La Compagnie Blanche - Arthur Conan Doyle - E-Book

La Compagnie Blanche E-Book

Arthur Conan Doyle

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Beschreibung

La Compagnie Blanche est un roman historique écrit par Arthur Conan Doyle et publié sous forme de feuilleton dans le Cornhill Magazine en 1891 au Royaume-Uni. Le roman raconte les aventures du jeune écuyer Alleyne Edricson et d'archers anglais au service de Sir Nigel au sein d'une des grandes compagnies dans l'Angleterre, la France et l'Espagne de la guerre de Cent Ans. Arthur Conan Doyle était particulièrement fier de La Compagnie Blanche, et considérait ce roman comme bien supérieur à ses romans et nouvelles mettant en scène son détective Sherlock Holmes. Dans une interview de 1900, l'auteur a déclaré : « selon moi La Compagnie Blanche vaut cent fois les histoires de Sherlock Holmes »...

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Arthur Conan Doyle

La Compagnie Blanche

1891

idb

ISBN 9783964847331

CHAPITRE PREMIER – Comment le mouton noir s’échappa de la bergerie

La grosse cloche de Beaulieu sonnait à toute volée ; elle brassait l’air lourd de l’été, elle poussait ses crescendos et ses diminuendos jusqu’au cœur de la forêt. Rien de plus banal, pour les pêcheurs sur l’Exe ou pour les tourbiers du Blackdown, que ses grands battements rythmés qui leur étaient aussi familiers que le caquetage des geais ou le grondement des butors. Cette fois-ci pourtant ils levèrent la tête, intrigués : l’angélus avait déjà été sonné, et ce n’était pas encore l’heure des vêpres ; pourquoi s’agitait donc la grosse cloche de Beaulieu alors que l’ombre n’était ni courte ni longue ?

Tout autour de l’abbaye les moines se hâtaient ; leurs robes blanches affluèrent dans les grandes allées de chênes noueux et de hêtres moussus. Dès le premier coup de cloche tous s’étaient mis en route ; ils avaient quitté les vignes ou le pressoir, les étables ou les prés, les marnières ou les salines, et même les lointaines forges de Sowley ou le manoir écarté de Saint-Léonard. Cet appel ne les avait pas surpris. La veille au soir un messager avait fait le tour des dépendances de l’abbaye, et il avait averti chaque moine d’avoir à être rentré dans le couvent pour trois heures de l’après-midi. Le vieux frère convers Athanasius, qui était préposé au heurtoir depuis l’année de la bataille de Bannockburn, ne se rappelait pas qu’une convocation aussi pressante eût jamais réuni la communauté.

Un étranger qui n’aurait rien su de l’abbaye et de ses immenses ressources, mais qui aurait assisté au défilé des frères, aurait à peu près deviné les diverses tâches dont l’accomplissement faisait vivre le vieux monastère. Rares étaient en effet les religieux qui, tandis qu’ils avançaient gravement par deux ou par trois, tête basse et la prière aux lèvres, n’arboraient pas les signes extérieurs de leurs occupations quotidiennes. Ces deux-là, par exemple, avaient les poignets et les manches tachés du jus des raisins noirs ; cet autre à la barbe fleurie rapportait sa hache et avait juché sur ses épaules un gros fagot de bois ; à côté de lui marchait un moine qui portait sous le bras des cisailles pour la tonte, et sa robe blanche était parsemée des flocons d’une laine plus blanche encore ; une longue cohorte était pacifiquement armée de bêches et de pioches ; enfin les deux derniers transportaient un énorme panier débordant de carpes fraîchement pêchées, car le lendemain était un vendredi et il y aurait cinquante écuelles à remplir pour un nombre égal de gros mangeurs. Tous paraissaient las. Il est vrai que l’abbé Berghersh était aussi dur pour eux que pour lui-même.

Pendant que s’opérait le rassemblement, l’Abbé arpentait avec impatience la grande salle haute réservée aux événements d’importance. Il avait joint ses mains, qu’il avait blanches et nerveuses. Ses traits fins tirés par la méditation, son visage hâve attestaient qu’il avait terrassé l’ennemi intérieur, mais que ce combat l’avait grandement meurtri. On oubliait sa débilité apparente dès qu’un éclair d’énergie farouche jaillissait sous ses sourcils retombants : cette lueur fulgurante (et fréquente) rappelait qu’il appartenait à une famille de soldats : son frère jumeau Sir Bartholomew Berghersh n’avait-il pas été au nombre de ces héros qui avaient planté la croix de saint Georges devant les portes de Paris ?… Lèvres serrées, front plissé, l’Abbé foulait de long en large le plancher de chêne, pendant que la grosse cloche sonnait au-dessus de sa tête. Il ressemblait à une incarnation de l’ascétisme.

Trois notes étouffées annoncèrent la fin du branle. Avant même que leur écho se fût tu, l’Abbé frappa sur un petit gong ; un frère lai se présenta aussitôt.

– Les frères sont-ils rentrés ? demanda-t-il dans le dialecte franco-anglais en usage dans les couvents.

– Ils sont ici, répondit l’interpellé qui avait les yeux baissés et les mains croisées sur la poitrine.

– Tous ?

– Trente-deux anciens et quinze novices, Révérend Père. Le Frère Marc, qui a la fièvre, n’a pu venir. Il a dit que…

– Peu importe ce qu’il a dit. Avec fièvre ou sans fièvre il aurait dû se rendre à ma convocation. Son esprit aura à s’assagir, comme celui de beaucoup dans cette abbaye. Vous-même, Frère Francis, vous avez par deux fois élevé la voix, assez fort pour qu’elle parvînt à mes oreilles, pendant qu’au réfectoire le lecteur évoquait la vie des saints bénis de Dieu. Qu’avez-vous à répondre ?

Le frère lai demeura humblement immobile et silencieux.

– Mille ave et autant de credo, récités debout avec les bras ouverts devant l’autel de la Vierge, vous aideront peut-être à vous rappeler que le Créateur nous a donné deux oreilles mais une seule bouche, en signe que l’ouïe doit travailler deux fois plus que la parole. Où est le maître des novices ?

– Il est dehors, Révérend Père.

– Introduisez-le.

Les sandales claquèrent sur le plancher, la porte cloutée de fer grinça sur ses gonds ; quelques instants plus tard elle se rouvrit pour laisser pénétrer un moine trapu au visage épais et à l’allure autoritaire.

– Vous m’avez demandé, Révérend Père ?

– Oui, Frère Jérôme. Je désire que cette affaire soit réglée avec le minimum de scandale ; et pourtant il est nécessaire que l’exemple soit public.

L’Abbé s’était exprimé en latin. Le latin, par son caractère antique et solennel, convenait mieux pour traduire les pensées de deux hauts dignitaires de l’ordre.

– Peut-être vaudrait-il mieux que les novices ne soient pas présents ? suggéra le maître. La mention d’une femme risque de les détourner des pieuses méditations vers des pensées profanes et impies.

– Une femme ! Une femme ! gémit l’Abbé. Saint Chrysostome a eu bien raison de qualifier la femme de radix malorum ! Depuis Ève, quel bien est venu de l’une d’elles ? Qui porte plainte ?

– Le Frère Ambrose.

– Un saint et brave jeune homme.

– Une lumière, un modèle pour tous les novices.

– Finissons-en donc, selon notre vénérable règle monastique. Commandez au procureur et au procureur adjoint d’introduire ici les frères par rang d’âge, en même temps que Frère John l’accusé et frère Ambrose l’accusateur.

– Et les novices ?

– Qu’ils attendent dans l’allée nord du cloître ! Un moment ! Dites au procureur adjoint de leur envoyer Thomas le lecteur afin qu’il leur lise des extraits des Gesta beati Benedicti. Peut-être ce texte les préservera-t-il contre les babillages puérils et pernicieux.

Une fois de plus l’Abbé demeura seul. Il pencha sa maigre figure grisonnante au-dessus de son bréviaire enluminé et ne leva pas les yeux quand les moines pénétrèrent dans la salle ; à pas lents, mesurés, ils allèrent s’asseoir sur les bancs de bois qui de chaque côté étaient parallèles au mur. À l’autre extrémité, sur deux sièges élevés aussi imposants que celui de l’Abbé, mais sculptés avec un peu moins de recherche, s’assirent le maître des novices et le procureur. Ce dernier était un gros moine majestueux, dont les yeux noirs pétillaient ; sa tonsure était entourée d’une masse abondante de cheveux frisés, très bruns. Entre eux se tenait un frère pâle et efflanqué qui semblait peu à son aise : il se balançait nerveusement et se grattait le menton avec le rouleau de parchemin qu’il serrait dans sa main. L’Abbé, du haut de sa position, considéra les deux rangs de visages placides et hâlés, leurs grands yeux bovins, leurs expressions simplistes. Puis il tourna son regard inquisiteur dans la direction du moine pâle qui lui faisait face.

– Cette plainte émane de vous, Frère Ambrose, dit-il. Puisse saint Benoît, patron de cette maison, se trouver avec nous aujourd’hui et nous aider dans nos conclusions ! Combien de chefs d’accusation y figurent ?

– Trois, Révérend Père, répondit le frère d’une voix mal assurée.

– Les avez-vous établis selon la règle ?

– Les voici, Révérend Père, inscrits sur ce parchemin.

– Que ce parchemin soit remis au procureur. Faites entrer le Frère John afin qu’il entende les accusations portées contre lui.

À ce commandement un frère lai ouvrit la porte ; deux autres frères lais entrèrent alors, encadrant un jeune novice de l’ordre. Il avait la taille d’un colosse, les yeux noirs, les cheveux roux, de gros traits, et, répandu sur toute sa personne, un air mi-provocant, mi-amusé. Il avait rejeté le capuchon sur ses épaules. Sa robe, dégrafée en haut, laissait apparaître un cou puissant, rougeaud, côtelé comme l’écorce du sapin. Des bras très musclés, couverts d’un duvet roux, émergeaient des larges manches de son habit dont le pan retroussé sur un côté permettait d’apercevoir une jambe formidable toute égratignée par les ronces. Sur une révérence à l’Abbé (révérence qui était peut-être plus ironique que respectueuse) le novice se dirigea vers le prie-Dieu sculpté qui avait été préparé pour lui, puis il demeura silencieux et tout droit, la main sur la clochette d’or qui était utilisée pour les oraisons spéciales de la maison de l’Abbé. Ses yeux noirs parcoururent l’assemblée avant de se poser, menaçants et farouches, sur le visage de son accusateur.

Le procureur se leva. Il déroula avec lenteur le parchemin et en commença la lecture d’une voix emphatique. Le frémissement qui agita les frères révéla l’intérêt qu’ils portaient au débat.

– Accusations portées le deuxième jeudi après la fête de l’Assomption, l’an 1366 de Notre Seigneur, contre le Frère John, précédemment connu sous le nom de Hordle John, ou John de Hordle, mais à présent novice dans le saint ordre monastique des Cisterciens. Lecture faite le même jour à l’abbaye de Beaulieu en présence du Révérend Père Abbé Berghersh et de tout l’ordre assemblé.

« Les accusations contre ledit Frère John sont les suivantes, à savoir :

« Premièrement, que le jour susmentionné de la fête de l’Assomption, de la bière légère ayant été servie aux novices dans la proportion d’un quart pour quatre, ledit Frère John vida le pot d’un trait au grand dam du Frère Paul, du Frère Porphyre et du Frère Ambrose, qui purent à peine avaler leur morue salée en raison de la sécheresse de leur gosier…

Devant cette accusation solennelle, le novice leva une main et mordit ses lèvres, tandis que les frères (même les plus dévôts) échangeaient des regards amusés et toussotaient pour dissimuler leur envie de rire. Seul l’Abbé demeura imperturbable.

– … De plus, que le maître des novices l’ayant informé que pendant deux jours il aurait pour toute nourriture un pain de son de trois livres et des haricots afin d’honorer et de glorifier plus hautement sainte Monique, mère de saint Augustin, il fut surpris par le Frère Ambrose et par d’autres frères à dire qu’il vouait à vingt mille diables ladite Monique, mère de saint Augustin, ou n’importe quelle sainte qui s’interposerait entre un homme et sa nourriture. De plus, que le Frère Ambrose lui ayant reproché ce souhait blasphématoire, il se saisit dudit frère et lui plongea la tête dans le piscatorium ou vivier, pendant un laps de temps au cours duquel ledit frère put répéter un pater et quatre ave pour fortifier son âme contre une mort imminente…

Cette grave accusation souleva un bourdonnement et des murmures dans les rangs des frères en robe blanche ; mais l’Abbé étendit sa longue main nerveuse.

– Quoi encore ? demanda-t-il.

– … De plus, qu’entre none et les vêpres le jour de la fête de Jacques le Mineur, ledit Frère John fut aperçu sur la route de Brockenhurst, près de l’endroit appelé l’étang de la Cognée, en conversation avec une personne de l’autre sexe, jeune fille nommée Mary Sowley, fille du verdier du Roi. De plus, qu’après diverses plaisanteries et farces, ledit Frère John souleva ladite Mary Sowley et la prit, la porta et la reposa de l’autre côté du ruisseau, pour l’infinie satisfaction du diable et au profond détriment de son âme, dont la scandaleuse défaillance et vilenie est attestée par trois membres de l’ordre.

Un silence de mort plana dans la salle ; des hochements de tête, des yeux levés vers le ciel révélaient la pieuse horreur qui s’était emparée de la communauté. L’Abbé arqua ses sourcils gris.

– Qui peut se porter garant de ces derniers faits ? interrogea-t-il.

– Je le puis, répondit l’accusateur. Et le peuvent également Frère Porphyre, qui était avec moi, et Frère Marc, lequel a été si bouleversé et si troublé intérieurement par ce spectacle qu’il est alité avec de la fièvre.

– Et la femme ? demanda l’Abbé. Ne s’est-elle pas répandue en lamentations et en larmes devant la dégradation du Frère ?

– Non. Elle lui a souri gentiment et l’a remercié. Je l’affirme, et le Frère Porphyre peut l’affirmer aussi.

– Vous le pouvez ? tonna l’Abbé. Vous le pouvez tous les deux ? Avez-vous oublié que la trente-cinquième règle de l’ordre ordonne qu’en présence d’une femme le visage doit se détourner et les yeux se river au sol ? Vous l’avez oubliée, cette règle ! Si vos yeux avaient été braqués sur vos sandales, comment auriez-vous pu voir le sourire dont vous faites état ? Huit jours de cellule, faux Frères, huit jours de pain de seigle et de lentilles, avec doubles Laudes et doubles Matines, vous aideront à vous rappeler les règles sous lesquelles vous vivez.

Accablés par ce subit accès de colère, les deux témoins enfouirent leurs figures dans le creux de leurs poitrines, et se laissèrent tomber sur leurs sièges. L’Abbé les foudroya d’un ultime regard, puis reporta ses yeux sur l’accusé qui soutint le choc avec un visage ferme et tranquille.

– Qu’avez-vous à dire, Frère John, sur les lourdes charges qui sont alléguées contre vous ?

– Assez peu, bon Père, assez peu ! dit le novice en anglais avec le débit traînant des Saxons de l’Ouest.

Les frères, qui étaient tous de bons Anglais, dressèrent l’oreille au son de ces accents familiers dont ils avaient perdu l’usage. Mais l’Abbé devint rouge de colère et il frappa d’une main l’accoudoir de son fauteuil.

– Quel est ce langage ? s’écria-t-il. Est-ce là une langue à employer entre les murs d’un ancien monastère de bonne réputation ? Il est vrai que la grâce et la science vont toujours de pair ; quand l’une est perdue, point n’est besoin de chercher l’autre !

– Cela, je ne le sais pas, répondit Frère John. Je sais seulement que les mots me sont venus naturellement aux lèvres, car c’est ainsi que s’exprimaient mes pères. Avec votre permission je parlerai ma langue ; sinon je garderai le silence.

L’Abbé tapota du pied sur le plancher et acquiesça de la tête, comme quelqu’un qui passe sur un détail mais qui ne l’oubliera pas.

– Pour l’affaire de la bière, reprit Frère John, j’étais rentré des champs en nage, et j’avais à peine eu le goût dans la bouche que déjà le pot était vide. Il se peut également que j’aie parlé un peu brusquement à propos du pain de son et des haricots, mais pour un homme de ma taille une telle nourriture est insuffisante. Il est vrai aussi que j’ai empoigné ce maître idiot de Frère Ambrose, quoique je ne lui aie fait aucun mal, ainsi que vous pouvez le constater. Pour ce qui est de la jeune fille, il est vrai que je l’ai portée de l’autre côté du ruisseau car elle avait sa robe et ses souliers, et moi j’étais pieds nus dans des sandales de bois qui ne risquaient pas d’être abîmées par l’eau. J’aurais été honteux en tant qu’homme et en tant que moine si je ne l’avais pas aidée.

Il regarda autour de lui ; il avait dans les yeux la même lueur amusée.

– Cela suffit, prononça l’Abbé. Il a tout confessé. Il ne me reste plus qu’à déterminer le châtiment que mérite sa mauvaise conduite…

Il se leva ; les deux rangées de religieux l’imitèrent ; les frères jetèrent des coups d’œil obliques vers le prélat en colère.

– … John de Hordle ! éclata-t-il. Pendant vos deux mois de noviciat vous vous êtes montré un moine infidèle, indigne de porter la robe blanche qui est le symbole extérieur d’un esprit sans tache. Cette robe vous sera donc retirée, et vous serez rejeté dans le monde extérieur sans le bénéfice de la cléricature, et sans la moindre participation aux grâces et aux bénédictions de ceux qui vivent sous la protection du bienheureux Benoît. Vous ne reviendrez jamais à Beaulieu ni dans l’une des dépendances de Beaulieu, et votre nom sera rayé des rôles de l’ordre.

La sentence parut terrible aux moines âgés, qui avaient si bien pris l’habitude de la vie paisible et régulière de l’abbaye qu’ils auraient été des enfants perdus dans le monde extérieur : de leur oasis de paix et de piété, ils considéraient le désert de la vie comme un lieu plein de tempêtes et de luttes, très inconfortable, dominé par le mal. Le jeune novice quant à lui ne devait pas partager cette opinion, car ses yeux étincelèrent et son sourire s’accentua. Il n’en fallut pas davantage pour enflammer l’humeur de l’Abbé.

– Voilà pour le châtiment spirituel ! poursuivit-il. Mais c’est à vos sentiments plus grossiers que nous allons maintenant nous intéresser. Comme vous n’êtes plus protégé par le bouclier de la sainte Église, la difficulté ne sera pas grande. Holà ! Frères lais ! Francis, Naomi, Joseph ! Saisissez-vous de lui et liez-lui les bras ! Traînez-le par ici, et que les forestiers et les portiers le chassent à coups de fouet hors de l’enceinte !

Quand les trois frères susnommés s’avancèrent pour exécuter l’ordre de l’Abbé, le sourire disparut du visage du novice. Il regarda à droite, à gauche, avec des yeux sombres farouches, comme un taureau harcelé par des chiens. Puis, poussant un cri jailli du plus profond de sa poitrine, il s’empara du lourd prie-Dieu de chêne et il le balança ; il était prêt à frapper. Il recula de deux pas afin de n’être pas assailli par surprise.

– Par la croix noire de Waltham ! rugit-il. Si l’un de vous, coquins, touche du bout des doigts le bord de ma robe, je lui écrase le crâne comme une aveline !

Ses gros bras musclés, sa voix tonnante, ses cheveux roux en bataille impressionnèrent les trois frères qui s’immobilisèrent, cloués sur place. Les deux rangs de moines blancs oscillaient comme des peupliers sous la tempête. L’Abbé seul bondit en avant ; mais le procureur et le maître des novices le retinrent chacun par un bras afin qu’il ne s’exposât point au danger.

– Il est possédé d’un démon ! crièrent-ils. Courez, Frère Ambrose, Frère Joachim ! Appelez Hugh du moulin, et Wat le bûcheron, et Raoul avec son arbalète et ses carreaux ! Dites-leur que nous craignons pour notre vie ! Courez ! Courez, pour l’amour de la Vierge !

Mais le novice était stratège autant qu’homme d’action. Il s’élança, précipita à la tête de Frère Ambrose son arme lourde et, pendant que le moine et le prie-Dieu roulaient ensemble sur le plancher, il se rua par la porte ouverte, pour dégringoler l’escalier en colimaçon. Le vieux Frère Athanasius, de sa cellule, eut la vision de deux pieds ailés et d’une robe retroussée ; mais avant qu’il eût eu le temps de se frotter les yeux, le moine infidèle se trouvait dehors et fonçait sur la route de Lyndhurst aussi vite que le lui permettaient ses sandales.

CHAPITRE II – Comment Alleyne Edricson s’en alla dans le monde

Jamais la paisible atmosphère de la vieille maison cistercienne n’avait été pareillement troublée. Jamais n’avait éclaté une révolte aussi soudaine, aussi brève, aussi réussie. Mais l’abbé Berghersh devait veiller à ce que cette rébellion unique en son genre ne mît point en péril l’ordre établi. En quelques phrases acides et brûlantes, il compara la sortie du faux Frère à l’expulsion de nos premiers parents du paradis terrestre, et il affirma que s’ils ne se réformaient pas, d’autres membres de la communauté pourraient se trouver dans le même mauvais cas. Ayant ainsi ramené la docilité au sein de son troupeau, il renvoya les moines à leurs travaux et se retira dans son appartement privé pour chercher les secours spirituels nécessaires à l’accomplissement de sa haute mission.

L’Abbé était encore agenouillé quand quelques coups légers frappés à sa porte interrompirent ses oraisons. Il se releva et commanda d’entrer. Mais l’humeur causée par cette interruption s’adoucit quand il reconnut le visiteur, et sa physionomie s’éclaira d’un sourire paternel.

C’était un jeune homme mince d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne, il avait des cheveux blonds et des traits enfantins ; il était bien bâti et d’un extérieur avenant. Des yeux gris clairs et pensifs, ainsi qu’une délicate vivacité d’expression, indiquaient une nature qui s’était développée loin des joies et des tristesses bruyantes du monde. Le dessin de la bouche et un menton volontaire interdisaient de lui attribuer de la mollesse de caractère. Il pouvait être impulsif, enthousiaste, sensible, souple, et cherchant à plaire ; mais un observateur attentif aurait juré que ses manières douces de jeune moine masquaient une fermeté et une résolution naturelles.

Il n’était pas revêtu de la robe monastique ; il avait un costume de laïque ; cependant son justaucorps, son manteau et ses chausses étaient d’une couleur sombre, décente pour quelqu’un ayant vécu à l’intérieur d’une enceinte sacrée. Il portait en bandoulière une besace de voyage. D’une main il serrait un gros bâton pointu et ferré ; de l’autre il tenait son bonnet qu’ornait sur le devant une grande médaille d’étain frappée à l’image de Notre-Dame de Rocamadour.

– Êtes-vous prêt, beau fils ? dit l’Abbé. Ce jour est décidément celui des départs. En douze heures l’abbaye a dû arracher son herbe la plus nocive, et se séparer de sa fleur préférée.

– Vous êtes trop bon, mon Père ! répondit le jeune homme. Si je pouvais disposer de moi à mon gré, je ne partirais jamais et je terminerais mes jours ici à Beaulieu. L’abbaye a été ma demeure depuis que je suis en âge de me souvenir, et j’ai chagrin à la quitter.

– La vie apporte beaucoup de croix, dit doucement l’Abbé. Qui n’en a pas ? Votre départ nous afflige autant que vous. Mais rien ne peut l’empêcher. J’ai donné ma parole à votre père Edric que lorsque vous auriez vingt ans vous iriez dans le monde afin d’en goûter les saveurs par vous-même. Asseyez-vous sur ce siège, Alleyne, car il se peut que vous ne vous reposiez pas avant longtemps.

Le jeune homme obéit, mais avec une répugnance et un manque d’assurance visibles. L’Abbé se tenait près de la fenêtre étroite ; sa longue ombre noire tombait obliquement sur le plancher.

– Il y a vingt ans, reprit-il, votre père, le seigneur de Minstead, est mort en laissant à l’abbaye de riches terres et aussi son enfant, à condition que nous l’élevions jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge d’homme. Il l’a fait en partie parce que votre mère était morte, et en partie parce que votre frère aîné, l’actuel seigneur de Minstead, avait déjà manifesté une nature grossière et farouche et qu’il n’aurait pas été pour vous un compagnon convenable. Il manifesta toutefois sa volonté que vous ne resteriez pas au couvent et que, parvenu à maturité, vous retourneriez dans le monde.

– Mais, mon Père, interrompit le jeune homme, n’ai-je pas déjà franchi quelques degrés dans la cléricature ?

– Si, beau fils, mais pas assez pour vous empêcher de porter le costume laïque ni pour vous interdire le genre d’existence que vous allez mener. Vous avez été portier ?

– Oui, mon Père.

– Exorciste ?

– Oui, mon Père.

– Lecteur ?

– Oui, mon Père.

– Acolyte ?

– Oui, mon Père.

– Mais vous n’avez pas prononcé de vœux de fidélité et de chasteté ?

– Non, mon Père.

– Vous êtes donc libre de vivre dans le siècle. Mais avant que vous partiez, faites-moi savoir quels talents vous emportez de Beaulieu. J’en connais quelques-uns. Vous savez jouer de la citole et du rebec. Sans vous notre chœur sera muet. Vous sculptez aussi, je crois ?

La pâle figure du jeune homme s’enflamma d’une fierté d’artiste.

– Oui, Révérend Père ! Grâce au bon Frère Bartholomew, je sculpte le bois et l’ivoire, et je puis également travailler l’argent et le bronze. Du Frère Francis j’ai appris à peindre sur parchemin, sur verre et sur métal, et je connais les colorants et les essences qui préservent la couleur de l’humidité ou d’un air trop vif. Le Frère Luc m’a initié au damasquinage et à l’émaillage des châsses, des tabernacles, des diptyques et des triptyques. Pour le reste je sais un peu faire de la tapisserie, tailler des pierres précieuses et fabriquer des outils.

– Une belle liste, en vérité ! s’exclama le Supérieur en souriant. Quel clerc de Cambridge ou d’Oxenford pourrait se prévaloir d’autant ? Mais pour la lecture ? Je crains que vous ne soyez moins disert.

– En effet, mon Père ; mon bagage est léger. Pourtant, grâce à notre bon procureur, je ne suis pas totalement illettré. J’ai lu Ockham, Bradwardine et d’autres de l’École, ainsi que le savant Duns Scott et la Somme du saint d’Aquin.

– Mais qu’avez-vous retenu de vos lectures sur les choses de ce monde ? De cette haute fenêtre vous pouvez apercevoir la pointe boisée et la fumée de Bucklershard, l’embouchure de l’Exe et le scintillement de la mer. Je vous demande maintenant, Alleyne, où arriverait un homme qui embarquerait et traverserait cette mer.

Le jeune homme réfléchit et dessina un plan avec son bâton sur les nattes de jonc qui recouvraient une partie du plancher.

– Révérend Père, dit-il, il arriverait dans ces régions de la France qui sont tenues par sa Majesté Royale. Mais s’il tendait vers le sud il pourrait atteindre l’Espagne et les États barbaresques. Vers le nord il gagnerait les Flandres, et les pays des Orientaux et des Moscovites.

– Exact ! Et si, après avoir atteint les possessions du Roi, il prolongeait son voyage vers l’est ?

– Dans ce cas il arriverait dans cette partie de la France qui est encore en litige, et il pourrait espérer atteindre la célèbre cité d’Avignon où s’est établi notre Père bénit, le pilier de la Chrétienté.

– Et ensuite ?

– Ensuite il traverserait le pays des Alemans et le grand Empire romain, et puis il irait vers le pays des Huns et des païens de Lithuanie, au-delà duquel est située la grande ville de Constantin et s’étend le royaume des impurs sectateurs de Mahomet.

– Et ensuite, beau fils ?

– Au-delà il y a Jérusalem et la Terre Sainte, ainsi que le grand fleuve qui a sa source dans le jardin de l’Éden.

– Et ensuite ?

– Non, Révérend Père, je n’en sais pas davantage. À mon avis le bout du monde n’est pas loin.

– Alors nous pouvons encore trouver quelque chose à vous apprendre, Alleyne ! fit l’Abbé avec complaisance. Sachez que beaucoup de peuples étranges s’interposent avant le bout du monde. Il y a le pays des Amazones et le pays des nains, et le pays des femmes jolies mais mauvaises qui tuent d’un regard comme le basilic. Plus loin il y a le royaume de Prester John et du Grand Khan. Tout cela je le sais de source sûre, puisque je le tiens du pieux et vaillant chevalier du Christ, Sir John de Mandeville, qui s’arrêta deux fois à Beaulieu en allant à Southampton et en revenant : du pupitre du réfectoire, il nous fit un discours sur ce qu’il avait vu, et il se trouva plus d’un bon Frère pour s’arrêter de boire et de manger tant ces étranges contes étaient saisissants.

– Je voudrais bien savoir, mon Père, ce qui peut exister à l’extrémité du monde.

– L’approfondissement de certains sujets, répondit l’Abbé avec gravité, ne nous a jamais été recommandé. Mais vous avez une longue route devant vous. Où irez-vous d’abord ?

– Chez mon frère à Minstead. Puisqu’il est vraiment impie et violent, il faut que je le voie et que je cherche à le ramener dans la bonne voie.

L’Abbé hocha la tête.

– Le seigneur de Minstead s’est taillé une fâcheuse réputation, fit-il. Si vous vous rendez chez lui, veillez au moins à ce qu’il ne vous détourne pas de la route étroite où vous avez appris à marcher. Mais vous êtes sous la garde de Dieu, et Dieu vous protégera toujours dans le péril ou les soucis. Par-dessus tout, évitez les pièges des femmes ; elles en tendent constamment pour y prendre de jeunes aveugles. À genoux, mon enfant, et recevez la bénédiction d’un vieil homme.

Alleyne Edricson baissa la tête pendant que dans son cœur l’Abbé suppliait le Ciel de protéger cette âme innocente qui s’engageait dans les ténèbres et les dangers du siècle. Ce n’était une formule vide ni pour l’un ni pour l’autre. Tous deux considéraient la vie extérieure comme une source de violence et de péché, environnée de dangers physiques et surtout spirituels.

À cette époque le ciel était proche des hommes. Les interventions directes de Dieu se manifestaient dans le tonnerre et l’arc-en-ciel, la tempête et les éclairs. Pour le croyant, des nuées d’anges et de confesseurs ou de martyrs, des armées de saints et de sauvés se penchaient toujours vers leurs frères de l’Église militante : ils les relevaient, les encourageaient, les aidaient. Ce fut donc d’un cœur raffermi que le jeune homme quitta la chambre de l’Abbé. Celui-ci l’accompagna jusqu’en haut de l’escalier et le recommanda à la protection de saint Julien, patron des voyageurs.

En bas, sous le porche de l’abbaye, les moines s’étaient rassemblés pour un dernier adieu. Beaucoup avaient apporté un petit cadeau afin qu’il se souvînt d’eux. Le Frère Bartholomew était là avec un crucifix d’ivoire sculpté, et aussi le Frère Luc avec un psautier dont le dos blanc était décoré d’abeilles d’or, et encore le Frère Francis qui lui offrit « Le massacre des Innocents » admirablement dessiné sur parchemin. Tous ces objets furent soigneusement glissés au fond de la besace du voyageur, et recouverts par les soins du Frère Athanasius d’un paquet de pain et de fromage et d’un petit flacon du célèbre vin cacheté de bleu de l’abbaye. Voilà comment, s’arrachant aux mains qui se tendaient vers lui, parmi des éclats de rire et des bénédictions, Alleyne Edricson quitta Beaulieu.

Au tournant de la route il s’arrêta pour regarder derrière lui. L’immense bâtiment qu’il connaissait si bien s’étendait baigné du miel du soleil couchant : il contempla la maison de l’Abbé, l’église allongée, le cloître ogival. Et puis il y avait aussi le large ruban de l’Exe, le vieux puits de pierre, le petit autel de la Vierge dans une niche et, surtout, le groupe des robes blanches avec ces mains qui s’agitaient dans sa direction. Un brouillard embua les yeux du jeune homme, qui se mit en route, la gorge serrée et le cœur lourd.

CHAPITRE III – Comment Hordle John dupa le fouleur de Lymington

Mais il ne serait pas conforme à l’ordre naturel qu’un ardent garçon de vingt ans ayant le vaste monde devant lui passât ses premières heures de liberté à se lamenter sur ce qu’il venait de quitter. Bien avant que le son des cloches de Beaulieu eût cessé de parvenir à ses oreilles, Alleyne avait repris une démarche assurée, faisait des moulinets avec son bâton ferré et sifflait comme un merle. Il est vrai que la soirée était digne de raffermir le moral d’un homme. Les rayons obliques du soleil filtraient à travers les arbres, dessinaient sur la route des barres dorées entre des nervures délicates. Au loin, devant et derrière lui, les rameaux verts qui commençaient à prendre une teinte cuivrée s’élançaient pour former de larges arceaux. L’air calme de l’été s’alourdissait des senteurs résineuses de la grande forêt. Ici et là un ruisseau aux eaux roussâtres babillait en s’échappant des sous-bois et courait se perdre parmi les fougères et les ronces. Édifiée sur le bourdonnement des insectes et le bruissement des feuilles, la paix de la nature régnait partout.

La vie pourtant ne manquait pas : tous les grands bois en étaient riches. Tantôt une hermine d’été, souple et furtive, traversait la route pour assouvir sa cruelle passion de la chasse ; tantôt un chat sauvage perché sur une branche de chêne observait le voyageur d’un œil jaune et méfiant. Ou encore une laie suivie de deux petits marcassins surgissait des broussailles, à moins qu’un cerf majestueux n’avançât parmi les troncs d’arbres et ne regardât autour de lui avec l’assurance d’un sujet du Roi. Quand il en aperçut un, Alleyne le menaça gaiement de son gourdin et le cerf, pensant sans doute que le Roi était trop loin pour le protéger, s’enfuit en bondissant.

À présent le jeune homme se trouvait loin de l’abbaye. Il fut d’autant plus surpris d’apercevoir, au bout d’un virage, un homme revêtu de la robe blanche de l’ordre et assis sur un talus de bruyère. Alleyne connaissait bien tous les frères, sauf celui-ci. Il secouait sa tête rougeaude et bouffie avec un air de grande perplexité : il joignait les mains et les agitait furieusement ; enfin il se leva et descendit la route en courant. Mais quand il s’était mis debout, Alleyne avait remarqué que sa robe était beaucoup trop longue pour sa taille, qu’elle traînait par terre et tirebouchonnait sur ses chevilles de telle manière que même en la retroussant il était incapable de marcher vite. Néanmoins il se mit à courir ; ses pieds s’embarrassèrent dans sa robe ; il dut ralentir ; il faillit tomber ; il préféra se laisser choir sur la bruyère. Quand Alleyne parvint à sa hauteur, il l’interpella.

– Jeune ami, lui dit-il, d’après votre costume laïque je gage que vous ne savez pas grand-chose sur l’abbaye de Beaulieu.

– Vous êtes dans l’erreur, répondit le clerc. J’ai passé toute ma vie entre ses murs.

– Serait-ce vrai ? s’écria-t-il. Alors pourrez-vous me dire le nom d’un grand lourdaud de frère immonde qui a un visage taché de son et des mains comme des pelles ? Ses yeux sont noirs, sa tignasse rouge, et il beugle comme le taureau de la paroisse. Je ne crois pas qu’il y en ait deux de semblables dans un même couvent.

– Il s’agit sûrement du Frère John. J’espère qu’il ne vous a pas fait de mal, bien que vous soyez en colère contre lui ?

– Du mal ? s’exclama l’autre en sursautant sur sa bruyère. Du mal ! Il m’a volé tous mes vêtements ; est-ce un mal ? Et il m’a laissé ici dans ce triste costume blanc, si bien que j’ai honte de me représenter devant ma femme : elle pensera que j’ai pris sa vieille chemise pour m’habiller. C’est une misère que je l’aie rencontré !

– Mais que s’est-il passé ? demanda le clerc qui avait du mal à réprimer un fou rire devant le spectacle de ce petit homme courroucé, tout noiraud dans sa robe blanche.

– Voici. Je suivais cette route et j’espérais atteindre Lymington avant la nuit, quand j’ai rencontré ce fripon de rouquin assis exactement en ce même endroit. Je me suis découvert en passant devant lui ; après tout ce pouvait être un saint homme en train de faire oraison ! Mais il m’a interpellé pour me demander si j’avais entendu parler de la nouvelle indulgence accordée aux Cisterciens. Je lui ai répondu que non. « Alors, tant pis pour ton âme ! » s’est-il écrié. Et il s’est lancé dans une longue histoire : tenant compte des vertus de l’abbé Berghersh, le Pape avait décrété que quiconque endosserait l’habit d’un moine de Beaulieu, le temps de dire les sept psaumes de David, aurait sa place assurée au royaume de Dieu. Quand j’ai appris cela, je me suis jeté à genoux et je l’ai supplié de me prêter sa robe pour que je la passe ; il a cédé à mes nombreuses adjurations, surtout après que je lui aie remis trois marcs pour redorer la statue de Laurent le martyr. J’ai donc revêtu sa robe. Je ne pouvais pas faire autrement que de lui permettre de porter mon bon justaucorps de cuir et mes chausses, car, disait-il, il commençait à faire froid et il n’aurait pas été décent qu’il demeurât demi-nu pendant que je me livrerais à mes oraisons. Une fois qu’il a été habillé, et il ne l’a pas été sans peine car nous ne sommes pas de la même taille, je n’en étais arrivé qu’à la fin du deuxième psaume ; là-dessus il m’a ordonné de faire honneur à mon nouvel habit, et il s’est enfui à toutes jambes. J’aurais bien voulu courir moi aussi, mais j’avais l’impression d’avoir été cousu dans un sac. Aussi me suis-je assis ici, je n’en bougerai pas avant d’avoir retrouvé mes affaires.

– Non, non, ami ! Ne prenez pas les choses si lugubrement ! dit Alleyne en posant une main sur l’épaule de l’affligé. Il vous reste toujours la ressource de troquer à l’abbaye cette robe contre un justaucorps. Mais peut-être avez-vous un ami dans les environs ?

– Oui, j’en ai un, répondit-il. Et juste à côté. Mais je ne me soucie guère d’aller le trouver, car sa femme a une langue de diablesse, et elle raconterait mon aventure dans tout le pays : je ne pourrais plus me montrer dans aucun marché, de Fordingbridge à Southampton. Mais si vous, beau messire, vous aviez la bonté de faire un crochet de deux portées de flèche, vous me rendriez un service sans égal.

– De tout mon cœur ! fit Alleyne.

– Alors prenez ce sentier sur la gauche, je vous prie, puis la piste de chevreuils qui débouche sur la droite. Vous verrez sous un grand hêtre la hutte d’un charbonnier. Dites-lui mon nom, mon bon seigneur, le nom de Peter le fouleur, de Lymington, et demandez-lui des vêtements de rechange afin que je puisse me remettre en route sans délai. Pour certaines raisons il ne me refusera pas ce service.

Alleyne partit par le sentier indiqué et découvrit bientôt la hutte du charbonnier. Celui-ci était sorti pour couper du bois dans la forêt ; mais sa femme, grosse matrone affairée, trouva les vêtements qui convenaient et en fit un ballot. Pendant qu’elle s’empressait, Alleyne Edricson se tenait devant la porte ouverte, et il la regardait avec autant d’intérêt que de méfiance car il n’avait jamais vu une femme d’aussi près. Elle avait des bras rouges, une robe en lainage sombre et une broche en cuivre grosse comme une tartelette.

– Peter le fouleur ! ne cessait-elle de répéter. Par la sainte Vierge, si j’étais la femme de Peter le fouleur, je lui aurais appris à ne pas donner ses vêtements au premier coquin venu ! Mais il a toujours été stupidement crédule, Peter, bien que nous lui soyons redevable de nous avoir aidés pour l’enterrement de notre second fils, Wat, qui était apprenti chez lui à Lymington l’année de la Peste Noire. Mais qui êtes-vous, jeune seigneur ?

– Un clerc qui va de Beaulieu à Minstead.

– Tiens, vraiment ? Vous avez été élevé à l’abbaye, alors ? Je pourrais le deviner rien qu’à vos joues rougissantes et à vos yeux baissés. Vous avez appris chez les moines, je suppose, à redouter les femmes. Ils déshonorent leurs propres mères, avec cet enseignement-là ! Le monde serait joli, ma foi, s’il n’y avait plus de femmes !

– Que le ciel nous préserve d’une telle éventualité ! dit Alleyne.

– Amen et amen ! Mais vous êtes joli garçon, d’autant plus mignon que vous avez des manières modestes. Il est facile de voir à votre figure que vous n’avez point passé vos journées sous la pluie, dans la chaleur et le vent, comme mon pauvre Wat a été forcé de le faire.

– J’ai encore vu bien peu de choses de la vie, bonne dame !

– Vous n’y trouverez rien qui vous dédommagera de la perte de votre fraîcheur. Voilà les habits. Peter n’aura qu’à les rapporter la prochaine fois qu’il passera par ici. Sainte Vierge ! Regardez cette poussière sur votre doublet ! On voit bien que vous n’avez pas de femme pour veiller sur vous. Là ! C’est mieux. Maintenant fais-moi la bise, mon petit.

Alleyne se pencha pour déposer un baiser sur son visage. Le baiser était en effet la manière ordinaire de se saluer à l’époque et, comme Érasme le remarqua bien plus tard, davantage en Angleterre que partout ailleurs. Celui-là fit battre furieusement le sang aux tempes d’Alleyne qui se demanda, en partant, comment l’abbé Berghersh aurait réagi devant une invitation aussi franche. Il en avait encore des fourmillements dans la peau quand il rejoignit la route, mais ce qu’il vit alors lui changea les idées.

Un peu plus bas, l’infortuné Peter tapait du pied et tempêtait dix fois plus fort qu’auparavant. Au lieu de la grande robe blanche, il n’avait plus de vêtements du tout, sauf une courte chemise de flanelle et une paire de chaussons de cuir. Loin sur la route courait un homme très grand, qui avait un ballot sous un bras et l’autre main au côté, comme quelqu’un qui rit jusqu’à en avoir mal.

– Regardez-le ! cria Peter. Regardez-le ! Vous me servirez de témoin. Il fera connaissance avec la prison de Winchester ! Voyez comme il s’enfuit avec mon habit !

– Qui est-ce ?

– Qui, sinon ce maudit Frère John ? Il m’a laissé moins de vêtements que n’en a un galérien. Ce double fripon m’a volé ma robe.

– Du calme, mon ami ! C’était sa robe, objecta Alleyne.

– Il a tous mes habits : la robe, le justaucorps, les hauts-de-chausses, tout ! Je lui suis bien reconnaissant de m’avoir laissé ma chemise et mes chaussons ! Cela ne m’étonnerait pas qu’il revienne bientôt les chercher.

– Mais comment est-ce arrivé ? demanda Alleyne éberlué.

– Sont-ce là les vêtements ? Par pitié, donnez-les moi ! Le Pape lui-même ne me les reprendrait pas, même s’il m’envoyait tout le sacré collège des cardinaux pour me les réclamer. Comment est-ce arrivé ? Hé bien, vous veniez de me quitter quand ce maudit John est revenu au pas de course ; quand j’ai ouvert la bouche pour l’accabler de reproches, il m’a demandé s’il était vraisemblable qu’un homme de prières abandonnât son habit de religieux pour s’emparer du justaucorps d’un laïque. Il n’avait fait qu’un petit tour, m’a-t-il dit, pour que je fusse plus libre dans mes dévotions. Sur ce j’ai retiré ma robe, et lui, simulant beaucoup de hâte, a commencé à dégrafer le justaucorps. Mais quand j’ai posé ma robe sur le sol, il l’a ramassée et il a pris ses jambes à son cou, en me laissant dans cette triste situation. Il riait tellement, comme une grosse grenouille coassante, que j’aurais pu le rattraper si je n’avais pas le souffle aussi court que ses jambes sont longues.

Le jeune homme écouta cette histoire avec tout le sérieux dont il fut capable, mais quand il vit son interlocuteur bedonnant se mettre debout en exhibant toute sa dignité offensée, un gros rire l’assaillit si brusquement qu’il dut s’appuyer contre un arbre. Le fouleur le considéra d’abord avec une gravité chagrine. Mais comme le rire paraissait devoir s’éterniser, il s’inclina avec une politesse forcée et s’éloigna dans ses habits empruntés. Quand il ne fut plus qu’un point noir sur la route, Alleyne s’essuya les yeux et se remit joyeusement en marche.

CHAPITRE IV – Comment le bailli de Southampton extermina deux voleurs

Si la route qu’il avait prise n’était guère plus fréquentée que la plupart des routes du royaume, elle l’était beaucoup moins que celles qui reliaient les grandes villes entre elles. Cependant Alleyne croisa d’autres voyageurs, et à plusieurs reprises il fut doublé par des processions de mulets de bât et de cavaliers qui allaient dans la même direction. Une fois un moine mendiant s’avança vers lui en boitillant et lui demanda l’aumône d’une voix dolente : pour acheter un pain qui, dit-il, le sauverait d’une mort imminente. Mais Alleyne accéléra l’allure, car les moines lui avaient appris à se méfier des religieux errants, et, d’autre part, un grand os de gigot à demi raclé dépassait de sa poche. Pour aussi vite qu’il se défila, il ne put éviter la malédiction des quatre saints évangélistes que lui lança le mendiant, accompagnée d’injures si horribles qu’effrayé il se boucha les oreilles avec ses doigts et courut un bon moment à perdre haleine.

Plus loin, à la lisière d’un bois, il tomba sur un colporteur et sa femme qui étaient assis sur un arbre déraciné. Le colporteur avait posé par terre son ballot qui servait de table ; tous deux dévoraient un grand pâté et l’arrosaient d’une boisson tirée d’une jarre de pierre. Le colporteur lui adressa au passage une grossière plaisanterie, mais sa femme appela Alleyne d’une voix aiguë et l’invita à venir se joindre à eux. Là-dessus l’homme passa de la gaieté à la colère et il se mit à la rouer de coups. Alleyne pressa le pas de peur qu’il ne lui fît plus de mal, mais son cœur pesait comme une masse de plomb. Partout où il portait les yeux, il ne voyait que violence et injustice, et la dureté de l’homme pour l’homme.

Pendant qu’il ruminait ces tristes pensées et languissait après la paix de l’abbaye, il parvint à un endroit découvert parsemé de buissons de houx, où l’attendait le spectacle le plus étrange qu’il eût jamais vu. Le chemin était bordé d’un long rideau de feuillage, derrière lequel se dressaient toutes droites quatre jambes d’hommes recouvertes de chausses bariolées jaunes et noires. À sa stupéfaction une musique gaie s’éleva dans l’air et les quatre jambes gigotèrent au rythme de la musique. Alleyne fit sur la pointe des pieds le tour des buissons et s’arrêta interdit : deux hommes se déplaçaient sur la tête et ils jouaient, l’un d’une viole, l’autre d’un pipeau, aussi allégrement et aussi juste que s’ils étaient assis dans un orchestre. Alleyne se signa devant ce spectacle surnaturel, et il eut du mal à conserver son sang-froid quand les deux danseurs, l’apercevant, se dirigèrent vers lui en bondissant sur la tête. À une longueur de lance ils exécutèrent chacun un saut périlleux et retombèrent sur leurs pieds, souriants et la main sur le cœur.

– Une récompense ! Une récompense, beau chevalier aux yeux écarquillés ! cria l’un.

– Un présent, mon prince ! susurra l’autre. N’importe quelle bagatelle nous sera utile : une bourse pleine d’or, ou même un gobelet ciselé !

Alleyne se souvint de ce qu’il avait lu sur la possession démoniaque : les sauts, les contorsions, les exclamations brusques. Il allait répéter les exorcismes propres à le défendre contre de telles attaques quand les deux inconnus éclatèrent de rire et, retombant à nouveau pieds en l’air, firent claquer leurs talons en se moquant de lui.

– Jamais vu d’acrobates auparavant ? demanda le plus âgé.

C’était un gaillard bronzé, noir de cheveux, aussi brun et souple qu’une baguette de noisetier. Il poursuivit :

– Pourquoi reculez-vous, comme si nous étions les rejetons du diable ?

– Pourquoi reculez-vous, oiseau couleur de miel ?

– Pourquoi avez-vous peur, ma douceur cannellisée ? s’écria l’autre qui était un grand garçon efflanqué avec des yeux coquins.

– C’est, messires, que le spectacle est nouveau pour moi, répondit le clerc. Quand j’ai vu vos quatre jambes par-dessus les buissons, j’en ai à peine cru mes yeux. Pourquoi faites-vous cela ?

– Question bien sèche pour y répondre ! cria le plus jeune en se remettant debout. Question qui donne soif, mon bel oiseau ! Mais que vois-je ? Un flacon, un flacon ! C’est merveilleux…

Tout en parlant il avait allongé le bras et retiré le flacon de la besace d’Alleyne. Adroitement il lui cassa le col et s’en versa la moitié dans le gosier. Il tendit le reste à son camarade qui but le vin et qui, à la stupéfaction grandissante du clerc, fit semblant d’avaler le flacon : il s’y prit si bien qu’Alleyne crut le voir disparaître dans sa gorge. Mais une seconde plus tard il le balança par-dessus sa tête et le rattrapa en équilibre sur le mollet de sa jambe.

– Nous vous remercions pour le vin, mon bon seigneur, dit-il, et pour la courtoisie spontanée avec laquelle vous nous l’avez offert. Pour en terminer avec votre question, apprenez que nous sommes bateleurs ; nous nous sommes exhibés avec un énorme succès à la foire de Winchester et nous nous rendons à Ringwood pour le grand marché de la Saint-Michel. Mais comme notre art est très subtil et très précis, nous ne pouvons pas laisser passer un jour sans nous entraîner ; dans ce but nous choisissons un endroit tranquille où nous faisons halte. Or vous nous avez découverts ici. Et nous ne pouvons guère être surpris de votre étonnement, puisque vous n’aviez jamais vu d’acrobates et que beaucoup de barons, comtes, maréchaux et chevaliers qui sont allés jusqu’en Terre Sainte sont unanimes à déclarer qu’ils n’ont jamais vu un numéro aussi parfait et aussi gracieux. Si vous voulez bien vous asseoir sur ce petit tertre, nous allons recommencer nos exercices.

Alleyne s’assit avec plaisir entre les deux gros ballots qui contenaient les costumes des bateleurs : doublets de soie couleur de feu et ceintures de cuir pailletées de cuivre et de fer blanc. Les acrobates se remirent sur la tête : ils se déplaçaient par petits bonds en observant une totale rigidité du cou et en jouant de leurs instruments sans la moindre fausse note. Le hasard voulut qu’Alleyne aperçut, dépassant l’un des ballots, le bout d’une cithare ; il la prit, l’accorda et gratta sur les cordes un accompagnement de l’air entraînant que jouaient les danseurs. Quand ils l’entendirent, ils posèrent leurs propres instruments et, mains au sol, se mirent à sautiller de plus en plus vite ; ils criaient à Alleyne d’accélérer le rythme ; ils ne s’arrêtèrent que lorsque la fatigue les accabla tous les trois.

– Bien joué, ma douce colombe ! s’exclama le plus jeune. Pour les cordes, vous êtes un artiste !

– Comment connaissiez-vous l’air ? demanda l’autre.

– Je ne le connaissais pas. Je n’ai fait que suivre les notes que j’entendais.

Ce fut à leur tour d’ouvrir de grands yeux : ils contemplèrent Alleyne avec autant d’émerveillement qu’il en avait mis à les regarder.

– Vous avez une drôle d’oreille ! fit le plus âgé. Il y a longtemps que nous cherchons un musicien de votre qualité. Voulez-vous vous joindre à nous et pousser jusqu’à Ringwood ? Vous n’aurez pas grand-chose à faire et vous recevrez deux pence par jour, plus le souper tous les soirs.

– Arrosé d’autant de bière que vous pourrez en ingurgiter, ajouta le plus jeune. Et un flacon de vin de Gascogne le dimanche.

– Non, impossible ! répondit Alleyne. Un autre travail m’attend, et je me suis déjà attardé trop longtemps avec vous.

Il reprit résolument la route ; les deux bateleurs coururent derrière lui, lui offrirent quatre pence, puis six pence par jour ; mais il se contenta de sourire et de secouer la tête ; finalement ils renoncèrent à le séduire. Plus loin il se retourna et aperçut le plus petit grimpé sur les épaules du plus jeune ; de cet échafaudage quatre mains s’agitaient pour lui dire adieu ; il leur répondit par de grands signes, puis se hâta d’avancer ; cette rencontre le ragaillardit.

Alleyne n’avait pas franchi une grande distance en raison des aventures mineures qui lui étaient arrivées. Mineures, et cependant passionnantes. Jusqu’ici il avait mené une existence si paisible qu’un mauvais brassage de la bière ou une modification à une antienne avaient pris figure d’événements. Mais voici qu’il assistait maintenant au jeu vif et changeant des lumières et des ombres de la vie. Un abîme semblait se creuser entre cette nouvelle existence pleine d’imprévus et d’incertitudes et le cycle régulier des travaux et des prières d’antan. Les quelques heures qui s’étaient écoulées depuis son départ de l’abbaye effaçaient de sa mémoire tous les ans qu’il y avait passés. Il prit le pain que les frères avaient placé dans sa besace : quand il le porta à sa bouche il lui parut étrange qu’il eût gardé la chaleur des fours de Beaulieu.

Au-delà de Penerley, qui comptait trois chaumières et une grange, il quitta le pays boisé : la grande lande dénudée de Blackdown s’étirait devant lui ; elle était rose de bruyères et bronzée par des fougères en train de se flétrir. À gauche les bois étaient encore épais, mais la route s’en éloignait et serpentait à découvert. Le soleil reposait bas vers l’ouest sur un nuage de pourpre, d’où il projetait une douce lumière sur la lande sauvage et la lisière des forêts ; il transformait les feuilles desséchées en flocons d’or d’autant plus brillants que s’assombrissaient les profondeurs sylvestres. Pour le contemplatif le déclin est aussi beau que l’épanouissement, la mort aussi belle que la vie. Cette pensée se glissa dans le cœur d’Alleyne quand il contempla avec ravissement la beauté poignante du paysage automnal. Mais il ne s’y arrêta guère, car il lui restait dix bons kilomètres de marche avant de parvenir à l’auberge la plus proche. Il mangea hâtivement du pain et du fromage, après quoi il trouva que sa besace pesait moins lourd.

Sur cette route à découvert les voyageurs étaient moins rares que dans la forêt. Il croisa d’abord deux Dominicains à longues robes noires qui passèrent près de lui en remuant les lèvres et en ne lui accordant aucune attention. Puis il vit un religieux d’un ordre mineur, à cheveux gris et à forte bedaine, qui marchait à pas lents et qui regardait autour de lui avec l’air d’un homme en paix avec lui-même comme avec son prochain ; il arrêta Alleyne pour lui demander s’il n’y avait pas dans les environs un hôtel spécialement réputé pour sa matelote d’anguilles ; le clerc lui ayant répondu qu’il avait entendu vanter les anguilles de Sowley, le digne religieux passa sa langue sur ses lèvres avant de repartir d’un pas plus rapide. Presque sur ses talons arrivèrent trois cultivateurs, avec la pelle ou la pioche sur l’épaule ; ils chantaient d’une voix juste, mais leur anglais était si grossier et si rude qu’il sonnait aux oreilles d’un homme élevé au couvent comme une langue étrangère, barbare. L’un d’eux portait un jeune butor qu’ils avaient attrapé sur la lande ; ils le proposèrent à Alleyne contre une pièce d’argent. Il fut content quand il se fut débarrassé d’eux, car leurs barbes hérissées et leurs regards farouches ne l’incitèrent guère à prolonger une discussion d’affaires.

Mais ce ne sont pas toujours les individus d’aspect peu engageant qui sont le plus à craindre. Un infirme à la jambe de bois s’approcha en boitillant ; il semblait si vieux et si faible qu’un enfant n’en aurait pas eu peur ; quand Alleyne l’eut dépassé, il lui lança tout à coup, par pure méchanceté, une malédiction brutale, en même temps qu’une pierre qui siffla à ses oreilles. Cette agression sans motif épouvanta si fort Alleyne qu’il prit ses jambes à son cou et ne s’arrêta de courir que lorsqu’il fut hors de portée des jurons et des pierres que l’infirme continuait à lui expédier. Il eut l’impression que dans cette Angleterre il n’existait pas d’autre protection pour l’homme que la force de son bras et la rapidité de sa course. Au couvent il avait vaguement entendu parler de la loi, d’une loi toute-puissante, devant laquelle s’inclinaient prélats et barons, mais il n’en décelait pas le moindre signe. À quoi servait une loi inscrite sur parchemin, se demandait-il, si personne n’en assurait le respect ? Mais avant que le soleil fût couché, il allait connaître tout le poids de cette loi anglaise quand elle pouvait s’abattre sur un contrevenant.

Après deux kilomètres de lande, la route descendait assez brusquement dans un creux où coulait un rapide ruisseau couleur de tourbe. À droite s’élevait, et s’élève encore aujourd’hui, un ancien tumulus recouvert de bruyères et de ronces. Alleyne descendait allégrement la pente qui menait au ruisseau quand de l’autre côté il aperçut une vieille dame qui boitait de fatigue et s’appuyait lourdement sur un bâton. Lorsqu’elle parvint au bord du ruisseau, elle s’arrêta et chercha un gué. En face du chemin, une grosse pierre avait été posée en plein milieu de l’eau, mais trop loin de la terre ferme pour une femme âgée. Deux fois elle essaya de placer un pied dessus, deux fois elle dut reculer. Alors elle s’assit, hochant désespérément la tête et se tordant les mains. Sur ces entrefaites Alleyne arriva de l’autre côté du ruisseau.

– Venez, bonne mère ! lui dit-il. Ce n’est pas un passage bien dangereux.

– Hélas, brave jeune homme ! J’ai les yeux brouillés. Je vois bien qu’il y a une pierre, mais je ne sais pas où exactement.

– Cela peut facilement s’arranger.

Il la souleva : elle était légère car l’âge l’avait beaucoup usée ; il la fit traverser ; mais lorsqu’il la posa de l’autre côté, elle faillit tomber ; elle était à peine capable de tenir debout en s’appuyant sur son bâton.

– Vous êtes faible, bonne mère. Vous venez de loin, n’est-ce pas ?

– Du Wiltshire, ami ! soupira-t-elle. Voilà trois jours que je vais par les routes. Je vais chez mon fils qui est garde du Roi à Brockenhurst. Il a toujours dit qu’il prendrait soin de moi quand je serais vieille.

– Et il le fera, bonne mère, puisque vous avez pris soin de lui quand il était jeune. Mais depuis quand n’avez-vous pas mangé ?

– J’ai mangé à Lyndenhurst ; mais ma bourse était vide et je n’ai pu avoir qu’une assiette de porridge chez les religieuses. J’espère pourtant que je pourrai arriver ce soir à Brockenhurst : là on me donnera tout ce que je pourrai désirer. Oui, messire, mon fils est un cœur d’or ; d’ailleurs la pensée qu’il est un serviteur du Roi et qu’il porte un doublet vert sur le dos me soutient autant que la nourriture.

– Tout de même, la route est longue jusqu’à Brockenhurst ! dit Alleyne. Voici le pain et le fromage qui me restent ; et voici un penny qui vous aidera à souper. Que Dieu soit avec vous !

– Dieu soit avec toi aussi, brave homme ! cria-t-elle. Puisse-t-il te donner autant de joies que tu m’en donnes !

Elle se remit en route en continuant de marmonner des bénédictions ; pendant quelque temps Alleyne suivit du regard sa petite silhouette et son ombre longue qui gravissaient la côte.

Il était déjà reparti quand un étrange spectacle le fit frissonner. D’entre les fourrés qui recouvraient le tumulus sur sa droite, deux hommes le surveillaient. Le soleil couchant éclairait bien leurs visages ; il y en avait un qui paraissait assez âgé et qui était pourvu d’une barbiche, d’un nez crochu, et d’une grosse tache rouge de naissance sur la tempe ; l’autre était un nègre ; on rencontrait fort peu de nègres en Angleterre à cette époque, et encore moins dans les régions tranquilles du sud. Alleyne avait lu des récits sur les nègres, mais il n’en avait jamais vu un, et ses yeux s’arrêtèrent sur les grosses lèvres et les dents luisantes de celui-là. Pendant qu’il les observait les deux hommes sortirent de leur abri et descendirent sur le chemin d’un pas si furtif, si inquiétant, que le clerc accéléra l’allure.

Il avait atteint le haut de la côte, quand il entendit le bruit d’une bagarre, ainsi qu’une faible voix qui bêlait pour appeler au secours. Il se retourna : la vieille dame était étalée de son long sur la route ; sa guimpe rouge voletait au vent ; les deux bandits étaient penchés sur elle et voulaient lui arracher son penny. Quand il vit les membres menus de la vieille dame se débattre contre ses agresseurs, la fureur tourbillonna dans sa tête. Il laissa tomber sa besace, repassa le ruisseau d’un bond et se rua sur les deux coquins en faisant tournoyer son bâton ferré ; ses yeux gris étincelaient de colère.