La Fiancée de l'Amérique - Laetitia Rice - E-Book

La Fiancée de l'Amérique E-Book

Laetitia Rice

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Beschreibung

La guerre est une période emplies d'horreurs, mias de cette souffrance nait parfois l'amour et la passion...après l'armistice, Violette a le choix: rejoindre en Amérique l'homme qu'elle aime et tout quitter, ou rester...

Violette, jeune résistante normande, voit son avenir bouleversé lorsqu'elle s'éprend de Jack Winters, un aviateur américain tombé, littéralement, dans sa vie mais que la guerre lui arrache trop vite. A la libération, elle est prête à tout pour retrouver cet homme qu'elle ne peut oublier. Ira-t-elle jusqu'à traverser l'Atlantique ? Le récit suit son destin qui s'affronte avec la grande Histoire. Mais il relate aussi un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale : à la fin du conflit, quelque 100 000 jeunes femmes de toutes nationalités attendent de rejoindre en Amérique le soldat qu'elles ont aimé et parfois épousé pendant le conflit. En 1945, le Congrès des États-Unis adoptera la "War Brides Act", une loi qui permet à toutes ces jeunes mariées et fiancées d'immigrer vers le continent américain sur des navires spécialement affrétés pour elles. Violette suivra-t-elle la route de ces "war brides" ? Les amours et les souffrances des héros attachants de cette passionnante fresque historique, qui mêle l'histoire des individus à celle du monde, sont à la mesure de cette époque tourmentée.

Découvrez à travers ce roman un passage de l'histoire peu connu: celui des "war brides" !

À PROPOS DE L'AUTEURE

Pendant une longue carrière d'interprète et de traductrice, Laetitia Rice a toujours aimé écrire : nouvelles, courts romans restés inédits. Il lui a fallu huit années pour écrire La Fiancée de l'Amérique. Tout est vrai dans l'histoire de l'héroïne, une jeune Française qui connaît un destin hors du commun, emportée par la tourmente de la Seconde Guerre Mondiale.

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Couverture

Page de titre

Les événements décrits dans cette histoire sont réels, seuls les personnages sont fictifs. Toute ressemblance avec une personne vivant ou ayant vécu est purement fortuite.

À mes enfants, Blake et Lucille

1944

I

Sous la couverture écossaise mangée par les mites, Violette dort tout habillée. À quoi bon se vêtir et se dévêtir quand le jour et la nuit ne forment qu’un long ruban monotone et insaisissable où s’égrènent des heures qui se ressemblent, ponctuées de brèves frayeurs ? Allongée sur un grand matelas posé à la hâte sur le plancher, Violette voit peu à peu se préciser les formes qui habitent le grenier. La charpente massive dessine une voûte protectrice dont les poutres de chêne portent encore les cicatrices que leur ont infligées les bâtisseurs. Dans la précipitation qui a précédé son arrivée ici, on a installé sa couche dans ce coin cerné d’un monceau de vieilleries remisées dans ce grenier par plusieurs générations de Tardieu. Des malles, un berceau, dans lequel s’étaient succédé tous les bébés Tournay, raquettes de tennis percées, cartons à chapeaux vides, vieille baignoire en zinc cabossé, vaisselle ébréchée dans un panier d’osier et meubles endommagés, probablement oubliés après avoir trop attendu pour être réparés que des fonds soient disponibles. Des morceaux de vie de la famille Tardieu, inertes et abandonnés sous les combles parce que devenus inutiles au quotidien, à l’immédiat. Le regard neuf de Violette, exilée elle aussi dans ce grenier, leur redonne une existence niée pendant longtemps. Douze jours qu’elle est là, qu’elle attend la délivrance qui viendra de la mer, elle le sait, car elle a apporté sa pierre à l’édifice.

C’est dans l’aile droite du château de ses grands-parents Tardieu qu’elle a trouvé refuge, une grande bâtisse de pierre blanche en forme de U qui s’ouvre généreusement sur la campagne environnante. Elle se lève lentement dans la clarté croissante, plie la couverture trouée et la pose sur un coin du matelas d’où s’échappent par une déchirure quelques touffes de laine. Malgré l’interdiction formelle de son grand-père, elle s’approche d’une petite fenêtre ronde. Encore endormie, elle balaie du regard la campagne et les prés alentour ; un brouillard hésitant masque l’horizon, flotte, se dissipe vaguement, révélant des champs où surgissent ici et là des pommiers au-delà de la grille. Sur l’allée déserte qui mène à la grande bâtisse, les tilleuls se penchent, immobiles comme des sentinelles. Le ciel est pommelé de gris, comme le pelage de la jument qui tire la charrette du château du Val-Picault. Il a plu la veille, une petite pluie indécise qui s’est lassée de tomber avant de désaltérer la terre. Toute la nuit, le vent s’est essoufflé sous la charpente, et Violette, les yeux ouverts dans l’obscurité, aurait voulu lui parler, l’interroger : « Qu’as-tu vu ? Les avions britanniques qui ont volé si bas cette nuit ont-ils touché leurs cibles ? Que se passe-t-il au large des côtes ? Michel a-t-il été arrêté ? Et là-bas, les bateaux ont-ils enfin quitté les côtes anglaises et commencé leur lente progression sur la mer grise ? » Le vent n’avait rien révélé et avait poursuivi sa course, indifférent, trop affairé.

Elle aime regarder ainsi dans la cour du château les allées et venues de ses grands-parents et parfois de sa sœur et se donner l’illusion de faire encore partie de leur vie. Cet exil forcé ressemble parfois à une punition et la peur toujours vive d’être attrapée comme une souris laisse parfois la place à la colère d’être enfermée contre son gré. Cette agitation intérieure qui la submerge lui est familière : enfant, elle était souvent envoyée dans sa chambre pour « méditer sur son comportement qui n’est pas celui d’une jeune fille comme il faut » comme aimait à le rappeler sa mère. Elle bouillonne, s’impatiente et se fait les griffes sur les aspérités de la vie depuis qu’elle peut s’inventer un avenir. Être une jeune fille comme il faut, il ne peut en être question. Elle s’est toujours sentie différente des autres. Curieuse, ambitieuse, elle avait très tôt repoussé un destin écrit d’avance – épouse, mère – et avait rêvé d’une vie autre, de voir le monde, d’avoir un métier qui la rendrait indépendante. Quatre années de guerre avaient réduit ces espoirs à néant.

Cet exil ne ressemble pourtant pas à celui de son enfance. Les Allemands et la police française la recherchent ; elle avait fini par attirer l’attention à sillonner les routes sans relâche pour délivrer des messages et recueillir des renseignements. Le danger était devenu imminent et son grand-père, le Dr Tardieu, l’avait soustraite à une arrestation et installée dans le grenier, annonçant haut et fort dans le village qu’elle était partie rendre visite à une tante en Avignon.

En ce matin brumeux du 17 mai 1944, elle suit des yeux le vol d’un pigeon qui s’est posé sur le toit puis s’est enfui à tire-d’aile. Comme elle lui envie son aisance, son insouciance et son apesanteur ! La liberté, qui lui fait si cruellement défaut, lui semble encore plus enviable alors que le soleil perce lentement les nuages, arrosant progressivement la façade du château de sa lumière dorée.

Soudain, deux grosses voitures noires pénètrent en trombe dans la cour du Val-Picault, bousculant le silence et effrayant les oiseaux qui annonçaient la fin de la nuit de leur timide pépiement. Violette sursaute et s’efface vivement de la fenêtre. À peine les voitures se sont-elles immobilisées, que les portes s’ouvrent et Violette aperçoit des pieds qui se posent sur le gravier. Elle reconnaît la milice, les manteaux de cuir et les cheveux plaqués sur le crâne, la démarche conquérante de la police française qui collabore avec les Allemands et procède aux arrestations. Les portes claquent brutalement et les hommes restent quelques instants debout, ajustant la ceinture de leur gabardine, promenant autour d’eux un regard de vainqueur, puis gravissent quatre à quatre les marches du perron. Violette se glace ; un étau de frayeur lui étreint la poitrine et suspend sa respiration. Ainsi, il n’a servi à rien de se cacher, ils sont quand même venus la chercher. Elle n’aime pas se l’avouer mais elle a peur.

Les hommes tambourinent à la lourde porte de bois du château, rien ne bouge et la porte reste close. Alors ils se regardent et lèvent les yeux vers les hautes fenêtres dont les volets intérieurs clos donnent à la façade un visage d’aveugle qui ne peut que frémir, inquiet, tous les sens tendus pour saisir l’origine du soudain tapage. La porte s’entrebâille lentement et Violette aperçoit son grand-père qui avance prudemment la tête. Elle imagine sa surprise à la vue de ces hommes sombres et avides alors qu’il s’attendait sans doute à voir l’un des blessés qu’on lui amenait souvent à la fin de la nuit, le visage déformé par la douleur, soutenu par des camarades brusques et hâtifs. Paul Tardieu est le seul médecin à des kilomètres à la ronde et s’il a prodigué des soins à quelques Allemands, ce que d’aucuns lui ont reproché dans le village de Neuilly-la-Forêt, c’est pour s’affranchir de leur surveillance. Des résistants, des aviateurs alliés tombés du ciel viennent frapper à la porte du château du Val-Picault lorsque le docteur pose une canne contre le mur près de la porte d’entrée. C’est le signal que la voie est libre, que le capitaine allemand qui a pris ses quartiers est absent. Hier soir, Paul Tardieu n’a pourtant pas posé la canne contre le mur, et ce matin la porte s’est ouverte sur la milice.

Les hommes en noir s’engouffrent à l’intérieur en poussant le vieil homme sans égards. Le cœur de Violette bat à tout rompre. Où vont-ils ? Sont-ils venus pour elle ? Va-t-elle entendre leurs pas lourds et précipités dans les escaliers ? La porte de l’entrée est restée béante et Violette ne voit plus rien. Son grand-père a disparu et elle attend, guettant le moindre bruit. Où sont donc ces hommes qui la font frissonner de dégoût ? À peine cette pensée lui a-t-elle traversé l’esprit que son oncle Alexandre surgit sur le perron, un homme agrippé à chaque bras. Sa chemise est déboutonnée sur son torse maigre et ses cheveux bruns sont en bataille. Ce n’est plus son oncle adoré, celui qui la taquine et sait la faire sourire quand elle est triste, regarde dans ses yeux et comprend tout, son oncle toujours joyeux et tiré à quatre épingles. C’est un homme vaincu et dépenaillé, pitoyable et raide. Tiré par les deux hommes aux manteaux de cuir, il manque une marche, trébuche et est traîné jusqu’à l’une des grosses voitures noires dans laquelle il est jeté comme un paquet de linge sale. La porte se referme violemment sur lui et les véhicules démarrent en laissant de profondes traces dans le gravier. Violette voit sa grand-mère arriver sur le perron en courant, encore en train d’enfiler sa robe de chambre, la grosse natte de ses cheveux gris flottant sur son dos et elle l’entend crier « Non ! Non ! Attendez, c’est une méprise ! » Les voitures disparaissent dans le jour naissant et un silence stupéfait saisit le vieux couple qui reste enlacé, accroché l’un à l’autre dans le matin frissonnant.

Violette s’est laissé glisser sur le plancher, horrifiée, et dans sa tête retentit encore le cri désespéré de sa grand-mère. L’idée que l’on puisse faire du mal à son oncle lui est insupportable. C’est un autre morceau de jeunesse et d’innocence qui lui a été arraché. Le frère de sa mère a été arrêté, pourquoi pas elle ? Pourtant, elle est rassurée d’être toujours ici, prisonnière sous les toits à l’abri des regards et des dangers : les hommes ne sont pas montés jusqu’au grenier pour venir la chercher elle aussi. Son soulagement, mêlé de culpabilité et conjugué à la terreur d’être capturée, l’a anéantie et elle éclate en longs sanglots silencieux. Elle essuie ses larmes du revers de la main et peu à peu, le silence du grenier l’apaise, épais et rassurant. Elle reste longtemps assise contre le mur, encerclant ses jambes de ses bras. Elle se sent vieillie, refoulée dans l’ombre avant d’avoir pu offrir sa lumière. Elle a vingt ans et depuis deux semaines, elle est prisonnière, cachée dans le grenier de ses grands-parents, attendant la fin de cet interminable conflit. Quand viendra la liberté ? Quand pourra-t-elle enfin sortir de sa cachette et retrouver sa vie ? « Bientôt, bientôt », avait murmuré son grand-père hier lorsqu’il lui avait apporté sa maigre pitance.

Il est vrai que depuis plusieurs semaines, les bombardements et les mitraillages n’ont pas cessé. Ils sont d’une telle violence qu’un débarquement des forces alliées semble devenu évident, même pour ceux qui ne savent rien des préparatifs. Les trains, les gares, les nœuds ferroviaires sont bombardés sans relâche. L’aviation alliée veut couper toutes les voies d’accès à la côte, interdisant ainsi aux renforts allemands de converger vers les plages où aura lieu le débarquement. Les différents réseaux locaux de la résistance sont plus actifs que jamais, opérant des sabotages sur les voies ferrées, communiquant des renseignements, recueillant des aviateurs blessés, puis les réacheminant vers l’Angleterre. Les membres de ces réseaux sont arrêtés, traqués par la Gestapo, mais aussi par ses agents français, des hommes et des femmes qui ont choisi de dénoncer ceux qui résistent à l’occupant.

Quatre ans que dure la guerre. Alors que s’était annoncée la déferlante allemande en juin 1940, les habitants de Carentan, à quelques kilomètres au nord de Neuilly-la-Forêt, s’étaient pressés devant l’affiche qui déclarait la mobilisation générale. Les trains bondés de soldats étaient partis de Caen vers la ligne Maginot. Celle-ci, réputée infranchissable, n’était plus qu’un trait sur la carte et l’armée allemande avait commencé sa fulgurante progression. Affolées, les populations s’étaient jetées sur les routes de France en un exode désordonné. Les familles qui avaient la chance d’avoir une voiture s’y étaient entassées. L’essence était introuvable et hors de prix. Lorsque les voitures n’avançaient plus, on avait fait comme les autres, on avait marché des kilomètres vers des villes où l’on ne savait plus comment loger et nourrir ces hordes de gens effrayés fuyant devant l’armée allemande qui les talonnait. À Paris, les vieillards et les malades ne pouvaient pas toujours être évacués. Des infirmières avaient pris sur elles et les avaient soustraits aux souffrances d’un voyage impossible. « Sédol et morphine à haute dose » avait lancé un médecin débordé, signant ainsi la fin de leur vie. Orléans brûlait, le génie français avait fait sauter les ponts qui enjambaient la Loire pour empêcher les Allemands de progresser. Sur la route, on avait laissé les chevaux morts, épuisés d’avoir trop longtemps tiré des charrettes surchargées, on avait aussi enterré à la hâte les victimes humaines des avions allemands qui passaient en rase-motte sur les longues colonnes de réfugiés. On avait perdu des enfants, des valises et l’on avait tout laissé derrière soi. Les conseils municipaux avaient fui, emportant parfois les archives de la ville qui seraient souvent égarées ou brûlées. Réfugié à Bordeaux, le gouvernement français avait eu du mal à faire face à cette débâcle et le maréchal Pétain avait appelé à « cesser le combat ». Les Français n’avaient plus d’espoir, leur armée était vaincue et ils ne croyaient plus en l’armée anglaise. Alors peu à peu, ils étaient rentrés chez eux, sans savoir ce qu’ils allaient retrouver. Les ouvriers et les agriculteurs avaient été les premiers à remonter vers le Nord, on avait besoin d’eux pour réorganiser tant bien que mal le ravitaillement et le ramassage des ordures.

Lorsque tout le monde avait pris la fuite pour se joindre aux longs convois de réfugiés encombrant les routes, certains étaient restés. Qui allait traire les vaches, les nourrir, surveiller la maison abandonnée ? Gilbert Duvernois, le père de Violette, avait été de ceux-là. Ayant peu de confiance dans l’intendance militaire qui s’était chargée des troupeaux abandonnés, il n’avait voulu laisser ni sa ferme des Verriers, ni ses bêtes. Alors sa femme, Élisabeth, et ses filles, Violette et Gisèle, étaient restées elles aussi, tout comme ses beaux-parents Tardieu qui s’étaient refusés à abandonner leur fille et leurs petites-filles. Quelques bâtiments des Verriers avaient été en partie détruits, cependant le corps de logis était encore habitable et Gilbert et Élisabeth s’étaient accommodés de la situation, envoyant parfois Violette et Gisèle au Val-Picault pendant quelques jours pour qu’elles y trouvent un peu plus de confort et tiennent compagnie à leurs grands-parents. La guerre avait rapproché les Tardieu de leur gendre et les anciennes déceptions avaient paru vaines et superflues.

Les populations étaient rentrées chez elles et n’avaient pu qu’assister, impuissantes, à l’arrivée des Allemands en longues colonnes de matériel, d’hommes, de camions et même de charrettes auxquelles étaient attelés des chevaux et qui serpentaient sur les routes de la région. Ils étaient entrés dans les petites villes et les villages, avaient réquisitionné les grandes demeures et les châteaux dont ils avaient occupé une partie, prélevé des chevaux, des voitures, des bêtes à cornes sur la richesse de la région et s’étaient fait une place chez l’habitant. La population avait jugé ces nouveaux arrivants plutôt corrects, ce qui confortait l’image que voulait en donner le maréchal Pétain et démentait les rumeurs sur la sauvagerie de l’occupant ; les habitants s’étaient résignés à les côtoyer, toute velléité de refus étant impossible. Violette, quant à elle, avait senti monter en elle un désir intense de se battre et de chasser tous ces soldats comme des intrus indésirables et révoltants. Elle détournait le regard dès qu’elle apercevait un uniforme allemand et pressait le pas. Dérisoire résistance, mais que faire lorsque l’on n’a que vingt ans et que l’on se sent si petite et impuissante face aux bouleversements du monde ?

Dans le grenier, Violette soupire, lasse et déjà fatiguée d’une journée d’inertie et de solitude. Le jour est devenu plus clair, pourtant le ciel reste gris malgré les premiers rayons du soleil. Elle s’est relevée et s’éloigne de la fenêtre ronde. Il n’y a plus rien à voir, elle ne veut plus rien voir. Elle imagine ses grands-parents dans la cuisine, bouleversés, la tête baissée sur leur chagrin, les yeux remplis de larmes et tenant leur bol de café de leurs mains qui tremblent encore.

En dépit de l’arrestation de l’oncle Alexandre, Violette veut accueillir cette nouvelle journée avec le même espoir que tous les autres jours : sortir d’ici, sentir de nouveau la brise du bocage, aller, venir, vivre. Le jour est à peine levé que déjà, le temps lui semble interminable. Sous les poutres sombres, le silence la prend en tenailles et la solitude met parfois une conversation imaginaire sur ses lèvres. Elle se parle à voix basse en anglais, une matière dans laquelle elle excellait au lycée, s’efforce de chercher les mots qu’elle ne connaît pas, tournant consciencieusement les fines pages du dictionnaire et pointant le doigt sur le mot trouvé. À côté de son matelas, les livres s’empilent ; elle en choisit un au hasard, presque malgré elle car il n’y a rien d’autre à faire. Désœuvrée, elle remplit son silence des vers de Lamartine, et se laisse bercer par la cadence et la musique des mots réguliers et apaisants de chaque vers. Au fil des pages, elle accompagne le poète dans ses promenades, ses hésitations et ses tristesses.

Au bord d’un lac d’azur, il est une colline

Dont le front verdoyant légèrement s’incline

Pour contempler les eaux ;

Le regard du soleil tout le jour la caresse,

Et l’haleine de l’onde y fait flotter sans cesse

Les ombres des rameaux.

Et elle se voit, allongée sous les arbres qui se penchent vers la surface lisse de l’eau, la brise la frôle, le soleil joue dans les feuilles et elle a oublié la guerre…

La solitude et le silence qui l’anéantissent depuis presque deux semaines donnent une importance démesurée à chaque son et soudain, des lames de parquet grincent, une porte fait du bruit. Violette se fige et sa respiration s’accélère. Immobile, elle écoute de toutes ses oreilles le panneau qui coulisse et les pas sourds sur l’escalier raide qui mène vers le grenier. Elle reconnaît le souffle court de son grand-père qui peine sur les degrés, elle attend sa voix qui lui assurera que cette présence est bien celle qu’elle croit. « Violette ! Violette ! » murmure le Dr Tardieu. Violette pousse un long soupir de soulagement et sort de sa cachette. Bon-Papa est chargé d’un panier qu’il pose sur le sol. Il ouvre ses bras et Violette s’y blottit, les larmes aux yeux, si heureuse de cette présence apaisante et réconfortante.

— Ton oncle Alexandre a été arrêté ce matin, annonce le Dr Tardieu d’une voix sourde. Ta grand-mère est anéantie. Je suis allé à la Kommandantur de Neuilly-la-Forêt ce matin, je n’ai pu obtenir aucun renseignement.

— Je sais Bon-Papa, j’ai tout vu de la fenêtre…

— Ma petite fille, je t’ai bien dit de ne pas t’approcher de cette ouverture, on pourrait t’apercevoir, gronde le vieil homme d’un ton las.

— Ne vous inquiétez pas Bon-Papa, je fais attention, personne ne m’a vue.

Les sourcils froncés, le Dr Tardieu tend un panier à Violette. Il vacille légèrement et des larmes perlent au coin de ses yeux, il a l’air si vieux aujourd’hui… Mais il se ressaisit vite.

— Voilà de quoi tenir le coup pendant un moment, chuchote-t-il d’un air absent.

Il fait un bref inventaire de ce qu’il a pu apporter : un morceau de pain, qu’il faudra manger vite avant qu’il ne rassisse, quelques œufs durs et un bon morceau de fromage, une grosse pomme de terre déjà cuite et de l’eau dans une bouteille en verre.

— Merci ! Merci ! s’exclame Violette dans un souffle.

— Donne-moi ton seau d’aisance, murmure le docteur.

Cet échange de seau rempli contre un seau vide mettait toujours Violette très mal à l’aise, Bon-Papa ne semblait pas y accorder la moindre importance. « Après tout, il est médecin, il a l’habitude », se disait-elle pour mieux supporter la transaction. Alors que son grand-père s’apprête à partir, Violette le retient par la manche.

— Bon-Papa, que se passe-t-il dehors ? implore-t-elle.

— Le débarquement doit être proche, mais ce n’est pas encore pour tout de suite, répond-il. Il n’y a pas eu de bombardements la nuit dernière, je sais que les choses vont se détériorer dans les jours qui viennent. Soyons patients, ma petite fille, la délivrance est proche. Je dois te laisser, poursuit-il la voix cassée par l’émotion, et continuer mes démarches pour tenter de savoir où est Alexandre et essayer de le faire libérer.

— Oh Bon-Papa, que va-t-il lui arriver ? dit Violette en accrochant le bras de son grand-père.

Le Dr Tardieu ne dit mot, il est déjà en haut des marches, le seau nauséabond se balançant à son bras. Le panneau a coulissé et elle n’entend plus rien tant son grand-père marche avec précaution.

Violette est de nouveau seule, dans un silence si complet qu’il l’enveloppe comme un linceul. Elle reste quelques instants sans bouger et l’image de son oncle traîné sur les marches du perron revient sans cesse, lancinante et révoltante. Elle finit par se saisir de l’anse du panier, soulève le torchon rouge et blanc et sort ce qu’on lui a préparé. Par quoi commencer ? Et combien d’heures s’écouleront avant le panier suivant ? Violette commence par dévorer le pain avec un morceau de camembert qu’elle a découpé avec son petit canif. Quel délice ! Il est un peu fort, mais elle a si faim qu’elle ne peut s’empêcher de tailler un autre morceau. Elle se rappelle à l’ordre ; elle voudrait tout dévorer, tout de suite. Elle boit à longs traits l’eau de la bouteille, enroule le reste de ses provisions dans le torchon et replace le tout dans le panier qu’elle suspend à un clou dans la charpente. Elle s’allonge sur le matelas, rassasiée pour quelques heures elle sait qu’elle aura bientôt faim. Elle a faim en permanence ; elle rêve de poisson frais, habituellement si abondant et qui fait défaut car les Allemands empêchent souvent les sorties des bateaux de pêche au large des côtes. Elle s’invente des menus pantagruéliques détaillés et tente de reconstituer les quantités et les ingrédients des recettes. Elle s’imagine dans la cuisine avec sa mère ; sur le fourneau, d’irrésistibles effluves s’échappent d’une casserole fumante. Les deux femmes s’affrontent souvent, mais se reconnaissent dans cette pièce où Élisabeth dirige clairement les opérations et Violette accepte d’exécuter. Après quatre années au cours desquelles l’occupant avait réclamé une part croissante du ravitaillement auprès de la population qui n’osait crier sa colère, Violette avait oublié le goût et jusqu’au fumet d’une blanquette, d’un rôti, de légumes ou de volaille qui pourtant n’avaient jamais manqué dans cette région à la nature si généreuse. Les « ersatz » s’étaient généralisés et l’on avait retrouvé de vieilles recettes : le savon à la feuille de lierre, l’orge grillée en guise de café. Les haricots verts, les petits pois et autres légumes verts avaient été remplacés par les éternels rutabagas et les topinambours que Violette détestait.

Elle a tant minci qu’elle peut pratiquement encercler sa taille de ses mains. Elle était menue, elle est devenue maigre. Ses coudes et ses genoux marquent les angles de sa silhouette gracieuse et elle ne remplit plus ses robes défraîchies. Avant la guerre, avant que les privations ne creusent son visage, elle avait toujours été sensible aux regards qui se posaient sur elle et ne la lâchaient pas. Elle jouait de la masse de ses cheveux brun foncé et savait clouer ses yeux noirs aux longs cils sur quiconque tentait de la contrarier. Rares étaient ceux qui lui tenaient tête très longtemps et elle finissait toujours par obtenir ce qu’elle voulait. « Tu tiens bien de ta mère », soupirait son père d’un air attendri lorsque, de guerre lasse, il lui accordait ce qu’elle demandait avec insistance. La mère de Violette, Élisabeth, née Tardieu, était bien aussi obstinée que sa fille. À dix-neuf ans, la fille du docteur avait épousé Gilbert Duvernois, un cultivateur qui vivait seul avec sa mère. Le jeune homme avait pris la tête de l’exploitation familiale dès ses seize ans lorsque son père était décédé des blessures causées par les cornes du taureau de la ferme qu’il n’avait pas su maîtriser un jour d’orage. Un « cul-terreux », avait commencé par dire Mme Tardieu, née Madeleine de Tournay, qui avait eu du mal à cacher sa déception devant le choix de sa fille. Mais Élisabeth, que son jeune fiancé Gilbert avait tendrement surnommée Lili, avait tenu bon et Mme Tardieu avait cédé devant la détermination de sa fille. Elle avait peu à peu accepté ce gendre taiseux si différent d’Alexandre, le seul frère d’Élisabeth qui, au moment du mariage de sa sœur, se préparait à emboîter le pas à son père et se destinait, comme lui, à la médecine. Alexandre avait soutenu Lili et avait réussi à convaincre ses parents que Gilbert Duvernois était un homme digne de l’amour de sa sœur. Le temps lui avait donné raison et les deux petites filles nées de ce mariage avaient un peu arrangé les choses. L’une, Violette, brune comme sa mère et l’autre, Gisèle, blonde comme son père l’avait été enfant, avaient peu à peu fait fondre l’antagonisme de Mme Tardieu qui adorait ses petites filles et se reconnaissait sans doute avec fierté dans ces enfants volontaires et têtues. Le Dr Tardieu, quant à lui, habitué à lire la vie des gens dans leurs maux et maladies divers, avait laissé faire et n’avait jamais contrarié sa fille, sachant qu’il est des appels auxquels on ne peut résister.

Violette s’est assise sur le matelas et fixe le rai de soleil qui éclaire le plancher d’un éclat fugitif. Elle se lève doucement et, marchant à pas de loup, se rapproche de la fenêtre ronde, espérant saisir un bout de la vie du château qui lui manque tant. Comme elle aimerait courir avec Gisèle sur les grandes pelouses qui s’étendent derrière, leurs pieds nus mouillés par la rosée et se laisser tomber avec elle, essoufflée, sur le banc au fond du jardin près du saule pleureur ! Ces moments d’insouciance sans retenue lui manquent cruellement et ces petits bonheurs innocents – les confidences de Gisèle, les courses dans la campagne, les taquineries de l’oncle Alexandre – font naître en elle une nostalgie dont elle n’aurait jamais pu soupçonner l’amertume. Ils prennent un relief dont elle ne se lasse pas d’examiner les moindres détails maintenant qu’ils lui ont été enlevés. Gisèle surtout lui manque. Seuls seize mois les séparent et les jeunes filles sont aussi symbiotiques que des jumelles. Les deux sœurs avaient bien tenté de se voir dans le grenier, mais leur grand-père avait formellement interdit tout contact et tout mouvement susceptible d’éveiller la malveillance.

Violette tend le cou et balaie le jardin et la cour du regard, perdue dans ses pensées, lorsqu’elle voit une porte de l’aile gauche s’ouvrir et une silhouette se détacher dans l’embrasure. Gisèle ! Elle porte la main à la bouche pour étouffer son appel, le cri instinctif qui lui est venu aux lèvres pour appeler sa sœur. Que fait-elle dans cette partie de la propriété réservée aux soldats allemands ? Violette s’est écartée de la fenêtre, émue d’avoir aperçu sa sœur à son insu mais le cœur battant, chahuté de mille questions.

Gisèle était-elle chez Trammel ? Comme beaucoup d’habitants de la région, Bon-Papa Tardieu avait dû à contrecœur ouvrir les portes de la demeure aux Allemands. Un officier et un groupe de soldats s’étaient installés dans l’aile gauche du Val-Picault. Le docteur n’avait pas été contraint de céder sa propre chambre comme d’autres maîtres de maison, malgré cela la croix gammée qui flottait en permanence sur sa façade lui rappelait tous les jours qu’il n’était chez lui qu’un invité sans importance. Madeleine Tardieu avait ostensiblement ignoré ces locataires indésirables. Leur capitaine, Ludwig von Trammel, faisait partie du 914e régiment de la 352e division de la Wehrmacht, chargée d’améliorer les défenses côtières, de creuser des abris et de poser des mines et dont le commandement se trouvait dans le village de Neuilly-la-Forêt. De son mètre quatre-vingt-dix, il regardait ses semblables de ses yeux bleu glacier et se déplaçait avec la souplesse d’un chat. Le Dr Tardieu avait été frappé, à son corps défendant, par les manières raffinées et courtoises de l’Allemand et n’avait pu s’empêcher de penser qu’il faisait cette guerre contre son gré. L’officier était resté discret, semblait méticuleux dans l’organisation de ses tâches ; il s’absentait parfois plusieurs jours avec ses hommes pour des manœuvres ou pour surveiller la construction du mur de l’Atlantique. Ces jours-là, le Dr Tardieu posait la canne contre le mur près de la porte d’entrée : la voie était libre, les occupants allemands étaient absents et les blessés affluaient, la nuit ou au petit matin. Violette et Gisèle n’avaient pas été insensibles à la prestance de l’officier allemand qui se courbait légèrement et quelque peu cérémonieusement lorsqu’il croisait les jeunes filles, un sourire ravi éclairant alors son visage. Son regard s’attardait surtout sur Gisèle, sa blondeur et ses yeux turquoise. Il perdait alors de sa raideur et l’on oubliait son uniforme pour ne voir qu’un jeune homme aux manières exquises. Alors qu’il était au château depuis plusieurs semaines, il avait frappé un soir à la porte de la cuisine alors que le soleil se couchait derrière le saule aux feuilles encore vert tendre du jardin. Mme Tardieu épluchait quelques pommes de terre avec Mme Simone, une femme du village attachée depuis longtemps au Val-Picault. Surprise par le salut militaire de l’Allemand, Mme Tardieu en avait lâché son épluche-légumes, se sentant prise en faute comme une petite fille. « Bonjour Madame », avait prononcé Trammel presque sans accent après s’être découvert. Mme Tardieu s’était gauchement levée malgré elle, furieuse d’avoir été surprise comme une servante. « Madame, avait-il continué, je voudrais vous demander si je peux jouer votre piano. » Pouvait-elle refuser ? Madeleine Tardieu avait dit oui du bout des lèvres. Elle-même aimait parfois, après le dîner, faire chanter ses petites-filles et laisser ses doigts courir sur les quatre-vingt-dix-sept touches d’ivoire un peu jaunies du Bösendorfer Imperial Grand aux huit octaves auquel elle tenait comme à la prunelle de ses yeux. Mme Tardieu avait bien dû reconnaître que le jeune officier allemand n’était pas un novice, même si elle fermait bruyamment toutes les portes pour ne rien entendre.

Les soirs où il dormait au château, l’officier s’asseyait au piano et écumait toutes les partitions de Mme Tardieu, déchiffrant sans effort Beethoven, Mozart, Chopin, Mendelssohn ou Debussy. Madeleine Tardieu « oubliait » de plus en plus souvent de fermer les portes, clairement émue par la virtuosité de l’occupant. Gisèle, quant à elle, semblait touchée elle aussi par la musique et le musicien et au bout de quelques semaines, avait avoué à sa sœur que Trammel la courtisait. Violette l’avait tancée, surprise et choquée à la fois : « Comment peux-tu faire une chose pareille ? » Gisèle n’avait rien répondu et Violette avait soudain mesuré le grave danger. Et si Trammel s’intéressait de trop près aux constantes allées et venues du château ? N’essaierait-il pas de se venger de l’indifférence de Gisèle à son égard ? Plusieurs aviateurs britanniques avaient échoué dans ce même grenier où elle était aujourd’hui. Ils étaient restés quelques jours, le temps de récupérer et que le docteur trouve le moyen de les renvoyer vers l’Angleterre. Violette s’était parfois occupée d’eux, leur avait apporté de l’eau et quelques victuailles et avait changé leur pansement si la blessure n’était pas trop grave.

— Que vas-tu faire ? avait continué Violette.

— Je ne sais pas. Tergiverser… Il est correct, tu sais…

— Que veux-tu dire ? s’était écriée Violette. C’est un boche enfin, c’est l’ennemi, il occupe la France. Les Allemands arrêtent des gens on ne les revoit plus jamais, tu sais bien tout cela !

— Oui, mais il déteste la guerre. Il est là parce qu’il y est contraint. Il ne croit pas que l’Allemagne va être victorieuse.

— Vous avez eu de longues conversations à ce que je vois ! Et tu es convaincue de sa sincérité ? Tu perds la tête vraiment.

— Quand il joue du piano le soir, je ne peux pas croire qu’il n’y a pas quelque chose de bon en lui, avait poursuivi Gisèle un léger sourire sur les lèvres. Il joue à mon intention, il me l’a dit.

Le soir même, Trammel s’était assis au piano et avait joué un lied de Mendelssohn. Violette avait dû reconnaître que quelque chose en elle avait bougé. Les émotions qu’elle avait plongées au fond d’un lac glacé pour mieux survivre étaient lentement remontées à la surface et elle s’était laissé caresser par la mélodie qui s’échappait du grand salon. Une digue avait cédé et, pendant quelques instants, elle avait laissé courir ses envies de légèreté, d’optimisme et de gaieté. Le capitaine Trammel n’avait joué que ce morceau et elle y avait entendu une déclaration pour sa sœur qui l’avait bouleversée.

Violette n’entend plus le piano du soir. Elle n’entend plus rien et c’est un silence douloureux qu’elle voudrait déchirer par des éclats de rire, par des cris de joie, par de la musique trop forte. Elle voudrait se disputer avec Gisèle, claquer des portes, marcher dans les rues de Carentan dans la foule qui envahit les trottoirs les jours de marché, être éblouie par un rayon de soleil qui jouerait dans les plis d’une jolie robe. Elle s’imagine, conquérante et libre, suscitant le désir dans les yeux des inconnus et relève sa chevelure de ses deux mains… Mais non, elle est là, assise sur cette couverture sale et percée dans un silence compact. Elle chasse de la main l’araignée qui galope sur les livres. Elle a faim et se retient pour ne pas aller décrocher le panier qui pend là-haut sous la charpente. Si au moins elle pouvait être utile à quelque chose, comme elle l’avait été avant de devoir se cacher ici ! Si au moins elle avait eu le temps de partir pour Avignon au lieu d’être jetée dans ce grenier dans la précipitation ! Il n’y avait pas eu une minute à perdre.

II

Quatre heures du matin. Jack Winters est réveillé ; les yeux grands ouverts, il guette vainement les premières lueurs du jour sur la base aérienne de Chalgrove en Angleterre. La nuit reste noire et profonde derrière les petites fenêtres de la hutte qu’il partage avec d’autres soldats. Son sommeil tourmenté a été brouillé de rêves effrayants dans lesquels son avion, navire silencieux, glissait lentement, trop lentement, dans le ciel parsemé des flocons noirs et maléfiques de la DCA allemande ; l’avion avait été touché et perdait de l’altitude puis était tombé pesamment, sans soubresauts, vers l’eau étale d’une mer sans rivage. Cloué sur son siège de pilote, Jack était devenu totalement sourd à ce qui l’entourait ; il voulait crier, pourtant aucun son ne sortait de sa bouche. Dans son rêve, il voyait, tracées sur la mer en épais traits noirs, les lignes qu’il devait suivre pour prendre les clichés qui formeraient le puzzle géant sur lequel tous seraient penchés dès son retour. Les lignes étaient devenues troubles, il ne pouvait plus ni les distinguer ni les suivre. Contre toute logique, son masque à oxygène était posé sur ses genoux et il commençait à perdre connaissance, victime d’anoxie. « J’ai échoué, pensait-il. Je n’ai rien d’un héros, je n’ai pas accompli la mission… » Il avait froid et soif et se laissait bercer par l’avion qui semblait tomber dans du coton. Tout lui était devenu égal et il se sentait étrangement détaché de sa propre existence. La chute était sans fin et dans le rêve, l’impact n’avait jamais lieu. Il s’était alors réveillé dans l’obscurité totale, en sueur, rassuré, à l’écoute de la réalité rythmée par la respiration régulière de ses compagnons de chambre.

Depuis plusieurs semaines, les soldats américains dorment dans une hutte Nissen, cet abri en tôle ondulée demi-cylindrique posé sur une chape de ciment, peu confortable, mais un havre rassurant que Jack aime retrouver lorsqu’il revient de mission, fourbu et heureux d’être en vie. Il s’habitue bon gré mal gré à la vie spartiate de la base, à la routine des vols de reconnaissance photographique au-delà de la Manche, quadrillant avec conscience la terre à 30 000 pieds d’altitude et rapportant à la base de Chalgrove des images dont il connaît toute l’importance. Cependant l’absence de distractions et l’atmosphère militaire et confinée avaient commencé à lui peser. Il s’était rendu à Londres en permission au mois d’avril 44, mais alors que ses camarades avaient couru les filles et les bars, il avait rendu visite à la famille d’un collègue juriste de son père avec qui des relations professionnelles s’étaient nouées entre les deux guerres. Les Carrington l’avaient accueilli avec chaleur dans leur maison d’Eaton Square et Jack s’était laissé happer par le raffinement de cette demeure où, en dépit de la guerre, on vivait comme avant, en faisant un pied de nez quotidien aux bombardements et aux restrictions. Le dîner avait été interrompu par une alerte et le hurlement des sirènes avait obligé les invités à descendre à la cave, avec deux bouteilles de Pol Roger, cuvée 1928, une coupe à la main. Ce soir-là, Jack avait dormi dans les draps frais d’un lit à baldaquin, un feu brûlant dans la cheminée de la chambre car le chauffage s’était éteint depuis longtemps.

Ses montagnes lui manquent et la neige boueuse, la pluie, et le brouillard qui couvre si souvent la campagne anglaise et ancre les avions au sol, ne font qu’exacerber son désir de retrouver le ciel bleu cobalt et la neige étincelante du Colorado. Sa dernière permission remontait à Noël 43. Cinq mois déjà qu’il avait franchi le seuil de la maison du quartier du Country Club à Denver et qu’il avait descendu les marches du perron où la neige avait été soigneusement balayée. Dans la voiture qui l’avait emmené au terrain d’aviation, il avait vu au loin les Rocheuses scintiller sous un soleil aveuglant et joyeux et son cœur s’était serré. Cette année, il n’y aurait sans doute pas de randonnées en altitude lorsqu’au printemps, les flancs des montagnes se couvrent de fleurs sauvages et éphémères. Il avait réalisé à ce moment son attachement à sa famille, à la ville où il était né et avait grandi. Il n’était pas sûr de revenir, de retrouver la vie qu’il aimait et dont il n’avait jusqu’à la guerre jamais remis en question le fait qu’elle était sienne et inaliénable. La légèreté de l’air, la lumière blanche en toutes saisons, les rues familières de Denver, la grande maison confortable que son grand-père avait fait construire, c’était ce qui le définissait, un cadre qu’il ne pourrait s’empêcher de comparer à tous les autres lieux qu’il connaîtrait dans sa vie. C’était « home ». Alors qu’il descendait ces marches qui avaient déjà séché sous le soleil éblouissant, il avait entendu avec une acuité particulière le bruit de ses chaussures sur la pierre, une voiture qui passait dans la rue, la voix moqueuse de sa dernière sœur qui tentait, avec ses espiègleries, de rendre son départ moins douloureux et il avait senti sur son visage l’air froid descendu des montagnes. Tous savaient que c’était peut-être un adieu et qu’il pouvait ne jamais revenir et laisser autour de la table familiale une place béante pour toujours. Sa mère avait posé une main affectueuse sur son épaule et n’avait pas quitté ses côtés. Elle avait tenté de rester souriante dans les heures qui avaient précédé le départ de son fils, mais elle était si bouleversée qu’elle pouvait à peine parler. « Darling, avait-elle murmuré, fais attention à toi et ne prends pas de risques inutiles. Reviens entier, je t’en prie. » Sa voix s’était cassée sur les derniers mots. Elle avait pris Jack dans ses bras, puis s’était vite détournée après lui avoir caressé le visage. Son père à son tour l’avait étreint en lui donnant quelques bourrades dans le dos pour cacher sa grande émotion. La ressemblance entre les deux hommes était frappante : même haute stature et large torse, mêmes yeux pétillants d’un azur profond et même bouche bien dessinée. John Winters s’était détaché de son fils et avait nerveusement tiré sur le cigare qu’il n’avait pas lâché.

À vingt-deux ans, Jack avait été dans les premiers à se rendre au bureau de conscription après que les États-Unis étaient entrés en guerre au lendemain de Pearl Harbor, le 8 décembre 1941. Il avait répondu, comme tous les hommes entre dix-huit et quarante-cinq ans se devaient de le faire, à l’appel sous les drapeaux. La guerre était arrivée jusque dans le Colorado, alors que nombreux étaient ceux qui avaient espéré que ce conflit resterait aussi éloigné de leur vie qu’il l’était sur la carte du monde. Les civils avaient renoncé à voir se dérouler devant eux un avenir tranquille et préservé de la folie qui s’était emparée de l’Europe et s’étaient mobilisés avec patriotisme pour participer à l’effort de guerre : les hommes jeunes étaient partis au front, les femmes avaient pris leur place dans les usines et les bureaux et les plus âgés levaient des fonds pour financer la construction de milliers d’avions, de navires et d’équipement militaire.

Jack serait le seul de sa famille à devoir aller se battre, un soulagement pour ses parents, qui ne voyaient qu’un seul de leurs enfants partir au combat, mais une nouvelle source de frustration pour son frère Alan, de deux ans son aîné. Depuis que la polio l’avait frappé lorsqu’il avait cinq ans, lors d’un été particulièrement chaud qui avait favorisé la contagion à Denver, Alan s’était efforcé de gommer sa différence et de vivre une vie en tous points semblable à celle de son frère. Il avait survécu, alors que d’autres enfants avaient été fauchés par la maladie, mais sa jambe gauche, paralysée et déformée, attirait des regards appuyés auxquels il ne prêtait nulle attention. Petit garçon, il avait toujours refusé d’utiliser des béquilles et l’enfant devenu jeune homme avançait la tête haute en tanguant de droite à gauche et parlait fort pour dissiper toute impression que sa mauvaise jambe faisait de lui un être vulnérable et sans défense. Après Alan et Jack, venaient Janet et Deirdre. Les deux filles Winters avaient peu de choses en commun et se chamaillaient fréquemment. Janet, d’une nature indolente, attendait le mari qui viendrait prendre le relais de ses parents, tandis que Deirdre, que l’on surnommait Didi, voulait un destin différent, qui lui appartiendrait entièrement. Elle était inscrite à la faculté d’histoire de l’université de Denver et, contrairement à sa sœur qui était rarement touchée par ce qui ne la concernait pas directement, elle avait suivi le conflit qui avait éclaté en Europe et avait marqué sur une carte l’avancée de Hitler et de ses troupes. « Si les Alliés veulent débarquer en Europe, avait déclaré Didi à Jack, ils doivent d’abord assurer leur supériorité dans les airs. Le gouvernement des États-Unis recherche aux quatre coins du pays des pilotes, des navigateurs, des mitrailleurs et des mécaniciens. Toi qui as toujours voulu apprendre à piloter, c’est le moment de réaliser ton rêve ! »

Jack s’était souvenu de l’été de ses six ans, lorsque Grandpa Winters l’avait emmené voir une démonstration aérienne dans un grand champ non loin de Denver où la foule s’était massée pour admirer un aviateur qui, dans son biplan Waco rouge, enchaînait les pleins et les déliés dans le ciel pur du Colorado. « Un jour, je conduirai un avion moi aussi », avait-il déclaré à son grand-père lorsque la foule ébahie s’était dispersée. Grandpa lui avait tapoté la tête avec affection, en souriant d’un air entendu. L’année suivante, Jack avait vu Lindbergh, qui quelques mois plus tôt, avait traversé l’Atlantique en solitaire dans son monoplan Spirit of St. Louis, défiler dans la 16e Rue à Denver jusqu’au Capitole, acclamé par la foule. Le petit garçon avait sauté d’excitation en voyant son héros et Grandpa avait encore souri devant son enthousiasme et ses rêves de pilote. N’était-ce pas là une lubie d’enfant, émerveillé par ces aventuriers téméraires partis à la conquête du ciel ? Dans la famille Winters, on était sage, on avait des métiers sérieux, on était juge ou avocat et on s’écartait peu des chemins tracés ; on ne s’envolait pas dans les airs.

Les rêves d’avion de l’enfant s’étaient peu à peu effacés, mais avaient repris forme avec les circonstances et, bien que Jack eût tout naturellement suivi la tradition familiale en se destinant, lui aussi, à une carrière juridique, il avait décidé depuis plusieurs mois que s’il devait se battre dans cette guerre qui paraissait encore lointaine, ce serait en tant que pilote. Et c’est sans hésiter qu’il s’était engagé comme officier de réserve, avant même d’avoir fini son droit à Yale, dans le Connecticut. À peine passé le barreau de Denver, il avait rallié avec d’autres cadets la base de Will Rogers Field dans l’Oklahoma, après une formation sur la base de Peterson dans le Colorado et un stage de mécanique en Géorgie.

« Je suis au milieu de nulle part », avait-il écrit à May, la jeune fille blonde qu’il avait commencé à courtiser avant son départ, en évitant soigneusement de parler de sentiments. « Pas une montagne à l’horizon. » S’il avait eu du mal à quitter Denver, sa famille et l’univers de son enfance, l’étincelle de l’esprit d’aventure qui sommeillait en lui avait brusquement surgi et il avait mis de côté ses livres de droit et une vie au parcours déjà esquissé. Il entrait dans un monde qui lui était inconnu, propulsé par l’histoire vers des expériences auxquelles il n’aurait jamais pensé goûter et dont il ne mesurait pas encore toute la gravité et l’effroi.

Il avait fini par s’envoler dans l’immensité du ciel de l’Oklahoma qui lui avait ouvert grand des portes dont il ne soupçonnait pas l’existence. Au gré des affectations, il avait intégré le 34e escadron du 10e groupe de reconnaissance photographique. Il avait pensé qu’il viendrait à piloter un B-17, l’une de ces forteresses volantes qui, en formations de plusieurs dizaines d’avions, noircissaient le ciel d’Allemagne et semaient la destruction dans ses usines. Le sort en avait décidé autrement et, s’il n’avait jamais voulu consciemment reconnaître qu’il avait été soulagé d’échapper à l’hécatombe qu’avaient subie les premiers groupes de bombardement au cours de l’année 43, il était prêt à prendre tous les risques pour survoler et photographier les objectifs, entreprise d’autant plus risquée que son avion ne serait pas armé. « Finalement, je préfère photographier que lâcher des bombes, avait-il écrit à son père. Est-ce lâcheté de ma part ? Je ne sais pas, car le danger est le même que ceux que courent les avions bombardiers. Me voilà lancé sur une voie à laquelle je n’aurais jamais pensé mais qui me convient. L’idée d’aller photographier l’ennemi presque à son insu me plaît. Et je suis comme toi, j’aime la rigueur ! »

Lorsqu’il avait terminé sa formation, sa famille avait fait le déplacement de Denver, en dépit de la distance, pour la remise des diplômes et May était venue. Bizarrement, sa présence l’avait dérangé. Elle représentait, bien malgré elle, ce dont il s’était affranchi pendant quelques semaines et il n’avait pas réussi à lui expliquer l’ivresse qui le saisissait parfois là-haut dans les nuages épars de l’Oklahoma, les camaraderies qu’il avait nouées avec les hommes qui allaient se battre avec lui contre un ennemi qui pour le moment n’était qu’une idée abstraite. Comme toujours, May avait écouté, présente et souriante, posé les questions qu’il fallait ; il n’ignorait pas qu’elle était amoureuse de lui mais il ne parvenait pas à lui rendre ses sentiments avec la même intensité. Didi, irrévérencieuse, l’avait surnommée « le caniche » à cause de sa coiffure blonde d’où ne s’échappait aucune mèche et de son désir de plaire à son frère. Jack n’avait pu s’empêcher de sourire, tandis que sa mère avait morigéné Didi : « C’est une jeune femme absolument charmante et généreuse qui ne mérite pas ce surnom ridicule. Pourquoi faut-il toujours que tu te moques des gens ? »

Pourtant, pendant les quelques jours de permission qui avaient précédé son déploiement vers l’Angleterre, il avait vu May presque tous les jours. Elle avait réussi à tisser autour de lui une douce toile de confort et de tendresse, lui avait cuisiné ce qu’il aimait, l’avait accompagné dans ses derniers achats et, avec sa nature posée et rassurante, l’avait ancré dans une vie dont il savait qu’elle pourrait être la sienne quand il reviendrait de la guerre. L’aimer, c’était croire en son propre avenir et tendre un fil d’Ariane vers son retour. Il lui avait demandé si elle l’attendrait.

« Bien sûr que je t’attendrai », avait-elle répondu tout émue. Il l’avait raccompagnée chez ses parents ce soir-là et, dans la voiture garée devant la maison, il l’avait doucement attirée à lui et posé ses lèvres sur les siennes. Elle avait effleuré sa joue de sa main manucurée et tracé la ligne de sa bouche, les yeux fixés dans les siens ; il l’avait serrée plus fort, sentant monter en lui un désir dont il savait qu’il resterait inassouvi. Elle n’avait toléré que quelques explorations furtives et ils s’étaient quittés les sens exacerbés. Il avait promis. En bon juriste, il avait soigneusement choisi ses mots ; s’il revenait, ils pourraient envisager un avenir ensemble. C’était une ouverture, ce n’était pas une demande en mariage dont il ne se sentait pas capable, même s’il savait qu’elle la comprendrait comme telle. Elle lui avait donné une photo d’elle assise dans le jardin de ses parents un jour d’été, vêtue d’une jolie robe fleurie et la main posée avec douceur sur la tête de son petit chien, un terrier Jack Russel à poil dur. Très loin, à l’arrière-plan, se dessinaient les crêtes des Rocheuses.

En mars 1944, le groupe avait rallié New York en train, mais les soldats n’avaient pu profiter de la courte permission espérée pour se rendre en ville ; celle-ci leur avait été refusée à la dernière minute : ils devaient se tenir prêts pour la traversée. Ils avaient embarqué sur le Queen Mary qui s’était glissé hors du port le 21 mars 1944 à la faveur de la nuit. Ce navire de croisière des lignes Cunard White Star avait été converti en bateau de transport de troupes et n’avait plus rien d’un bateau de luxe : on l’appelait à présent le « fantôme gris » en raison de sa nouvelle couleur moins voyante et de sa grande vitesse. Les neuf kilomètres de ses tapis et deux cent vingt caisses de vaisselle, de verres et de couverts, de tableaux et de tapisseries avaient pris pension dans des entrepôts en attendant la fin de la guerre. Dans les cabines, les soldats s’entassaient sur des lits superposés.

Alors que le navire quittait le port de New York dans la nuit, les soldats s’étaient agglutinés sur les ponts pour embrasser d’un dernier coup d’œil l’horizon hérissé de gratte-ciel. Jack avait vu s’éloigner la statue de la Liberté en se demandant s’il la reverrait jamais. Il avait l’impression de quitter une femme aimée. Reviendrait-il ? Les hommes étaient restés silencieux, regardant le rivage disparaître derrière la courbure de la Terre. La traversée avait duré une bonne semaine. Ceux que le mal de mer n’avait pas cloués sur leur couchette avaient cherché à atteindre les ponts où l’air était glacé et plus respirable que celui des cabines surpeuplées et nauséabondes. C’est avec soulagement que les passagers entendirent un matin les chaînes de l’ancre griffer le navire pour plonger dans le port de la baie de Clyde en Écosse, cernée de collines duveteuses. De Glasgow, le groupe avait filé en train dans la campagne anglaise vers la base de Chalgrove, entre Londres et Oxford. Ils s’étaient émerveillés des sévères châteaux écossais, des hameaux et des fermes parsemant une nature verte et disciplinée délimitée par des haies ou des murets de pierres. Ils avaient aussi découvert un pays abîmé par la guerre, où les nuits étaient d’un noir d’encre, les règles du black out strictement appliquées et où les bicyclettes avaient remplacé les voitures sur les routes. Ils avaient terminé le voyage dans des camions où ils s’étaient entassés, fatigués et abattus. Arrivés à la base de Chalgrove, ils s’étaient installés dans les « huttes » et avaient tenté de s’accommoder de l’humidité, de la pluie et de l’épais brouillard. Même Axis Sally, une personnalité anglophone de la radio allemande qui diffusait son fiel sur les ondes, leur avait souhaité la bienvenue lors de l’une de ses émissions de propagande diffusées par Berlin à l’intention des soldats américains basés en Angleterre : « Le Troisième Reich souhaite la bienvenue à Chalgrove en Angleterre au major Don Hayes et aux hommes et officiers du 34e escadron de reconnaissance photographique. Nos valeureux aviateurs vous attendent de pied ferme sur le continent. » Ils s’étaient esclaffés mais avaient été désagréablement surpris que l’ennemi soit au courant de leurs mouvements. Ils étaient à pied d’œuvre et bientôt, ils allaient devoir faire la guerre. Les missions avaient immédiatement débuté.

III

Deux mois avant d’être cachée dans le grenier, par une nuit sans lune du mois de mars 1944, Violette avait été réveillée par un remue-ménage qui venait du rez-de-chaussée du corps de la ferme de ses parents. Après avoir enfilé sa robe de chambre, elle était descendue à pas de loup et était tombée sur son père et quelques hommes du voisinage qui transportaient de lourdes caisses. En la voyant sur les marches, ils s’étaient tous arrêtés et son père avait rompu leur silence en soufflant d’un air irrité : « Ne reste pas plantée là. Viens nous aider. » Sans un mot, car elle soupçonnait depuis longtemps les activités de son père, elle avait prêté main forte et avait poussé et tiré les caisses vers une trappe qui descendait à la cave où l’on remisait le cidre, les pommes de terre et quelques provisions. Le travail terminé, la trappe avait été recouverte d’un vieux tapis et d’une petite table et les hommes s’étaient dispersés dans la nuit. Gilbert Duvernois avait expliqué à sa fille, à voix basse, que ces caisses chargées de fusils mitrailleurs, de grenades explosives et de pistolets ainsi que d’une grande quantité de munitions avaient été parachutées par les Alliés pour préparer leur arrivée. Ainsi le débarquement approchait ! Dès août 1943, les Allemands avaient pris conscience qu’ils étaient très vulnérables à une attaque venue de la mer, lorsque le vice-amiral Mountbatten avait tenté de débarquer avec six mille Anglo-Canadiens pour prendre Dieppe. Il avait dû se replier vers l’Angleterre, mais Rommel avait saisi le danger que représentait cette zone côtière et en avait interdit l’accès ; les travaux pharaoniques du mur de l’Atlantique avaient débuté, un mur qui, cette fois-ci, devait résister aux Alliés.

Cette nuit-là, Violette avait eu le plus grand mal à se rendormir, on allait être libérés ! Ainsi, toutes les missions de plus en plus périlleuses qu’elle avait accomplies depuis plusieurs mois dans le plus grand secret allaient enfin porter leurs fruits ! Tout avait commencé à l’automne 43, lorsqu’elle avait aperçu une petite cage d’osier sur le bas-côté de la route alors qu’elle revenait de Neuilly-la-Forêt où elle avait fait la queue devant le boulanger pendant plus d’une heure avec ses tickets de rationnement. S’assurant que personne ne l’avait vue, Violette s’était doucement approchée de la cage à laquelle était accroché un petit parachute. À l’intérieur s’agitait un pigeon et elle avait remarqué une enveloppe fixée sur l’osier : « Prière d’ouvrir. Cachez ou détruisez le parachute et le panier. N’emportez avec vous, chez vous ou dans un endroit sûr, que cette enveloppe et le pigeon ». Violette avait entendu parler de ces oiseaux qui, d’instinct, reviennent vers leur pigeonnier d’origine. Ce moyen de communication n’était pas nouveau et avait été employé pendant la Première Guerre mondiale pour faire connaître à l’État-major des armées l’évolution du front. L’oiseau avait sans doute été parachuté par l’armée de l’air britannique et portait à la patte une bague où était attaché un petit tube. Le pigeon ne bougeait pas, pourtant son œil noir frémissait de crainte ; elle l’avait précautionneusement placé dans l’une des sacoches du porte-bagages de sa bicyclette, abandonnant le panier et le parachute qu’elle avait repoussés dans les fourrés ; puis elle avait pédalé à toute allure vers les Verriers. Le vent de la course sifflait dans ses oreilles et son cœur battait la chamade. Elle avait filé, regardant droit devant elle, et était arrivée aux Verriers hors d’haleine.

Après avoir déposé le pain à la cuisine, elle s’était faufilée jusque vers la grange, poussant la bicyclette devant elle. Délicatement, elle avait saisi l’oiseau de ses deux mains, sentant sous ses doigts les battements de son cœur affolé et avait tant bien que mal retiré la bague attachée à sa patte. Fébrilement, elle avait lu le message tiré du petit tube : « Où exactement se trouvent les mitrailleuses, les postes d’artillerie, la DCA et les projecteurs ? Expliquez la situation exacte des défenses sur la côte, des blockhaus, des casemates et autres systèmes de défense »

Comment répondre aux questions ? Elle avait hésité à se confier à son père ou à lui demander conseil. « Ne dis rien. À personne », s’était-il contenté de lui dire. Ignorant ses avertissements voilés, elle avait parcouru des dizaines de kilomètres avec sa bicyclette et avait tenté de s’approcher le plus près possible de la côte, aux environs de Grancamp-Maisy. Sillonnant les routes, elle s’était efforcée de prêter attention à toutes sortes de détails qu’elle avait jusque-là négligés : l’emplacement des points de contrôle, les mouvements des troupes et des camions, et elle avait été arrêtée par des patrouilles allemandes à de multiples reprises. Un battement de cils, un genou découvert et un charmant sourire l’avaient à chaque fois tirée d’affaires. Elle avait soigneusement rempli le questionnaire puis l’avait inséré selon les instructions dans le petit tube fixé à la bague du pigeon. L’oiseau au plumage gris s’était envolé d’un appui de fenêtre, un matin clair et sans nuages, ralliant d’instinct son pigeonnier d’origine en Angleterre. Il lui faudrait échapper aux éperviers que les Allemands avaient dressés pour intercepter les petits messagers en plein vol. Elle l’avait regardé disparaître dans l’aube et son cœur avait eu un sursaut d’espoir. Elle avait eu envie de l’accompagner de cris d’encouragement mais seules quelques larmes avaient coulé de ses yeux sombres. Elle aurait tant voulu trouver d’autres pigeons, participer à la résistance, prendre des risques et se sentir utile ! Aucune tâche susceptible d’accélérer la victoire des Alliés ne l’aurait rebutée et elle piaffait d’impatience.