L'Orient-Express - Edmond About - E-Book

L'Orient-Express E-Book

Edmond About

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Beschreibung

Montez à bord du célèbre train, l’Orient-Express, en partance pour son premier voyage

Le 4 octobre 1883, le train le plus luxueux du monde quittait Paris pour Constantinople. Promis à une destinée mythique, l’Orient-Express emmenait pour ce voyage inaugural les plus grands journalistes européens. Edmond About, futur académicien mais écrivain spirituel, raconte avec esprit cette traversée de l’Europe qui le laisse « ébloui et étourdi ».

De Pontoise à Stamboul, 1884.

Avec son témoignage Edmond About nous permet de revenir sur un grand symbole du XIXe siècle

EXTRAIT

L’expérience de notre hôtellerie roulante commence au coup de sifflet du départ, et elle intéresse vivement tous ceux d’entre nous qui ont une certaine pratique des chemins de fer. Ainsi, l’on doit nous servir à dîner dans un quart d’heure et nous trouvons le couvert mis avec une intrépidité qui nous étonne. J’ai l’habitude de déjeuner tous les mois dans le train de Paris à Boulogne-sur-Mer, et quoique la Compagnie du Nord ait des voitures admirablement suspendues qui lui coûtent jusqu’à dix-sept et dix-huit mille francs l’une, je sais combien il est malaisé d’y verser et d’y boire un verre de vin sans trinquer avec sa propre chemise. Eh bien ! les serviteurs de la Compagnie Nagelmackers n’ont pas craint de placer devant chacun de nous trois ou quatre verres à pied d’un équilibre fort instable. Il faut que ces braves garçons aient une confiance illimitée dans l’aplomb de leur restaurant, et il nous semble à première vue que les fiches, les cordes tendues, ce qu’on appelle le violon à bord des paquebots, ne seraient pas de trop en cette occurrence. L’événement nous donne tort : rien ne bouge sur ces petites tables si bien servies, tant la construction des voitures a réalisé de progrès depuis quelques années.

A PROPOS DE LA COLLECTION

Heureux qui comme… est une collection phare pour les Editions Magellan, avec 10 000 exemplaires vendus chaque année.
Publiée en partenariat avec le magazine Géo depuis 2004, elle compte aujourd’hui 92 titres disponibles, et pour bon nombre d’entre eux une deuxième, troisième ou quatrième édition.

A PROPOS DE L’AUTEUR

Edmond About, né le 14 février 1828 à Dieuze et mort le 16 janvier 1885 à Paris, est un écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française. Il est connu pour avoir écrit des œuvres satiriques, polémiques, mais aussi comiques.

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LE GRAND EXPRESS D’ORIENT

présenté par Émilie Cappella

Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn, prêtez-moi

Vos miraculeux bruits sourds et

Vos vibrantes voix de chanterelle ;

Prêtez-moi la respiration légère et facile

Des locomotives hautes et minces, aux mouvements

Si aisés, les locomotives des rapides,

Précédant sans effort quatre wagons jaunes à lettres d’or

Dans les solitudes montagnardes de la Serbie,

Et, plus loin, à travers la Bulgarie pleine de roses…

Valéry Larbaud,Poésies de A.O. Barnabooth, 1913

C’est avec l’essor du chemin de fer au XIXe siècle que le tourisme s’est développé, mais il a fallu attendre l’invention des trains internationaux pour que le voyage devienne un loisir moderne. La création de l’Orient-Express, premier train reliant plusieurs pays, est donc une étape décisive. Jusqu’à son inauguration en 1883, les voyageurs ne disposaient en effet que de liaisons lentes et inconfortables. Un voyage au long cours était encore une expédition hasardeuse et peu s’y risquaient pour leur simple plaisir. On voyageait, oui, pour le commerce, les affaires et la science, mais le tourisme tel qu’on le pratique aujourd’hui est né avec l’Orient-Express et le guide Joanne1.

À l’origine, un ingénieur belge, Georges Nagelmackers, découvre en Amérique les voitures-lits des trains Pullman. Séduit par ce concept et convaincu qu’il faut transposer au train le confort des bateaux de croisière, il imagine un train de luxe capable de franchir les frontières européennes. « Utopie ! » lui rétorque-t-on lorsqu’il expose sa vision… Mais Nagelmackers veut réaliser son rêve et, en 1872, le jeune industriel fonde la Compagnie des Wagons-Lits et des Grands Express européens. Dix ans plus tard, il organise un voyage sur le parcours Paris-Vienne à titre d’essai. Les personnalités du monde ferroviaire et de la presse y sont conviées en ces termes : « Vous avez pu voir dans les journaux que notre compagnie organise entre Paris et Vienne un train d’essai dit Train Éclair de luxe. Si le cœur vous en disait, et si vous ne redoutiez pas un voyage à toute vapeur de deux mille kilomètres, nous serions heureux de vous voir vous joindre à nous. »

Ce Train Éclair est un succès et Nagelmackers peut enfin créer son premier express international. Conçu pour voyager de jour comme de nuit, chauffé et doté de cabinets de toilette, l’express comportera deux ou trois wagons-lits (selon le nombre des voyageurs inscrits) pourvus de cinq cabines de quatre lits chacune. Dans le wagon-restaurant, outre le restaurant, le voyageur trouvera un fumoir et un salon réservé aux dames. Ce train ne sera pas seulement confortable, il sera paré des matières les plus précieuses et décoré de la façon la plus luxueuse : cuir, velours et bois exotique dans les voitures-lits, cristal, argenterie, champagne et grands crus en voiture-restaurant…

En ce 4 octobre 1883, le Grand Express d’Orient, plus connu sous le nom d’« Orient-Express », va accomplir le voyage inaugural de sa carrière légendaire. Les quarante invités (dont dix-neuf Français) s’attendent à de folles aventures car on leur a recommandé de se munir de leur revolver, le passage des Balkans peut en effet réserver de mauvaises surprises… C’est du reste la raison pour laquelle aucune dame n’est conviée. Quittant la gare de l’Est à Paris (alors gare de Strasbourg), le Grand Express va parcourir trois mille quatre-vingt-quatorze kilomètres et rejoindre Constantinople en quatre-vingts heures, trente de moins qu’auparavant. Il passe par Strasbourg, Karlsruhe, Stuttgart, Ulm, Munich, Vienne, Budapest, Bucarest… mais au bout de quatre jours, il dépose ses passagers sur les berges du Danube. Faute d’avoir obtenu de concession au-delà, le train s’arrête en effet au port de Giurgewo, où un bateau assure la traversée du fleuve jusqu’à Roustchouk en Bulgarie. Ils prennent alors un train spécial qui les transporte à Varna où ils embarquent à bord de l’Espero, pour la traversée de la mer Noire, et débarquent sur le Bosphore au matin. Itinéraire encore complexe qui nécessite donc deux transbordements. (Six ans plus tard, heureusement, lorsque la voie ferrée sera achevée, Paris ne sera plus qu’à soixante-sept heures de Constantinople et les voyageurs pourront séjourner au Pera Palace, hôtel de luxe que Nagelmackers fait construire pour les amoureux de l’Orient-Express.) Les passagers privilégiés de ce premier voyage passent ensuite quatre jours dans la vieille ville de Stamboul avant de reprendre le train pour Paris. À leur retour, les journalistes publient les récits « hauts en couleur » de cette traversée européenne. L’Orient-Express a bel et bien aboli les frontières : il traverse la Bavière de Louis II, l’Autriche-Hongrie de François-Joseph, la Serbie d’Alexandre Ier, la Bulgarie de Ferdinand et la Roumanie de Carol Ier avant d’arriver dans la Turquie d’Abdul-Hamid. Le futur académicien Edmond About2, qui est de la partie, offre quelques mois plus tard le récit le plus captivant du voyage avec De Pontoise à Stamboul. Il y prophétise l’évidence qui paraissait utopique aux contemporains de Nagelmackers : « L’homme (…) deviendra presque, avec le temps, un animal sacré, un chat d’Égypte. Tout le monde se mettra d’accord pour lui donner non seulement de la vitesse, mais du calme, du sommeil et du confort, en échange de son argent. » Edmond About a surtout la finesse d’observer que le train fait intrusion dans la vie de peuples reculés. À travers ses vitres sans tain, l’express offre du monde un nouveau spectacle en mouvement qui inspirera de nombreux poètes jusqu’au milieu du XXe siècle.

Affranchis des aléas du voyage, les passagers de l’Orient-Express (on est tenté de dire ses « hôtes ») participent de la légende. Ce palace à vapeur accueille les artistes comme les ambassadeurs. Son histoire romanesque, faite notamment d’attaques, de prises d’otages, de crimes, inspire des écrivains et des cinéastes qui contribuent à sa notoriété. Les plus grands noms du monde des arts, de la politique ou des finances se plaisent à voyager à son bord. L’Orient-Express n’est pas qu’un moyen de transport, on y séjourne pour jouir des paysages variés et de la compagnie du beau monde… tous plaisirs du voyage qu’on aimerait réinventer aujourd’hui, à l’heure où l’on entasse les voyageurs dans des avions inconfortables.

Il est vrai que si l’Orient-Express fait rêver tout le monde, il n’est pas à la portée de tous… Les grands de ce monde y côtoient quelques têtes couronnées, dont la reine de Roumanie, qui lit ses poèmes en personne aux distingués passagers des premiers trains qui s’arrêtent à Bucarest. En Bulgarie, le train fastueux devient un jouet royal entre les mains du roi Ferdinand qui se déguise en conducteur et s’amuse. Comme les passagers s’en plaignent à la Compagnie de l’Orient-Express, des diplomates sont chargés de rappeler au roi que le train n’est pas son jouet personnel. En Roumanie encore, le prince Bibesco, grand propriétaire terrien, se plaît à dire : « l’Orient-Express met quatre heures à me traverser. »

Témoins des allées et venues de ces aristocrates, les premiers cinéastes vont fixer leurs voyages sur pellicule à l’intention des moins fortunés. Du voyage de l’empereur d’Allemagne en Palestine pour promouvoir le développement du rail au dernier voyage de la reine Victoria, ces moments d’anthologie sont enregistrés mais, hélas, mal conservés dans des archives poussiéreuses pendant les décennies qui suivent. Ces souverains témoignent de leur sentiment d’avoir franchi leurs frontières quand ils montent à bord de l’Orient-Express. Plus qu’un train de luxe, l’Orient-Express est pour eux le symbole d’une Europe unifiée.

Européen convaincu, Georges Nagelmackers souhaitait que l’Orient-Express soit « le Train de l’Europe », celui qui rapprocherait les nations de l’est et de l’ouest de l’Europe. Il œuvrait aussi en faveur d’une meilleure communication entre les capitales européennes et le Moyen-Orient. Mais les guerres et les révolutions du XXe siècle ont mis à mal ces idéaux. Avec la Première Guerre mondiale, l’Europe est brisée. Le projet pacifique de Nagelmackers échoue ironiquement tandis qu’on utilise certains wagons pour le transport des troupes et que les plus luxueux wagons sont transformés en bordels. L’Orient-Express joua comme prévu un rôle dans la politique européenne, mais son aventure, devenue mythique, fut autant synonyme de violence que de progrès.

1. Le guide Joanne De Paris à Constantinople de 1890 détaille tous les itinéraires possibles et délivre les renseignements pratiques nécessaires au voyageur qui séjourne à Constantinople. (N.d.É.)

2. Du même auteur dans la même collection, Le Péloponnèse, n° 10, présenté par Émilie Cappella. (N.d.É.)

« De Pontoise à Stamboul », texte intégral, Hachette, 1884.

L’ORIENT-EXPRESS

DE PONTOISE À STAMBOUL

I

L’aventure que je vais vous raconter par le menu ressemble pas mal au rêve d’un homme éveillé. J’en suis encore ébloui et étourdi tout ensemble, et la légère trépidation du wagon-lit vibrera très probablement jusqu’à demain matin dans ma colonne vertébrale. Il y a exactement treize jours que je quittais les bords de l’Oise pour aller prendre le train rapide de l’Orient à la gare de Strasbourg ; et dans ces treize jours, c’est-à-dire en moins de temps qu’il n’en fallait à Mme de Sévigné pour aller de Paris à Grignan, je suis allé à Constantinople, je m’y suis promené, instruit et diverti, et j’en suis revenu sans fatigue, prêt à repartir demain si l’on veut, par la même voiture, pour Madrid ou Saint-Pétersbourg. Et notez que nous avons fait une halte de vingt-quatre heures dans cette France orientale qui s’appelle la Roumanie, assisté à l’inauguration d’un palais d’été dans les Carpates, pris le thé avec un roi et une reine et banqueté somptueusement chez le Pignon de Bucarest. On dit avec raison que notre temps est fertile en miracles ; je n’ai rien vu de plus étonnant que cette odyssée dont la poussière estompe encore mon chapeau.

Par quel concours de circonstances ai-je quitté Paris le 4 octobre, à l’heure où le rideau se levait sur le beau drame de mon ami Albert Delpit ? Tout simplement parce qu’un aimable homme, M. Delloye-Matthieu, m’avait dit au printemps dernier :

« Connaissez-vous Constantinople ?

– Oui et non : j’y suis allé il y a trente ans et la ville doit avoir bien changé, quoiqu’elle ait assurément moins changé que moi.

– Si l’on vous invitait à l’aller voir ?

– J’accepterais avec enthousiasme. Quand partons-nous ?

– Aussitôt que le choléra voudra bien nous le permettre. »

M. Delloye-Matthieu est un richissime banquier belge, un puissant industriel et un piocheur infatigable. Il ne se contente pas de faire travailler ses capitaux dans les grandes affaires de la Belgique et de l’étranger ; il y prodigue sa personne, dirigeant, conseillant, surveillant, instruit de tout, présent partout, brûlé par une activité dévorante, et bon vivant avec cela, gai causeur et joyeux convive. On assure qu’il aura bientôt soixante-huit ans ; tout ce que je sais de son âge, c’est qu’à Constantinople il était le dernier à se mettre au lit et le premier aux cavalcades matinales.

Cet aimable homme de finance préside le comité de la Compagnie internationale des Wagons-Lits dont le directeur, presque aussi connu en Europe que M. Pullman en Amérique, est M. Nagelmackers. Et la Compagnie des Wagons-Lits invitait une quarantaine de fonctionnaires, d’administrateurs, d’ingénieurs et de publicistes à l’inauguration d’un matériel non seulement neuf, mais tout à fait nouveau.

Je crois superflu d’indiquer pourquoi la Compagnie des Wagons-Lits est internationale. Son but étant de faire circuler ses voitures sur tous les chemins de l’Europe continentale et d’emprunter successivement pour un même voyage la traction de diverses compagnies, elle ne pouvait être exclusivement ni française, ni allemande, ni espagnole, ni italienne, ni russe. Je dirai même, sans crainte de sembler paradoxal, qu’elle ne pouvait être que belge, car le nom sympathique et honoré de la Belgique est synonyme de neutralité. Il faut, pour ainsi dire, le concours d’un bon vouloir universel, d’une sorte de fraternité invraisemblable, au triste temps où nous vivons, pour faire circuler, depuis Brest jusqu’à Giurgewo ou de Séville à la frontière russe, un voyageur malade ou pressé, sans qu’il ait à subir les vexations, les ennuis, les retards de la douane et de la police. L’homme, colis vivant, que les entrepreneurs de transports secouaient sans aucun scrupule, que les contrôleurs réveillaient sans pitié, que les buffets et les gargotiers embusqués aux stations principales empoisonnaient et rançonnaient sans merci, que tout un peuple de parasites et de fâcheux se repassait de mains en mains, deviendra presque, avec le temps, un animal sacré, un chat d’Égypte. Tout le monde se mettra d’accord pour lui donner non seulement de la vitesse, mais du calme, du sommeil et du confort, en échange de son argent.

J’aime fort les chemins de fer, d’autant plus que j’ai connu les diligences, et je fais chaque année une jolie consommation de kilomètres. Mais j’ai pesté souvent, comme tous les Français, contre la réclusion du voyageur dans ces compartiments de huit places où l’on n’est bien qu’à condition d’être quatre, contre l’insuffisance des temps d’arrêt, qui atteste un profond mépris pour les infirmités de la nature humaine. Que de fois, à travers la portière d’un wagon, j’ai contemplé d’un œil d’envie une de ces voitures de saltimbanques où la famille entière boit, mange et dort en paix sous la conduite du pitre mélancolique qui fouette un vieux cheval blanc ! Je sais que ce mode de locomotion manque de promptitude et qu’il ne serait pas goûté des agents de change qui vont le samedi soir à Trouville. Mais le confort et la célérité ne sont pas inconciliables, témoin ces colonies mouvantes que le train de New York transporte à San Francisco en cinq jours et demi, et qui parcourent cinq mille trois cent cinquante kilomètres, sans souffrir ni de la faim, ni de la soif, ni même des fourmis dans les jambes, car le voyageur fatigué d’être assis peut se reposer en marchant. Ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus enviable dans ces grands trains du Pacifique, c’est qu’on y est chez soi, qu’on peut s’y installer pour toute la durée du voyage sans craindre les transbordements, tandis qu’en France, dans le premier pays du monde (vieux style), il faut changer deux fois de voiture pour aller de Pontoise à Saint-Germain.

Mais si j’ai jalousé souvent le bien-être du voyageur américain, du diable si je m’attendais à le trouver dans les wagons-lits ! Ces longues voitures verdâtres, éclairées par de rares fenêtres qui n’ont pas l’air de s’ouvrir volontiers, attirent quelquefois notre attention dans les gares, à l’arrivée des trains de longue haleine. Elles sont noyées de poussière et l’on distingue à peine dans la pénombre le profil d’un Anglais qui s’étire en bâillant ou la face d’un valet de chambre à casquette galonnée d’or. Telle est du moins l’impression que j’avais conservée du vieux matériel des wagons-lits, des voyageurs et du service. Je n’y voyais guère autre chose que des hôpitaux ambulants ou des cabines de bateau à vapeur en terre ferme ; je n’éprouvais qu’une sincère compassion pour leurs passagers, et je me réjouissais d’être assez bien portant pour éviter les bienfaits d’une hospitalité si bien close.

La soirée du jeudi 4 octobre fut donc pour moi comme une révélation ; elle m’ouvrit un monde que je n’avais pas entrevu même en songe. Par une malice du sort ou peut-être par une ingénieuse combinaison de M. Nagelmackers, le train où nous allions monter s’allongeait parallèlement à un vieux wagon-lit du modèle qui a fait son temps. D’un côté, la voiture-hôpital, la voiture-prison, la vieille voiture verte et poudreuse ; de l’autre, trois maisons roulantes, longues de dix-sept mètres et demi, construites en bois de teck et en cristal, chauffées à la vapeur, brillamment éclairées au gaz, largement aérées et aussi confortables pour le moins qu’un riche appartement de Paris. Les quarante invités de la Compagnie, les parents, les amis, les curieux qui nous entouraient à la gare de l’Est, ne pouvaient en croire leurs yeux. Mais ce fut bien autre chose après le coup de sifflet du départ, lorsque notre menu bagage fut installé dans de jolies chambrettes à deux, à trois ou quatre lits et qu’un repas délicieux nous réunit pour la première fois dans la salle à manger commune. Il est invraisemblable, ce symposium précédé d’un petit salon pour les dames et d’un joli fumoir, et suivi d’une cuisine grande comme la main dans laquelle un superbe Bourguignon à barbe noire fait des miracles que Cleverman et même Hermann n’égaleront jamais. J’ai conservé presque tous les menus de cet artiste sans rival, et si je ne les livre pas à votre admiration, c’est que la bonne nourriture rend l’homme bon et que je craindrais de damner mon prochain par le péché de convoitise. Mais il n’est pas indifférent de noter que la Compagnie s’appliquait à nous faire connaître au jour le jour les mets nationaux et les illustres crus des pays que nous traversions. C’est ainsi par exemple que nous bûmes en Roumanie un très joli vin blanc, fabriqué et signé pas M. J.-C. Bratiano, président du conseil des ministres, et vraiment digne de porter le nom d’une Excellence.