La convergence des parallèles - Christian Ferrand - E-Book

La convergence des parallèles E-Book

Christian Ferrand

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  • Herausgeber: Publishroom
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2019
Beschreibung

Deux policiers insolites enquêtent sur des morts horrifiantes et mystérieuses !

Plusieurs meurtres particulièrement sanglants, des victimes sans relations apparentes les unes avec les autres, une enquête conduite par deux policiers : l'inspecteur Chaivalme, atteint de troubles de la personnalité ; le divisionnaire Tischenez, vrai ripou ou faux flic selon les versions de sa propre histoire. Et une galerie de portraits de personnages étranges tels qu’une adepte du spiritisme admiratrice d’Allan Kardec, un descendant d’une secte satanique sévissant au 12e siècle ayant inspiré Heinrich Himmler lors la création de l’Ordre noir SS, un idéaliste menant une vie phalanstérienne selon les principes de Charles Fourier…

Découvrez une série de personnages excentriques liés à des meurtres des plus inquiétants, avec ce roman policier étonnant et plein de suspense !

EXTRAIT

Intérieurement Frédéric Tischenez était en ébullition, car les conclusions de son subordonné se rapprochaient fort des siennes, mais il ne voulait pas admettre que le jeune inspecteur ait pu aboutir à un tel résultat. Aussi, ne lui avait-il pas dit ce qu’il pensait réellement et avait tenté de lui prouver que finalement les indices dont il disposait étaient insuffisants pour se forger une opinion. Pour ce qui était du sel sur le cadavre, Tischenez avait tout simplement goûté la poudre éparse sur le pyjama de Georges Quilat pour en déterminer la nature. Rien ne l’écœurait. Nicolas Chaivalme et son chef retrouvèrent le légiste sur le trottoir :
–Alors toubib ? demanda Tischenez.
–Très méchante blessure, le bas-ventre a été ouvert sur vingt-cinq centimètres environ et la profondeur de la plaie, de l’ordre de huit centimètres. La mort n’a pas été instantanée et le malheureux a dû souffrir atrocement. Je situerai l’évènement entre deux et quatre heures du matin.
–Docteur, demanda Chaivalme, faut-il une grande force pour provoquer une telle blessure ?
–Une très grande force, peut-être pas, mais une volonté farouche de faire une telle ouverture dans le ventre, c’est évident. Le coup de couteau porté initialement était suffisant pour entraîner la mort. Il a fallu ensuite une froide détermination pour éventrer complètement la victime. Ce genre de plaie me rappelle ce que j’ai pu étudier sur les éventrations rituelles que s’infligent les Japonais lorsqu’ils font harakiri ou seppuku. C’est tout à fait comparable.
–Vous admettez donc qu’il ait pu se suicider ? poursuivit Chaivalme.
–Ça pourrait être possible, mais certains détails me laissent penser que les choses ne se sont pas déroulées ainsi. Ce sont des détails techniques. La blessure de cet homme est trop large et trop profonde pour qu’il ait pu se mutiler lui-même. En effet, après le premier coup de couteau à gauche du nombril, il n’aurait jamais eu assez de force pour continuer à s’ouvrir le ventre de la sorte.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Christian Ferrand - L’auteur réside à Montpellier où il a œuvré dans le domaine de la sécurité informatique. Quel lien avec le roman noir ? C’est le mystère de l’écriture, de la convergence improbable d’un univers cartésien et d’un monde onirique.

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Christian FERRAND

LA CONVERGENCE DES PARALLÈLES

1- La femme à l’Austin

Jeudi 18 octobre 1979

Albert Prunier vivait seul avec ses trois chattes qu’il disait détester, mais qui étaient en réalité sa seule raison de vivre. Cette sorte de haine n’était qu’une façon, pour le retraité qu’il était, d’exprimer son attachement à ces trois ravissantes chattes de gouttière : Béatrice, Gabrielle et Isabelle. Elles n’étaient pas des félins de race et n’avaient pas de pédigrée, mais elles étaient magnifiques dans leurs robes soyeuses. Rousse et blanche pour Béatrice, d’un noir de jais pour Gabrielle, ordinairement tigrée dans les gris pour Isabelle.

–Béatrice, reviens ! Béatrice, je ne te le dirai pas deux fois ! Nom de Dieu… Vas-tu revenir ? Je vais te briser les reins, sale bête ! Tu vas te faire écraser… Attention… Attention !

La chatte battit en retraite au milieu d’un concert de klaxons et vint se réfugier sous la porte cochère devant laquelle l’homme vociférait en levant sa canne.

–À la bonne heure, dit-il en voyant l’animal revenir.

Puis, s’adressant aux automobilistes courroucés par ce chat irrespectueux des feux tricolores, il leur fit un magistral bras d’honneur. En claudiquant légèrement, il se dirigea vers l’entrée de son immeuble et, au passage, tenta d’allonger un coup de pied à la chatte. L’animal, habitué à ce genre de réaction de son maître, prévint la tentative en faisant un bond de côté tout en le regardant en riant. Oui, en riant. C’est ce que pensait Albert Prunier persuadé que ses trois chattes avaient l’extraordinaire faculté de rire. C’était un drôle de personnage, la soixantaine, raide comme un « i » malgré cette légère infirmité à la jambe gauche lui imposant l’usage d’une solide canne noueuse pour se déplacer.

Malgré les quelques coups de pied ou de canne que les bêtes acceptaient parfois de recevoir pour satisfaire Albert, elles se trouvaient bien avec leur maître. Le gîte était plus que convenable, car monsieur Prunier leur avait attribué une chambre pour elles seules avec de douillets coussins moelleux. Quant au couvert, c’était l’abondance. Point de nourriture préfabriquée industriellement et mise en conserve. Non, de la bonne viande saignante, bien tendre – pas de la viande pour chats – mais de bons morceaux et aussi des biscuits qu’il allait acheter à la pâtisserie, au coin de la rue. Ces trois bêtes étaient heureuses et si parfois elles semblaient narguer leur maître du haut d’une armoire ou du rebord d’une fenêtre, elles n’en riaient pas pour autant… On peut en tout cas le supposer !

Albert Prunier passa sous le porche et s’arrêta devant la loge du concierge pour bavarder un instant. C’était un rituel depuis qu’il s’était installé dans cet immeuble voilà quinze ans. Tous les matins, il sortait très tôt pour aller chercher son journal et son pain. Puis, il rentrait chez lui et en ressortait invariablement vers les 11 h, entouré de ses trois félines compagnes. Il faisait une promenade d’une heure dans cette ville où il se sentait bien et revenait à son port d’attache. Là, pendant un quart d’heure environ, il faisait la causette avec monsieur Derblet – le mari de la concierge – retraité de la SNCF qui s’occupait des menus travaux d’entretien de l’immeuble en guise de loisirs.

– Bonjour mon adjudant, dit le Cerbère grisonnant en faisant un vague salut à l’adresse d’Albert Prunier, il ne fait pas bien beau aujourd’hui ! Sale temps pour les rhumatismes ! Alors ? C’est Béatrice qui fait des siennes ? Elle ne veut pas rentrer à la maison ?

Se penchant vers le raminagrobis facétieux, il poursuivit :

– Sale bête, tu n’as pas honte de faire enrager l’adjudant ?

Béatrice qui avait rejoint ses deux compagnes regarda le concierge d’un air indifférent et un tant soit peu méprisant.

– Ah là là ! Elles ne sont pas toujours très obéissantes, n’est-ce pas ?

– Oh non ! Oh que non, mon brave ami ! répondit gravement l’adjudant Albert Prunier.

Il avait servi durant près de vingt-sept années sous la bannière tricolore de la République dans différents régiments d’infanterie. À dix-sept ans, il s’était engagé, mais, malheureusement pour les jeunes gens comme lui à cette époque, leurs rêves épiques avaient fait place rapidement à la douloureuse réalité des camps de prisonniers du côté de la frontière polonaise en Allemagne. Ce fut la première marque indélébile que la vie grava dans son esprit et dans son corps. Néanmoins, la vie militaire l’attirait toujours. À la Libération, il reprit du service et pendant une dizaine d’années, de garnison en garnison, il gravit quelques échelons pour se retrouver au grade d’adjudant de l’armée française, échelon terminal de son cursus militaire. Puis, il y eut la guerre d’Indochine, avec son cortège d’horreurs, de monstruosités, d’exactions de toutes sortes, communes à tous les conflits. Mais il y eut surtout la terrible période allant du 13 mars au 7 mai 1954.

Durant près de deux mois, Albert Prunier fut, comme des milliers de frères d’armes, enfermé, emprisonné, empêtré dans la nasse de Diên Biên Phu, dans le camp retranché de Diên Biên Phu. Tellement retranché qu’il fut impossible aux militaires français d’en sortir. Un vrai merdier comme ils disaient tous là-bas à cette époque. Ceux qui y étaient souffraient, pas seulement physiquement comme Prunier blessé. Ils souffraient aussi moralement de constater la victoire de ces petits Viets qu’ils voulaient casser, ces guérilleros de l’ombre, ces combattants dont la rapidité de mouvement était quasiment maléfique. Eux, les Français, les descendants des vaillants sans-culottes de Valmy, des grognards de l’Empire, des valeureux poilus de Verdun. Eux les défenseurs de la Civilisation – avec une majuscule – car il ne pouvait exister d’autres civilisations que la civilisation occidentale. Eux les Français étaient à la merci d’un petit général, tout jeune et jaune de surcroît. Le grand stratège, le général Vo Nguyên Giap commandant en chef des troupes du Viet Minh, tenait dans le creux de sa main les vestiges de ce qui avait été une grande armée. Malgré sa blessure, l’adjudant Prunier assuma sa charge avec courage et dignité. Il commanda ses hommes avec toute la poigne indispensable en de pareilles circonstances. Il eut l’insigne honneur de faire partie des derniers combattants de cette longue bataille. Il put ainsi sortir la tête haute du bastion Isabelle avec les défenseurs de la dernière chance.

En ce 7 mai 1954, la bataille de Diên Biên Phu était terminée, la guerre d’Indochine aussi. L’adjudant traîna son amertume pendant quelques mois dans un camp de prisonniers, puis fut libéré. Durant huit années, il fut affecté, à cause de sa blessure, dans des services administratifs au ministère des Armées à Paris. Puis, jugeant qu’il avait fait son temps et réalisant l’inutilité de sa tâche derrière un bureau à faire l’inventaire des besoins en carburant de différents régiments d’infanterie, il demanda et obtint sa mise à la retraite. Un militaire n’est pas fait pour être un scribouillard. Un militaire, c’est fait pour faire la guerre et lorsqu’il n’y en a pas, c’est fait pour être dans une caserne au contact des hommes. Dans une ambiance rude et saine, pour gueuler un bon coup contre les jeunes recrues, pour faire de l’exercice, beaucoup d’exercice.

Albert Prunier quitta définitivement son uniforme avec une grande tristesse. Il loua cet appartement du quatrième étage : trois petites pièces, bien trop grandes tout de même pour lui tout seul. Il était aigri et usé par les multiples épisodes de sa vie militaire. Pour tuer le temps qui décidément ne passait pas bien vite, il se réfugia dans la lecture d’ouvrages de stratégie et d’histoire militaires. Pour briser cette solitude oppressante, il décida voilà quatre ans de prendre un chat. Mais, à la SPA où il s’était adressé, lorsqu’il avait vu les trois chatons qui sont devenus ses compagnes, il avait eu une sorte de coup de foudre et avait décidé de les prendre tous les trois. Comme c’étaient des femelles, il décida de les appeler Béatrice, Gabrielle et Isabelle, en souvenir du nom des points d’appui de Diên Biên Phu baptisés ainsi par les militaires.

Monsieur Derblet opinait du chef, faisait souvent des gestes d’approbation lorsque l’adjudant parlait. Il s’agissait d’un monologue répété quotidiennement devant le concierge qui était son seul public. L’adjudant évoquait des anecdotes militaires avec emphase et solennité. Certains jours, il vitupérait contre les généraux de l’époque :

– Ah ! Si j’avais été à l’État-Major, moi je… Ceci, moi-je… Cela !

Parfois il trouvait des excuses à foison à ses chefs qui avaient été les jouets des politicards, comme il disait. Durant ces évocations historiques, le concierge se contentait de lancer, de-ci, de-là, quelques interjections de dégoût, d’étonnement, de stupeur, de tristesse, pour marquer son intérêt et pour encourager le militaire à poursuivre.

– Allez, au revoir mon brave monsieur Derblet, passez une bonne après-midi et à demain ! Si Dieu le veut, dit le militaire en levant les yeux au ciel.

– À demain, mon adjudant et bon appétit !

***

Albert Prunier se dirigea vers l’ascenseur entouré de son escorte miaulant de faim. Un crissement de pneus attira son attention vers la porte cochère devant laquelle une petite voiture noire venait de se garer. Une femme élégamment vêtue en descendit et pénétra, en se dandinant ostensiblement, dans l’immeuble bourgeois où habitait l’adjudant. Il s’agissait de mademoiselle Aline Brinout, la locataire du troisième, qui venait déjeuner chez elle comme tous les jeudis. C’était une quelconque jeune femme qui s’habillait à grands frais pour rehausser un physique des plus banals. Elle n’était ni belle, ni laide et pour se faire remarquer, elle adoptait délibérément une attitude voyante, provocante même aux yeux de certains… Elle était vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter d’un grand centre commercial tout proche, ce qui lui imposait une tenue vestimentaire à la limite de l’extravagance parfois. À bien la regarder, on devinait sous son épais maquillage quelques rides qui ne mentaient pas. La peau de ses mains était quelque peu plissée et à la réflexion, l’apparence de jeune femme qu’elle voulait donner ne résistait pas à un examen plus détaillé. En vérité, elle devait avoir bien plus de quarante-cinq ans.

En passant devant la loge, elle fit un grand sourire forcé à monsieur Derblet tout en agitant une main dans sa direction. Arrivée à la hauteur de l’adjudant, elle raidit son cou, prit une mine dégoûtée et le regarda d’un air méprisant par-dessus son épaule. Puis, elle s’engouffra dans l’ascenseur sous l’œil brillant de Prunier qui n’avait pas arrêté de la détailler des pieds à la tête depuis son apparition dans le hall d’entrée.

–Ah celle-là ! Ah celle-là ! répéta-t-il en revenant sur ses pas pour commenter à monsieur Derblet le passage de son exubérante voisine. Vous avez vu comment elle m’a regardé ! C’est une moins que rien cette femme-là ! C’est une putain, monsieur Derblet ! Oui, oui, c’est une putain, reprit-il d’un air indigné et faussement réprobateur. Si j’étais le syndic, il y a longtemps que je l’aurais expulsée. A-t-on idée d’être comme ça ? Tout de même !

Monsieur Derblet était gêné, car sa qualité de concierge lui imposait beaucoup de discrétion et de diplomatie. D’un air détaché, il écoutait les propos de l’adjudant qui essayait de donner le change en affichant un puritanisme excessif pour masquer les noires pensées peuplant son esprit. Il avait deux raisons d’en vouloir à cette femme qui réveillait en lui des sentiments qu’il croyait éteints à tout jamais. Cela faisait des années que mademoiselle Brinout était installée, mais, dès le premier instant, l’adjudant l’avait désirée. Un jour qu’ils étaient tous les deux dans l’ascenseur, il avait eu une attitude et des gestes tellement équivoques qu’elle l’avait violemment giflé, suscitant de la part de son agresseur un torrent d’insultes. Il n’avait jamais plus recommencé, mais pensait souvent à sa voisine, l’imaginait… C’en était devenu une véritable obsession.

Depuis ce jour-là, elle ne lui avait plus adressé la parole, affichant ouvertement son mépris à l’égard de cet homme irrespectueux qu’elle considérait comme un goujat de la pire espèce. Pourtant, Aline n’était pas un modèle de vertu et en d’autres temps, on l’aurait qualifiée de femme de mauvaise vie. Maintenant – autres temps, autres mœurs – elle était une femme libre, voilà tout. Elle recevait beaucoup, Aline ! Surtout des hommes. Elle en consommait beaucoup et ne faisait pas ça pour de l’argent. Non, quelle horreur ! Tout simplement par plaisir, parce qu’elle aimait bien. Pas vraiment nymphomane, mais pas très loin non plus. Elle sortait beaucoup, faisait pas mal la fête et les amants de rencontre étaient nombreux. Elle ne se cachait pas et c’est certainement ce qui avait fait germer cette idée dans la tête du militaire. Pourquoi pas moi ! Mais Aline n’en était pas encore là. Pas à se rabattre sur un vieux croûton comme lui, selon ses propres termes, quoique l’âge importa peu pour elle. Ce qui comptait, c’était l’allure et l’élégance. Certains hommes de l’âge de Prunier étaient de vrais Don Juan, alors que lui avec ses Charentaises et son béret bleu marine…

La seconde raison que l’adjudant avait de la détester, c’est qu’elle avait failli le renverser, lui et ses trois chattes. Un matin, ils traversaient tranquillement l’avenue lorsqu’elle avait surgi au volant de sa petite Austin noire. Elle avait failli faire une embardée pour les éviter et avait klaxonné de rage en voyant qu’elle aurait pu avoir un accident à cause de lui. Il avait eu une grande frayeur et monsieur Derblet s’était senti obligé de l’accueillir dans sa loge et de lui servir un remontant pour qu’il se remette de ses émotions. Là, il s’était lancé dans une cinglante diatribe contre les automobilistes en général et en particulier les femmes au volant de leurs petites voitures. Ces pseudo-bourgeoises se croyant tout permis dans leurs Austin. Il prononçait Austain à cause de son anglophobie. Son frère avait été tué à Mers el-Kébir le 3 juillet 1940 lors de l’attaque de la flotte française par la Royal Navy. Depuis cette date, il vouait une haine féroce aux Anglais. Excédé par le comportement d’Aline en voiture, il était même allé jusqu’à dire que pour assurer la tranquillité des promeneurs, il faudrait prévoir des herses sortant du sol pour protéger les passages pour piétons lorsque le feu passait au rouge. Il était vraiment très énervé contre elle et avait juré de se venger. Puis, le temps était passé. La haine s’était estompée pour laisser place à une simple rancœur s’ajoutant à son insatisfaction sexuelle.

Il était midi et quart lorsqu’Aline entra chez elle en ce jeudi d’octobre, portant un sac renfermant quelques provisions pour son déjeuner. C’était pratiquement le seul jour de la semaine où elle pouvait venir chez elle entre 12 h et 14 h. Tous les autres jours, elle était obligée de rester au centre commercial pour assurer la permanence pendant que sa patronne, et néanmoins amie, allait déjeuner. Cela ne la dérangeait pas du tout, bien au contraire, respectant en quelque sorte un régime alimentaire forcé. Les autres jours de la semaine, elle ne se nourrissait que de quelques gâteaux secs et d’un thé au citron. Le jeudi, en revanche, elle en profitait pour faire un repas normal chez elle, tranquillement. Durant ces deux courtes heures, elle pouvait se relaxer dans son bel appartement.

Les deux pièces qu’elle louait étaient très grandes et décorées avec recherche. Dans le salon, les boiseries d’origine de cet ancien hôtel particulier ayant appartenu à un duc, proche de Louis xiv, avaient été soigneusement restaurées. Les murs étaient tendus d’un riche tissu vert assorti aux lourdes tentures de velours encadrant les fenêtres. Dans la chambre, le même genre de décoration avait été choisi. Seule la couleur différait puisqu’il s’agissait d’un grenat très sombre. Le mobilier était ancien et en excellent état. Ici, point de meuble de pacotille comme il s’en fait de nos jours. Uniquement de beaux meubles en bois massif : merisier, noyer, chêne. Aline Brinout avait pu ainsi décorer cet appartement grâce à l’héritage de sa grand-mère qui lui avait légué une petite somme, mais surtout ce magnifique mobilier qui devait appartenir à sa famille depuis fort longtemps.

Aux murs, quelques très beaux tableaux – tous des originaux, pas des reproductions – devaient sans nul doute avoir une valeur certaine. Notamment ce tableau du xvie siècle, accroché au-dessus du piano, représentant diverses scènes scabreuses, avec de petits personnages très finement et très précisément peints dans des postures pour le moins étranges. Assurément, ce tableau d’un primitif flamand de l’école hollandaise – sans doute inspiré par le Jardin des Délices de Jérôme Bosch – intéressait nombre de collectionneurs malgré l’absence de signature. Aline avait reçu plusieurs fois des offres conséquentes pour ce tableau dont elle ne voulait se séparer à aucun prix. Ses raisons de ne pas le céder, même pour une petite fortune ? La provenance de cette œuvre ? C’était son jardin secret !

Tout cela respirait le confort, la recherche d’un certain art de vivre. Aline aimait vivre ainsi, bourgeoisement, dans un intérieur cossu. C’est la raison pour laquelle elle avait préféré louer cet appartement aux très hauts plafonds, dans cet immeuble chargé d’histoire, plutôt que d’habiter dans le trois-pièces qu’elle avait acheté dans une de ces nombreuses résidences fleurissant autour du centre commercial.

Elle n’avait aucun goût pour ce genre de construction moderne, même si une publicité accrocheuse suggérait aux futurs résidents qu’ils vivraient entre gens de bonne compagnie, sous-entendu loin des immigrés et des classes populaires. Les arrondissements parisiens étaient devenus si chers et si élitistes que les promoteurs avaient trouvé une terre d’asile pour cette diaspora de prolétaires supérieurs en mal d’adresse prestigieuse. C’est ainsi qu’il y a une dizaine d’années, on avait commencé à les parquer là, baptisant leurs habitations collectives de noms de beaux quartiers de la capitale pour leur donner l’illusion d’être à Paris. Ils s’étaient reproduits entre eux et avaient donné naissance à une race nouvelle.

Aline louait donc cet appartement à un couple de jeunes cadres dynamiques, fiers de leur condition. Ils affichaient une artificielle aisance financière de bon ton dans ce genre d’endroit et un snobisme de bon aloi à la limite de l’ostracisme, voire du racisme. En un mot des gens de bonne compagnie – selon les critères de certains – qu’Aline trouvait fort sympathiques et recevait chez elle assez fréquemment, de même qu’elle était fort bien reçue chez eux. À tel point que certaines mauvaises langues faisaient courir le bruit qu’il s’agissait d’un ménage à trois.

Aline Brinout prépara son repas et passa à table vers 12 h 45. Pour agrémenter ce déjeuner solitaire, elle posa sur sa platine Thorens le 33 tours de la quarantième symphonie de Wolfgang Amadeus Mozart exécutée magistralement par l’orchestre philharmonique de Berlin sous la direction d’Herbert Von Karajan. Chaque jeudi, elle s’octroyait ces vingt-cinq minutes d’extase musicale, et chaque jeudi, les premières mesures de l’allegretto étaient perturbées par les coups de balai de l’adjudant Prunier qui ne supportait pas Mozart, pas plus que les autres compositeurs d’ailleurs. Aline le faisait-elle volontairement pour faire enrager son voisin ? Peut-être, mais il n’était pas le seul à profiter de ce chef-d’œuvre, car les décibels de l’appareil stéréophonique d’Aline arrosaient copieusement tous les étages de l’immeuble et bien au-delà. Au son de cet opus incomparable, elle coupa prosaïquement en deux un avocat qu’elle dégusta en vinaigrette. Le téléphone sonna. De mauvaise grâce, Aline alla répondre, ennuyée d’être interrompue au cours de cette parenthèse hebdomadaire paisible et musicale.

–Allo ? Allo ? À… llo ! Qui est à l’appareil ? Répondez !

Une tonalité d’occupation de ligne lui répondit. Visiblement son correspondant avait raccroché. Rageusement, elle reposa le combiné en maugréant. « Que les gens sont grossiers, ils font une erreur de numéro et ne s’excusent même pas ! », pensa-t-elle.

Les mesures de la quarantième symphonie l’apaisèrent et elle poursuivit son repas, interrompu par ce coup de téléphone intempestif et muet. Cinq minutes à peine s’étaient écoulées. Elle fut dérangée à nouveau dans l’audition de son disque favori et la dégustation de son plat préféré, un Chateaubriand au poivre vert. Cette fois, ce n’était pas le téléphone, mais le tintement strident du carillon de la porte d’entrée.

Ah ! Là ! Là ! Qui ça peut bien être ? On ne peut pas être tranquille un moment ! Je n’attends personne pourtant. Elle ne prit pas la peine d’arrêter sa chaîne haute-fidélité et alla ouvrir.

***

Dans sa boutique de prêt-à-porter, Hélène se demandait bien ce que faisait Aline. Il était déjà 15 h. En principe, il y a une heure qu’elle aurait dû revenir au magasin. Cela faisait plusieurs fois qu’elle tentait en vain de la joindre par téléphone, mais sa ligne était constamment occupée ou en dérangement. Hélène Brunet commençait à être inquiète pour son amie. Il n’était pas dans les habitudes d’Aline d’arriver au-delà de 14 h, ou en tout cas de ne pas prévenir lorsqu’elle avait un quelconque contretemps. De surcroît, aujourd’hui on leur livrait une nouvelle collection et Aline savait très bien qu’en pareil cas sa présence était indispensable. Elles n’étaient jamais trop de deux pour réceptionner les vêtements. Elle avait téléphoné chez madame Brinout, la mère d’Aline, une aimable femme de soixante-et-onze ans chez qui son amie allait parfois boire un café après son déjeuner du jeudi. Mais aujourd’hui, pas de trace du passage de sa fille. Madame Brinout s’était inquiétée de ce qu’Aline était introuvable et Hélène Brunet avait dû faire montre de beaucoup d’ingéniosité pour tenter de la rassurer.

À 16 h, elle fut vraiment très inquiète en ne la voyant toujours pas revenir et en entendant la lancinante tonalité de sa ligne téléphonique à la nième tentative infructueuse. N’y tenant plus, elle chercha dans son répertoire téléphonique le numéro de monsieur Derblet, le concierge qu’elle voyait chaque fois qu’elle rendait visite à son amie. Elle le connaissait bien pour avoir fait, à de nombreuses reprises, des réductions amicales à mademoiselle Derblet, sa fille, lorsqu’elle venait acheter une robe.

–Allo, monsieur Derblet ? C’est madame Brunet, je tiens une boutique de vêtements… Oui, c’est ça… Oui, oui, pas trop mal… Dites-moi… Oui, oh non… Dites-moi, monsieur Derblet, je suis très inquiète, mademoiselle Brinout devait venir au magasin vers 14 h et elle n’est toujours pas là… Ah bon, vous l’avez vu monter… Vers midi, midi et quart… Ça ne vous dérangerait pas trop d’aller sonner à sa porte… Son téléphone ne fonctionne pas. Merci beaucoup… Je vais rester en ligne, vous me direz.

Quelques minutes plus tard, la conversation reprit.

–Non, elle ne répond pas ? Oh, là, là ! Je suis franchement inquiète. Elle ne répond vraiment pas ? Vous êtes sûr ? Ah… Vous avez sonné et tambouriné à la porte… Elle est fermée à clef… Non… Simplement tirée. Mais, monsieur Derblet, vous avez sans doute une clef, un passe vous permettant d’ouvrir toutes les portes des résidents. Oui… Bien sûr… Je comprends. Mais enfin… Peut-être… Écoutez, je vous le demande, j’en prends l’entière responsabilité, c’est une amie, elle comprendra. Bon… Merci monsieur Derblet. Je reste en attente.

Le concierge prit un trousseau de clefs dans un coffre fixé au mur. C’est bien parce que c’était madame Brunet qui était très sympathique et faisait des réductions à sa fille, car ce qu’elle lui demandait, il répugnait à le faire. S’introduire ainsi chez les gens, à leur insu. Monsieur Derblet était très gêné. Peut-être que mademoiselle Brinout ne voulait pas répondre et avait décroché son téléphone pour ne pas être dérangée. Après tout, elle n’était pas obligée de dire tout ce qu’elle faisait. Aussi bien, pensa-t-il, elle est en galante compagnie… Je vais avoir l’air de quoi, moi, si j’entre ? Cette situation posait visiblement un problème au concierge qui aurait été plus à l’aise s’il avait été dûment mandaté par un huissier de justice ou un officier de police judiciaire. Tout en essayant de régler au mieux ce cas de conscience, il se dirigea vers l’ascenseur. Mais d’un autre côté, si elle a eu un malaise, si elle a besoin d’un médecin, il vaut mieux que j’y aille, on ne sait jamais.

Arrivé sur le palier, monsieur Derblet, par précaution, sonna plusieurs fois chez mademoiselle Brinout et tambourina bruyamment à sa porte comme les fois précédentes. Il n’obtint aucune réponse. Il colla son œil à la serrure, un peu honteux de se livrer à un tel exercice, mais ne vit rien. La clef était restée engagée à l’intérieur. Durant quelques secondes, il retint sa respiration pour essayer de percevoir un bruit éventuel venant de l’appartement qu’il s’apprêtait à visiter. Rien, le silence absolu. « Alors, tant pis, allons-y », pensa-t-il. Avec sa clef, il poussa celle qui était engagée à l’intérieur pour la faire choir et dégager ainsi la serrure. La porte n’était pas verrouillée, mais simplement tirée. Il suffit alors à monsieur Derblet d’actionner le pêne avec son passe pour enfin pouvoir pénétrer dans l’appartement d’Aline Brinout.

Le hall d’entrée était sombre, la porte donnant dans le salon était fermée. Le concierge traversa cette petite entrée, ouvrit la porte du salon et resta, là, pendant des secondes qui lui parurent interminables, incapable de bouger, pétrifié par le regard de la locataire qui semblait le fixer avec insistance. Aline était encore attablée, tournant le dos à la porte, mais la tête complètement renversée en arrière, les yeux grands ouverts dirigés vers l’intrus qui venait de réaliser l’horreur de la scène. Monsieur Derblet s’approcha d’elle et comprit avec effroi pourquoi elle avait la tête renversée de la sorte.

Mademoiselle Brinout était coincée contre la table par la chaise, ses vêtements – trempés par le flot de sang écoulé de sa gorge béante – étaient écarlates. Son cou était tranché nettement de la gauche vers la droite, pratiquement jusqu’aux vertèbres. Le concierge se rendit compte qu’il pataugeait dans une mare rougeoyante, au milieu d’un spectacle de désolation. Il avait déjà eu l’occasion de visiter l’appartement, au moment des étrennes notamment. Il avait trouvé la décoration des lieux très soignée. Quel gâchis ! Les chaises étaient renversées, certaines brisées. Les tableaux lacérés. Le tissu tendu sur les murs, déchiré en plusieurs endroits. Les tiroirs des meubles, vidés de leur contenu épars dans la pièce, jeté par une main folle et criminelle.

Stupéfait, monsieur Derblet resta un long moment à regarder à droite, à gauche, puis à nouveau le cadavre de mademoiselle Brinout. Enfin, il réagit et sortit en courant de la pièce sanglante. Il était tellement retourné qu’au lieu de prendre l’ascenseur, il dévala quatre à quatre les marches, manquant se rompre les os tant ses jambes avaient des difficultés à le soutenir. Se tenant la rampe, il parvint tout haletant au bas des escaliers devant le locataire du sixième qui attendait l’ascenseur. Il regarda le concierge avec des yeux ronds. Il n’avait pas l’habitude de le voir dans un tel état d’agitation. C’est que, c’était bien la première fois que le concierge était confronté à un tel problème.

Il gesticulait, portait sa main droite à son front, secouait la gauche pour faire comprendre qu’il venait de se produire un évènement extraordinaire. Il était incapable de prononcer le moindre mot. Le locataire du sixième suivit avec toujours autant d’étonnement la course folle du concierge qui, claquant la porte, s’enferma dans sa loge. Il prit le téléphone, composa le numéro de la police, se rendit compte qu’au bout du fil une femme lui demandait s’il avait ouvert la porte, regarda d’un air étonné le combiné, réalisa que c’était madame Brunet, lui dit qu’Aline était morte, coupa la communication et put enfin obtenir la police.

Jusqu’au soir, ce fut un va-et-vient incessant dans l’immeuble bourgeois qui venait d’être le théâtre de cet abominable crime. Des policiers en uniforme filtrèrent les entrées, tandis que d’autres en civil fouinèrent un peu partout, prirent quantité de photos, interrogèrent tous les occupants de l’immeuble et surtout monsieur Derblet. Bien malgré lui, il était devenu la vedette du jour. Après l’interrogatoire des policiers, il fut soumis au tir croisé des questions des badauds, des voisins et des locataires. Lorsqu’il se coucha, il crut qu’il allait enfin pouvoir se reposer, mais la vision de mademoiselle Brinout, baignant dans son sang et sa gorge aussi affreusement tranchée l’empêcha de dormir.

2- L’ouvrier tourneur

Vendredi 19 octobre 1979

La fin de la journée approchait et Georges Quilat pensait déjà au week-end qu’il allait passer avec son épouse et leurs deux enfants. Ce vendredi pluvieux d’octobre avait été morose comme hélas beaucoup d’autres jours. Georges était ouvrier dans une entreprise de construction mécanique depuis l’âge de quatorze ans. Il avait commencé à travailler comme manœuvre sans qualification et, peu à peu, était arrivé à se perfectionner en suivant des cours de formation professionnelle. Il était maintenant un très bon ouvrier spécialisé apprécié de son chef d’atelier et de son patron. Georges avait une certaine ambition. Pas une ambition démesurée, mais il espérait finir sa carrière comme contremaître. Ainsi, pourrait-il avoir une meilleure retraite. Il prouverait aussi à sa famille qu’il était capable de faire autre chose qu’exécuter comme un automate les consignes de son chef.

La sirène retentit, indiquant au personnel de l’atelier de tournage que le travail devait cesser. En ouvrier consciencieux, Georges termina l’opération qu’il avait commencée puis rangea la dernière pièce usinée à côté des autres. Il démonta l’outil de son support et le posa soigneusement dans sa boîte. Georges respectait le matériel, car il connaissait la valeur des choses et puis, après tout, c’était son gagne-pain. Il entreprit ensuite un nettoyage minutieux de la machine. Lorsque ce fut terminé, il serra le mandrin et bloqua la poupée mobile de son tour. Quelques coups de balai rapides et efficaces enlevèrent les copeaux d’acier qui s’étaient accumulés aux abords de son poste de travail. Puis Georges gagna les vestiaires.

C’était le rituel quotidien de fin de journée. Les ouvriers quittaient leur bleu de travail maculé de taches de graisse et de cambouis où restait accrochée de la limaille de fer. Dans une forte odeur d’huile, de lubrifiant et de sueur, les ouvriers se dirigeaient vers les douches communes, nus comme des vers, une serviette sur l’épaule et un savon à la main. C’était un vrai moment de détente de sentir cette eau tiède ruisseler sur un corps fatigué par une journée passée dans un environnement bruyant et sale pour exécuter un travail sans intérêt et mal payé.

Sa douche prise, Georges se dirigea vers son placard au milieu de la bousculade générale et des plaisanteries grasses de ses camarades. Il faut dire qu’il n’appréciait guère cette ambiance ni les comportements grossiers de ces hommes qui ne pensaient qu’à dire des obscénités. Il trouvait ça vulgaire et d’ailleurs les autres, qui le connaissaient bien, en rajoutaient uniquement pour le faire enrager. Georges n’était pas particulièrement estimé par ses collègues, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il n’était pas syndiqué et cela ne pardonne pas dans certaines usines. De tout l’atelier, il était le seul à ne pas avoir sa carte de la CFDT ou de la CGT. Omission suspecte pour un ouvrier. Ensuite, il ne faisait jamais grève. En tout cas essayait-il, car lors de la dernière action syndicale, un piquet de grève devant l’atelier l’avait empêché de passer. Il essaya bien de parlementer avec ses camarades de travail, mais il se fit rabrouer, bousculer même. Il dut finalement rentrer chez lui sous les quolibets de tous les ouvriers du piquet.

Georges avait ses raisons de n’être pas syndiqué et de ne pas faire grève. Il était profondément individualiste et ne voulait compter que sur lui-même pour atteindre ses modestes objectifs professionnels. Il était mal vu par ses collègues parce que finalement il arrivait à se débrouiller assez bien dans la vie. Sa très jolie épouse avait un emploi stable et gagnait convenablement sa vie. Ainsi, avec leurs revenus, ils considéraient que leur existence était agréable. Ils avaient deux enfants qui présentaient de bonnes dispositions pour les études. Jean, douze ans, l’ainé, était un garçon austère qui dévorait des livres dès qu’il en avait le temps. La petite dernière, Catherine, neuf ans, était très timide, à l’image de son père.

Georges était jalousé parce qu’il arrivait à vivre un peu au-dessus des moyens de ses camarades, pour la simple raison que sa femme, institutrice, était mieux rémunérée que lui. D’ailleurs, ne lui avait-on pas fait des remarques amères et désobligeantes lorsque l’an dernier il avait annoncé fièrement qu’il allait acheter une maison ? Une maison, le rêve de tout le monde. Mais avec un salaire d’ouvrier, c’était presque devenu un rêve inaccessible. Aussi, Georges était-il tenu un peu à l’écart, rejeté comme quelqu’un qui n’appartient pas à la même classe sociale. Cette situation ne le dérangeait nullement, car pour lui ce qui comptait par-dessus tout c’était sa famille. Sa femme et ses deux enfants qu’il adorait. Il voulait absolument leur donner les moyens de réussir leur vie, d’arriver à autre chose que d’être ouvriers comme leur père. Ils avaient d’ailleurs un modèle. Leur mère qui avait travaillé dur pour réussir le concours de l’École Normale, véritable Graal dans certains milieux. Si Georges avait cette volonté farouche de s’élever dans la hiérarchie sociale, c’était surtout pour ses enfants, pour gagner plus pour pouvoir les élever le plus convenablement du monde. Il ne voulait pas qu’ils soient un jour dans le besoin. Enfant, Georges avait trop souffert de cette pauvreté ouvrière. Il avait toujours, présente à l’esprit, cette image d’un porte-monnaie vide que sa mère refermait tristement à l’approche de la fin du mois.

Georges s’habilla, ferma son placard métallique avec un cadenas et se dirigea vers la sortie des vestiaires. Au passage il lança un salut indifférent à ses collègues qui l’accueillirent tout aussi indifféremment. Il traversa la cour et sortit de l’usine pour aller prendre son train de banlieue. Depuis qu’il avait acheté son pavillon, ses trajets étaient plus longs, beaucoup plus longs. Avant ils logeaient à quatre dans un minuscule trois pièces à Boulogne-Billancourt, pas très loin de son usine. Mais l’immeuble était vétuste et puis en grandissant les enfants avaient besoin de plus d’espace. Aussi avec son épouse s’étaient-ils lancés dans l’aventure de l’achat de leur logement. Ils avaient finalement trouvé un modèle de pavillon qui correspondait à leurs modestes moyens financiers. Ils avaient sollicité divers prêts, auprès de la Caisse d’Épargne, du Crédit Foncier et de l’entreprise qui employait Georges. En outre, les quelques économies réalisées au cours de treize ans de vie commune avaient constitué l’apport initial.

Le pavillon était spacieux – trois chambres et un séjour – et il avait un petit bout de jardin. Ce n’était pas luxueux, mais ils en étaient les heureux propriétaires. L’inconvénient, et c’était un inconvénient de taille, c’est qu’il était situé à la périphérie d’un village à la périphérie, lui-même, d’une ville nouvelle, dans une banlieue assez éloignée à l’ouest de Paris. Élisabeth, l’épouse de Georges, avait pu obtenir un poste sur place. Pour lui en revanche, il n’y avait pas d’autre solution qu’un trajet plus long : une heure trente le matin et autant le soir pour rentrer lorsque les trains étaient à l’heure. Son usine était à un peu plus d’un kilomètre de la gare, soit un bon quart d’heure de marche. Il prenait ensuite le train. Entre le trajet et les correspondances, il fallait compter un peu moins d’une heure. Arrivé à la gare de la ville nouvelle, il était obligé de prendre un bus qui le déposait dans la zone pavillonnaire où il résidait. Il avait beau tourner la question dans tous les sens, la durée était toujours approximativement la même.

À grandes enjambées, il franchit la distance le séparant de la gare en pensant à sa famille qu’il rejoindrait tout à l’heure. Malgré la perspective d’une vie de travail, malgré une vie monotone, malgré un environnement triste à en mourir, Georges n’était pas malheureux. D’ailleurs pour lui, l’équation de la vie ne se posait pas en termes de bonheur. Il n’était pas homme à s’appesantir sur sa condition. Il acceptait sa vie comme elle était. Il vivait sans s’interroger sur le bonheur, ni sur autre chose. Il n’en avait pas le temps, ni le courage et puis, se disait-il, ce genre de pensées, c’est bon pour les oisifs ou les intellos qui parlent beaucoup de sujets qu’ils ne connaissent pas. Qui ne sait pas ce que c’est de sortir d’une usine exténué, abruti par le bruit, par la fatigue, par une atmosphère grise, noire, d’un noir de deuil, pour un modeste salaire. Georges était vraiment étranger à toutes ces questions stériles. Pour lui, l’important c’était d’avoir la santé, pour lui et sa famille, d’avoir un travail, de pouvoir se nourrir et d’être propriétaire de sa petite maison. Le reste, c’était une autre sphère, un autre monde.

La base de la pyramide de Maslow satisfaisant ses besoins physiologiques lui suffisait amplement.

Il avait trente-cinq ans, il était né dans un milieu ouvrier, il était ouvrier lui-même – il espérait bien devenir contremaître – mais son univers était le monde ouvrier. Ce qui n’allait pas sans poser de problèmes dans son couple, car il sentait bien qu’entre lui et son épouse, se dressaient des différences insurmontables, sur un plan culturel en particulier. Élisabeth essayait de l’intéresser à la littérature, à la musique classique, à l’art en général. Ne l’avait-elle pas amené, presque de force, un soir au centre culturel de la ville nouvelle pour assister à une conférence sur l’art contemporain ? Il l’avait accompagné pour lui faire plaisir et avait fait des efforts surhumains pour ne pas s’endormir. Cela ne l’intéressait pas. Il était imperméable à tout ce qui touchait de près ou de loin à l’art, et à bien d’autres domaines. Élisabeth s’en était rendu compte et s’était juré de ne plus jamais le forcer à assister à de telles manifestations.

Georges était un peu gêné d’être comme cela, surtout lorsque sa femme recevait des amis, enseignants comme elle. Il restait dans son fauteuil sans jamais participer aux conversations, presque mutique. Il aurait pourtant très bien pu s’exprimer. Les sujets n’étaient pas toujours très intellectuels. On parlait parfois de la pluie et du beau temps et des tracas quotidiens. C’est en tout cas ce qu’il en retenait. Il avait tellement peur de dire une monstruosité ou de commettre un barbarisme, qu’il se taisait. Sa femme et ses amis en étaient gênés, cela se voyait. La distraction favorite de Georges c’était la télé. Lorsqu’il arrivait de l’usine, le soir vers 18 h 30, la première chose qu’il faisait, après avoir embrassé son épouse et ses enfants, c’était d’appuyer sur le bouton de sa télé, sa chère télé. Peu importait le programme. Il suffisait que dans la tristesse de son existence cette lumière soit allumée. C’était un repère.

Georges arriva à la gare, grimpa sur le quai et monta dans le train, in extremis. Il trouva avec peine une place assise. Il y avait beaucoup de monde à cette heure-ci. C’était la sortie des usines et des bureaux. Il s’installa, son sac sur les genoux, entre un homme qui faisait des mots croisés et une jeune femme qui lisait un roman-photo. Comme chaque jour il prenait le même train, il reconnaissait la plupart des voyageurs du compartiment : un groupe d’ouvrières qui discutaillaient assez fort, deux travailleurs immigrés avec leur cartable d’écolier contenant les restes de leur casse-croûte, une dame sans âge qui tricotait un pull-over commencé il y a fort longtemps, autant qu’il s’en souvienne. Puis, sa vue se brouilla et ses paupières lourdes de fatigue s’abattirent sur ses yeux gris. Il s’endormit comme beaucoup d’autres autour de lui.

Il n’y avait pas de risque qu’il manquât la gare où il descendait, c’était le terminus. On aurait pu penser qu’il avait une horloge dans la tête, car immanquablement, l’habitude aidant, il se réveillait toujours quelques minutes avant que le train ne s’arrête. Il descendit et croisa un homme, courant pour attraper un train qui démarrait. Devant lui, des gens se retournèrent pour voir si l’imprudent arriverait à monter en marche, resterait sur le quai ou bien se ferait écraser entre le marchepied et le quai. Leur morbidité instinctive ne fut pas satisfaite. L’imprudent parvint tout de même à se hisser dans le train. Au milieu des voyageurs qui se pressaient pour aller chercher leur voiture au parking de la gare ou pour prendre leur bus, Georges marcha vers la sortie et prit la direction de la gare routière. Il monta dans son bus et s’assit sur un siège près de la vitre. Quelques minutes après, le véhicule démarra et au cinquième arrêt de la ligne n° 7, Georges descendit et d’un pas rapide, il fit les trois cents mètres qui le séparaient de son pavillon.

–Voilà papa, lança Élisabeth, aux enfants qui jouaient dans un coin de la salle de séjour, en entendant la porte d’entrée s’ouvrir. Bonsoir Georges, dit-elle assez froidement en s’affairant dans la cuisine.

Georges posa son sac dans l’entrée, suspendit son imperméable à une patère et entra dans la cuisine. Il se coupa un morceau de pain et une tranche de fromage. Il emporta le tout dans le séjour, appuya sur le bouton de sa télévision et alla s’avachir dans un fauteuil en mordant bruyamment dans cet en-cas. Les enfants s’approchèrent de leur père pour l’embrasser. Il répondit à leurs baisers par un grognement et s’enfonça un peu plus dans son fauteuil.

Élisabeth en avait marre, elle en avait assez de cette vie, sinistre et monotone, et surtout, elle en avait assez de Georges qui se ne se conduisait ni en époux, ni en père et qui était plutôt à comparer à un animal apathique. À ses yeux, l’univers de son mari se limitait à la télé et à son travail. Elle se tuait à la tâche, et il ne l’aidait jamais. Sous prétexte qu’il était un homme, il refusait de participer à quelques menus travaux ménagers. « Tout ça c’est bon pour les femmes », disait-il. Elle se demandait vraiment pourquoi elle l’avait épousé ! Ils étaient tellement différents ! Pourtant, lorsqu’elle l’avait rencontré, il n’était pas comme ça, du moins, le pensait-elle. Maintenant, la perspective d’une vie entière avec Georges lui était devenue insupportable. Seuls leurs deux enfants la retenaient de ne pas partir. Sans eux, il y a très longtemps qu’elle l’aurait quitté. Georges ne parlait que très rarement et lorsqu’il le faisait, c’était pour raconter une anecdote de son atelier ou pour expliquer la mise en place d’une nouvelle chaîne de fabrication.

Georges ne se rendait pas compte de l’existence qu’il imposait à son épouse. C’était pour elle un véritable enfer. Pour lui la réussite d’une vie se limitait à un pavillon, quelques meubles, deux enfants et une femme. Ce n’était tout simplement que le cadre d’une vie à l’intérieur duquel c’était le vide absolu. Dans ce semblant de vie, le pauvre Georges n’y mettait rien parce qu’il ne savait pas que l’on pouvait y mettre quelque chose qui relevait des sentiments et des rapports aux autres. Élisabeth, elle, tout au contraire aurait aimé avoir un mari avec lequel elle puisse parler, échanger et tout simplement vivre en osmose. Elle rêvait d’évasion, de changement, de voyages, de liberté ! Fort heureusement, ils habitaient maintenant dans ce pavillon. Avec un peu plus de place et un peu de gazon, cette vie était devenue plus supportable. Ce n’était pas formidable, mais c’était plus agréable que le petit appartement minable qu’ils avaient quitté et dans lequel elle avait accepté de vivre durant onze longues années.

Il y a trois ans de cela, Élisabeth avait fait une grave dépression. Depuis, elle avait les nerfs ébranlés. Elle avait eu le courage de lancer un ultimatum à son mari. Soit il trouvait un appartement plus grand et plus confortable, soit elle partait. Georges s’était un peu remué, il était sorti de sa torpeur endémique et s’était procuré quelques publicités immobilières. En s’installant dans leur nouveau logis, Élisabeth avait pensé que leur vie allait changer. Hélas, la routine quotidienne se réinstalla, tel un cancer larvé rongeant leur ménage. Georges ne changea pas pour autant. Parfois, Élisabeth en arrivait à souhaiter sa disparition tant elle était excédée ! Son travail d’institutrice, très pénible nerveusement, nécessitait un gros travail de préparation à la maison. De surcroît, il fallait qu’elle s’occupe des enfants et de toutes les tâches domestiques. Une vraie vie de dingue ! Pas question de prendre une femme de ménage, un luxe inaccessible ! Avec le salaire que ramenait Georges, impossible. Son traitement d’enseignante était plus substantiel, mais les prêts immobiliers l’engloutissaient pour une grande part. Pas question de s’écarter d’un franc du budget préétabli. Élisabeth avait l’impression d’avoir forgé une cage dans laquelle elle était prisonnière et dont elle ne pouvait s’évader. Elle étouffait littéralement.

Heureusement, elle avait ses enfants pour seule consolation. Une bouffée d’air pur dans sa morne existence. Pourtant, elle les plaignait d’avoir un père comme Georges, faisant corps avec son fauteuil et visuellement rivé à sa télévision. Il ne se levait que pour prendre son repas et dès la dernière miette avalée, il retournait s’abrutir. Élisabeth avait tout de même obtenu que le repas se déroulât, hors de cette présence cathodique importune. Elle pensait pouvoir établir un minimum de communication. En vain, Georges restait muet. Tout comme lorsqu’elle recevait, de plus en plus rarement, quelques collègues qui, de plus en plus souvent, déclinaient ses invitations, tant ils étaient gênés par le silence glacial de Georges. Ces rares soirées la rendaient heureuse. Parfois, elle éprouvait de la pitié pour son mari. « C’est triste d’être comme il est, peut-être est-ce la pénibilité de son travail qui le rend ainsi ? Mais non, après tout, c’est de sa faute, il ne fait rien pour sortir de sa sphère étriquée », pensait-elle immédiatement après.

Élisabeth alla se reposer durant quelques minutes dans le canapé.

–Georges, dit-elle, tu as promis aux enfants de les amener à la fête foraine, ce soir. Tu te souviens ?

–Ah bon ? J’avais complètement oublié, répondit-il sur un ton neutre.

Georges n’avait pas beaucoup de mémoire, surtout lorsque cela ne concernait pas son travail. À l’atelier, il n’oubliait jamais rien. C’était un excellent ouvrier. À la maison hélas, il n’enregistrait rien, c’était un bien piètre père et un bien triste époux. Contrairement à ce qu’il pensait, car il aimait sa famille. À sa façon !

Nous irons à la fête foraine plutôt demain, il y a un bon film que je ne veux pas manquer ce soir.

Enfin Georges, tu le leur avais promis. Fais un effort. Ils en meurent d’envie et n’arrêtent pas d’en parler depuis qu’ils sont sortis de l’école.

Demain, c’est promis. Il vaut mieux y aller demain. Nous irons dans l’après-midi. Si nous y allons ce soir, les pauvres gosses somnoleront demain matin à l’école.

C’était sans appel, surtout lorsque Georges se lançait dans des considérations d’ordre scolaire. Le sort en était jeté et son destin scellé. La destinée d’un homme est parfois étrange et insondable. À cause d’un bon film à la télé, à moins que ce fût à cause d’une journée de travail particulièrement rude ou tout simplement par hasard, la vie de Georges Quilat allait peut-être dévier de son immuable trajectoire linéaire.

Élisabeth était hors d’elle. Elle se leva brutalement et retourna à la cuisine pour ne pas pleurer devant les enfants. Elle était révoltée par l’attitude de son mari. Chaque fois c’était la même chose. Il promettait, oubliait et repoussait toujours à plus tard ce qui était prévu. Une sorte de procrastination récurrente. Elle ne pouvait plus supporter de voir cet homme rester insensible aux suppliques de ses enfants, pourtant adorables. Sous prétexte que le lendemain ils allaient en classe, leur père ne voulait pas qu’exceptionnellement ils se couchent une heure plus tard. Le prétexte était évidemment fallacieux. La véritable raison, c’était sa télé, sa maudite télé. Élisabeth maudissait son mari et pensait qu’un jour elle pourrait le tuer. Mais elle parvenait à se maîtriser. Elle pensait à ses enfants puis se calmait. Résignée, elle se dit « Nous irons à la fête foraine demain puisque Monsieur en a décidé ainsi ». Elle était amère et désespérée.

***

Samedi 20 octobre 1979

Le lendemain, en début d’après-midi, vers 14 h 30, toute la famille se prépara pour aller à la foire. Tout le monde paraissait heureux, surtout les enfants qui attendaient cette sortie depuis plusieurs jours. Élisabeth était détendue et Georges ne semblait pas trop affecté par la privation d’une demi-journée de télévision. Jean et Catherine étaient endimanchés, ce qui les ennuyait plutôt. Ils auraient été plus à l’aise en tenue décontractée et chaussures de sport, c’est ce qu’ils pensaient, eux et leur mère. Mais Georges était d’un avis contraire. Il en faisait une question de principe d’avoir des enfants bien habillés, mais de façon un peu désuète, il faut bien l’admettre. Georges avait des idées bien arrêtées sur l’éducation de ses enfants. Souvent, persuadé de bien faire, il les enfermait dans un carcan d’obligations et de principes hors d’âge. Il prétendait donner une bonne éducation à ses enfants, comme le font les gens bien, disait-il. En réalité, il les élevait de manière totalement rétrograde. Avec ses idées préconçues, Georges avait plusieurs années, voire même une génération de retard. Il voulait que ses enfants paraissent issus d’un milieu bourgeois. Mais le résultat auquel il parvenait était aux antipodes de son objectif. Les passants qu’ils croisaient regardaient ces gosses avec condescendance, en pensant qu’il s’agissait d’enfants d’ouvriers sortant leur tenue du dimanche. Élisabeth n’aimait pas du tout ça. Elle jugeait cette situation au travers d’un filtre culturel différent de celui de son mari. Les principes de Georges lui paraissaient tellement dérisoires !

La famille endimanchée alla donc à l’arrêt le plus proche pour prendre le bus spécial desservant le champ de foire. Ils descendirent près du vaste terrain d’attractions où étaient installés les manèges et différents stands. Georges n’avait pas voulu sortir la voiture du garage pour une aussi petite distance. Il ne la sortait pas très souvent cette voiture, au motif qu’il fallait la faire durer le plus longtemps possible compte tenu de son prix qu’il jugeait élevé. Alors, la voiture restait au garage, vieillissant lentement dans sa jeunesse. Tout au plus, Georges et Élisabeth s’en servaient-ils de temps en temps, pour aller au supermarché avec les enfants. C’était une sortie de choix pour ces pauvres gosses à l’horizon bien tristement restreint. Le dimanche après-midi ils allaient parfois faire une promenade en forêt quand il faisait beau et surtout lorsque le programme télé ne convenait pas à Georges, ce qui était fort rare. Il n’était pas question qu’Élisabeth conduise, son mari avait trop peur qu’elle ait un accident. Elle avait bien son permis, mais n’avait jamais plus conduit depuis qu’elle avait revendu sa voiture, juste avant d’épouser Georges. Elle s’était résignée et n’avait plus envie de conduire maintenant.

Pour une journée d’octobre, il faisait beau, contrairement à la veille. De temps en temps quelques passages nuageux obscurcissaient la fête foraine, mais très vite le soleil refaisait son apparition. Les gens en profitaient pour sortir et venir flâner dans une ambiance sonore excessive : musique, cris, annonces des forains et bruits des manèges. Déjà les enfants étaient partis vers les avions. Ils trépignaient de joie et de bonheur. Un bonheur qui allait se faire de plus en plus rare. Après les avions, ce furent les chevaux de bois puis la chenille dans laquelle Élisabeth ne voulut pas les laisser aller seuls de sorte qu’ils montèrent tous les quatre dans ce manège. Les enfants étaient particulièrement heureux de voir leur père partager – exceptionnellement – leurs distractions et leurs jeux. C’était exceptionnel parce que Georges ne jouait jamais avec Jean et Catherine. On aurait pu penser qu’il n’en avait pas envie ou que cela ne l’intéressait pas. En fait, il n’osait pas ou ne savait pas. Pourtant, lorsqu’ils étaient tout petits, il était constamment avec eux, les faisant jouer. Puis, quelque chose s’était brisé, il s’était replié sur lui-même, ne sortant que très rarement de son mutisme et de son univers télévisuel.

Les enfants poussaient des cris à n’en plus finir dans cette chenille qui tournait à une vitesse folle. « C’est fou, ça va vraiment trop vite ! », pensa Élisabeth. Elle n’était pas rassurée et n’aimait pas ce genre de manège. Il y avait parfois des accidents comme on pouvait le lire dans la presse. En bonne mère de famille qu’elle était, elle avait toujours peur pour ses chers petits. Après ce tour de manège qui les laissa tout retournés, Georges alla acheter un paquet de bonbons. Il décida alors de montrer une nouvelle fois à sa femme et à ses enfants ce qu’il était capable de faire avec une carabine. Il aimait bien qu’on l’admire, notamment au tir. Il faut reconnaître qu’il était assez bon tireur. Il le savait et comme la modestie n’était pas sa principale qualité – si tant est qu’il en ait eu une – tout le monde se rendait compte qu’il tirait. Élisabeth qualifiait son comportement de puéril. Elle attendait avec impatience que ça se passe. Leurs échelles de valeurs étaient sensiblement différentes. Tout fier de lui, Georges s’approcha d’elle et lui tendit la fleur qu’il venait de gagner. Elle trouvait cela ridicule, digne d’un adolescent.

Ils se dirigèrent ensuite vers les dernières installations de la fête foraine et là, se détachant des autres attractions, ils virent la maison hantée.

–Brrr… C’est sinistre, fit Élisabeth pour faire croire aux enfants qu’elle avait peur.

–Maman, Papa, on y va, crièrent en cœur Jean et Catherine qui ne tenaient pas en place.

Ce n’était guère engageant d’entrer là-dedans. Une sorte de grand cube fait de toile et planches, le tout peint en noir comme du charbon. La façade était plus colorée avec des têtes horribles de monstres et d’animaux sauvages. Un squelette désarticulé n’arrêtait pas de gesticuler au bout d’une perche. Mais le plus impressionnant pour les enfants, c’étaient les cris que poussaient les gens à l’intérieur, recrachés et amplifiés par la sono. En outre, un disque émettant un curieux fond sonore de film d’horreur parachevait l’ambiance maléfique qui était censée régner dans cette maison hantée. Jean et Catherine étaient visiblement impressionnés, mais voulaient y aller.

–Est-elle réellement hantée cette maison ? demanda Catherine.

–Mais non ma chérie, c’est pour rire, répondit sa mère.

Leurs parents se laissèrent fléchir d’autant plus qu’était affiché en grandes lettres phosphorescentes un slogan accrocheur : « frissons assurés pour tous de 7 à 77 ans ». En effet, dans la file d’attente, les prétendants à l’horreur étaient de tous âges.

Après quelques minutes d’attente, Georges demanda quatre billets à la caisse. Le gaillard qui faisait office de caissier était impressionnant. Il pouvait bien mesurer plus de 1,90 mètre et était vêtu de noir, des pieds à la tête. Son haut de forme le grandissait encore plus et sa longue cape noire doublée de satin rouge lui donnait des allures méphistophéliques. En le voyant, Élisabeth dit à son mari :

–Voilà un homme qui a tout à fait le physique de l’emploi. Il est en parfaite harmonie avec son attraction.L’homme rendit la monnaie en tendant les billets à Georges et lui dit d’une voie d’outre-tombe :

–Tenez Monsieur, vos passeports pour le grand voyage de l’épouvante. Aujourd’hui vous avez rendez-vous avec le Diable !

Georges eut un petit sourire forcé. « C’est qu’il vous flanquerait la frousse ce diable d’homme, avec ses allures de sortir tout droit des Enfers », se dit-il.Il était à mille lieues de se douter qu’il franchirait prochainement le Styx.

Autour du baraquement, de nombreux promeneurs déambulaient. Beaucoup de monde alentour, mais relativement moins de candidats. Parmi les personnes qui s’apprêtaient à pénétrer dans l’antre de Lucifer, Élisabeth remarqua une femme particulièrement élégante et bien habillée. D’apparence très jeune, elle devait avoir passé la quarantaine. Très distinguée, cette femme avait un maintien d’une raideur aristocratique. Élisabeth pensa que la présence incongrue de cette belle inconnue – manifestement seule – choquait au milieu de cette populace. En attendant son tour, elle se mit à observer tous ces gens, par simple jeu. Comme eux, il y avait aussi deux familles avec des enfants qui piaillaient et s’amusaient à s’effrayer mutuellement. Un monsieur seul, sans âge, portant chapeau, lunettes noires et vêtu d’un long imperméable, le col relevé, comme s’il était là incognito. Puis, une bande d’adolescents qui chahutaient. Jean et Catherine ne tenaient plus en place. Heureusement le rythme des entrées accéléra et tous les quatre se retrouvèrent devant la sinistre entrée.

Georges avança le premier, suivi des enfants, Élisabeth fermant la marche. Le premier couloir était très sombre et tout au bout retentissaient des rugissements. La petite troupe s’engagea dans ce couloir. Ils eurent un haut-le-cœur en voyant, sur le côté gauche, une lampe s’allumer tout à coup pour éclairer une tête hideuse de vampire qui sortit vivement d’une urne funéraire. Successivement, ils passèrent par les épreuves des filaments sur le visage, du sol qui devint mou comme du caoutchouc, de la soufflerie qui fit se relever les robes d’Élisabeth et de Catherine. Le tout, au milieu des cris et des rires. Puis, ils arrivèrent à l’extrémité d’un autre couloir qui se terminait en angle droit. Là, ce fut le bouchon. Visiblement, des personnes s’étaient arrêtées – on ne sait trop pourquoi – empêchant de passer ceux qui étaient derrière et suscitant pas mal de cris. Juste devant Georges, le monsieur à chapeau rouspétait :

–Ne poussez pas, cela ne sert à rien.

–Facile à dire, répondit Georges, coincé entre le monsieur à chapeau et Jean qui subissait la pression des visiteurs qui les suivaient. Élisabeth, quant à elle, essayait de contenir ce flot pour que la petite Catherine ne soit pas écrasée.

Finalement Georges décida de doubler le monsieur à chapeau pour essayer de débloquer la situation. Il passa à la hauteur de cet homme qui semblait provoquer le bouchon et qui paraissait en train de discuter avec un autre homme, très grand, juste devant lui. Georges dépassa les deux hommes et se retrouva dans un couloir complètement dégagé. Un cri particulièrement strident retentit au milieu du brouhaha général. Un cri de douleur. Immédiatement après, une voix d’homme se fit entendre :

–Excusez-moi, Madame, je suis désolé… Avec tout ce monde.

La dame en question marmonna quelques mots qui se perdirent dans le bruit ambiant. De toute évidence un pied avait été écrasé par le talon d’un homme corpulent qui n’arrêtait pas de se confondre en excuses. La famille Quilat se trouva séparée à la suite cet encombrement. Georges devant, tout seul. Jean, ayant pu se faufiler, était passé entre l’homme au chapeau et l’autre plus grand avec qui il semblait converser. Quant à Élisabeth, elle tenait Catherine par la main et essayait d’avancer, tant bien que mal. Au milieu du couloir, une inscription lumineuse avertissait les visiteurs de la présence d’un escalier. Georges avança et brusquement, au-dessus de sa tête, des lumières se mirent à clignoter et une énorme araignée velue descendit d’une trappe aménagée dans le plafond. Celle-ci se trémoussa quelques secondes au-dessus de la tête du père de famille qui se demandait ce qu’il se passait.

Puis, Georges descendit les marches une à une, précautionneusement, très lentement en prenant bien soin de se tenir à la rampe, car cette partie du parcours était assez sombre. L’homme qu’il venait de dépasser semblait tout à coup très pressé de sortir. Il paraissait s’impatienter derrière Georges, descendant l’escalier très prudemment, qui s’en rendit compte et lui dit :

–Ah, que voulez-vous, on n’y voit guère là-dedans… Voilà, j’y suis presque !

L’autre maugréa et lorsque Georges eut terminé sa descente, l’homme le dépassa en le bousculant, à tel point qu’il faillit laisser tomber le paquet qu’il semblait tenir sous le bras gauche. Étant donné la lenteur avec laquelle son père avait effectué la descente, Jean eut le temps de remarquer quelque chose d’étrange. Les enfants sont souvent très observateurs et d’un naturel très curieux. Jean fut intrigué par ce qu’il avait vu au beau milieu du dos de la personne qui le précédait. Un petit morceau de papier collé sur la veste noire. Les gamins s’intéressent à tout ce qui laisse, en principe, les adultes indifférents. En détachant cette étiquette autocollante, Jean pensa à la farce qu’il pourrait faire à son père ou à sa mère. Georges eut à peine le temps de se retourner pour voir l’individu qui l’avait bousculé que ce dernier avait déjà disparu. « C’est étrange, le couloir est pourtant assez long et même s’il marche vite, c’est curieux que cet homme ait disparu aussi rapidement. Voilà un grossier personnage », pensa-t-il en se maintenant tant bien que mal sur ce plancher disjoint constitué de plaques coulissant les unes par rapport aux autres.

Il prévint son fils de la nature inattendue de ce sol :

–Attention, fais attention, c’est très instable !

Jean arriva près de son père. Tout en lui tapant avec insistance sur l’omoplate, il lui dit en riant :

–Papa, papa, tu as vu cette araignée ? Quelle horreur !

Plaqués contre la paroi, ils laissèrent passer le visiteur qui suivait Jean et accueillirent Catherine et sa mère en poussant de grands « Ouhhh… Ouhhh… »