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- Je capte l'esprit des deux amoureux et je les sauvegarde dans une paire de cerveaux vierges. J'en fais si besoin de multiples copies. De ce fait, je fige leur coup de foudre, leurs premiers mots d'amour, leurs promesses d'éternité, en somme je mets en réserve leur amour. Et puis, plus tard, à leur demande, je transplanterai dans leurs deux cerveaux cet amour sauvegardé pur et vrai, je ferai en sorte qu'ils puissent le revivre comme au premier jour de leur rencontre, qu'ils n'en gardent que la fraicheur originelle, qu'ils oublient les conflits, les trahisons, les faux semblants qui ont pu émailler leur couple. Ils pourront vivre un amour intact aussi souvent qu'ils le voudront, enfin, jusqu'à l'épuisement des copies de sauvegarde ... Avec suffisamment de copies, ils connaitront un amour constant et sans nuage jusqu'au jour de leur mort. Qu'en dites-vous ? - Un amour sans nuage ! Quelle horreur, Professeur !
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Seitenzahl: 270
Veröffentlichungsjahr: 2024
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« Notre vie est un livre qui s’écrit tout seul. Nous sommes des personnages de roman qui ne comprennent pas toujours bien ce que veut l’auteur »
Julien Green
« De nos jours ce sont les ordinateurs qui nous demandent de prouver que nous ne sommes pas des robots ! »
MIHAÏ
MIHAÏ – Chapitre 1
MIHAÏ – Chapitre 2
MIHAÏ – Chapitre 3
MIHAÏ – Chapitre 4
MIHAÏ – Chapitre 5.1
MIHAÏ – Chapitre 5.2
MIHAÏ – Chapitre 5.3.1
MIHAÏ – Chapitre 5.3.2
MIHAÏ – Chapitre 5.3.3
MIHAÏ – Chapitre 5.4.1
MIHAÏ – Chapitre 6
MIHAÏ – Chapitre 7
LE VOL DU TEMPS
Agathe, Catherine, Paule & Lucie
Catherine, Lucie, Paule & Agathe
Catherine, Paule & Agathe
CHAPITRE I
CHAPITRE II
Catherine, Agathe & Paule
Catherine, Agathe & Paule
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
Dr Thomas, Catherine, Agathe & Paule
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
Agathe, Paule & Catherine
Catherine, Agathe, Paule
MIHAÏ – Chapitre 1
CHAPITRE VII
Catherine, Agathe, Dr. Thomas
Agathe, Paule, Catherine, Dr. Thomas, Puig & Thalia
Paule, Agathe, Dr Thomas, & Catherine
CHAPITRE VIII
Chapitre IX (script)
Paule, Agathe & Catherine
La Grande Vidéothèque
Le vent a hurlé toute la nuit. La forêt a résisté courageusement. Si aucun arbre n’est mort, beaucoup en sortent blessés. Les branches cassées à leur pied témoignent de leur souffrance.
La neige tombe abondamment depuis plusieurs jours. Les flocons sous le souffle de la bise congèrent et trouvent refuge derrière un buisson, un tronc ou une haie vive.
Il est tôt. Vainqueur assuré d’une lutte acharnée contre les ténèbres, le jour ne va pas tarder à se lever. Le soleil, arbitre du combat, reste en réserve, prêt à intervenir pour porter le coup de grâce à la nuit et à ses dernières velléités. Bientôt il pourra faire le fier, mais pour l’heure il se contente d’observer de derrière l’horizon les nuages roses qui fuient vers l’est.
L’homme marche péniblement. Il vient de quitter l’étable après avoir trait les vaches et se dirige vers l’enclos aux volailles. Il porte un sceau dans chaque main. Dans l’un le lait encore fumant, dans l’autre les graines pour les poules. Son ouchanka à la fourrure usée – elle date de son service militaire effectué dans le corps des Chasseurs Transylvestres il y a bientôt vingt ans – lui couvre le crâne, et cache ses oreilles et sa nuque de ses trois oreillettes rabattues. Son manteau de peau qui le protège des épaules jusqu’aux pieds balaie la neige et laisse derrière lui une large trainée uniforme seulement trouée par l’empreinte de ses pas. Il porte un fusil en bandoulière. Cette nuit il a entendu hurler les loups. Le froid les pousse à s’approcher des villages pour trouver de la nourriture. Ils ne sont pas loin ; pas plus tard qu’avant-hier une horde a poursuivi un jeune cerf jusqu’au centre du village voisin, Corresky en Vercov, et le matin les habitants ont découvert la carcasse de la pauvre bête sur le chemin qui mène à l’église.
L’hiver est rude en Karpiskie pour les humains, pour les animaux et pour toute la nature.
Le vent qui souffle de face ralentit la progression de l’homme et étouffe le bruissement de ses pas. Sa marche est lente, il ne s’agit pas de perdre une goutte de lait. Ses jambes s’enfoncent dans la neige jusqu’à mi-mollet. Il se rapproche de l’enclos où les volailles attendent dans le calme qu’il vienne leur donner leur ration quotidienne. Il en reviendra avec quelques œufs tout juste pondus et encore chauds.
Bientôt il va atteindre le portillon de l’enclos. Il pose les seaux au sol. Au moment de tirer la chevillette de la serrure quelque chose le retient. Une impression fugitive qui lui fait froid dans le dos. Il se retourne. Face à lui un loup le fixe de ses yeux jaunes. Un mâle. Enorme. Il n’est qu’à deux mètres de lui. L’homme ne l’a pas entendu approcher. ‘Pas de geste brusque’ se dit-il. Le loup n’a pas bougé. L’homme dégage la lanière du fusil de son épaule. Le loup l’observe. L’homme prend la fusil en main. Il sait que son arme est chargée ; il a pris la précaution de le vérifier avant de sortir. Il faut bien viser, il n’a droit qu’à un coup. Un loup blessé ne fuit pas, il attaque sauvagement. Lentement il lève le bras. Il n'a pas le temps d’épauler, le loup est déjà sur lui, lui saute au cou, et l’égorge d’un coup de dents. Le sang jaillit à gros jet. L’homme s’écroule. Le loup fait demi-tour et repart en forêt. Dans quelques heures la neige aura recouvert sa trace.
C’est ce jour-là que Mihaï A., 14 ans, est devenu orphelin.
Un loup qui attaque l’homme et a goûté à son sang va recommencer. Les hommes du village le savent, qui ont organisé des battues des jours durant. Ils sont rentrés bredouilles à chaque sortie. Aucune trace du loup.
Mihaï et sa mère ont quitté leur ferme, trop isolée dans les bois, et se sont réfugiés chez l’oncle Vania qui habite Pilounov. Les terres ont été louées à un voisin pour trois kopeky l’an, les bêtes ont été cédées pour dix roublovs la tête, autant dire rien du tout.
Les mois ont passé. Les loups ne sont pas réapparus cet hiver-là, ni les deux hivers suivants. « Ils ont dû quitter la vallée » diton dans le village et leur présence n’alimente plus les conversations.
Mihaï est maintenant un solide gaillard de dix-huit ans. Il travaille avec son oncle dans les champs. A l’automne il l’aide à couper le bois qu’ils mettent à sécher en rangs serrés et qu’ils feront brûler dans la cheminée l’année suivante. Sa mère en fière de lui « aussi courageux que son père » dit-elle à qui veut l’écouter. Après sa dure journée de labeur ils se retrouvent dans la cuisine et ensemble ils préparent puis avalent une assiettée de bortch. « Comme avant, quand ton père était … ». La mère ne finit pas sa phrase, une larme glisse sur sa joue et finit dans la soupe. « Ne pleure pas, Mamouchka ».
Une fois le repas achevé Mihaï plie sa serviette, se lève de table. « Je sors » dit-il. « Tu vas à la taverne ? Ne traine pas trop ». Mais déjà il est parti. A cet instant, ce n’est pas vers l’auberge qu’il se dirige, mais vers la forêt. Il n’a pas rendez-vous avec ses amis, non, mais avec le loup.
Leur première rencontre date du mois dernier. Comme tous les matins il était parti en forêt relever les collets. Son père qui chassait le lièvre et le renard lui avait enseigné dès son plus jeune âge comment les disposer discrètement sur les lieux de passage des animaux. La forêt était giboyeuse et il n’était pas rare de trouver au matin une bête prisonnière du lacet. Mihaï se souvient encore de sa première prise. Un gros lièvre variable à l’épaisse fourrure blanche s’était pris dans le nœud coulant. Le père avait détaché l’animal que Mihaï avait pendu par les pattes arrière à sa ceinture. Le lièvre était si grand que ses oreilles trainaient au sol. Arrivés à la maison, son père avait pris la traditionnelle photo de l’enfant tenant l’animal par les oreilles.
« Un souvenir de ta première capture » avait dit le père. Cette photo, relique d’un temps heureux, témoignage d’une jeunesse insouciante, l’accompagnera tout au long de sa vie nichée au fond de sa poche.
« Tiens Mamouchka. Cela fera une toque bien chaude pour couvrir ta tête » avait dit Mihaï en exhibant fièrement le trophée à sa mère.
« Vois-tu Mihaï, le collet, c’est mieux que le piège à ressort. Cela n’abîme pas la peau » avait expliqué le père.
En vérité, s’il utilisait le collet et non le piège à ressort c’était pour ne pas revivre une triste expérience. Un jour il avait retrouvé dans un piège la patte avant d’un jeune renard. La pauvre bête avait réussi à s’échapper après avoir abandonné le membre sur place, mordu jusqu’à la mutilation.
Donc, ce matin-là Mihaï était parti relever les pièges. A sa grande surprise aucun animal ne s’était fait prendre. Aucune trace de pattes sur la fine couche de neige fraiche qui était tombée durant la nuit, aucun cri d’oiseau ne retentissait à son passage. La forêt semblait avoir été désertée par ses occupants. Etonné, Mihaï stoppa sa marche. Un silence total enveloppait les lieux. Un léger picotement sur la nuque lui fit tourner légèrement la tête. Un loup était là, le fixant de ses magnifiques yeux jaunes. Un vieux mâle. Enorme. Sorti de nulle part. Mihaï n’avait pas pris son fusil ; cela fait si longtemps que l’on n’avait pas vu de loups dans la vallée ; depuis la mort de son père, quatre ans plus tôt.
Le loup s’était approché à pas lents. Mihaï était tétanisé. Lui revenaient en mémoire le visage figé de son père sur son lit de mort, la mise en bière de son corps en présence du pope, le parfum tenace de l’encens dans l’église, la procession des hommes portant le cercueil ouvert jusqu’au cimetière, le tas de terre de part et d’autre du trou, la neige salie par les pas des villageois, les pleurs de Mamouchka, …
Le loup, que Mihaï avait oublié l’espace d’un instant, est maintenant tout près de lui. Mihaï et l’animal s’observent intensément, les yeux dans les yeux, immobiles. Un échange profond, sans cruauté, sans sauvagerie, un regard apaisé.
« Bonjour Mihaï. N’ai pas peur de moi. Tu n’as rien à craindre. Je suis là pour te protéger »
« De quoi me protèges-tu ? » demande Mihaï.
« De la méchanceté des hommes » répond le loup.
Au bout de longues secondes, une minute peut-être, le loup fait volte-face et s’enfonce dans la forêt.
« Qui es-tu ? » crie Mihaï.
Le loup s’arrête. Il tourne la tête et répond : « Je suis l’esprit de tes ancêtres » puis il disparait.
Et depuis ce jour-là à la tombée de la nuit, Mihaï va en lisière de la forêt. Il attend patiemment le loup. L’attente n’est généralement pas longue avant qu’il ne voit une paire d’yeux briller dans l’obscurité. L’animal vient du plus profond de la forêt, se coulant prudemment d’un arbre à un autre. Mihaï pénètre alors dans le sous-bois et s’assied sur une souche près de l’animal. Ils sont maintenant face à face, totalement immobiles. Ils passent alors un long moment à communiquer du regard, en communion spirituelle. Qui les observerait penserait « Quels sont les secrets qu’ils échangent ainsi ? » et comprendrait pourquoi tous les animaux de la forêt se sont retirés, évitant d’être les témoins de ce muet conciliabule auquel ils n’étaient pas invités.
Et puis, s’étant dit tout ce qu’ils avaient à se dire, dans un même élan, l’élève et le maître, le jeune homme et le loup se tournent le dos et s’en retournent d’où ils viennent.
En chemin, Mihaï passera par la taverne. Il y retrouvera son ami Sergueï le bucheron, il paiera sa tournée de vodka au topinambour et rentrera à la ferme.
Le rituel est parfaitement maitrisé. Premier temps. Un homme lève le bras, fait tourner sa main comme pour imiter les hélices d’un avion. Deuxième temps. Le tavernier approche, emplit de vodka les petits verres de cent grammes tenus d’une main sûre par des hommes - oui, il n’y a que des hommes - alignés sagement face au comptoir. Aucune goutte n’atterrit sur le zinc, maitrise parfaite du geste acquise par des années d’expérience. Troisième temps. Les hommes penchent la tête en arrière, lèvent mécaniquement, quasi instinctivement, leur verre à hauteur de visage et le vident d’un trait dans leur gosier. Un grognement de contentement et la discussion, brièvement interrompue, peut reprendre là où elle en était restée jusqu’au prochain tour d’hélices.
« Le dernier ours que j’ai vu faisait bien ses trois cents kilos, un mètre quatre-vingts au garrot ! Un vieux mâle. » dit Vania.
« Et quand il t’a vu, il a eu peur de toi et il a détallé ! » s’exclame Sacha.
« Et depuis on ne l’a jamais revu ! » enchérit Vladimir dans un énorme éclat de rire général.
« Je vous dis que c’est vrai » reprend le premier « Il était à dix mètres de moi à se gratter le dos contre le tronc d’un sapin. Puis il est parti sans s’occuper de moi. »
Mihaï en est à son cinquième verre. Ce soir ils sont huit clients. Si on compte le patron qui invariablement conclut la soirée par un « Allez les gars, c’est la mienne », il reste encore quatre tournées avant de rentrer chez lui. Une formalité pour ces hommes biberonnés à la vodka depuis leur adolescence, mais pas pour Mihaï. Cela fait très peu de temps qu’il s’arrête à la taverne, depuis le jour de ses dix-huit ans. Un mois seulement, pour être précis. Pas suffisant pour s’habituer à encaisser une telle dose d’alcool. « Il faut que je tienne jusqu’au bout » se dit-il. Le cerveau légèrement embrumé, il s’accroche à la conversation du mieux qu’il peut. Ces histoires d’ours de Transylvestrie le font rêver ; elles font partie de la mythologie karpiskienne.
« Tu as eu plus de chance que le pauvre Igor » dit Vladimir.
« Que lui est-il arrivé ? » demande Mihaï.
« C’est une vielle histoire. Tu n’étais pas né. Igor était un sacré gaillard qui ne craignait ni rien ni personne. Un jour, en plein été, il tombe nez-à-nez avec une femelle et ses deux petits. Il n’avait pas pris son fusil ; il n’avait aucune chance de s’en sortir, même en courant. Alors, ni une ni deux, il grimpe dans le premier arbre à sa main. Un beau hêtre. En moins de temps qu’il le faut pour le dire il était perché hors de portée de l’animal. L’ourse a tenté tout ce qu’elle pouvait pour l’en faire tomber ; elle s’arcboutait sur le tronc, donnait des coup d’épaule mais rien n’y faisait, Igor restait fermement accroché. Elle a fait mine de renoncer en s’éloignant avec ses petits. Igor savait que c’était une ruse et qu’elle lui tomberait dessus dès qu’il aurait mis le pied au sol. Il ne bougea pas d’un pouce. Voyant que son piège n’avait pas fonctionné, l’ourse s’est installée au pied de l’arbre et a attendu »
« Longtemps ? » demande Mihaï.
« Trois semaines »
« Et alors ? »
« Quand il a été mûr, il est tombé » reprit Vladimir en s’esclaffant. Tous les hommes partent d’un grand rire devant la mine déconfite de Mihaï. Fier de sa blague, ledit Vladimir lève le bras, fait tourner sa main et le tavernier s’approche du comptoir la bouteille en main et remplit les verres pour la sixième tournée.
« N’empêche que cela fait bien longtemps que l’on n’a pas vu d’ours dans la vallée. A croire qu’ils sont tous morts »
« C’est comme le loup ! Il n’y en a plus »
Cette phrase provoque un éclair dans l’esprit ambrumé de Mihaï.
« Ce n’est pas vrai. Il en reste un ».
« Que racontes-tu là, Mihaï A. ? » dit Vladimir.
« Laissez-le, vous voyez bien qu’il dit n’importe quoi. Allez, viens Mihaï, je vais te ramener chez toi. Tu as trop bu » intervient Sergueï. Il empoigne Mihaï par les bras et tous deux sortent de la taverne.
« Crois-moi Sergueï. Je le vois tous les jours. Nous nous retrouvons au pied du grand chêne, celui qui est derrière la hutte de Baba Yaga » balbutie Mihaï.
« Mais oui, bien sûr ! Et vous jouez à colin-maillard dans la clairière ! Ou à cache-cache derrière les arbres ! »
Ils arrivent bientôt devant la maison d’oncle Vania. L’air frais a légèrement dégrisé Mihaï.
« Sergueï, tu ne le diras à personne. D’accord ? J’ai promis au loup que je ne révèlerai jamais notre secret » dit Mihaï en ouvrant la porte de la chaumière.
« Mais oui, mon ami. A demain ».
Sergueï attend que Mihaï ait pénétré dans la maison et repart. La route qui le conduit chez lui passe à une centaine de mètres à peine de la cabane où vit une vieille femme que les enfants dans leur juvénile méchanceté appellent Baba Yaga. Pourquoi décide-t-il de faire le détour, il n’en sait rien ; toujours est-il qu’il prend le chemin qui s’enfonce dans la forêt vers la masure de la surnommée Baba Yaga. Aucune lumière ne filtre des volets, « La vieille sorcière doit dormir à cette heure » se dit-il pour se rassurer, il contourne la cabane et se dirige vers le grand chêne. Il trouve sans peine la trace des pas de Mihaï ainsi que celles d’un animal. Un quadrupède. Les deux traces convergent l’une vers l’autre puis se séparent en repartant en sens inverse d’où elles sont venues. La piste rectiligne des empreintes laissées dans la neige ne laisse aucun doute sur la nature de l’animal. Il s’agit bien d’un loup. Mihaï n’a pas menti.
« Excuse-moi » dit Mihaï dans un sanglot. Face à lui, le loup l’observe tendrement. Il sait que l’aveu imprudent de Mihaï marque la fin de leurs rendez-vous nocturnes. Il ne pourra plus s’approcher du village. Curieux, Sergueï se rendra derrière la hutte de la vieille femme et découvrira la trace de son passage. La nouvelle ne tardera pas à se propager à toute la population de Pilounov. Les hommes partiront à sa recherche. Pendant un moment il échappera aux chasseurs en se terrant au plus profond de la forêt mais un jour ou l’autre aidés par leurs chiens ils finiront par le trouver. Il défendra chèrement sa peau mais ils auront le dessus – la lutte est bien trop inégale. Quant à Mihaï, les habitants ne lui pardonneront pas de leur avoir caché la présence du loup si près du village.
« Te rends-tu compte des risques ? Tu attendais qu’il ait attaqué pour nous prévenir ? Et les enfants, y as-tu pensé Mihaï ? Voilà ce qu’ils vont te dire » dit le loup à Mihaï. Et il poursuit :
« Tu ne pourras jamais les convaincre que je ne suis pas leur ennemi. Bien au contraire.
Le jour est arrivé, Mihaï où tu dois vivre ta propre vie. Ma mission est accomplie, je n’ai plus rien à t’enseigner. Il faut que tu quittes Pilounov. Ici tu seras un traitre parmi les tiens, un pestiféré. Tu es solide, courageux et honnête. Fais ton balluchon, embrasse Mamouchka et pars. Loin et droit devant. Fais ta vie, accomplis ton destin … et reviens plus tard quand tout sera passé. Quand ils m’auront tué leur colère tombera, mais d’ici là disparais ».
Le lendemain matin Mihaï a mis les quelques affaires qu’il possédait dans son sac, a glissé dans la poche de sa chouba la photo de son premier trophée (le lièvre mort, tenu par les oreilles, quel bien maigre souvenir de toute cette jeunesse passée à Pilounov !) et il est parti sans se retourner les larmes aux yeux et le cœur ravagé. Il n’a pas eu la force de dire au revoir à Mamouchka – c’eut été lui mentir.
Loin et droit devant, il marche des jours durant. Il ne s’arrête que pour cueillir une poignée de baies sur le chemin. Les dernières paroles du loup resonnent en permanence dans sa tête et lui servent de boussole. « Loin et droit devant ». Epuisé, il ne s’arrête qu’à la tombée de la nuit. Quand les chiens ne l’en chassent pas il couche dans les granges au milieu des animaux, mais le plus souvent c’est en pleine nature dans le creux d’un rocher qu’il passe la nuit.
Quand il jugera avoir mis assez de distance avec son passé il cessera de marcher.
Mihaï A. a 20 ans. Cela fait maintenant trois mois qu’il est à Brasovski. Il avait atteint ce village par un beau jour de printemps. C’était la saison des foins. Sur les coteaux les mieux exposés aux rayons du soleil des bottes pyramidaient sagement. Des hommes s’activaient dans les champs, fauchaient l’herbe et la retournaient pour la faire sécher. Mihaï s’était approché de l’un d’entre eux et avait proposé ses services. Le travail ne manquait pas, le paysan vit qu’il avait devant lui un gaillard au regard franc et l’affaire fut conclue immédiatement : ses bras en échange du gite – une petite chambre attenante à l’étable – et du couvert. Pour Mihaï ce n’était pas seulement un couchage à l’abri des animaux sauvages et des rodeurs, c’était un lieu où il allait pouvoir retrouver un rythme quotidien apaisé. Il était temps pour sa santé tout autant physique que mentale d’abandonner cette vie de bête traquée. Il sentait que le sauvage qui vivait en lui – et que vit en chacun de nous tous – menaçait d’emporter son esprit vers des rivages dangereux, des hauts fonds où il allait échouer ou des récifs qui le briseraient et l’emporteraient par le fond. Cette chambre était pour lui un lieu de réhabilitation à sa condition d’humain civilisé. A vingt ans et après une interruption de deux ans sa vie allait reprendre son cours normal.
Le soir il partage le repas avec ses hôtes. Ils sont quatre assis autour de la table face à leur assiette, Mihaï, Sacha le paysan, son épouse Olga et leur fille Natacha. Indifférent, Pacha, le chat ronronne malgré la laisse qui l’enchaîne au pied d’une chaise1. Invariablement, dans un silence religieux le chef de famille se saisit du pain, fais un signe de croix sur la croute et coupe quatre tranches bien épaisses qu’il distribue à chacun. C’est l’acte cérémoniel qui ouvre le repas. Alors, Natacha se lève, va chercher la marmite qui bouillonne sur le feu, soulève le couvercle et verse des louches de bortch – au topinambour, à la betterave ou au choux c’est selon – dans les assiettes. Un fumet emplit la pièce et fouette les papilles. On émiette le pain qu’on laisse tremper dans le bouillon avant que les cuillères n’entrent en action dans un va et vient régulier entre potage et gosier. La mécanique est régulière, ponctuée par le souffle des soupeurs attiédissant le liquide suivie par l’aspiration des cueillérées puis du gargouillis de la déglutition. Le silence s’établit un instant avant d’être interrompu dans un nouveau cycle assiette-gosier de la cuillère. Un rot sonore du chef de famille que Natalia assimile à la manifestation d’un contentement et par ricochet à la reconnaissance de ses qualités de marmitonne conclut le repas.
Alors, Sacha se lève, s’approche de la cheminée, saisit une branchette qu’il fait rougir au feu et allume sa pipe. Pendant ce temps, Mihaï aide Natacha à débarrasser la table et à laver la vaisselle.
Elle est tombée amoureuse de lui dès son arrivée à la ferme. Lui aussi est sous le charme de la jeune fille, totalement subjugué par sa candeur et sa beauté. Il ne lui a pas dit, sa timidité l’en empêchant, mais elle l’a compris. Les échanges de regard, un frôlement de mains lorsqu’il lui tend une assiette, deux pieds qui se touchent incidemment et qui prolongent le contact en ne s’écartant pas immédiatement l’un de l’autre, une bise appuyée sur la joue au moment d’aller se coucher, … ils s’aiment en cachette du bout des yeux, du bout des doigts.
Mihaï va-t-il l’avouer à Olga et Sacha ? Il n’ose. Et s’ils n’attendaient que cela ? se dit-il. S’ils voyaient en moi l’homme capable de prendre leur suite à la ferme, rendre heureux leur fille, leur donner des petits-enfants, … Oui, mais s’ils n’acceptent pas cette relation que va-t-il se passer ? Je me ferais renvoyer. Je ne pourrais plus voir Natacha. Plutôt souffrir près d’elle que de risquer de la perdre.
« Partons d’ici. Ensemble » lui dit-elle. « Pas question » répond-il. Il connait trop cette vie d’errance faite de peines et de pièges, de souffrances, de risques, d’incertitudes du lendemain pour la faire endurer à Natacha. « Notre amour est capable d’endurer les pires épreuves » insiste-t-elle. « Je t’aime trop pour te faire subir cela » répond-t-il. « Alors, c’est moi qui vais leur dire ».
« Docteur, ne croyez-vous pas qu’il est temps de le faire revenir ? »
« Vous avez entièrement raison, Lucya. On connait la suite : Natacha va aller voir ses parents pour leur annonce son désir de vivre avec Mihaï. Refus du père. Natacha dit alors qu’ils vont quitter la ferme et partir vivre leur vie loin d’eux, Sacha se met en colère, prend son fusil et va trouver Mihaï. Olga, la mère, déclarera à la police qu’il n’avait pas l’intention de le tuer mais seulement de le faire fuir. Toujours est-il qu’arrivé près de Mihaï il a pointé son arme sur lui, ce dernier a voulu s’en saisir, le coup est parti accidentellement et Natacha a été touchée en pleine poitrine. Mihaï s’est agenouillé près de Natacha et l’a prise dans ses bras. « Natacha, mon amour, ne me quitte pas. On va chercher du secours … ». Dans un ultime mouvement de bras Natacha va caresser la joue de Mihaï, soupirer un « Adieu mon amour », sa tête va tourner sur le côté et elle rendra son dernier souffle. « Qu’avez-vous fait » va dire Mihaï dans un sanglot. Sacha est debout et immobile devant le corps de sa fille. « C’est ta faute » dit-il, les yeux fous. Il pointe le fusil sur Mihaï et tire. Puis il retourne l’arme contre lui, place le canon sous son menton et fait feu »
Quand les gendarmes arriveront ils découvriront baignant dans une même flaque de sang les corps de Sacha et de Natacha et Mihaï miraculeusement encore vivant. Il survivra mais gardera de graves séquelles neurologiques, … et une balle logée dans son crâne »
« Le malheureux ! Il ne faut pas qu’il revive ce traumatisme »
« Tout à fait Lucya. Effacez de sa mémoire son passage à Brasovski »
« Je le fais tout de suite, Docteur »
1« Un jour Natacha n’attacha pas le chat Pacha. Pacha s’échappa. Cela fâcha fort Sacha. Natacha héla Pacha : ‘Pacha, Pacha’. En vain. Pacha ne vint pas. ‘Pacha, Pacha’’ re-héla Sacha. Re en vain. Enfin, quand Pacha eut faim, Pacha revint. Fin ». Phrase à dire rapidement. A la moindre hésitation, au moindre fourchelangage, recommencer.
« Loin et droit devant ». Cette phrase, cela fait un mois qu’il ne l’a plus répétée. Il s’en souvient précisément, c’était le jour où il est arrivé à Panticeu. C’est dans ce village de Transylvestrie septentrionale qu’il estima avoir parcouru assez de chemin durant ces deux dernières années pour ne plus être habité par son passé. La douceur printanière avait fait fondre la neige et les premiers crocus à feuilles jaunes égayaient les prés. « Quel bel endroit où enfin poser ma besace et démarrer une nouvelle vie ».
Pour gagner son pain quotidien il loue ses bras à qui veut bien lui offrir en échange, gite, couvert et menue monnaie. Il bucheronne, il aide à ferrer les chevaux, à monter une charpente, à travailler la terre.
Sa dure journée de labeur achevée il passe la soirée à la taverne où il dépense quelques pièces en compagnie de camarades de beuveries.
Un jour, en rentrant à son gite un peu plus éméché que de coutume, il s’endort sur le chemin. A son réveil il s’aperçoit qu’il s’est fait voler le peu qu’il possédait, 3 lev de monnaie et sa carte d’identité. La seule chose qui lui reste est la photo sur laquelle on peut le voir âgé de dix ans et tenant fièrement un lièvre par les oreilles. Au verso de la photo on peut lire ces mots rédigés d’une écriture enfantine :
Mon premier trophée Mihaï Pilounov
Mîhaï poursuit sa dure vie de brassier sans anicroches et oublie rapidement cet épisode. Au gré des opportunités il se déplace de village en village laissant derrière lui l’image d’un homme certes un peu frustre mais loyal et travailleur. Durant 20 ans il parcourt ainsi les campagnes et les forêts transylvestres. On le croisera à Brasovski, à Aradov, à Brancovenesti ou encore à Târnăveni’.
L’été dernier il arrive à Paltinis et, comme l’exige la loi, il se présente à la Gendarmerie en précisant dans quelle ferme il est engagé. Les gendarmes lui demandent de justifier son identité, chose qu’il ne peut faire depuis la perte de ses documents. Jusque-là, la procédure se déroulait au mieux : les gendarmes appelaient leurs collègues de Pilounov, village natif de Mihaï, ainsi que tous celui du village que Mihaï venait de quitter précédemment. A chaque reprise, aucun méfait, aucune dette à l’auberge, rien qui ne puisse faire douter de l’honnêteté de Mihaï.
Or ce jour-là, rien ne se passe comme prévu. Les gendarmes font patienter Mihaï le temps de vérifier son identité. Ils téléphonent à Pilounov. « Nous avons face à nous un individu qui dit se nommer Mihaï A. et … ». « Ce n’est pas possible » coupe le gendarme de Pilounov. « Mihaï A. est décédé, assassiné d’un coup de couteau. Son corps a été retrouvé à Brancovenesti en pleine forêt à demi dévoré par les bêtes sauvages. On a réussi à l’identifier grâce aux papiers d’identité trouvés dans sa poche. Ce qui reste de son cadavre nous a été rapporté et nous l’avons enterré dans le cimetière de Pilounov ».
Pensant à juste titre avoir affaire à un imposteur, les gendarmes se sont jetés sur Mihaï, l’ont menotté et l’ont conduit dans une cellule.
« Comment t’appelles-tu ?
« Mihaï A. »
« C’est faux ! Comment t’appelles-tu ? »
« Mihaï A. je vous dis. Tenez, j’ai une preuve » et Mihaï sort de sa poche la photo de lui, enfant, tenant fièrement un lièvre par les oreilles.
« Qui nous dit que c’est toi ? » demande un gendarme.
« Regardez ce qui est écrit au dos :
Mon premier trophée Mihaï Pilounov
C’est moi, quand j’étais jeune. Croyez-moi »
« Eh bien, moi, ce que je crois » reprend le gendarme d’un air triomphant, « c’est que tu as assassiné Mihaï et que tu lui as volé cette photo dans l’intention de te faire passer pour lui ».
« Ce n’est pas possible. Je suis Mihaï A. et je ne suis pas mort. C’est une histoire de fous. Conduisez-moi à Pilounov, et vous verrez que vous faites erreur » clame Mihaï.
« Nous allons t’y conduire » réplique le gendarme et sur ce, sans hésitation il appelle la Gendarmerie de Pilounov « Ici la Gendarmerie d’Aradov. Nous tenons l’assassin de Mihaï A. Nous vous l’amenons dès demain »
Le lendemain les voilà à la Gendarmerie de Pilounov.
« Je suis Mihaï A. Je ne suis pas mort » clame Mihaï.
« C’est ce que nous allons voir ». Et c’est menotté et encadré par deux gendarmes que Mihaï traverse le village sous les yeux curieux des habitants. Ils se rendent au cimetière. Le gardien, en voyant Mihaï, se signe nerveusement, une fois, deux fois, trois fois, se retourne et part à toutes jambes. Mihaï et les gendarmes entrent dans le cimetière et se dirigent vers une butte de terre récemment élevée. Là, une croix faite de deux planches de bois clouées grossièrement est plantée dans le sol. Sur un écriteau on peut lire :
Ci-gît Mihaï A.
Totalement hébété, Mihaï fixe la croix longuement.
Déjà des villageois les entourent et dévisagent l’homme menotté. Aucun d’eux, et parmi ceux-là sont des anciens camarades de Mihaï, aucun d’eux ne reconnait dans ce visage amaigri celui de l’ami ou du voisin. Ils sont silencieux et totalement immobiles, leurs regards figés fixant un mort-vivant vivant !
Une vieille femme se détache du groupe et s’approche de Mihaï en claudiquant, une canne à la main. Elle le regarde droit dans les yeux pendant de longues secondes. Elle lui touche le menton, elle lui caresse la joue. Ses lèvres sont prises d’un tremblement, des larmes coulent sur son visage. Elle entoure Mihaï de ses bras.
Des années sont passées, des années qui ont durci les traits de l’enfant qu’il était lorsqu’il avait quitté la maison familiale. Elle veut reconnaître son fils. Elle veut croire à son retour, son cœur de mère le lui implore. Mais elle n’y parvient pas, son esprit ne peut l’accepter. En Transylvestrie, on ne revient pas du royaume des morts ; ou alors, si l’on en revient, c’est signe de malheur. Elle s’écarte de Mihaï, se retourne lentement et sans un mot quitte le cimetière de sa démarche douloureuse de coxalgique, avec tout le poids du monde sur ses épaules.
« Mabouchka » a murmuré Mihaï. « Pardon, Mamouchka »