier débile, que je te raconte mon arrivée bizarroïde…

J’ai donc débarqué en train à la gare de Munich après un périple qui m’a fait passer par Verona, où j’ai dû changer de train. Pas de problème jusque-là car je voyage souvent avec mes parents. Mais là, j’étais tout seul. Je veux dire, VRAIMENT tout seul ! Ça m’a pris la journée, j’ai donc eu le temps de cogiter. Je n’arrêtais pas de penser aux paroles de mon père et plus encore à la façon dont il m’avait regardé. La manière dont il m’avait « rayé », c’est le mot qui me venait à l’esprit, comme on raye un nom inutile dans un carnet d’adresses.

Quand j’ai quitté le train, un drôle de type, balaise et le crâne rasé, genre rugbyman, mais sans le côté sympa, m’a abordé au bout du quai. Je ne sais même pas comment il m’a reconnu. En plus il n’avait qu’un œil qui bougeait. Je me suis demandé si l’autre n’était pas un œil de verre. « C’est toi Tommaso ? », qu’il a interrogé d’une voix rauque, sans même dire bonjour, le tout en allemand bien sûr. Mais je me débrouille bien en « teuton » car j’ai vécu en Allemagne quelque temps. J’ai dit : « oui », alors il a tourné les talons pour sortir de la gare, sans ajouter un mot. J’ai donc suivi le mec jusqu’à un parking où il m’a fait monter dans une camionnette verte pourrie avec noté sur ses flancs « WERDE WAS DU BIST » peint avec des lettres jaunes ! Le comble du raffinement.

Pendant le voyage j’ai essayé de lui demander où on allait, tout ça en me fendant d’un sourire pour paraitre aimable. « Peau de zob ! », comme on dit au collège. (Ça reste entre nous évidemment !) Il n’a pas desserré les dents ce gros con.

On est sorti de Munich et, bien que surpris, j’ai renoncé à lui demander où on allait car certain qu’il ne me répondrait pas. Un panneau m’a fait sursauter : « DACHAU ». Je suis calé en histoire, et de toute façon, tout le monde connait Dachau de nom. Je crois que j’ai réprimé un frisson, mais je me suis raisonné. Dachau c’est une ville et on est en 1971. Nous ne sommes plus en guerre. J’imagine que les gens y vivent comme partout ailleurs. C’est fou la capacité des gens à s’adapter à tout et à oublier !

Bref, on a aussi dépassé le centre de Dachau et on s’est rapproché de la périphérie. Malgré la nuit qui tombait, j’ai vu des panneaux indiquant « Konzentrationslager ».

J’ai un peu flippé, en me demandant pourquoi on se rapprochait autant du camp de concentration ? Mais on s’est heureusement enfin arrêtés sur l’arrière d’une des magnifiques et immenses maisons qui bordaient une grande rue rectiligne. L’endroit m’a paru « classe », impressionnant. Tout était propre et bien entretenu. Dans l’herbe, y avait une pancarte fichée de travers où j’ai cru distinguer le « WERDE WAS DU BIST ». J’en ai conclu qu’on était arrivé.

Une femme tout habillée de gris est sortie de la baraque et m’a souhaité la bienvenue avec un grand sourire. Un peu trop de rouge à lèvres et beaucoup trop de dents à vrai dire. Bien qu’un peu déstabilisé, j’ai quand même été content d’entendre quelqu’un me parler gentiment. Mais derrière nous, au fond du jardin, j’ai entendu l’aboiement furieux de chiens, heureusement retenus en laisse. Dans l’obscurité, j’ai cru discerner deux molosses qui se projetaient vers moi, rageurs, avant d’être ramenés brutalement en arrière par leur chaine. Leur violence m’a fait sursauter, et je n’ai pu contrôler un mouvement de recul. Je me suis figuré qu’ils venaient compléter la figure tricéphale de « Cerbère », nom que j’avais opportunément déjà donné au lourdaud qui m’avait conduit jusqu’ici.

– Rassure-toi, m’a dit la femme sans se départir de son sourire, ils mordent et mangent à l’occasion, mais uniquement sur ordre. Suis-moi, a-t-elle ajouté sans même se présenter, Manfred Hoffman, le directeur, va te recevoir. (J’ai appris par la suite que ce « Hoffman » était aussi son mari.) Puis elle a enchainé en se tournant vers le gardien de mon futur enfer : « Auge, dépose la valise de Tommaso devant la chambre verte, et rejoins-nous. »

Cette saillie m’a fait oublier les chiens et j’ai bien failli pouffer de rire. Auge ! Ça signifie « œil » si je ne m’abuse ! J’en ai déduit un peu vite que les responsables du centre avaient le sens de l’humour. Puis j’ai suivi la femme, le ventre serré, sans trop savoir à quoi m’attendre.

Le couloir qu’on a emprunté était tout sombre, triste, un peu glauque aussi. Peut-être à l’image de ce qui me trottait dans la tête. On est passé devant une vieille cuisine éclairée ou une « grösseMutti » s’activait à récurer des casseroles.

Ma guide ne s’est pas arrêtée pour faire les présentations. Vu l’odeur qui se dégageait des lieux, j’ai de suite compris que j’étais pas descendu au Ritz ! Puis on a débouché sur une grande entrée, toute sombre elle aussi, d’où partait un immense escalier de bois qui montait dans les étages plongés dans le silence. Je me suis cru dans un film d’horreur et me suis demandé ce qui allait en surgir. Mais indifférente à mes angoisses, la femme m’a pressé d’un mouvement de mains. Nous sommes alors passés, sans s’arrêter, devant une vaste salle à manger avec une table gigantesque sur laquelle trainaient les restes du repas du soir, pour nous retrouver face au bureau du directeur, seule pièce d’où filtrait un rai de lumière. Mal à l’aise, j’ai ravalé ma salive puis, sur l’injonction de la femme, me suis décidé à toquer.

Le dirlo m’a fait flipper dès que je suis entré dans la grande pièce toute couverte de boiseries et autres trucs anciens. Sur le mur derrière son bureau, au-dessus d’une longue commode en bois, était accrochée une immense tenture représentant un aigle aux ailes déployées tenant dans ses serres une croix gammée, comme on en voit dans les films, dont le vrai nom, d’après monsieur Annunzio, mon prof d’histoire, est une svastika. Un bandeau la traversait sur toute sa longueur, sur lequel était écrit : « DU BIST DEUTCHLAND » ! Pas besoin d’être agrégé d’allemand pour traduire « tu es l’Allemagne ». Pas besoin non plus de s’appeler Einstein pour comprendre à quelle nostalgie cette « décoration » faisait référence. Mais qu’est-ce que je foutais dans cet endroit ? ?

Le reste de la pièce était à l’avenant, si j’ose dire. Des bibelots qui n’auraient pas dépareillé dans un bunker, des artefacts de la seconde guerre mondiale en veux-tu en voilà, le tout baignant dans une atmosphère lumineuse de fin du monde. Un véritable paradis… pour fascistes nostalgiques.

Je me suis efforcé à conserver mon calme et à bien observer ce qui m’entourait, déjà inconsciemment convaincu de devoir me positionner en mode « survie », les scénarios les plus fous trottant dans ma tête, tels des petits soldats duReich défilant au pas de l’oie. Métaphore non dénuée de sens en l’occurrence, tu ne crois pas ? Mais à l’exception de cette déco douteuse et d’un nombre de livres impressionnant qui tapissaient les bibliothèques murales, je n’ai rien repéré d’utile. Pas même un téléphone qui aurait pu me servir, le cas échéant, à supplier mes parents de venir me rechercher.

Bien que sonné par la vision de la mise en scène que j’avais sous les yeux, je n’ai pas eu le temps de ruminer car Manfred Hoffman, qui, tout comme sa femme n’arrêtait pas de sourire, quoiqu’uniquement de la bouche, s’est aussitôt avancé vers moi en me tendant la main. Dans ses yeux en revanche, le vide absolu, un peu comme un miroir.

Avec son physique sec et nerveux et son costume sombre de marque, il m’a tout de suite fait l’effet d’un croque-mort qui aurait réussi dans sa branche. Vachement rassurant tout ça !

– Bienvenue chez nous, jeune homme, m’a-t-il dit en me dévisageant de la tête aux pieds. C’est donc toi, le fameux Tommaso !

Je me suis de suite inquiété de comprendre en quoi je pouvais être « fameux » et ai craint que mon père ne se soit montré trop bavard. Ça n’a pas manqué. Le mec a poursuivi sans se départir de son sourire de faux derche :

– Ici tu respecteras les règles, toutes les règles, et tu feras ce qu’on te dit de faire ou de ne pas faire bien sûr… On se lève et on se couche à l’heure. Voici d’ailleurs un petit livret que tu prendras soin de lire et qui te servira de repère pour l’organisation du quotidien, ajouta-t-il en joignant le geste à la parole. Bien entendu, tu devras, tout comme tes camarades, prendre soin des matériels et des lieux mis à ta disposition. Ici, pas de femme de ménage dans les étages et personne pour vous chouchouter. Le petit garçon à sa maman devra se prendre en charge. Les matinées sont dédiées à l’apprentissage de la langue et de la culture allemande que tu sembles déjà très bien maitriser, mais on doit toujours progresser, n’est-ce pas ? Les après-midis sont consacrées au sport, aux excursions ou à de petits travaux. Thomas, notre accompagnateur, excelle dans ce genre d’activités. Il saura, comme chacun d’entre nous, vous inculquer l’exigence et la rigueur qui sont les piliers de notre association. Nous avons actuellement un groupe de sept jeunes, garçons et… filles. Mais ici, les enfants et les jeunes vont et viennent. Ça peut donc varier. Un d’entre vous nous quittera prochainement. Bien entendu, la plus grande moralité est exigée dans nos murs… Je crois que ce point te concerne tout particulièrement.

J’ai rougi aussitôt en entendant ces paroles et ai gardé la tête baissée. Hoffman a eu le bon goût de poursuivre.

– Tu verras que chaque jeune que nous accueillons a ses propres difficultés. Vous êtes là pour vous amender et nous, pour nous en assurer. Bien, il est tard, nous aurons l’occasion de nous entretenir dans les jours qui viennent. Maintenant tu vas rejoindre ta chambre au second et te coucher sans faire de bruit. Tu la partages avec un autre garçon. Il aura besoin de ton aide. Dernier point, il n’y aura pas de contacts avec ta famille ou avec tes amis. Ton père l’a exigé. Tu pourras cependant écrire une courte lettre prochainement à ta mère pour la rassurer. As-tu une question ? m’a-t-il encore demandé.

J’ai réfléchi un instant.

– Oui, j’en ai une. Où sommes-nous ? J’ai cru voir qu’on était à Dachau, je croyais qu’on allait à Munich !

– Le siège de l’association est à Munich, a répondu Hoffman en se rapprochant de moi, ce qui m’a mis mal à l’aise, mais nos locaux sont ici, à Dachau, dans cette splendide maison qui nous est prêtée. Je vous en parlerai plus en détail prochainement. Mais tu n’ignores pas que le camp de Dachau a laissé des traces… et que tout a été fait pour transformer ce lieu. Notre association vise à aider des familles face aux déviances ou aux problèmes posés par leur enfant. Nous bénéficions de cet endroit unique pour nous consacrer à cette tâche. Pour vous… rééduquer.

J’ai encore insisté, déterminé à savoir où j’étais :

– Mais quel est cet endroit ?

– Nous sommes ici dans la Straße der KZ-Opfer, mon garçon. Cette maison, comme toutes celles de la rue, était occupée pendant la guerre par des officiers qui travaillaient dans le camp voisin. Cette décoration doit bien t’évoquer quelque chose ? Un lieu de mémoire. C’est la rue où vivaient les officiers SS en charge du camp. Tu es ici au cœur de l’Histoire !

Mon fils est…

 

Ouf ! Un calme provisoire est enfin revenu en ce début d’été. Après les mouvements sociaux de 1969, la capitale italienne, Rome, la ville qui m’a vu naitre et me perdre, s’est en apparence apaisée, peut-être le temps de reprendre des forces.

Dans la chaleur de ce début d’été, étouffante, la ville éternelle ressemble à la caldeira d’un volcan faussement endormi. Les mouvements tectoniques qui l’ont animée depuis deux ans ne peuvent cependant qu’engendrer de nouvelles explosions. Ce pays est désormais tiraillé entre les extrêmes, tous porteurs de rancœurs, de haines, que justifient à leurs yeux les dérives institutionnelles.

Je crois que nous n’avons rien compris du passé. Des « brigades rouges » se sont déjà constituées sur les ruines de l’attentat de la « piazza Fontana » de Milan. L’extrême droite, quant à elle, n’a pour unique obsession que de réinstaller un pouvoir autoritaire, sans doute afin de renouer avec ses traditions… Toutes ces organisations portent en elles le déchainement des violences dont l’Italie est si familière.

Apprendrons-nous jamais ? L’époque où Mussolini paradait à deux pas d’ici n’est pourtant pas si éloignée. L’absence de travail de mémoire, le refus d’affronter notre histoire, constituent, j’en ai peur, le terreau des drames à venir. Contrairement à l’Allemagne, l’Italie semble amnésique, peut-être désireuse de ne pas réveiller les ferments de la division. L’histoire pourtant est riche d’enseignements, au premier rang desquels un pays qui ne solde pas son passé risque de le voir ressurgir sous une forme ou sous une autre. Les dangers guettent. Et moi, petit journaliste coincé dans un bureau du dernier étage, parmi les sans-grades, je les attends avec le fatalisme que confère le vécu. Comme disait Chateaubriand : « Levez-vous vite orages désirés ». Car je connais trop bien la face cachée des hommes…, et le feu couve encore.

Plus que jamais nous ne devons pas baisser la garde. Plus que jamais nous nous devons d’être vigilants. Car même là où je me trouve, de cet endroit où l’on délivre l’information et où l’on tend à promouvoir l’esprit critique et le débat, faussement à l’abri, je crains toujours, à moins peut-être que je ne l’espère, de voir le monde s’écrouler…

 

C’est d’un bureau de l’immeuble arrondi du journal « Il Messaggero » que, le nez à la fenêtre, Bartoloméo Vittali attendait, sans impatience, une femme qui souhaitait l’entretenir « d’une affaire importante ». Mécontent d’être interrompu dans son travail, il aurait sûrement décliné ce rendez-vous, si la demande n’avait émané de Gianni Granzotto en personne, le tout nouveau directeur, la femme en question étant apparemment une de ses amies proches.

Perdu dans ses pensées, le journaliste regardait, comme hypnotisé, les mouvements désordonnés de la grande ville à ses pieds. Au milieu de la circulation, dense, un livreur slalomait, poussant sa charrette de fruits dans les entrelacs des véhicules. L’homme ahanait et jurait à l’envi, sans que personne ne lui prête attention. Sur les trottoirs, une foule bigarrée se pressait, naviguant elle aussi entre les obstacles, un peu comme si tous ces gens avançaient avec une idée précise du chemin à parcourir, de l’endroit où aller. Et cette certitude apparente, d’un quotidien banal, étrangement, rendait Bartoloméo Vittali songeur.

Il se demanda une fois encore si revenir dans la ville où il avait grandi avait été une bonne décision, même si l’image de sa compagne Giulia qui s’imposa alors dans son esprit le lui fit aussitôt regretter. Il n’avait pourtant fait ce chemin inverse qu’une fois le passé épuré, les fantômes enterrés, et après avoir enfin trouvé une forme d’apaisement intérieur. Mais il devait bien avouer que les évènements qui se déroulaient sous ses yeux, dans une Rome tiraillée et secouée par tant d’antagonismes, le perturbaient à nouveau.

Désireux de ne pas s’attarder sur ce sentiment de malaise, le journaliste se força à se concentrer sur son travail, qui à défaut de le combler, tant il était souvent contraint à ne couvrir que des évènements secondaires, lui permettait au quotidien de tenir à distance ce qu’il appelait ses « pensées noires ».

Mais quel était donc l’objet du rendez-vous imposé qui l’attendait ? S’il n’avait pas souvenir d’avoir entendu son patron l’éclairer sur ce point, il se souvenait bien en revanche de la mise en garde : « Prenez au sérieux ce qu’elle a à vous dire, lui avait dit Granzotto. Cette famille a du pouvoir, beaucoup de pouvoir, elle est donc à ménager. Aidez-la autant que possible, suis-je assez clair ? »

Autant dire que Bartoloméo n’avait pas vraiment eu le choix. Il avait donc retenu un haussement d’épaules et s’était contenté d’acquiescer, se reprochant déjà sa faiblesse. Pourtant, pensait-il encore en cet instant, si j’ignore ce qu’elle a à me dire, je doute que cela puisse avoir un quelconque intérêt.

L’avenir allait cependant lui donner tort sur ce point…

 

– C’est aimable à vous de me recevoir, Monsieur Vittali, dit la femme en lui tendant une main gantée. J’ai beaucoup entendu parler de vous, ajouta-t-elle en entrant dans la pièce qu’elle inspecta du regard, sans parvenir à cacher son étonnement de se voir accueillie dans un si petit bureau, presque sous les toits.

– C’est par souci de confidentialité, comme vous l’avez demandé, se justifia le journaliste amusé de constater l’importance des codes et des apparences chez son interlocutrice. Monsieur Granzotto m’a dit que vous y teniez.

– Gianni a dépassé sur ce point toutes mes attentes…, mais là n’est pas l’essentiel. Il m’a surtout affirmé que vous étiez l’homme de la situation, enchaina la femme sans autres commentaires, et que je pouvais en effet compter sur votre absolue discrétion, ce dont je vous remercie par avance.

L’élégante tenue de la dame qui se tenait devant lui, comme son maintien, trahissaient d’évidence une origine de grande bourgeoisie romaine. Cette perception était encore renforcée par le port de bijoux de qualité et la splendide mise en plis qui venait dompter une chevelure épaisse d’un blond vénitien.

Cette apparence irréprochable se retrouvait même jusque dans les détails, comme les ongles peints à la couleur des chaussures, ou le discret maquillage savamment travaillé qui venait rehausser un visage encore assez jeune, préservé. Dans son regard, cependant, semblait flotter un voile de tristesse ou d’inquiétude, pour autant que Bartoloméo Vittali put en juger au premier abord.

Se souvenant des convenances, le journaliste l’invita d’un geste à prendre place dans l’unique fauteuil du bureau, puis tira une chaise à lui.

– En quoi puis-je vous aider, Madame… ?

– Pardonnez-moi, je suis bouleversée et j’en oublie la politesse. Alice De Luca, ajouta-t-elle précipitamment. Appelez-moi Alice, je vous en prie. Je suis la femme de Gabriele De Luca que vous connaissez peut-être, au moins de réputation ?

– J’ai en effet entendu parler de lui, c’est un homme d’affaires avisé si j’en crois ce qu’en disent les journaux, répondit prudemment Bartoloméo. Et je suis mal placé pour ne pas les croire. Mais si vous m’expliquiez ce qui vous amène, insista-t-il en essayant de contenir son impatience. Monsieur Granzotto ne m’a pas donné de détails sur l’affaire qui vous préoccupe, aussi suis-je dans le flou total. J’avoue d’ailleurs ne pas bien comprendre en quoi je peux vous être utile, il doit y avoir erreur, je ne suis qu’un petit journaliste.

– Vous êtes trop modeste, monsieur Vittali. Vous êtes aussi écrivain, linguiste, si j’en crois Gianni Granzotto, et homme déterminé, si j’en juge par votre réputation.

Très surpris par ce portrait beaucoup trop flatteur, Bartoloméo s’apprêta à la contredire, mais Alice De Luca ne lui en laissa pas le temps :

– C’est au sujet de mon fils, je crois qu’il est en danger, lâcha la femme en réprimant un sanglot.

– Je ne comprends toujours pas. Pourquoi dans ce cas n’allez-vous pas voir la police ?

– Parce que mon mari me prend pour une folle et m’a interdit d’aller les voir. Il pense que tout est dans ma tête… Sans compter que Gabriele n’apprécierait certainement ma démarche. Mais je sais que Tommaso est en danger, je le sens. Et puis, de toutes les manières, les policiers ne me croiraient pas.

– Écoutez, reprit Bartoloméo avec lassitude, si vous voulez que je vous aide, même si je ne vois pas en quoi je pourrais le faire, racontez-moi l’histoire depuis le début car je ne comprends toujours pas ce que vous attendez de moi.

– Oui, je suis un peu déboussolée, pardonnez-moi, vous aussi allez me prendre pour une folle… Mais promettez-moi de garder ce que je vais vous dire pour vous. J’insiste, mon mari ne me pardonnerait pas de parler de nos histoires de famille.

Alice De Luca se tut un instant, sans doute pour mettre de l’ordre dans ses pensées, avant de se lancer d’une voix tendue :

– Je suis très croyante voyez-vous. Catholique fervente comme on dit. La religion a une place prépondérante pour moi, et toute sa place dans notre famille. Nous ne nous contentons pas de nous rendre à la messe. Nous…, (moi surtout) nous impliquons avec force et avec foi dans toutes les actions de soutien à notre église. Nous sommes de fidèles paroissiens et entretenons des liens étroits avec de nombreux ecclésiastiques de Rome, dont certains importants, vous vous en doutez. Nous nous efforçons aussi d’élever nos enfants dans la tradition catholique… J’ai bien sûr moi-même bénéficié d’une telle éducation étant jeune et m’en suis toujours bien portée. Car, voyez-vous, mon mari et moi sommes convaincus qu’une âme juvénile se construit sur des bases et des repères rigoureux, ainsi que dans un environnement à la morale irréprochable. Pas question chez nous de permissivité ou de laisser-aller, et moins encore pour tout ce qui concerne la droiture et l’honnêteté. Nos enfants ont donc grandi protégés des dérives du monde, je parle ici surtout des licences morales dont notre société s’accommode, notamment depuis les tristes évènements de 68, avec son lot immonde de laisser-aller et de pornographie. Néanmoins, être profondément croyants ne nous a pas épargné de rencontrer des tensions dans notre couple. Aussi, quand mon mari et moi avons été confrontés à de telles difficultés, nous avons tenté de trouver des solutions afin de les surmonter. Cependant, et j’ai grande peine à le reconnaitre, toutes nos tentatives pour éteindre les dissensions croissantes entre nous ont hélas échoué. Nos divergences sur l’éducation des enfants et l’emploi du temps surchargé de Gabriele sont venus à bout de notre résistance. Même nos prières incessantes n’ont pas eu d’effet. Dieu a sans doute voulu nous mettre à l’épreuve. D’un commun accord, nous avons alors choisi de nous donner du répit en prenant du recul, le temps de retrouver un peu de sérénité. Cette disposition nous semblant favorable au bien-être des enfants et permettant aussi d’éviter un scandale… Nous devions à tout prix préserver au moins les apparences. C’est important, vous comprenez ?

Refusant de faciliter la tâche de son interlocutrice qui venait le déranger dans son travail, le journaliste ne réagit pas et garda le silence.

– Et donc, poursuit Alice De Luca un peu déstabilisée, comme je viens de vous l’expliquer, nous avons décidé de prendre du recul et de nous éloigner l’un de l’autre en s’abritant derrière le prétexte du travail de mon mari. L’hypothèse d’un divorce n’étant, bien entendu, pas envisageable. Nous avons aussi estimé que cette organisation permettrait peut-être de sauver notre couple, sans être en contradiction avec nos principes et ceux de l’Église. Bien entendu, nos enfants ont eu du mal à l’accepter et en ont souffert. J’ignore d’ailleurs si tout cela n’a pas eu un effet sur ce qui s’est ensuivi… Où en étais-je ? Ah oui, j’ai omis de vous le dire, nous avons un fils et une fille, précisa la femme. Tommaso qui va sur ses 15 ans, il les aura dans trois mois, et Alicia qui vient d’en avoir 7. J’ai hélas perdu un enfant en couches entre deux. Bref, mon mari s’est installé à Turin pendant que je restais avec les enfants à Rome et nous sommes convenus d’un planning souple pour permettre à Gabriele de voir les enfants, tout en nous engageant à reformer notre couple de temps à autre, en façade tout au moins, par nécessité, afin de sauver les apparences. Vous comprenez, les gens que nous fréquentons n’auraient certainement pas manqué de jaser sur mon absence lors des réceptions. Vous pouvez nous juger sévèrement, mais dans notre milieu…

Bartoloméo se retint de jeter un coup d’œil à sa montre.

– Et donc ? relança-t-il un peu trop brusquement.

– C’est la partie la plus embarrassante de mon histoire, reprit Alice De Luca en rougissant un peu. Mon fils, Tommaso, a disparu, j’en ai la certitude.

– Que voulez-vous dire ?

– Eh bien je suis sans nouvelles de lui et bouleversée à l’idée qu’il lui soit arrivé quelque chose.

– Encore une fois, madame, je ne comprends rien.

– Je suis consciente, monsieur Vittali, que mes explications peuvent vous paraitre confuses et que vous devez me trouver moi-même bien embrouillée. Probablement parce que c’est la réalité. Vous me voyez aujourd’hui complètement affolée et perdue, j’en appelle donc à votre indulgence et à votre patience. Je vous promets de me ressaisir car je sais, bien sûr, qu’il me faut vous donner des précisions, mais je n’aurais pas imaginé que ce dont je dois vous informer soit si difficile à formuler. Je m’étais pourtant préparée à vous livrer mon récit sans hésiter, après l’avoir répété pendant des heures devant un miroir. Ridicule, n’est-ce pas ? À l’abri dans mon salon, je croyais l’avoir si bien apprivoisé que j’étais convaincue de savoir le prononcer devant vous comme une leçon bien apprise. Je constate maintenant qu’il n’en est rien, et je crains que cette mauvaise impression fasse que vous ne me preniez pas au sérieux, ce qui est contraire à l’objectif que je me suis fixé. Mais plus encore, cela pourrait être gravement dommageable pour mon fils, si, comme j’en suis persuadée, il est réellement tombé entre de mauvaises mains…

– Madame De Luca, l’interrompit le journaliste en soupirant, nous gagnerions vraiment un temps précieux si vous vous décidiez maintenant, ne croyez-vous pas ?

– Vous avez parfaitement raison, monsieur Vittali, j’y viens, répondit la femme conciliante. Il faut néanmoins, pour que vous compreniez l’origine de toute cette histoire, que je vous dise ce qu’est mon fils, ou plus exactement ce qu’il est devenu, sous l’influence, j’en suis convaincue, d’un garçon mauvais auquel nous faisions bien inconsidérément confiance. Car rien ne serait arrivé si Tommaso n’avait pas été entrainé dans cette abomination. Sans ce Lorenzo, mon fils serait toujours l’adorable enfant qu’il a toujours été, et mon mari n’aurait pas eu à prendre les dispositions qui ont entrainé…

– Et donc, madame De Luca, qu’est-ce qu’est devenu votre fils ? la coupa le journaliste ouvertement agacé cette fois.

– C’est très embarrassant vous savez, très. Comment dire cela avec les mots qui conviennent…

– Dites-le simplement, cela vous évitera de tergiverser.

– Oui, vous avez raison, bien entendu… Mon fils, Tommaso, est…

– Il est ?

– Je suis morte de honte de le formuler ainsi, mais je crains que Tommaso ne soit…, provisoirement j’en suis sûre, attiré par les garçons. J’ai peur qu’il soit…, vous connaissez peut-être ce mot affreux…

– Homosexuel ?

– Dieu du ciel, non ! Nous parlons ici d’un enfant…, de chœur de surcroit ! Et plus encore, d’un enfant élevé dans la foi et encadré par des règles morales rigoureuses, je croyais vous l’avoir expliqué. Mon fils n’ignore pas qu’il ne saurait y avoir de relations épanouies que dans le cadre du mariage, entre un homme et une femme, prononcé devant Dieu. Il ne s’agit donc pas là d’homosexualité, ni même de sexualité tout court, juste d’une inclinaison. Non, j’évoquais ce mot horrible à la mode dont le sens m’échappe mais qui pourrait peut-être convenir…

– Sans doute faites-vous allusion au mot gay ?

– Gay…, quel mot étrange et dérangeant, mais oui, c’est bien celui que je cherchais.

Le groupe.

 

C’est un cauchemar. Je vais me réveiller. À ce propos, mon premier réveil a déjà été… surprenant ! Je dormais comme un loir quand j’ai entendu mon voisin m’appeler d’une drôle de voix nasillarde : « Hé ! Hé ! T’es réveillé ? » J’ai grogné, mais me suis retourné pour faire sa connaissance. La veille, je n’avais pas allumé, sauf ma petite lampe de poche pour écrire bien à l’abri sous une couverture, afin de pas le déranger. Je n’avais donc aperçu qu’une forme indistincte dans l’obscurité.

Mais à la lumière du jour, tout de suite, j’ai vu qu’un truc n’allait pas. Le garçon avec lequel je partageais la chambre était tout sec et tout tordu. Enfin, pour ce que je pouvais en voir. Il avait repoussé les draps et portait une espèce de chemise de nuit, un peu comme « nonno », mon grand-père. Le comble de la modernité ! En plus ses jambes et ses bras m’ont semblé cabossés et tout maigres. Son visage aussi était un peu de travers, comme dans un tableau de Modigliani que j’ai vu avec mes parents au musée de l’Orangerie à Paris, avec la bouche toujours à demi ouverte. J’ai flippé et ai dû me contenir pour retenir un cri !

– Je suis tétraplégique, comme tu vois, a crachoté le cabossé avec sa gueule de biais en bavant un peu, sans doute pour couper court à mon regard insistant. C’est mon handicap.

Il a dit ça en insistant sur le « mon », avec la même intonation qu’un cancéreux aurait dit « mon » cancer… Comme si on allait leur piquer ! Mais le gars était lancé.

– C’est pas génial, mais on s’y fait… sauf pour la douleur. J’suis un vrai drogué ! Si tu voyais les doses que je m’envoie ! Je sais pas toi, mais moi, la douleur, c’est pas ma copine. Alors, avec mon corps abimé, faut la contenir. Il a repris péniblement sa respiration avant d’ajouter : N’empêche, mon bras droit fonctionne un chouïa, en bougeant la main pour le prouver, à la manière du Pape, à Rome, quand il salue la foule depuis son balcon. M’appelle Leo Götze, et toi ?

Son laïus m’avait au moins donné le temps de me reprendre. On a donc un peu papoté, histoire de faire connaissance, mais surtout pour moi de comprendre dans quel endroit j’étais tombé.

J’ai appris qu’il était arrivé l’avant-veille, qu’il était allemand et avait lui aussi 14 ans (et 28 jours…). Super important la précision… Moi, je lui en aurais donné 10 ou 60, selon la façon dont je le regardais. Il paraissait vraiment mioche avec son physique de moineau déplumé qui se serait frappé contre la vitre, mais son regard, lui, donnait l’impression d’avoir vécu plusieurs vies. Je me suis dit alors que c’était bizarre de l’envoyer dans un séjour de langue allemande, puisque c’était sa langue maternelle ! J’en ai déduit que c’était bien pour se débarrasser de lui tout un été. Mais pourquoi dans cet endroit sinistre ?

– Tous les mecs et aussi les filles qui sont ici ont quelque chose qui cloche, a poursuivi Leo comme pour confirmer mes pensées, tu te feras vite une idée. À croire que nos parents ont besoin de respirer (j’avais compris !). Note, je ne leur en veux pas. C’est dur de devoir s’occuper d’un boulet comme moi. Pourtant j’arrive plus ou moins à faire mes affaires tout seul, avec un peu d’aide. Enfin, ça dépend. À la maison il y a un infirmier qui vient tous les jours me laver et tout le reste. Avant, c’était ma mère, mais bon, je crois que ça devenait trop dur pour elle. Un peu gênant quand même, même si c’est ma mère. J’ai une sœur aussi. Heureusement, elle n’est pas handicapée. T’imagines si c’était le cas. Du coup, même si elle ne le dit pas, je crois qu’elle en a marre de moi. C’est un peu comme si j’étais la vedette de la famille, car tous les projecteurs sont tournés vers ma petite personne. Ma mère est vachement courageuse, elle se décarcasse depuis ma naissance, mais je vois bien qu’elle fatigue. Je m’en rends compte car elle me hurle dessus de plus en plus souvent en me reprochant de me salir ou de pas être fichu de faire ma toilette tout seul. Note, je peux le comprendre. Mon père, lui, il m’évite je crois. En tout cas il ne s’occupe jamais de moi. C’est normal, lui qui rêvait d’avoir un garçon sportif et baraqué. C’est plutôt raté de ce côté-là. Le plus dur à encaisser, c’est qu’ils passent leur temps à s’engueuler à cause de moi. Papa dit, quand il pense que je ne l’entends pas, que je suis leur boulet, maman lui répond que je suis leur croix, et qu’ils doivent la porter…

Je l’ai laissé s’épancher car je ne savais pas bien quoi dire. Alors, après un petit silence, Leo a demandé :

– Mais toi, c’est quoi ton problème ? T’as l’air on ne peut plus normal. (Il a pas tort Hector !)

J’ai hésité un instant. Sûr qu’il y a quelques mois, je n’aurai rien dit. Mais depuis toute cette histoire, j’ai décidé qu’il était temps d’assumer, puisque d’évidence je suis ce que je suis.

– Parce que je suis gay, j’ai dit en le défiant des yeux.

– Gay ?

– Homo, si tu préfères, genre « je préfère les garçons ».

J’ai dit ça avec humeur, déjà sur la défensive.

– Ah !… C’est moins grave que d’être tétraplégique, a fini par lâcher Leo après un temps de réflexion. Tu peux m’aider à me mettre dans le fauteuil ?

Bien que flippant, j’étais quand même content d’avoir Leo comme voisin de chambre. Il n’avait pas l’air con et s’était montré très tolérant en apprenant qui je suis. C’est pas pour dire, mais je crois que ça m’a enlevé un poids. Peut-être que vivre en accord avec ma petite personne serait finalement possible un jour ? Bon, faut pas non plus s’emballer. Une hirondelle ne fait pas le printemps, comme on dit, mais c’est mieux que rien.

 

Peu de temps après, « Auge », le bouledogue à œil unique, a débarqué sans frapper. Sans même dire bonjour, il a saisi Leo comme un paquet pour l’emmener dans les sanitaires à côté.

– Descends ! qu’il m’a ordonné. Madame Hoffman t’attend pour le déjeuner. N’oublie pas d’aérer la piaule et de faire les lits.

Je n’ai pas eu le temps de dire quoi que ce soit, et d’ailleurs, je n’ai pas eu envie. Ce type me fait un peu peur. On dirait un « rottweiler » tenu en laisse. Alors imagine quand il n’a pas de laisse… Leo n’a pas bronché non plus. Lui aussi m’a semblé terrorisé. Je n’ose pas imaginer à quoi il devait penser, mon compagnon de chambrée. Ni ce qu’il avait à endurer. Déjà, moi, quand je me fais un petit bobo, je le fais savoir, histoire de me faire plaindre et d’inviter (de forcer) ma mère à s’occuper de moi. Ça ne manque jamais d’ailleurs. Mais Leo, il doit vachement souffrir le gars. Et pas que physiquement… De tout ça, Auge n’en avait visiblement rien à fiche. Il obéissait aux ordres et agissait seulement en fonction de ce qu’on lui avait dit de faire, sans même tenter de dissimuler son dégoût. D’ailleurs, qu’est-ce qui peut bien motiver ce descendant d’ours brun (oui, je sais, c’est vache pour les ours…), à jouer les nounous ? « That is the question », comme disait « omelette 1 » !

Quand ils ont quitté la pièce, je me suis levé rapidement avant d’en profiter pour jeter un coup d’œil dehors en ouvrant les volets. Pas de quoi s’enflammer ! Juste une cour et un jardin avec des arbres. Pas de voisins en vue non plus. Probablement sur la rue, de l’autre côté de la baraque. Mais, d’après ce que j’ai cru comprendre, toutes les chambres sont côté jardin. Tu m’étonnes. Pas de risque qu’un citoyen puisse apercevoir un échantillon de notre bande. Pour vivre heureux, cachons-les !

Mais j’y pense, les maisons de la rue, si j’en crois Hoffman, sont celles des officiers SS qui dirigeaient le camp. Et là me vient une question existentielle. Comment peut-on habiter une baraque où des salauds de la pire espèce ont vécu ? Comment est-ce imaginable ? Quel genre d’individu peut se dire : « Tiens, ce serait cool de vivre près d’un camp de concentration, ça nous changerait de notre pavillon de banlieue ! » Je n’ose même pas l’imaginer. À mon humble avis, faut être méga tordu !

Avant de quitter la chambre, je n’ai pas oublié de tirer sur mes draps pour rendre le lit plus présentable, afin de ne pas m’attirer les foudres de l’aboyeur en chef, et ai même retapé celui de Leo. Si ma mère me voyait ! Moi qui n’ai jamais fait un lit de ma vie…

Ça fait cependant partie du règlement que m’a filé le dirlo la veille au soir et que m’a rapidement résumé Leo pour m’éviter une lecture fastidieuse. Mon unique objectif, en attendant la quille, étant de me faufiler entre les gouttes.

Quand je me suis arrêté pour pisser dans les sanitaires des garçons, j’ai vu mon nouveau pote posé sur les toilettes, la porte grande ouverte, avec Cerbère en train de le reluquer d’un œil mauvais (du seul à vrai dire). Juste le temps pour moi de croiser le regard de Leo, et je n’ai pas aimé ce que j’y ai vu… Plus que de la tristesse, du désespoir mâtiné d’un sourire de façade, sans doute pour tenter de faire bonne figure. Beurk ! J’ai remballé illico presto et ai tourné la tête aussi vite que j’ai pu, puis j’ai quitté les lieux sans demander mon reste, la conscience en désordre et le cœur en bataille. Je me sentais vachement mal pour tout dire. Quelle idée d’accueillir un jeune aussi handicapé dans un camp de « vacances » ? Encore une étrange étrangeté.

Avant de descendre, je me suis autorisé un petit tour rapide des étages afin de me faire une idée de la bicoque. Brrr… Idéale pour tourner un film d’horreur ! Des pièces sombres et lambrissées partout, des recoins pour se cacher ou disparaitre. Une maison comme dans « Psychose », mais en beaucoup plus grande. J’ai pas réussi à en faire le tour complet, loin de là ! Trop de pièces, dont certaines habitées, autant que j’ai pu en juger par les différents bruits de voix. Plusieurs d’entre elles étaient fermées à clé, je n’ai pas insisté. Toutes celles donnant sur la rue à la réflexion. Z’avaient bien besoin d’un bon serrurier, les petits soldats de la Wehrmacht ! Cela mis à part, j’ai aussi repéré une autre salle d’eau avec marqué « Mädchen » (filles) sur la porte, et un cagibi plein de trucs pour nettoyer. Quoi d’autre ? Ah oui, il y avait encore un escalier tout sombre, plus étroit, qui partait vers le grenier. J’ai préféré ne pas insister, certain qu’Auge ne tarderait pas à refaire son apparition.

Bon, cette petite visite m’a quand même donné un aperçu et amené une nouvelle réflexion. Comment peut-on avoir une maison aussi immense ? Même la nôtre, dans le quartier de l’Esquilino à Rome, n’est pas aussi grande. Pourtant mes parents sont pleins aux as et y a déjà de quoi faire. Doivent être sacrément riches les Teutons ! Mais je crois me souvenir que le dirlo a dit qu’on leur prêtait, ce serait sûrement impossible autrement. Mais qui, on ? La ville ? Il y a un truc qui cloche. La RFA est une démocratie, je croyais que les Allemands avaient enterré le passé, comme les Indiens la hache de guerre. Comment peut-on de nos jours laisser des dingos utiliser un tel lieu ? Je ne comprends rien à ce qui se passe, et ça m’inquiète.

Dans la salle à manger, j’ai croisé un drôle de spécimen, difficile à décrire. Impossible de dire si j’avais affaire à une fille ou un garçon. Une tête de gars efféminé à priori, les cheveux noirs mi-long plaqués avec de la « gomina », et maquillé comme une pute du quartier de Subure. Le tout affublé d’un pantalon ample en bas, et d’une sorte de corsage échancré en haut noué au niveau du nombril. Dans les 15, 16 ans en tout cas. J’avais jamais vu un spécimen pareil ! Pour cacher mon trouble j’ai dit un truc brillant, genre « salut ». Ce à quoi le « monsieur-dame » a répondu par un majeur levé bien haut.

Quand on s’est approché de la table où un petit déjeuner bâclé nous attendait (mauvais café et tranches de pain beurrées), Madame Hoffman nous a salués avec son sourire crispant. « Bonjour