La ceinture empoisonnée - Arthur Conan Doyle - E-Book

La ceinture empoisonnée E-Book

Arthur Conan Doyle

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Beschreibung

Le Pr Challenger pressent qu'une catastrophe dont l'origine serait une transformation de l'éther dans lequel flotte notre système planétaire, menace l'humanité. Déjà, une épidémie mystérieuse frappe les habitants de Sumatra. Le Pr Challenger invite ses amis de l'expédition dans Le monde perdu à le rejoindre. « Apporter l'oxygène » est le mystérieux que reçoivent ses invités. Bientôt, l'épidémie s'étend. Ils risquent fort de n'être plus qu'une arrière-garde condamnée à observer l'agonie de la planète avant de disparaître à leur tour...

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La ceinture empoisonnée

Pages de titreIIIIIIIVLa faculté ne désespère pasVVIPage de copyright

Arthur Conan Doyle

La ceinture empoisonnée

I

Des lignes qui se brouillent

Mon devoir est clair : je n’ai pas un instant à perdre ! Ces événements prodigieux sont encore frais dans ma mémoire : il faut donc que je les relate dans tous leurs détails, avec une exactitude que le temps pourrait effacer si je tardais. Mais, au moment d’écrire, comment ne saluerais-je pas le miracle grâce auquel c’est notre petite équipe du Monde perdu (le Pr Challenger, le Pr Summerlee, lord John Roxton et moi-même) qui a vécu cette nouvelle expérience passionnante ?

Lorsque, il y a quelques années, j’ai rendu compte dans la Daily Gazette de notre voyage sensationnel en Amérique du Sud, je ne pensais guère qu’il m’arriverait d’avoir à raconter un jour une aventure personnelle encore plus étrange. Or, celle-ci est unique dans les annales de l’humanité : sur les tablettes de l’Histoire, elle se détachera irrésistiblement ; un pic majestueux écrase toujours les modestes contreforts qui l’entourent.

Pour vivre cet épisode extraordinaire, nous nous sommes trouvés réunis tous les quatre le plus normalement du monde. Toutefois, il y a eu un enchaînement de circonstances tout à fait involontaire que je vais conter aussi brièvement et aussi précisément que possible... sans oublier que la curiosité publique, qui a été et qui demeure insatiable, exige que je fournisse au lecteur un maximum de détails sur un sujet pareil.

Ce vendredi 27 août – date à jamais mémorable dans l’histoire de notre monde – je me suis rendu à mon journal et j’ai demandé un congé de trois jours à M. McArdle, qui est toujours notre rédacteur en chef. Le bon vieil Écossais a hoché la tête, il s’est gratté la frange raréfiée de ses cheveux rougeâtres, après quoi il s’est décidé à traduire enfin sa répugnance par quelques paroles.

– Je pensais justement, monsieur Malone, que nous pourrions ces jours-ci vous occuper avec profit... Je me disais qu’il y avait là une histoire particulière... bref, une histoire que vous seul seriez capable de débrouiller et de mener à bien.

– J’en suis désolé ! lui ai-je répondu en essayant de cacher ma déception. Naturellement, puisque vous avez besoin de moi, la question ne se pose plus. Mais j’avais un rendez-vous important et intime... Si vous pouviez vous passer de moi...

– C’est que je ne vois pas le moyen de me passer de vous !

La pilule était amère ; je n’avais qu’à l’avaler sans trop de grimaces. Après tout, c’était ma faute : depuis quand un journaliste a-t-il le droit d’avoir des projets personnels ? J’ai affiché un air guilleret pour déclarer :

– N’en parlons plus ! Que désirez-vous de moi ?

– Simplement une interview de ce diable d’homme qui habite à Rotherfield...

– Du Pr Challenger ? me suis-je écrié.

– Hé ! oui, pardi ! Il a « coursé » le jeune Alec Simpson, du Courrier, pendant quinze cents mètres, il l’a fait dévaler la grande route en le tenant par le col de sa veste d’une main et par le fond de la culotte de l’autre... Vous avez lu ce fait divers, n’est-ce pas, dans les rapports de la police ? Ici, vos camarades préféreraient aller interviewer un alligator en liberté ! Mais vous, vous pourriez tenter votre chance : vous êtes de vieux amis. Et je me disais...

J’étais tout à fait soulagé :

– Alors, tout va bien ! Il se trouve que c’était pour rendre visite au Pr Challenger que je vous demandais un congé. Pour l’anniversaire de notre aventure d’il y a trois ans sur le plateau, il a invité notre équipe, chez lui à Rotherfield et nous y célébrerons l’événement tous les quatre.

– Formidable ! a rugi McArdle en se frottant les mains et en dardant sur moi un regard qui étincelait derrière ses lunettes. Formidable ! Dans ce cas, vous serez à même d’approfondir son opinion. De tout autre je dirais qu’il s’agit de rêveries lunaires, mais ce type a vu juste une fois ; on ne sait jamais ; il peut avoir misé dans le mille une autre fois.

– Approfondir quoi ? sur quoi ?

– Vous n’avez pas lu, dans le Times d’aujourd’hui, sa lettre sur les « possibilités scientifiques » ?

– Non.

McArdle a alors plongé vers le plancher où il a ramassé le journal en question.

– Lisez à haute voix, m’a-t-il ordonné en désignant une colonne. Je serais content de l’entendre, car je ne suis pas tout à fait sûr d’avoir bien compris, à la première lecture, ce que le bonhomme a dans la tête.

La lettre que j’ai lue aussitôt à mon rédacteur en chef de la Gazette était ainsi rédigée :

Possibilités scientifiques

Monsieur,

J’ai lu avec un amusement qui n’était pas complètement dépourvu d’un sentiment moins flatteur, la lettre suffisante et pour tout dire imbécile de James Wilson MacPhail, récemment publiée dans vos colonnes, sur le brouillage des lignes de Frauenhofer dans les spectres des planètes et des étoiles fixes. Selon lui, l’affaire est sans signification. Pour une intelligence plus développée que la sienne, l’affaire peut revêtir au contraire une très grande importance : si grande qu’elle mettrait en jeu, par exemple, la vie de tous les hommes, femmes et enfants sur cette planète. Le langage scientifique m’apparaît impropre à communiquer mes vues à un public dont l’intelligence est suffisamment indigente pour tirer sa pâture d’articles de journaux. Je m’efforcerai donc de me placer à sa portée réduite et d’user, pour m’expliquer, d’un raisonnement par analogie qui ne dépassera pas les capacités intellectuelles de vos lecteurs...

« Mon cher, c’est un as ! une merveille vivante ! s’est exclamé McArdle. Il a fait se hérisser les plumes d’une colombe au biberon, il a provoqué une émeute à une réunion de quakers : rien d’étonnant à ce que Londres lui soit devenu intenable ! C’est dommage, monsieur Malone, car c’est un grand cerveau ! Bon : tâtons un peu de son analogie.

Nous supposerons qu’un petit paquet de bouchons reliés les uns aux autres a été lancé dans un courant paresseux pour lui faire traverser l’Atlantique. Lentement, jour après jour, les bouchons seront entraînés parmi des conditions invariantes. Si les bouchons étaient doués de sensibilité, nous pourrions imaginer qu’ils considéreraient ces conditions comme permanentes et sûres. Mais nous, avec notre science supérieure, nous savons que des tas de choses peuvent survenir qui surprendraient fort les bouchons. Ainsi, ils pourraient heurter un bateau ou une baleine endormie, à moins qu’ils n’échouent dans des herbes. En tout état de cause, leur voyage se terminerait sans doute par un accostage brutal sur les rochers du Labrador. Mais comment s’en douteraient-ils pendant qu’ils flottent très tranquillement sur ce qu’ils croient être un océan illimité et homogène ?

Vos lecteurs saisiront peut-être que l’Atlantique, dans cette parabole, a pris la place du puissant océan de l’éther où nous flottons, et que ce paquet de bouchons représente le minuscule et obscur système planétaire auquel nous appartenons. Soleil de troisième catégorie qui remorque une racaille de satellites insignifiants, nous sommes entraînés dans les mêmes conditions quotidiennes vers je ne sais quelle fin : mettons une misérable catastrophe qui nous engloutira aux derniers confins de l’espace, où nous serons projetés dans un Niagara de l’éther ou brisés sur quelque impensable Labrador. Je ne vois là rien qui laisse une place à l’optimisme superficiel et ignare de votre correspondant, M. James Wilson MacPhail. Au contraire, j’y discerne quantité de raisons au nom desquelles nous devrions surveiller avec une vigilance aussi attentive qu’intéressée toute indication de changement dans l’ambiance cosmique dont peut dépendre notre destinée suprême...

« Mon cher, il aurait fait un grand ministre ! a coupé McArdle, admiratif. Il a les résonances d’un orgue... Bon. Maintenant, voyons un peu ce qui le tarabuste.

Le brouillage général et le déplacement des lignes de Frauenhofer du spectre indiquent, selon moi, une modification cosmique considérable, dont le caractère est à la fois subtil et singulier. La lumière d’une planète est la lumière réfléchie du soleil. La lumière d’une étoile est une lumière autonome, à origine personnelle. Or dans cet exemple tous les spectres, aussi bien ceux des étoiles que ceux des planètes, accusent la même modification. Serait-elle la conséquence d’une modification intervenue dans ces planètes et ces étoiles ? Une telle hypothèse me semble insoutenable : quelle modification commune pourrait intervenir simultanément aussi bien dans les planètes que dans les étoiles ? S’agit-il alors d’une modification de notre propre atmosphère ? C’est possible, mais au plus haut point improbable, puisque nous n’en avons décelé aucun symptôme autour de nous, et que les analyses chimiques ne l’ont pas établie. Quelle serait dans ces conditions la troisième éventualité ? Une modification du milieu conducteur ? de cet infini d’éther fin qui s’étend d’une étoile à l’autre et se répand dans tout l’univers. Au sein de cet océan d’éther, nous flottons sur un courant paresseux : est-il interdit de croire que ce courant nous emporte vers des zones d’éther neuf à propriétés inimaginables ? Une modification s’est produite quelque part. Elle peut être mauvaise. Elle peut être bonne. Elle peut être neutre : ni bonne ni mauvaise. Nous n’en savons rien. Libre à des observateurs légers de traiter ce sujet avec dédain ! Mais l’homme qui comme moi-même possède une intelligence plus profonde – celle du véritable philosophe – comprendra que les possibilités de l’univers sont incalculables et que la sagesse consiste à se tenir prêt pour l’imprévu. Prenons un exemple : qui oserait soutenir que cette épidémie subite, mystérieuse et générale qui s’est déclarée parmi les indigènes de Sumatra, et qui a été relatée ce matin même dans vos colonnes, est sans rapport avec une modification cosmique à laquelle ils sont peut-être davantage sensibles que les populations plus complexes de l’Europe ? Je lance l’idée pour ce qu’elle vaut. Certifier qu’elle est exacte serait, dans l’état actuel des choses, aussi stupide qu’affirmer qu’elle est fausse. Mais il faudrait être un idiot bien épais pour croire qu’elle déborde du cadre des possibilités scientifiques.

Votre dévoué,

George Edward Challenger.

Les Bruyères, Rotherfield.

« Une belle lettre, et qui stimule la matière grise ! a commenté McArdle, en ajustant une cigarette dans le long tuyau de verre qui lui servait de fume-cigarette. Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur Malone ?

J’ai été contraint d’avouer mon ignorance totale, humiliante, du sujet abordé dans cette communication. Ainsi, qu’est-ce que c’était que ces lignes de Frauenhofer ? Par chance, McArdle venait d’étudier la question avec le concours du savant maison ; aussi s’est-il empressé de tirer de son bureau deux bandes spectrales multicolores, du genre de ces rubans qu’on voit parfois aux chapeaux des membres d’un jeune club ambitieux de cricket. Il m’a montré qu’il y avait certaines lignes noires qui formaient des croisillons sur la série des couleurs brillantes allant du rouge au violet, en passant par des gradations d’orange, de jaune, de vert, de bleu et d’indigo.

« Ces lignes noires sont des lignes de Frauenhofer, m’a-t-il expliqué. Les couleurs sont la lumière elle-même. N’importe quelle lumière, si vous la décomposez avec un prisme, donne les mêmes couleurs. Elles ne nous apprennent rien. Ce sont les lignes qui comptent, parce qu’elles varient selon ce qui produit la lumière. Or ces lignes noires, la semaine dernière, se sont brouillées et tous les astronomes se disputent pour en donner la raison. Voici une photographie de ces lignes brouillées ; nous la publierons dans notre numéro de demain. Le public n’y a pris jusqu’ici aucun intérêt, mais je pense que cette lettre de Challenger dans le Times mettra le feu aux poudres.

– Et cette histoire de Sumatra ?

– Ça, il y a loin d’une ligne brouillée dans un spectre à un nègre malade dans Sumatra ! Seulement, votre phénomène nous a déjà administré la preuve qu’il savait de quoi il parlait. Sans aucun doute, il sévit là-bas une maladie bizarre. Un câble de Singapour vient justement de nous apprendre que les phares ont cessé de fonctionner dans les détroits de la Sonde ; conséquence : deux navires à la côte... Bon ! De toute façon, voilà un joli sujet de conversation entre Challenger et vous. Si vous obtenez quelque chose de précis, ça fera une colonne pour lundi.

Au moment où, la tête pleine de cette nouvelle affaire, je quittais le bureau de mon rédacteur en chef, j’ai entendu appeler mon nom dans le salon d’attente. C’était un petit télégraphiste avec une dépêche que, de mon appartement, on m’avait fait suivre. Ce message émanait de l’homme dont nous venions de parler et il était ainsi conçu :

« Malone, 17, Hill Street, Streatham. – Apportez oxygène. – Challenger. »

« Apportez oxygène ! » Le professeur, je ne l’avais pas oublié, était doté d’un sens éléphantesque de l’humour, qui pouvait le pousser à des gaudrioles aussi lourdes que maladroites. S’agissait-il là de l’une de ses plaisanteries qui déclenchaient un énorme rire irrésistible, qui réduisait son visage à n’être plus qu’une bouche béante et une barbe hoquetante, et qui tuait sans remède toute la gravité dont il s’entourait comme Jupiter sur son Olympe ?

J’ai eu beau m’appesantir sur ces deux mots, il m’a été impossible de leur trouver une résonance facétieuse. C’était sûrement un ordre : précis autant qu’étrange ! Et Challenger était le seul homme au monde à qui je ne me souciais pas de désobéir. Peut-être avait-il envisagé une expérience de chimie ? Peut-être... Zut ! Qu’avais-je besoin de chercher à découvrir ce qu’il voulait ? Il fallait que je me procurasse de l’oxygène, voilà tout !

Il me restait une heure avant le train qui partait de Victoria. J’ai sauté dans un taxi et je me suis fait conduire à la Société de distribution des bouteilles d’oxygène dans Oxford Street.

Comme je posais pied à terre devant l’immeuble, deux jeunes gens en sortaient en portant un tube cylindrique de fer ; ils l’ont hissé et calé devant moi dans une voiture qui attendait. Et, sur leurs talons, j’ai vu apparaître un homme âgé dont la voix de crécelle leur disait des choses désagréables. Il s’est tourné vers moi... Je n’ai pas eu à hésiter sur ces traits austères et sur ce bouc : c’était mon camarade bourru et revêche, le Pr Summerlee.

– Quoi ! s’est-il exclamé en me voyant. Auriez-vous reçu, vous aussi, cet absurde télégramme pour l’oxygène ?

Je l’ai sorti de ma poche.

« Bon ! Bon ! J’en ai reçu un également. Vous savez, c’est vraiment à contrecœur que je me suis incliné. Notre vieil ami est, comme toujours, impossible ! Comme s’il ne pouvait pas se procurer de l’oxygène par les moyens ordinaires ! Mais non : il a fallu qu’il morde sur le temps de ceux qui ont mieux à faire que lui ! Pourquoi ne l’a-t-il pas commandé directement ?

– Sans doute doit-il en avoir besoin immédiatement ?

– Ou il a cru qu’il en aurait besoin immédiatement ! Ce qui n’est pas la même chose... Voyons, vous n’allez pas acheter une autre bouteille. Dans la mienne, il y a assez d’oxygène pour deux, non ?

– Écoutez, il m’a tout l’air de tenir à ce que nous lui apportions chacun une bouteille. Je préfère ne pas le contrarier.

Summerlee haussait les épaules, grognait, mais je ne me suis pas laissé faire : j’ai acheté une bouteille, qui est allée rejoindre la première dans sa voiture, car il m’avait offert de me conduire à Victoria.

Je me suis éloigné pour payer mon taxi ; le chauffeur était hargneux : il me réclamait un pourboire excessif. Finalement, je m’en suis débarrassé et je suis revenu vers le Pr Summerlee ; il était près de se colleter avec les jeunes employés qui avaient transporté son oxygène ; son bouc se soulevait d’indignation. L’un des garçons l’a appelé, je m’en souviens : « Vieux cacatoès imbécile ! » Pareille insulte a fait sursauter le chauffeur de Summerlee, qui a pris fait et cause pour son maître et qui est descendu de son siège pour punir l’insolent. Nous avons de justesse évité la bagarre.

Tous ces détails peuvent paraître bien banals et indignes de figurer dans mon récit. Mais c’est seulement à présent, avec le recul, que je distingue leur place dans l’enchaînement des faits tels que je dois les raconter.

Le chauffeur de Summerlee était un novice, ou il avait eu les nerfs troublés par la dispute, car il s’est avéré très maladroit. Nous avons failli tamponner deux autres voitures – aussi mal pilotées d’ailleurs – et je me rappelle avoir fait remarquer à Summerlee que la qualité moyenne des chauffeurs, à Londres, avait baissé. Ensuite, nous avons frôlé de trop près un attroupement qui s’était formé pour regarder une rixe à l’angle du Mail ; très excités, des gens ont poussé des cris de colère contre notre « chauffard », et l’un deux a même sauté sur le marchepied et a brandi une canne dans notre direction. Je l’ai repoussé, mais nous n’avons pas été mécontents de quitter le parc sains et saufs. Tous ces petits événements survenant les uns après les autres m’avaient mis les nerfs en boule ; quant à mon compagnon, son irritabilité traduisait une impatience qu’il ne contrôlait plus.

Nous avons retrouvé notre bonne humeur devant lord John Roxton, qui nous guettait sur le quai : toujours mince et long, il était vêtu d’un costume de chasse en tweed marron clair. Quand il nous aperçut, son visage aigu, dominé par des yeux inoubliables, à la fois féroces et souriants, s’est éclairé de plaisir. Des fils gris couraient à présent dans ses cheveux roux, des rides avaient été creusées par le burin du temps, mais il était toujours le lord John avec lequel nous nous étions bien entendus dans le passé.

– Hullo ! Herr Professor ! Hullo ! Bébé !

Il s’est mis à rugir de joie devant les bouteilles d’oxygène qu’un porteur tirait derrière nous.

– Alors, vous en avez pris aussi ? La mienne est dans le fourgon. Qu’est-ce que le cher vieux peut bien vouloir en faire ?

– Attendez ! lui ai-je dit. Avez-vous lu sa lettre au Times ?

– Du baratin absurde ! a déclaré Summerlee avec une grande sévérité.

– Hé bien ! elle est à la base de cette histoire d’oxygène ou je me trompe fort !

– Du baratin absurde ! a répété Summerlee avec une violence qui n’était pas du tout indispensable.

Nous avions pris place dans un compartiment de première classe pour fumeurs et il avait déjà allumé la courte pipe de bruyère charbonneuse qui semblait prolonger la ligne agressive de son nez.

« L’ami Challenger est un homme intelligent ! a-t-il poursuivi. Personne ne peut le nier. Il faudrait être fou pour le nier. Considérez son chapeau : dessous, il y a un cerveau qui fait un kilo sept cents ; c’est un gros moteur, qui tourne bien, et qui abat du bon travail. Montrez-moi le capot, je vous dirai le volume du moteur. Seulement, Challenger est aussi un bateleur-né. Vous m’avez entendu : je le lui ai lancé une fois en pleine figure. Il est né bateleur, cabot ; il faut qu’il se place toujours sous le feu des projecteurs. Tout est calme ? Hé bien ! l’ami Challenger cherche l’occasion de faire parler de lui ! Vous n’imaginez pas qu’il croit sérieusement en son idiotie d’une modification de l’éther qui mettrait la race humaine en péril ? De sa part, c’est invention pure : je conviens que c’est l’invention la plus audacieuse et la plus forte qui ait jamais été produite sur cette terre, mais...

Il avait l’air d’un vieux corbeau blanchi qui croassait avec un rire sardonique qui lui secouait la carcasse.

En l’écoutant, j’ai senti la colère m’envahir. N’était-il pas inélégant de parler ainsi du chef qui était à l’origine de toute notre célébrité et qui nous avait fait vivre une expérience à nulle autre pareille ? J’ouvrais la bouche pour répliquer, mais lord John m’a devancé :