L'Ultime Renoncement - Catherine Boullery - E-Book

L'Ultime Renoncement E-Book

Catherine Boullery

0,0

Beschreibung

Arrivés face à la mer, les trois compagnons s'enfoncent dans un nouvel univers.

Une ligne d’horizon séparant une mer turquoise à perte de vue d’un ciel azuré tout aussi infini et rien d’autre… Voici le paysage que découvrent Pardon, Naaly et Tristan une fois la porte franchie, un univers liquide qui engloutit un peu plus énergie et courage à chacun de leur pas.
Lorsque d’insolites bouillonnements émerge une île éphémère, l’espoir renaît dans leurs cœurs, pourtant dévorés par les interrogations. Mais pour combien de temps, alors que s’enchaînent de cruelles épreuves  et que l’un d’entre eux restera irrémédiablement piégé par ce monde ?

Plongez-vous sans plus attendre dans le huitième et ultime tome de La Saga d'Aila ! Accompagnez Pardon, Naaly et Tristan dans leurs dernières épreuves, dont aucun ne sortira indemne...

EXTRAIT

Dorénavant conscient de son lien avec la magie, il n’hésita pas. De son poing fermé s’écoula, goutte après goutte, un filet d’eau qui imprégna chacun des feuillets. Se rapprochant des flux de lumière, Pardon les examina. Dessus n’existaient que des signes qui ne ressemblaient à aucun langage courant, mais il ne s’arrêta pas à cette difficulté. Toujours déterminé, il détacha les unes après les autres les pages, suivant la voie ouverte par l’étrange hypothèse qui venait de naître dans son cerveau. En déchirant la huitième, il suspendit son geste. Si ce carnet revêtait autant d’importance, s’il contenait, comme le croyait Aila, d’exceptionnelles réponses, son rédacteur devait connaître cette salle pour l’avoir visitée. Donc huit colonnes, huit feuillets. Un regard suffit à le convaincre de la validité de sa supposition, plus rien n’apparaissait après le huitième, un leurre de plus pour tromper davantage le labyrinthe. Mais celui-ci avait-il été aussi dupe que le pensait l’auteur ? Non.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Catherine Boullery parvient à nous tenir en haleine tout au long de cette histoire, nous y passons d'aventures en aventures. Alia est non seulement une combattante hors paire et une jeune femme au caractère bien trempé, mais aussi une personne pleine de douceur.  Livresque78

À PROPOS DE L'AUTEUR

Catherine Boullery naît dans la banlieue parisienne (93) en octobre 63. Toute petite déjà, elle veut enseigner et, par vocation, elle s'engage dans cette voie, optant finalement pour la filière sciences physiques, après de nombreuses hésitations. Pendant ses études, elle profite de ses moments de liberté pour voyager et assouvir une de ses passions, la photo.

Elle mène une carrière dans l'enseignement et, quand sa famille s'agrandit, elle recentre sa vie sur elle et ouvre de nouvelles perspectives, comme celle de créer des histoires qu'elle raconte à ses enfants ou simplement à elle-même. En 2008, ses enfants ont grandi et sa vie lui laisse un peu de liberté. En discutant avec une amie, elle lui explique la nouvelle d'idée d'histoire qui a germé dans sa tête. Catherine profite donc des vacances d'hiver pour se lancer, comme ça, juste pour voir et elle s'amuse, non, mieux, elle se régale !

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 1035

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



L'Ultime Renoncement Catherine Boullery

La saga d'Aila : Tome I Aila et la Magie des Fées (février 2012) Tome II La Tribu Libre (décembre 2012) Tome III L'Oracle de Tennesse (décembre 2013) Tome IV La Dame Blanche (décembre 2014) Tome V La Porte des Temps (avril 2016) Tome VI Une Vie, voire Deux (juin 2017) Tome VII Un Éternel Recommencement (décembre 2017) Tome VIII L'Ultime Renoncement (janvier 2019)

UPblisher.com

Couverture

À la saga d’Aila, un hymne à l’Amour de l’autre.

À vous tous, mes lecteurs, parce que sans vous je n’existerais pas !

À mes dix ans d’écriture une des plus belles aventures de ma vie.

Dédicace spéciale à Blandine et Anne-Marie.

Chapitre 1

À peine l’imprévisible porte des temps franchie que leurs pieds retrouvaient la compacité d’un sol, mais également, immergés jusqu’aux chevilles, son humidité. Après un moment de flottement, Pardon et ses enfants, Naaly et Tristan, découvrirent l’endroit singulier qui les accueillait, un espace bleuté sur trois cent soixante degrés, avec une ligne d’horizon qui séparait une étendue aqueuse turquoise à perte de vue d’un ciel azuré tout aussi infini. Et rien, absolument rien d’autre…

Un instant plus tôt, en sautant dans l’onde circulaire, l’inquiétude devant l’inconnu les avait assaillis, doublée par la plus profonde des incertitudes : effectueraient-ils un bond dans le temps ou un simple transfert vers un nouveau lieu insolite ? Naturellement, à cette angoisse légitime s’était ajouté le chagrin d’abandonner femme ou mère dans le monde précédent. À présent qu’ils identifiaient les contours de leur destination, ils tenaient une réponse, partielle cependant. Quels dangers inédits affronteraient-ils ici ? Quelles épreuves cruelles traverseraient-ils encore ? Dans quelle mesure se montreraient-ils suffisamment forts pour leur résister ? Qui partirait du groupe au prochain plongeon si leur déduction logique — un de moins à chaque passage — se concrétisait ? Malheureusement, le paysage limpide qui se dévoilait sous leurs yeux demeurait muet sur ses intentions.

Dévoré par ce qu’il avait laissé derrière lui en franchissant cette nouvelle porte, Pardon se reprochait toujours de ne pas avoir convaincu Aila de poursuivre cette aventure avec leurs enfants, tandis qu’il serait resté avec Martin… À la seule évocation de cet homme, il frissonna, chassant au mieux l’image dérangeante de celle qui avait été sa femme enlacée par cet étranger. Comment ne pas souffrir de cette proximité entre eux, alors qu’il connaissait tout d’elle ? Son sourire délicat comme son regard d’une rare profondeur, le frémissement de ses muscles sous l’impact d’une tension intérieure, le grain satiné de sa peau sous ses doigts, la douceur de ses lèvres comme la saveur de ses baisers, la façon dont le désir la cambrait ou le bruissement léger de sa respiration accélérée par le plaisir, l’empreinte qu’abandonnait son corps contre le sien quand elle quittait l’étreinte de ses bras. Dire que quelques mois plus tôt il l’avait laissée partir sans même réagir… Maintenant, il s’en voulait tant de ne pas avoir cherché à la retenir. Étouffé par une colère teintée de détresse, il avait joué l’indifférence face à ce qu’il considérait comme une trahison de la part de sa femme et, aujourd’hui, son infinie bêtise ne cessait de le consumer. Bientôt, il finirait en cendres… Si seulement il pouvait retourner en arrière, tout recommencer, se précipiter derrière elle cette fois et la rattraper pour l’empêcher de terminer ainsi, d’abord, entre les mains de cette femme grimée qui l’avait dépouillée autant de son histoire que de sa mémoire, puis entre ceux d’un autre homme que lui, un roi, ou encore ce Martin. Insupportable ! Étonnamment, pendant cette course folle dans le labyrinthe, il avait cru au réveil de leur complicité, voire de l’ébauche d’une tendresse, jusqu’au moment où, auprès de la cascade, elle l’avait repoussé, lui annonçant sans détour qu’elle ne l’aimait pas. Le cœur brisé, il ne pouvait que se maudire  il avait échoué tant à la reconquérir qu’à la retenir. Les doutes qui l’avaient déjà assailli resurgirent, toujours plus intenses et accablants, ceux qui le hantaient depuis longtemps ; sa relation avec Aila avait-elle été créée de toutes pièces pour donner naissance à Naaly ? Un profond découragement l’envahit ; aucun d’entre eux ne sortirait de ce lieu, tout du moins, pas intact…

— Bien…, commença Naaly, c’est bleu de la tête aux pieds, y’a pas à dire… Et un peu humide avec ça, ajouta-t-elle en examinant le bas de ses bottes trempé. L’un d’entre vous aurait-il une idée sur la direction à emprunter ?

L’écho de sa question atteignit Pardon avec retard, renforçant au passage son sentiment d’inaptitude. Pourquoi avait-il cru un instant que son esprit serait capable de percevoir plus que ses yeux ? Parce qu’Aila le lui avait affirmé… Mais, à présent, elle n’était plus à ses côtés et leur histoire avait pris fin. De surcroît, il l’avait délibérément abandonnée dans le monde précédent. Alors que ses pensées tournaient en boucle dans son cerveau, le chagrin le submergea encore une fois. Ne pas faiblir, pas encore… S’il arrêtait de s’apitoyer sur lui-même, peut-être pourrait-il recommencer à réfléchir intelligemment et s’intéresser à la question de sa fille. Devant le silence qui persistait, Naaly s’énerva.

— Oh ! Les garçons ! Réveillez-vous ! Nous n’allons quand même pas prendre racine ici ! Enfin, dans la mesure où nous aurions la chance fabuleuse de nous transformer en végétaux dans ce lieu dépouillé de verdure…

Tristan annonça avec une pointe d’amertume :

— Je ne peux rien vous proposer. Je ne parviens à lier aucun contact avec la magie. De plus, pour ce que j’en fais dorénavant, inutile de le regretter.

Pardon posa son regard sur lui, percevant le trouble profond de son enfant. Trouverait-il suffisamment de courage pour affronter les paroles qu’il prévoyait ? Pourtant, il pressentait la nécessité de crever l’abcès avant que celui-ci devînt susceptible d’envenimer la situation de façon insidieuse. À présent que leur nombre était réduit à trois, l’ombre d’Aila ne pouvait que planer sur eux comme l’expression d’un combat qu’ils auraient perdu, principalement parce qu’ils ne l’auraient pas correctement mené.

— Désirez-vous que nous en parlions ? demanda-t-il, tout en assurant sa voix pour lui éviter de trembler.

— De quoi ? s’étonna Naaly.

— Maman…, précisa son frère.

Les traits de la jeune fille se crispèrent aussitôt.

— En plus d’ignorer où nous devons aller, vous me cassez les pieds ! Reprenons les événements chronologiquement. Pour commencer, elle nous avait prévenus dès le départ qu’elle nous quitterait quand le moment lui conviendrait et, en conclusion, elle a tenu parole. Fin de l’histoire ! Aucun de nous ne serait parvenu à infléchir sa décision, vous le savez très bien ! Alors, si vous aimez vous morfondre sur le passé et renoncer à avancer, continuez à vous comporter stupidement ! En tout cas, moi, je persiste à penser qu’une solution nous permettra de remettre un peu d’ordre dans tout ce bazar et que, si nous voulons la trouver, nous devons nous bouger ! Et tout de suite !

Pendant la tirade de Naaly, Tristan avait bien tenté de lui signaler qu’elle devait modérer ses propos, mais, exaspérée, elle ne s’était même pas aperçue de la pression de son regard sur elle. À l’instar de Pardon, il se reprochait lui aussi d’avoir abandonné sa mère sans avoir cherché à infléchir sa décision, persuadé qu’elle aurait constitué un choix préférable à sa propre présence. Sans la magie pour le soutenir, malgré son père et sa sœur à ses côtés, il se sentait totalement orphelin, insignifiant également, comme s’il ne savait pas exister autrement qu’à travers elle. Son voyage auprès de Merielle lui revint en mémoire. Comment cette entité se débrouillait-elle pour absorber autant de l’essence d’un être, au point, pour celui qu’elle habitait, de perdre conscience de sa réelle personnalité ? Pourrait-il continuer à vivre si elle disparaissait ? Son regard se fixa sur Pardon dont les silences taisaient la douleur ; de toutes ses forces, ce dernier tentait de canaliser sa peine, mais, comme un bateau percé, colmater au mieux parvenait à peine à maintenir sa coque incertaine à flot. Sans conteste, les deux hommes du groupe se fondaient pleinement dans ce monde, ils prenaient l’eau de tous côtés…

— Bien, sans indication de votre part et parce que je ne veux pas rester plantée ici, je pars… par là ! ajouta Naaly en tendant l’index devant elle.

— Mauvais choix, c’est par ici…, murmura Pardon.

Leurs yeux fixés sur lui, ses deux enfants le regardèrent se retourner, puis s’éloigner. Tout en examinant le paysage devant lui, Pardon avançait, troublé. Mais que venait-il d’affirmer ? Comme s’il en savait quelque chose ! Voir au-delà des apparences ! Quelle blague ! Et, pourtant, si, au même instant, Tristan ou Naaly lui avait proposé une autre direction, il n’aurait pas changé d’avis, ses pas intuitifs le menaient vers un point invisible perdu sur cet inaccessible horizon d’une homogénéité parfaite…

Depuis sa dernière tirade, Naaly demeurait étrangement silencieuse. Plus elle observait ce monde insolite, moins elle l’appréciait. Peu à peu, le niveau de l’eau qui avait débuté aux chevilles avait atteint les mollets, puis les genoux. À présent, à mi-cuisse, marcher dans ce liquide qui ralentissait chacun de ses mouvements l’agaçait prodigieusement. Bâtie pour courir, sauter, bondir, elle aimait bouger ! Elle en arrivait presque à regretter leur fuite éperdue dans la première partie du labyrinthe. Là, au moins, elle avait vécu dans l’action, tandis qu’en cet endroit, excepté le faible bruissement de leurs jambes fendant le flot, pas un son ne résonnait longtemps. De plus, les quelques remous créés par leur passage s’amortissaient si vite que la surface de cette étonnante mer regagnait un aspect aussi lisse qu’impersonnel avec une impressionnante rapidité ; ce lieu semblait tout absorber… D’ailleurs, elle-même ne ressentait même plus l’envie de se rebeller, comme si cette traversée sans but dévorait son énergie peu à peu. Décidément, elle ne se plaisait pas ici. 

Totalement inattentive, Naaly percuta son père qui s’était brusquement arrêté devant elle. Envisageant de protester, juste pour rompre l’atmosphère oppressante, elle renonça quand celui-ci, un doigt sur ses lèvres, lui intima le silence. Le cerveau de Naaly se réveilla. Un danger ? Où ? Alors que son regard balayait l’onde translucide dénuée de toute vie animale et végétale, elle n’observa que sa prévisible inertie. Ce monde, immobile et sourd, comme mort, la glaçait au fond d’elle-même. Sous quelle forme pouvait bien se manifester la menace qui fondait sur eux ? Un léger frémissement naquit sur la surface à proximité d’eux, puis s’amplifia peu à peu, tandis qu’à une centaine de mètres le liquide se mettait à bouillonner. En alerte, Naaly fixait les bulles de plus en plus nombreuses, se demandant si, face à ce futur danger, l’inaction représentait la réponse la plus adaptée. Comme son père avait gardé son doigt sur ses lèvres, elle se retint de parler, en dépit de l’envie qui l’en démangeait. Elle jeta un regard à son frère qui contemplait le phénomène avec plus de curiosité que de peur apparente. Si même lui ne paraissait pas effrayé, pourquoi devrait-elle s’en inquiéter ? Ce monde les rendrait tous fous s’il ne les tuait pas avant… Et si son objectif final consistait réellement à se débarrasser d’eux ? N’étant pas arrivé à les éliminer dans le labyrinthe, peut-être envisageait-il maintenant de les faire sombrer dans la démence. Elle frissonna légèrement. Déterminée au franchissement de la dernière porte, cette eau qui n’en finissait plus avait étouffé la plus petite étincelle de son courage. Elle voulait sortir d’ici au plus vite, sinon elle se noierait d’ennui dans cette insipide étendue !

Pendant qu’émergeait une première silhouette insolite de la surface, son regard s’attarda sur celle-ci, l’examinant sans parvenir à en identifier la substance. Une seconde la rejoignit presque immédiatement, puis une troisième et d’autres encore, comme autant d’indescriptibles proéminences, dont, rapidement, le nombre devint difficile à évaluer. Peu à peu, alors qu’elles se dressaient toujours plus haut, leurs contours se dessinèrent plus nettement, révélant leur nature exacte : des arbres… Partagée entre soulagement et déception, Naaly poussa un léger soupir. Parfois, ce lieu manquait cruellement d’imagination. Elle pouvait effectivement reconnaître que ceux-ci différaient des précédents. De longues racines pendaient de branches en altitude, tandis que celles habituellement souterraines, étoilées ou entrelacées, élevaient le collet largement au-dessus du niveau de la mer. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, des arbres, encore une fois, ennuyeux… D’un autre côté, elle en avait déjà assez de cette flotte à perte de vue, de ses vêtements qui collaient à sa peau et de ses bottes gorgées d’eau. En conclusion, un peu de verdure dans cet espace bleu et inanimé pouvait constituer une nette amélioration. Alors que l’éclosion des végétaux s’achevait comme autant de mâts s’élançant hors des flots, un socle de sable blond, presque blanc, apparut au pied de ceux-ci ; la première terre émergée depuis des heures… Une nouvelle fois, Pardon incita ses enfants à rester silencieux, leur exposant en quelques gestes concis ce qu’il prévoyait. Aussitôt, il se dirigea vers un endroit où la déclivité du sol augmentait de façon rapide. Dès qu’il jugea la profondeur suffisante, après une grande inspiration, il plongea sous la surface et, modifiant de nouveau sa trajectoire, avança furtivement vers l’île immobile. Après l’avoir observé un instant, Naaly et Tristan le suivirent et, comme lui, ne sortirent de l’eau qu’au tout dernier moment, celui d’aborder la rive.

— Profitez-en pour vous reposer, proposa Pardon. Je procède à quelques repérages avant de revenir.

— Bien ! On peut parler ! s’exclama Naaly. Avant de t’en aller, tu pourrais peut-être nous donner quelques explications sur la nature de ce lieu pour le moins exotique.

— C’est une île éphémère. Le sous-sol de cet immense lagon en regorge, mais elles ne se manifestent que de façon aléatoire.

— Alors, nous sommes tombés sur celle-ci par hasard ?

— Tout à fait. Ne bougez pas avant mon retour.

Alors que d’autres questions jaillissaient dans le cerveau de sa fille, Pardon s’éloigna, laissant sa progéniture déconcertée par cet abandon subit.

— Tu crois qu’il a compris ça tout seul ? s’étonna Naaly.

Les sourcils de Tristan se froncèrent, tandis qu’il regardait son père partir, se demandant pour la première fois de sa vie quel homme cachait réellement la silhouette de celui qu’il côtoyait depuis l’enfance, comme si un aspect de lui-même, dédaigné depuis de nombreuses années, refaisait progressivement surface, un peu comme cette île éphémère, mais peut-être avec encore plus de mystère… Aurait-il pu vivre près de lui pendant plus de quinze ans et ignorer cette étonnante facette de sa personnalité ? Tout lui avait toujours semblé si limpide avec sa mère. La magie la suivait comme une ombre qui refusait de la quitter, mais jamais il ne l’avait observée se manifester autour de Pardon. Pourquoi ? Leur parcours l’avait amené à en découvrir plus sur lui, mais si peu. Son père était resté particulièrement silencieux à son propre sujet, prenant juste le temps de rassurer Naaly sur son rôle de clé sans s’étendre sur sa participation aux grandes batailles de la Wallanie ni aborder ses liens avec d’éventuels pouvoirs. Au moins, Tristan s’en était aperçu, apprendre que cette entité n’avait jamais disparu l’avait ébranlé en profondeur, sans parler de sa réticence à reprendre contact avec elle. Soudain, Tristan en réalisa les raisons : la reconquérir au risque de la perdre à nouveau, céder à son irrésistible attrait pour se retrouver enchaîné à elle pour le meilleur comme pour le pire, comme lui qui ne savait plus exister vraiment par lui-même… Quelle incroyable force développait sa mère pour parvenir à ne pas s’effondrer sous sa puissance ou son exigence ? Il avait déjà frôlé la réponse : elle et la magie ne faisaient qu’un… Mais cette certitude suffisait-elle à tout expliquer, à tout comprendre du lien si spécial qui les unissait ? Il réprima un soupir. Alors que jusqu’à présent tous les éléments s’étaient logiquement imbriqués, il devenait de nouveau incapable d’ordonner clairement ses idées afin d’établir une analyse sensée de leur aventure qui avait sombré dans la version la plus glauque que l’avenir pouvait leur réserver. Trop d’inconnues persistaient.

— Coucou ! Tu es là ?

La voix de Naaly rappela Tristan à leur triste réalité et son regard revint vers sa sœur.

— Désolé, je pensais.

— Oui, j’ai vu. À quoi ?

Tristan secoua la tête, ses yeux retournant vers le point où son père avait disparu.

— Je m’interrogeais sur la signification de notre présence ici.

— Eh bien ! si tu en trouves une, n’hésite pas à la partager avec moi. Je crains d’être aussi perdue que toi…

Naaly examina le paysage autour d’elle, se demandant ce qui clochait sur cette île bizarre. Les ombres ! Aucune ne s’étendait sous les arbres. De plus, malgré la clarté de la lumière, aucun astre ne semblait l’émettre. Quitter cet endroit au plus vite ! Fuir ce monde qui engloutissait tout ce qu’il croisait. Elle se laissa tomber sur le sable. 

— Papa ne te paraît-il pas étrange ? s’enquit-elle.

— Si, mais c’est parce qu’il refuse ce qui lui arrive…

Naaly le fixa.

— C’est-à-dire ?

Son frère posa son regard intense sur elle et sa sœur frissonna. Avec ou sans pouvoir, ses yeux n’avaient rien perdu de leur déroutante noirceur. Il continua :

— As-tu cherché à déterminer son rôle avant la disparition de la magie ?

Naaly haussa légèrement les épaules avant de répondre.

— J’avoue m’être plutôt concentrée sur ma fonction de clé qui me redonnait un statut honorable. Je crois que j’étais un peu jalouse de te découvrir de si puissantes aptitudes, alors que j’en étais démunie…

Sur son visage s’afficha un petit rictus empli d’ironie et l’ébauche d’un sourire naquit sur les lèvres de Tristan. Au moins, cette quête les avait rapprochés et il ne pouvait que se réjouir de leur relation inespérée. Elle poursuivit :

— Alors, qu’as-tu à m’apprendre à ce sujet ?

— Malheureusement, rien de certain. Toutefois, j’ai l’impression que lui aussi se montrait doué. En revanche, je suspecte que ses compétences se limitaient au savoir-faire des fées, contrairement à maman.

— Et ça change quoi ?

— La magie est demeurée avec elle, mais pas avec lui. Enfin, ce n’est que mon hypothèse…

Naaly le fixa en attendant la suite. Elle l’observa se concentrer, persuadée que, à l’instant même, son esprit s’agitait pour construire une explication cohérente de cette inextricable situation. Il continua :

— Pour moi, maman peut entrer instantanément en interaction avec n’importe quelle forme de cette entité, tandis que, dans son cas, sa perception doit s’affiner encore. Sauf que, s’il est talentueux comme je le crois, il apprendra vite.

Naaly se laissa aller contre l’arbre derrière elle.

— Te rends-tu compte que nous sommes en train de parler de nos parents comme de personnes aux extraordinaires pouvoirs ? Cette réalité ne devrait-elle pas nous effrayer ?

Elle examina son frère brièvement.

— Question idiote ! Toi aussi, tu appartiens à cette branche familiale… Papa, aurait-il eu des raisons de s’en détourner ?

Le visage de Tristan s’assombrit.

— Apparemment, oui…, poursuivit-elle.

Il haussa les épaules légèrement, puis précisa :

— En fait, il ne fuit pas que cette entité, il se fuit lui-même…

Les yeux de Naaly tombèrent sur ses bottes trempées et la jeune fille s’attaqua à la première pour l’enlever.

— Tu devrais éviter de les ôter, tu ne pourras plus les remettre ensuite, objecta Tristan.

Elle le fusilla du regard, puis abandonna dans un soupir.

— Je rage ! Que je déteste cet endroit ! Ce bleu, cette eau ainsi que cette satanée île !

— Ne le dis pas trop fort, elle pourrait se vexer…

— Tu te moques de moi, j’espère, parce que, sinon, je…

Elle s’arrêta net tout en le fixant, puis ajouta :

— Non, même pas… Si, en plus, je dois ménager sa subtilité ! Je voudrais…

De nouveau, elle se tut, incapable de poursuivre sur le moment. Puis, quand son courage se raffermit, elle se lança :

— J’aimerais sortir définitivement d’ici et retrouver notre vie, même sans maman ou sans revenir en Avotour… Te rends-tu compte que notre parcours nous amène chaque jour à baisser un peu plus notre niveau d’exigence ? Nous sommes partis avec l’idée de changer le monde et, en fin de compte, nous finissons submergés par des bouleversements radicaux que nous ne contrôlons plus du tout. L’histoire s’écrit presque sans nous. C’est affreux comme sensation, c’est comme si nous avions cessé d’exister d’une certaine façon…

Ses derniers mots s’étranglèrent dans sa gorge. Alors, elle se tut encore une fois, étreinte par l’impression d’être arrivée au bout du chemin, dépourvue de l’énergie pour se battre encore et toujours…

Le silence s’installa pendant un long moment, puis Tristan reprit :

— Même si ce constat peut te sembler étrange et plutôt en contradiction avec mes affirmations précédentes, je crois, finalement, que ce lieu n’est pas aussi maléfique qu’il le paraît, en dépit de la succession des épreuves qu’il nous impose. Selon sa propre perception, il défend une juste cause.

— Juste ! Et nous ? Si tu y réfléchis, nous sommes punis de façon totalement illégitime, non ? Dans cette histoire, nous avons d’abord perdu une mère que nous cherchions à sauver, sans parler de notre famille, notre maison et notre avenir tout tracé ! Et, tout ça, parce que je possède une clé ! Oui, je sais, nous en avons déjà parlé…

— Je me demandais…

Tristan s’arrêta de nouveau avant de reprendre :

— Si nous sommes parvenus à localiser notre porte pour la franchir, Martin n’a toujours pas trouvé la sienne…

— Ah oui ! Le pauvre… Franchement, nous n’avons pas été très gentils de l’abandonner, mais papa m’a expliqué que notre accès ne fonctionnerait pas pour lui. Maman l’aidera probablement à s’en sortir.

— Peut-être… Pourtant, j’ai l’impression que nous n’aurions pas dû les laisser ensemble.

— Que veux-tu qu’il lui fasse ? Elle sait se défendre.

— Tu l’aimais bien, Martin ?

Naaly haussa les épaules.

— Pas vraiment. Il possédait quelque chose d’étrange, mais je comprends que demeurer ici depuis longtemps puisse rendre n’importe qui un peu bizarre… Et toi ?

— Pas plus, sans motif valable. En fait, je crains plus que l’interaction que maman entretient avec la magie du labyrinthe ne se montre pas obligatoirement bienveillante.

— Mais elle est compétente, non ?

— Tu as raison, je m’inquiète sûrement pour rien. À ton avis, comment expliquerais-tu que nous ayons réussi là où Martin a échoué ?

— Peut-être que, malgré nos coups de gueule, nous sommes restés solidaires. Nous n’avons jamais cessé de réfléchir ensemble, de nous entraider et de nous soutenir. Nous aurions presque pu croire que notre famille avait fini par renaître en dépit de tout…

Tristan lui jeta un regard interrogateur.

— Elle te manque ?

Levant les yeux vers le ciel uniforme, elle répondit en contrôlant sa voix :

— Tu comprends, toi, tu t’es senti proche d’elle depuis le début, alors que moi… 

— Tu as toujours compté pour elle.

— De quoi encore plus regretter de retrouver une femme qui ne se souvenait pas de moi…

— De plus, elle a préféré s’éloigner de nous parce qu’elle commençait à nous aimer un peu trop.

Un rire triste monta de la gorge de Naaly.

— Tu te moques de moi ? répliqua-t-elle.

— Pas du tout… Je l’ai perçu dans son attitude quand elle nous a rendu visite le soir précédent notre départ. De toute évidence, elle ne pouvait accepter cette double vie. Comment aurait-elle pu renoncer à Kerryen et Amy pour nous ?

— Décidément, toute cette histoire est pourrie d’un bout à l’autre ! C’est bête, parce que, moi, je l’appréciais bien cette petite sœur. Quand je pense que je n’en voulais pas… Quel dommage d’avoir scindé notre groupe !

— À tes propos, j’aurais plutôt cru que tu t’en moquais.

— Normal. Si nous commençons à hésiter, inutile de continuer. Je suis de plus en plus convaincue que ce labyrinthe nous éliminera de toute façon les uns après les autres, moins un à chaque fois… Et pourquoi pas jusqu’au dernier de notre famille ? Après tout, qui nous dit que son objectif final consiste à donner une chance à l’un d’entre nous ?

— Donc autant nous préparer au pire…

— Selon toi, qui décide de celui ou celle qui reste ? Lui ou nous ?

— En tout cas, le désir de maman s’est réalisé.

— Par là, tu veux dire qu’elle est parvenue à l’influencer et que nous le pourrions ?

— Honnêtement, encore une fois, je l’ignore. Je me suis simplement posé la question.

— Et quelles hypothèses as-tu envisagées sur la suite de notre parcours ?

— Plein. Et, pourtant, je n’en ai retenu aucune. À présent, les agissements de ce monde me deviennent de plus en plus incompréhensibles.

— Je vois. Au moins, notre but était clair lorsque nous devions remplir le sablier pour obtenir un délai supplémentaire.

Naaly tressaillait en songeant au suicide de Sekkaï et, dévisageant son frère, demanda :

— Qui papa a-t-il perdu selon toi ?

— Qui est la personne qu’il aime le plus à part nous ?

— Grand-père…

L’émotion étreignit Naaly, mais, la contrôlant, elle reprit :

— Tu crois qu’ils s’évanouissent de la vraie vie, je veux dire définitivement ?

— Le temps ne s’écoule pas ici comme à l’extérieur… J’aurais tendance à penser que si l’un d’entre nous arrive à tout remettre en place, personne ne se sera même aperçu de leur disparition et eux ne s’en souviendront pas. 

— Voilà qui constituerait une maigre consolation à tous nos malheurs. Enfin, dans le meilleur des cas s’il advient. Et toi ?

Aussitôt, le rouge monta aux joues de Tristan qui baissa les yeux sous le regard étonné de Naaly. Celle-ci s’interrogea un instant sur l’origine de son trouble avant de blêmir.

— Personne ne s’est tué pour toi, n’est-ce pas ? poursuivit-elle d’une voix atone. En fait, comme seul l’amour pouvait remplir le sablier. Bonneau et Sekkaï ont donné leur vie pour nous et quelqu’un t’a offert ce cadeau sous une forme différente, comme un moment intime à deux, c’est ça ?

Au prix d’un effort considérable, son frère opina. Parallèlement, le moral de Naaly sombra. Pourquoi avait-elle dû sacrifier le prince, alors que Tristan avait connu ce qu’elle aurait largement préféré vivre ? Un violent sentiment de colère la submergea, tandis qu’elle fixait Tristan d’un air sévère.

— Pourquoi ? s’exclama-t-elle. Alors que j’avais une belle histoire toute prête, et, toi, personne ! C’est injuste !

Comment aurait-il pu lui expliquer que le labyrinthe avait délibérément provoqué sa propre situation pour l’ébranler en profondeur, lui révéler un avenir qu’il refusait d’envisager, celui qui l’unirait à une femme ? Il avait toujours conçu son existence comme celle d’un loup solitaire, dénuée d’amour ou de sexe, exactement ce que ce monde maudit l’avait obligé à découvrir, probablement pour générer des doutes ou faire naître en lui des regrets déstabilisants. Décidément, décelant leur pire fragilité, ce lieu s’ingéniait à l’utiliser contre eux. Quoique… Cette plongée dans ce futur éventuel l’avait aussi amené à affronter son isolement physique et affectif, sa vie d’ermite soi-disant choisie pour mieux se confronter à ses propres insuffisances, un voyage perturbant qui montrait les failles de l’unique passion qu’il comptait vivre : celle qui le liait à la magie… Elle lui avait également démontré qu’il pouvait s’attacher à un être de chair et de sang tout autant qu’éprouver des sensations incomparables, organiques ou émotionnelles. Mais avec Merielle ! Comment ce labyrinthe avait-il pu salir de cette façon leur belle amitié, une relation si pure et chaste ? Résolument, il chassa ces souvenirs, il ne se sentait pas prêt à abaisser les barrières savamment érigées pour protéger son cœur et enfermer son corps. Il reprit :

— Inutile de t’énerver. Rien dans la façon dont ce lieu agit n’est anodin. Regarde ! Papa n’a pas disposé du délai nécessaire pour partager son expérience avec nous, alors que, pourtant, le sablier ne s’était pas totalement vidé. Vois le bon côté des choses, même sans ses confidences, tu es arrivée à retourner la situation.

— En poussant Sekkaï à se tuer pour me sauver !

— J’en suis sincèrement désolé pour toi. Cependant, grâce à son sacrifice, nous avons franchi une étape supplémentaire. Sans toi et sans lui, nous ne serions pas parvenus ici…

— En fait, la seule responsable de tout ce bazar, c’est la magie ! continua-t-elle, exaspérée. Sans elle, cette aventure n’aurait jamais existé !

Tristan fronça les sourcils.

— Je comprends que mes propos puissent te déplaire, mais réfléchis, sans elle, pas de porte ! Sans elle, tu en serais probablement encore à te disputer avec maman pour affirmer ton territoire parce que notre quête n’aurait jamais eu lieu. Et aurais-tu découvert que le prince pouvait devenir plus que ton adversaire de prédilection ?

— Et alors ? Au moins, ce quotidien, je l’aurais choisi sans être emprisonnée ici, peut-être jusqu’à la fin de mes jours ! Enfin, s’il me conserve en vie aussi longtemps…

— La magie n’est pas responsable des projets de ceux qui l’utilisent, elle ne représente qu’un outil.

— Tu parles ! Avec un kenda, tu peux tuer, mais dans un combat régulier, au corps à corps, où le meilleur emporte, tandis qu’avec elle tu peux détruire des personnes par dizaines ou centaines, quelle que soit leur valeur, ça fait une sacrée différence ! De plus, il n’y a qu’à vous regarder tous autant que vous êtes, toi qui vis en tête à tête exclusif avec elle depuis l’enfance, papa qui semble la redouter et maman qu’elle hante malgré elle ! Ose encore me dire qu’elle se comporte comme un banal outil !

Ses relations avec cette entité s’avéraient si intimes que Tristan s’aperçut que mettre des mots sur l’essence même de celles-ci ou les exprimer exigeait de lui de réels efforts. Une symbiose aussi étroite se partageait difficilement…

— Non, bien sûr… Mais elle possède une sensibilité que tu peux à peine imaginer, délicate, frémissante, mais parfois excessive. Par nature, elle est bienveillante, mais l’homme, en fonction de ses objectifs, parvient à la pervertir, malgré elle.

— Comment justifier alors qu’elle en soit réduite à se soumettre à n’importe qui ?

— Parce qu’elle n’est pas toute puissante ! Bien qu’offrant d’incroyables pouvoirs aux personnes qui se lient à elle, elle reste façonnable par leurs esprits. Pour un être animé de bonnes intentions, elle se dévoile dans toute sa splendeur, mais, a contrario, se révèle une arme terriblement dangereuse entre les mains d’un prédateur.

— Et, dans ton cas, Tristan, quand je discerne le poids qu’elle fait peser sur tes épaules par moment, en dépit de son soi-disant altruisme envers les gens, peux-tu vraiment affirmer qu’elle est indolore pour des êtres généreux ?

Son frère la fixa. Il ouvrit légèrement la bouche pour répondre avant, finalement, de préférer le silence. Non, la magie ne se comportait pas comme une entité quelconque, insipide ou insignifiante. Imprévisible, sensible, surprenante, elle s’insinuait dans la vie d’une personne et, de manière contradictoire, ne la laissait plus en paix tout en lui apportant plus que n’importe qui… De nouveau, la question se posait à propos de son aptitude à vivre avec ou sans elle. Survivrait-il à son absence ? Et, pourtant, grâce au labyrinthe, il savait à présent qu’une seconde voie pouvait advenir, différente de celle où il se consacrait totalement à elle. Encore une fois, incapable de l’envisager, il rejeta cette troublante éventualité.

— Ton silence représente une réponse claire, conclut Naaly dans un murmure.

— Ce n’est pas si simple, objecta Tristan. Elle exerce une telle fascination…

— Tout ce qui brille n’est pas d’or. Parfois, même pour une richesse exceptionnelle, le prix à payer paraît trop exorbitant pour se révéler acceptable d’autant plus si elle te prive d’une partie de ta liberté.

— Mais, parallèlement, envoûtante et unique, elle ouvre tes perceptions vers des voies inaccessibles aux communs des mortels.

Naaly secoua la tête. Tristan ne l’avait pas convaincue. Finalement, demeurer une personne banale ou presque pouvait suffire et elle s’en contenterait. Elle reprit :

— Tu ne trouves pas que papa tarde un peu ?

Tristan haussa les épaules. Connaissant sa sœur par cœur, il se doutait que, dans un moment, elle se lèverait et proposerait de partir le rejoindre. Conformément à son intuition, elle se redressa presque aussitôt.

— Allons vérifier qu’il ne serait pas tombé dans les rets de ce monde trompeur. Tu viens ?

— Il nous a dit de l’attendre.

— Oui, mais il n’est toujours pas revenu, insista-t-elle.

Après tout, peut-être avait-elle raison. Tant de pièges émaillaient cet univers à mille facettes ; contrôler que l’un d’entre eux ne se serait pas refermé sur lui pourrait se révéler judicieux.

— D’accord. Je dessine un message dans le sable pour lui donner la direction que nous prenons à défaut d’une heure quelconque.

— Bien ! À droite ou à gauche ?

Son frère la fixa, surpris.

— Je croyais que tu voulais aller à sa rencontre.

— Bien sûr ! Mais s’il achève le tour de l’île, il devrait réapparaître par là, précisa-t-elle en indiquant un point derrière lui.

Silencieux, Tristan l’observa longuement, conscient que même un choix aussi simple l’abandonnait indécis. Il finit par annoncer :

— Je préfère que nous le suivions. Si jamais il rebrousse chemin, parce que le lieu est plus grand qu’il le paraît, nous risquons de retarder un peu plus nos retrouvailles.

— D’accord. En route !

En dépit de l’énergie que sa sœur avait cherché à insuffler par son ton, en se redressant, Tristan se rendit compte de la fatigue qui s’était abattue sur lui pendant leur pause, accentuée par la lourdeur de l’air. Ce monde ne cesserait donc jamais de les surprendre… Comme Naaly, il appréciait de moins en moins cette moiteur qui pénétrait leurs vêtements depuis qu’ils avaient abordé la rive. En silence, harassés et oppressés par l’ambiance pesante, ils suivirent les traces de leur père, chaque mouvement exigeant d’eux un effort réel.

Pardon n’en finissait plus de découvrir des plages qui se succédaient, si semblables entre elles que se repérer devenait compliqué, voire impossible. Il savait qu’il devait faire demi-tour pour rejoindre ses enfants, mais, animé par un espoir insensé, il ne pouvait s’empêcher de pousser toujours plus loin son exploration, convaincu que la prochaine d’entre elles lui apporterait les réponses nécessaires. Alors, porté par cet unique objectif, il marchait et marchait encore. Cette fois-ci, de gré ou de force, il sortirait Naaly et Tristan de cet enfer bleu. Mais comment ? Il avait beau examiner le paysage, chercher au-delà de ces fameuses apparences, il ne voyait, d’un côté, qu’une mer infinie et, d’un second, des arbres en rangs si serrés que se glisser entre eux semblait irréaliste. Il s’immobilisa. Comment avait-il pu passer à côté de cette possibilité ? Peut-être grimper sur l’un d’entre eux lui permettrait-il d’y voir plus clair ? Il observa la haie de fûts, mais aucun ne parut d’une taille suffisante pour lui offrir la perspective souhaitée. Il devait avancer encore pour en trouver un plus approprié. Remettant à plus tard l’éventualité de retourner sur ses pas, il se dirigea vers la plage suivante. De toute façon, à force de tourner autour de cette île, il parviendrait bien à les retrouver tôt ou tard…

De façon inattendue, Naaly se figea.

— Que faisons-nous ? demanda-t-elle avec lassitude.

Tristan réprima un soupir. Accablé par l’impression probablement erronée d’être reparti depuis des heures, il marchait mécaniquement et le brusque arrêt de Naaly venait de lui enlever toute motivation pour continuer. Complètement épuisé par l’effort, il résista à l’envie de se laisser tomber sur le sable et de s’y coucher, principalement retenu par le souvenir de s’être endormi avec son père et sa sœur dans un monde précédent. Si sa mère ne les avait pas réveillés, ils y seraient restés pour l’éternité…

Une question, la première depuis longtemps dans son cerveau inactif, fusa. Obligatoirement, ils ne devaient pas avoir été les seuls visiteurs de cet étrange endroit, mais alors où reposaient les corps de ceux qui avaient échoué à le traverser ? Retournaient-ils dans les cocons de la grande salle plongée dans les ténèbres ou le labyrinthe parvenait-il à les escamoter d’une façon ou d’une autre ? La première éventualité signifierait l’existence de passerelles qui, habilement dissimulées, relieraient les différents univers entre eux. Donc ce lieu devait lui aussi en détenir une… Cette déduction fort intéressante pourrait changer leur perception du paysage et l’objectif de leur recherche. Il songea à s’en ouvrir à sa sœur, mais le courage lui manqua.

— Demi-tour ? proposa-t-il, économe en mots.

— Non, viens.

Tristan croisa brièvement son regard, puis l’observa repartir. En dépit de leur fatigue et de leur désir de renoncer, dans les yeux de Naaly brillait toujours l’étincelle d’une inébranlable volonté. Bien qu’à deux doigts d’abandonner, elle conservait encore l’énergie de résister. Il lui envia ce courage qu’elle possédait et qui l’avait déserté. Une conviction intime naquit en lui : ce monde l’éliminerait au prochain tour… Mais, alors, pourquoi sa mère avait-elle quitté leur groupe en premier ? Plus forte que tous, elle avait surmonté toutes les épreuves en préservant son altruisme intact. Sauf si les derniers écueils croisés avaient usé les ultimes parcelles de sa résilience… À moins que le labyrinthe eût décidé pour elle d’un sort qu’il n’imaginait pas encore. Malgré la chaleur suffocante, il frissonna et ses craintes se réveillèrent. Quelle forme la magie pourrait-elle prendre dans sa nouvelle personnalité fragilisée par la vie ? Tandis que sa sœur avançait sans l’attendre, il réunit le peu de courage qui lui restait pour la suivre, toutefois effrayé par l’éventuelle réponse à sa question.

Quand, en retrait dans la végétation, l’arbre espéré était apparu sur cette plage, depuis longtemps, Pardon avait cessé de compter les bancs de sable blond qui se succédaient comme il avait renoncé à estimer la fuite du temps, incapable de déterminer s’il aurait dû l’exprimer en heures, ou en jours, ou en rien du tout, car, réellement, existait-il ici ? Pourtant, lorsque la pensée consciente d’arrêter de marcher pour atteindre son objectif jaillit dans son cerveau, il progressa encore sur quelques mètres, impuissant à contrôler son corps. Et même quand il s’immobilisa, dans sa tête persista la cadence de ses pas comme un rythme immuable pour le mener toujours plus loin. Il vacilla, puis, cachant ses yeux dont la vue se brouillait, tenta de chasser les sensations déconcertantes qui le troublaient, entre incapacité et vertige. Puis il essuya la sueur sur son front d’un revers de main ; il n’abandonnerait pas, il devait sauver ses enfants, il se l’était promis, quel qu’en fût le prix ! Désireux d’économiser ses forces, il examina l’inextricable bordure d’arbres, cherchant la faille, dans ces entrelacs de racines ou de branches étroitement imbriquées, pour accéder au tronc escompté. Un soupir monta dans sa poitrine, puis s’échappa de ses lèvres. Sous une telle chaleur, réfléchir de façon pertinente se révélait si incertain. Que lui apporterait de plus cette ramure qui dominerait l’île de quelques mètres supplémentaires ? Pourrait-elle lui offrir une meilleure perspective ? Non… Il demeura un instant en équilibre presque instable sur ses jambes, ses yeux s’attardant sur sa silhouette élancée. Trouverait-il mieux ? Rien n’était moins sûr… Particulièrement perdu, son regard revint vers le sable, puis, dénué de toute volonté, Pardon resta à observer le sol, l’esprit vide, jusqu’au moment où une conviction resurgit ; il devait sauver ses enfants ! Qu’importait si cet arbre se révélait imparfait, il devait d’abord s’en assurer avant d’en rechercher un autre. Soudain, sans même avoir conscience de s’être décidé, il se dirigea vers le mur végétal et, malgré la chaleur et l’épuisement qui l’accablaient, commença à grimper sur les racines pour s’élever légèrement. À son grand étonnement, au fur et à mesure de son avancée, se dévoilèrent des trouées totalement invisibles quelques pas plus tôt.

Voir au-delà des apparences ! Et, pourtant, il demeurait aveugle ! Ce monde, comme tous ceux qu’il avait fréquentés, s’ingéniait à lui présenter de déroutantes illusions pour l’égarer. Que pouvait-il exister de bien réel dans celui-ci ? L’eau à perte de vue ? Cette île dont la nature lui était instinctivement venue à l’esprit, alors qu’il en ignorait tout ? Aila revint troubler ses pensées. Qu’avait-elle véritablement vécu pendant toutes ces années où la magie l’avait emportée dans son sillage tourbillonnant ? Comment prendre la dimension des épreuves endurées et des renoncements cruels auxquels elle avait consenti pour vaincre Césarus ? Il s’était contenté de l’accompagner quand elle avait enfin accepté sa présence près de lui ; finalement, il n’avait qu’effleuré les écueils qu’elle avait surmontés. Le jour où il lui avait tout donné de lui, livrant au sien son cœur habité par un amour profond, elle avait à peine entrouvert son âme ; les secrets qu’elle avait percés sur son chemin, elle les avait conservés sans jamais les partager, même avec lui… Jusqu’où était-elle allée ? Et pourquoi, alors qu’ils auraient simplement pu être heureux, le bonheur persistait-il à leur échapper ? Restaient-ils marqués par le sceau d’une destinée cruelle ? À moins que leur participation se révélât nécessaire pour contrer une menace dont il ne percevait pas encore les contours… Mais laquelle ? Un nouveau tyran en puissance ou une magie maléfique à contrecarrer ? Pourquoi eux ? Ils n’étaient quand même pas seuls sur terre ! Et puis pourquoi briser leur sphère familiale, imparfaite certes, mais préférable à celle dans ce présent, morcelée et bientôt anéantie ? L’image de Kerryen jaillit dans sa tête et il tressaillit. L’existence de ce souverain avait basculé dans l’horreur, exactement comme la sienne à l’instant. Comme lui, ce roi aimait Aila et néanmoins, avait démontré une incroyable abnégation ; il avait renoncé à sa femme et son bébé, tandis que Pardon n’avait abandonné que l’idée de reconquérir Aila, uniquement lorsqu’il lui était devenu impossible de se voiler la face plus longtemps. À l’instar d’un sentiment qu’il éprouvait de plus en plus souvent, il se découvrait pitoyable, capable, comme le plus banal des êtres, du meilleur comme du pire, soumis aux pulsions trop humaines qui agitaient son corps et son esprit. Il ne se situait plus au-dessus de la mêlée comme il l’aurait souhaité, mais en plein dedans, à lutter contre des sensations négatives qui l’étouffaient, des envies d’égoïsme qui le rendaient cruel, susceptible de coups tordus pour reprendre le contrôle de sa vie, voire de lâcheté, ou d’hypocrisie, ou même de vanité. Pourtant, son existence valait-elle plus que celle des autres protagonistes de cette triste histoire ? Sûrement pas, mais, à l’instant présent, il souffrait tellement qu’il se sentait prêt à écarter toutes les objections empreintes de lucidité pour agir pour lui et rien que pour lui. Complètement submergé par ses pensées troublées, il avait atteint son objectif sans même s’en rendre compte. 

Se détournant du tourment de ses réflexions, il se concentra sur le problème suivant : comment parvenir à escalader le tronc droit dénué de branches ? Encore un arbre… À croire que cet endroit, alors qu’il avait franchi tant d’obstacles, persistait à vérifier une fois de plus ses capacités à surmonter ses inédites facettes… Éreinté par une lassitude de plus en plus grande, il frémit. Non, il n’abandonnerait pas ! De plus, il ne devait pas l’oublier, tout n’était qu’illusion, fatigue comprise. Cette dernière ne représentait qu’un test à l’issue duquel il serait étiqueté apte ou inapte. En conclusion, passer directement à la phase active et grimper. Après deux essais infructueux, Pardon s’immobilisa ; il s’y prenait mal, car, avec ou sans bottes, il glissait. Attentif, il examina l’arbre de nouveau, élaborant, encore de façon parcellaire, des ébauches de solution. Étonnamment, se rappeler la nature trompeuse de ce lieu lui avait permis de recouvrer une partie de ses forces et de son analyse rigoureuse et constructive. À présent, il devait concevoir une technique pour maintenir ses pieds sur la surface peu rugueuse. Plusieurs fois, il avait assisté à l’installation de mâts et, de temps à autre, observé les ouvriers qui les escaladaient selon une méthode ingénieuse. Comment procédaient-ils déjà ? Ses souvenirs lui semblaient si lointains que Pardon peina à les raviver. Si ! Ils solidarisaient leurs pieds ! Avec quoi ? De la corde ! Mais, là, il n’en avait pas sous la main. Si, brièvement, il envisagea de prélever quelques racines dans la végétation, il s’en abstint ; inutile de froisser cet étrange monde par une agression involontaire, d’autant plus que, si l’île n’appréciait pas son geste, elle s’immergerait de nouveau. Ainsi, ses efforts n’auraient strictement servi à rien. Alors, de quoi disposait-il ? De ses vêtements… Sa chemise conviendrait peut-être. L’instant d’après, celle-ci enlevée, il replaça son gilet à même sa peau, puis tortilla le tissu sur lui-même pour lui donner une épaisseur appropriée. Enfin, assis par terre, il observa l’arbre pour évaluer la distance à laisser entre ses chevilles, celle de la largeur du tronc, voire un peu plus pour que sa corde de fortune pût devenir un point d’appui supplémentaire. Après deux nouvelles tentatives ratées, Pardon affina son système et, après un ultime bond sur le fût, s’y retrouva accroché. Il testa sa tenue avant d’éprouver un soupçon de satisfaction. S’arc-boutant sur ses jambes, il s’aperçut immédiatement que, bien que suspendu, son absence d’impulsion empêchait toute ascension. Il retomba sur le sol d’une façon peu élégante. Inutile de s’épuiser à d’autres essais sans avoir réfléchi au préalable. Obligatoirement, à son saut devait suivre une élévation régulière que son corps devait anticiper. Les yeux fermés, son esprit détailla les étapes successives, ses muscles tressaillant comme une réponse à leur future activation. Enfin prêt, il s’élança. Serrer le tronc entre ses pieds, pousser sur ses cuisses pour se redresser, monter les mains pour conserver un appui sur le bois, puis les pieds et compenser le déséquilibre permanent par la rapidité. Parvenu à la cime de l’arbre, il se cala dans les branches aux larges feuilles, puis s’absorba dans la contemplation du paysage. Tant d’eau et tellement d’inconnues…

Mettre un pied devant l’autre. Si, au début, Naaly avait cherché à repérer quelques traces de Pardon, elle avait totalement abandonné. En raison de la configuration du lieu et du seul chemin à parcourir, il n’existait aucune chance de le perdre, mais encore fallait-il le rattraper. Elle devait bien reconnaître que, malgré tout ce temps à avancer, ils n’avaient toujours pas réussi à rejoindre celui qu’ils poursuivaient. Jusqu’à présent, elle avait soigneusement évité de penser à la colère de leur père, quand, achevant son tour, celui-ci découvrirait leur absence. Voilà qui lui retomberait certainement dessus, d’ailleurs avec raison, mais pas tout à fait. Son frère avait bien accepté de la suivre, alors qu’il représentait le membre sensé de la fratrie. En conclusion, à lui aussi, le temps lui avait semblé bien long et l’atmosphère trop lourde pour demeurer à la même place. Si son impatience se révélait communicative, que deviendraient-ils ? Quoique, sous cette infernale torpeur, dans quelle mesure l’un comme l’autre parvenaient-ils encore à éprouver une quelconque sensation ? Elle jeta un coup d’œil à la rive, regrettant presque de ne plus y être plongée jusqu’aux cuisses. Une mauvaise bonne idée, car elle se mouillerait les pieds de nouveau. À présent séché, le cuir rêche de ses bottes frottait ses talons et échauffait ses voûtes plantaires ; Naaly en percevait la brûlure permanente. Ne pas s’étendre davantage sur la question et avancer… Sans y prendre garde, son regard dériva encore vers l’eau. De façon contradictoire, elle éprouvait l’impression de mourir de soif sans avoir vraiment envie de boire. Son examen de la mer turquoise se prolongea. Se rafraîchir juste la nuque et les cheveux. Aussitôt, elle obliqua vers la rive, tandis que, songeur, son frère l’observait. Quelle idée lui avait traversé la tête ? Quand il la vit s’agenouiller sur le sable et s’asperger, il trouva la force de se précipiter près d’elle pour l’imiter, trempant jusqu’à sa chemise. Tous les deux face à l’onde immobile, ils restèrent côte à côte à examiner cet univers si plat qu’il en apparaissait déprimant. Se sentant mieux à présent, Tristan se remit à parler :

— Je serai le suivant…

— Pourquoi toi ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.

— Parce que je suppose que cet endroit choisit ceux qu’il garde en fonction d’un objectif très précis. Par exemple, il désire probablement désigner le plus résistant d’entre nous.

— Maman aurait dû franchir la porte, alors ?

— À mon avis, il envisage d’autres projets pour elle…

— Lesquels ?

— Excellente question…

— Et aucune hypothèse ?

— Aucune… Il fait trop chaud pour réfléchir.

Naaly émit un petit rire.

— Bien d’accord !

Elle se tut un instant avant de reprendre.

— Je renouvelle ma question : pourquoi toi ? Tu es le seul parmi nous à maîtriser la magie.

— Sauf si papa s’y remet…

— Effectivement, mais moi, quels avantages pourrais-je bien présenter pour ce lieu ? Aucun…

— Si, ta détermination.

Elle s’esclaffa de nouveau.

— Je ne sais pas si, personnellement, j’hésiterais entre une modeste combattante sans kenda et un détenteur de pouvoirs…

— Mais tu pourrais avoir les deux…

La jeune fille se figea, ses prunelles vertes le fixant avec intensité.

— Je n’en veux pas, annonça-t-elle, catégorique. Maman, papa et toi n’avez pas eu le choix et, quand je m’attarde sur toutes les catastrophes que cette entité a pu engendrer dans vos vies et la mienne par rebond, elle ne m’intéresse pas. Je désire rester celle que je suis, évidemment avec mes limites, mais je ne pourrai m’en prendre qu’à moi.

— Mais, dans le prochain monde, vous pourriez en avoir besoin.

— Transfère ta magie à papa si tu décides de procéder à un don comme l’indique la gravure des ondes. Il en fera un meilleur usage que moi.

— Il ne les acceptera jamais, parce que… Enfin ! Tu sais très bien ce que la recevoir sous-entendrait.

— Parfaitement. Comme je suis consciente des conséquences de ce présent pour moi. De mon côté, je dispose d’une clé dont j’ignore les subtilités, mais, grâce à tes aptitudes naturelles, tu pourrais apprendre à t’en servir.

Le silence s’installa un instant. Tristan secoua la tête.

— Non, la porte a déjà choisi, je le perçois. Je resterai ici.

— Ne dis pas ça, s’il te plaît… Laisse-toi au moins une chance de la franchir quand nous serons parvenus à la trouver.

Les yeux de Naaly se remplirent de larmes. Elle ne se sentait plus assez vaillante pour lutter contre le flot des éléments qui les emmenait toujours plus loin, avec à peine assez d’air pour respirer et survivre.

— Si tu as raison, tu me manqueras…, continua-t-elle d’une voix troublée.

Cependant, fidèle à elle-même, elle ne tarda pas à se ressaisir.

— Voyons le bon côté des choses, cet abandon ne sera que temporaire, car, selon moi, je te suivrai de peu. Toi comme moi savons bien que nous ne possédons ni l’expérience, ni la maturité, et encore moins la carrure pour résister à ce labyrinthe qui aspire tous nos rêves. As-tu remarqué le comportement de papa ? Il perçoit ce lieu mieux que nous. De plus, en ce moment, il devrait être anéanti. Pourtant, il semble le seul à ne pas sombrer totalement sous son poids écrasant, alors qu’il paraissait le plus fragilisé de nous tous.

— Il n’acceptera jamais la disparition de son dernier enfant…

— Parce que tu crois qu’il va s’en réjouir dans ton cas ? Nous devrons le travailler au corps pour l’amener à cette évidence qu’il refuse encore. Si une chance subsiste de changer notre catastrophique présent, elle dépendra de lui, sans aucun doute.

Tristan hocha la tête, puis demanda :

— Comment comptes-tu procéder pour le convaincre ?

— Aucune idée, mais, en y réfléchissant tous les deux, nous trouverons comment lui imposer cette conclusion.

— Je pense que maman y est pour quelque chose.

Surprise, Naaly jeta vers lui un regard interrogateur. De quoi parlait-il ?

— Quand papa a été blessé par la plante, je suis certain qu’elle l’a guéri…

— Tu es en train de m’annoncer qu’elle avait déjà retrouvé le contrôle de ses pouvoirs dans cet endroit maudit ? Et tu l’as remarqué quand ?

— L’arbre mort.

— Génial ! Et c’est maintenant que tu me le dis ! Qu’est-ce que j’ai loupé de plus ?

Son frère lui lança un coup d’œil légèrement désespéré.

— Je ne sais pas.

— Tristan, pour une fois, tu pourrais fournir un effort pour faire des phrases plus longues qui m’expliqueraient tout en détail sans que j’aie besoin de te poser mille questions ! S’il te plaît !

Le jeune homme tressaillit, mais resta un instant silencieux avant de reprendre :

— En fait, je suis convaincu que la magie n’est pas une, mais mille et que, selon son humeur ou les circonstances, elle se présente sous des aspects différents à ceux qu’elle choisit. Le lien qu’elle entretient avec maman est infiniment plus développé que celui que je possède avec elle et, ainsi, cette entité peut décider de s’exprimer en elle ou la laisser en paix. De façon identique, maman peut la rappeler ou s’en détourner… Indubitablement, tout dans ce monde a été créé par la magie, mais pas celle que je connais. Néanmoins, ses pouvoirs spécifiques me paraissent parfaits pour entrer en résonance avec elle.

— Voilà pourquoi elle serait restée là-bas.

— C’est probable.

— Pourquoi les soins apportés à papa auraient-ils changé quelque chose chez lui ?

Tristan afficha un léger sourire.

— Elle a simplement réveillé la magie en lui. À mon avis, il n’a même pas dû s’en apercevoir.

Naaly demeura pensive.

— Je vais dire un truc idiot… Quand je t’entends parler d’eux ainsi, je songe à tout ce que j’ignorais avant notre départ et que je connais maintenant, en dépit de l’éclatement de notre famille pour de mauvaises raisons. Lors de l’attaque d’Orkys, as-tu eu l’occasion d’observer la manière dont elle combattait en particulier ? En mille ans d’entraînement, je n’égalerai jamais son niveau.

— Pas sans pouvoirs…

— Je n’ai pas changé d’avis, je n’en veux pas. Cependant, je me pose une question. Depuis que je m’intéresse à elle, j’ai découvert qu’elle avait toujours surpassé ses adversaires par son exceptionnel talent, mais, à cette époque-là, elle n’avait pas rencontré les fées.

— Voici ce qui corrobore parfaitement mon opinion, elle possédait déjà la magie à son insu. À travers ces créatures, cette entité s’est révélée à elle et, ensuite, elle l’a développée de façon consciente.

— Et toi ?

Tristan soupira.

— Je reste un petit joueur.

— Tu te sous-estimes !

— Je t’envie…

Tandis que, surprise, Naaly le fixait, il poursuivit :

— Tu as la possibilité de toucher à des pouvoirs hors norme et tu les refuses sans le moindre regret.

— Je ne me sens pas assez forte pour leur résister.

— Comment ça ?

— J’ai hérité d’une clé et regarde où mon enthousiasme irrationnel nous a entraînés…

Percevant la protestation qui naissait de nouveau dans les yeux de Tristan, elle coupa court à ses éventuelles récriminations.

— Je me rappelle parfaitement tes explications à ce sujet. Mais j’ai agi sans réfléchir. Voilà, je suis une tête folle, impulsive, une adolescente pleine d’effervescence qui manque encore de sagesse. Tu le vois, la magie n’est pas pour moi. Après tout, dans ce nouveau futur, peut-être serions-nous tous heureux, mais différemment.

Le visage de Tristan se rembrunit aussitôt.

— Apparemment pas tous… Quelques précisions peut-être pour éclairer ma lanterne ?

Visiblement, le garçon hésitait.

— Je ne t’ai pas tout dit…

— Ah bon ? Parce que tu m’as confié déjà quelque chose à propos de toi. Dans mes souvenirs, il me semble que tu as opposé ton silence à toutes mes questions ou presque.

— J’en suis conscient. Dans la mesure où ce que j’ai vécu demeure un avenir éventuel et non certain, je trouve compliqué de démêler le réel du possible. Cependant, j’ai appris un fait très inquiétant à propos de… Merielle. Elle va se marier avec un homme qui la détruira.

— Quelle déception ! Je me demandais bien quelle fille avait bien pu briser la carapace d’indifférence dont tu t’entoures. Mon amie m’apparaissait comme le meilleur choix, malgré votre année et quelques d’écart, parce que, de toute évidence, elle t’apprécie et puis, je me disais qu’un jumeau chacun promettait des fêtes de famille divertissantes ! Enfin, si elle en épouse un autre et que Sekkaï se rend en Épicral pour convoler avec une noble qu’il ne connaît même pas, pauvre de nous… En tout cas, j’espère que ton attitude inflexible ne l’a pas réduite à cette extrémité !

— Je t’assure que non ! Ce nouveau présent est absolument terrible. En l’absence de quête, le décès de Sérain a complètement bouleversé l’équilibre des siens. Entre le prince qui a déserté Avotour pour mourir quelque part sur la route d’Opale et Lomaï qui a, chaque jour, sombré davantage dans une mélancolie destructrice, Merielle, elle, est partie rechercher chez un homme beaucoup plus vieux un peu d’amour et cette ordure n’est parvenue qu’à l’anéantir. Ne me regarde pas comme ça, s’il te plaît, elle est mon amie, c’est tout.

— Voilà qui ne veut pas dire grand-chose ! Sekkaï était bien mon pire ennemi et tu vois où ça nous a menés… Enfin, tout ça ne me dit pas qui a réussi à te séduire ! Alors ?

— Naaly, je suis très sérieux !

— Et, moi, curieuse ! Que tu es agaçant à la fin ! Pourquoi tant de secrets ? Une fois, dans le prochain monde, tes confidences s’éteindront avec moi ! C’est donc si difficile à avouer ?

— Demande à papa de veiller sur elle si tu ne passes pas la dernière étape.

Les épaules de Naaly s’affaissèrent.

— D’accord, mais, franchement, tu n’es pas trop drôle ! Toi, au moins, tu connais tout ce que Sekkaï et moi avons vécu.

— N’insiste pas, je t’en prie. Tu n’oublieras pas, c’est important. Pour éviter de rencontrer cet homme, elle ne devra pas se rendre chez une relation de Lomaï.

— Laquelle ?

— Je ne sais pas. Elle a trois filles, dont une du même âge que Merielle.

— Et le nom du sale bonhomme que je lui défonce la tête s’il touche à mon amie ?

Après une hésitation sur la teneur de la réponse à lui apporter, Tristan sembla se résigner et ajouta simplement :

— Alexis de Courtelle.

— Enregistré. Lors du prochain passage de relais, je lui transmettrai l’information.

— Tu m’en veux ?

— Un peu… Faut dire, il n’y a pas tant de nouvelles sensationnelles à se mettre sous la dent dans cet endroit pourri jusqu’à la moelle. Alors, oui, ce petit secret m’aurait fait plaisir, j’aurais eu l’impression de partager quelque chose de spécial avec toi.

— Mais nous partageons déjà plus que la majorité des frères et sœurs.

— C’est pas faux. Bon, j’ai compris que je me contenterai de ton silence. Que faisons-nous à présent ?

— Repartons.

— Par où ?

— Dans le même sens, comme ça nous serons deux à subir la colère de papa…

Un sourire naquit sur les lèvres de Naaly. 

— Bien ! s’exclama-t-elle. Pour une fois que je ne serai pas seule à affronter la tempête !

Voir au-delà des apparences, voir au-delà des apparences… Cette phrase ne cessait de résonner dans la tête de Pardon sans provoquer la moindre réaction ni dans son corps ni dans son esprit. Pourtant, ses yeux avaient parcouru mille fois le paysage autour de lui à la recherche de la réalité dissimulée par ces illusions. Quelque part, sous cette surface bleutée inerte existait une porte qui les mènerait vers le monde suivant. Mais que regroupait ce « les » ? Il ne pourrait accepter l’abandon d’un autre membre de sa famille dans ce lieu humide. D’une façon ou d’une autre, il devait rester et, pour y parvenir, obliger ce labyrinthe à permettre le transfert de ses enfants. Mais comment ? Naturellement, il percevait le caractère illogique de son raisonnement, la légère faille dans sa détermination, la petite voix qui lui soufflait que, pour l’instant, il demeurait le seul à sembler communiquer avec cet univers étrange, sinon comment aurait-il deviné la direction à emprunter ou l’éclosion d’une île au cœur de ces insolites bouillonnements ? Ne plus rien discerner, avoir le cerveau tellement embrouillé qu’un flou total occultait toute réflexion ou analyse, les yeux troublés par cette interminable observation au point de brûler et une soif si inextinguible qu’il aurait bu toute l’eau de la mer, mais, à la simple idée de descendre de son perchoir, celle-ci se calmait avant de revenir le hanter un peu plus tard… Voir au-delà des apparences. Aila ! Il ne sut pas s’il avait uniquement pensé son nom ou s’il l’avait hurlé, car pas un oiseau ne s’envola dans ce monde dénué de présence animale, hors de la sienne et de celles de ses enfants. Pourquoi ? Pour quelles raisons la vie le punissait-elle ainsi ? Pour quelles erreurs devait-il payer ? Pour quels égarements ? Ne méritait-il pas plus de considération pour ses actions honorables ? Un minimum d’estime parce qu’il ne s’était pas conduit comme un être monstrueux, parce qu’il avait lutté, de son point de vue, du bon côté ? Et s’il se trompait ? Si sa vision manichéenne du bien et du mal ne correspondait à rien d’autre qu’à une tendance de l’homme à se valoriser comme il le pouvait à ses propres yeux comme à ceux de tous… Avec l’aide de la sorcière, Césarus aurait pu vaincre et envahir la terre si Aila n’avait pas développé toujours plus de pouvoirs, parvenant à lier un grand nombre d’esprits dans un incomparable combat. Ce tyran avait perdu et tout le monde avait salué sa disparition. Mais si, là aussi, comme dans ce monde insolite, cette partie de l’histoire n’avait consisté qu’en une succession d’illusions. Peut-être n’avait-il jamais aimé Aila ? Peut-être n’avait-il pas d’enfants ? Des enfants ? Si, deux, une fille et un garçon. Pardon secoua la tête. Résister, n’abaisser ni sa garde ni sa vigilance. Non ! Sa vie d’avant, même si, pour l’instant, elle n’existait plus vraiment, avait été bien réelle. Cependant, pour la retrouver, il ne devait pas renoncer. Alors, voir au-delà des apparences ! Il reprit son observation.

— Je n’en peux plus, souffla Naaly. Que penserais-tu d’une petite sieste ?

— Marche, assena Tristan.

— Quoi ? Encore ? Avec cette île qui n’en finit pas de s’étendre…

Ses plaintes s’éteignirent presque aussitôt, la chaleur autant que la moiteur la terrassait. Pourtant, elle s’aperçut immédiatement que quelque chose avait changé sans parvenir à mettre le doigt dessus. Elle avança de quelques pas supplémentaires avant de se figer et de se retourner.

— Mais pourquoi t’es-tu arrêté ? arriva-t-elle à articuler avec un minimum d’énervement.

— Il est là…

Avec attention, Naaly balaya le paysage autour d’elle sans localiser Pardon.

— Où ?

Tristan haussa légèrement le menton sur sa gauche et Naaly leva les yeux dans la direction signalée pour découvrir, dans un arbre à larges feuilles crénelées, une silhouette sombre qu’elle n’aurait, d’une part, probablement pas remarquée sans l’indication de son frère ni, d’autre part, identifiée comme celle de son père. Comment avait-il réussi à pénétrer l’inextricable enchevêtrement de racines et de branches pour accéder au sommet ? Si elle songea à la question, le courage de la poser lui manqua.

— On l’attend ? demanda-t-elle.

Un imperceptible hochement de tête de Tristan la rassura et, après une dernière inspection autour d’elle pour certifier l’invraisemblable absence d’ombre, elle se laissa tomber sur le sable, désertée par la moindre once d’énergie avant de s’allonger sur le sol. Aussitôt, elle perdit la notion du temps si tant est que celui-ci s’écoulât encore en ce monde.

Naaly ne dormait pas vraiment, mais son esprit s’était retranché si profondément dans l’inconscience que la voix de Tristan ne prit un sens qu’avec retard.

— Il nous rejoint.