La Légende de Gösta Berling - Selma Lagerlöf - E-Book

La Légende de Gösta Berling E-Book

Selma Lagerlöf

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Beschreibung

Enfin, voilà le pasteur en chaire… Les paroissiens relevèrent la tête. Ah, ah, le voilà pourtant ! Il y aurait donc un service aujourd’hui : ce ne serait pas comme dimanche dernier, et comme tant d’autres dimanches !
Le pasteur était jeune, grand, élancé. Il avait les yeux profonds d’un poète, le menton décidé d’un homme de guerre. Tout en lui était d’une singulière beauté et comme embrasé de vie intérieure.
Le peuple se sentit étrangement subjugué. Les gens étaient plus accoutumés à le voir sortir du cabaret en titubant, entouré de gais camarades, tels que Bérencreutz, le colonel aux épaisses moustaches blanches, et le fort capitaine Christian Bergh. Il avait tant bu que, depuis des semaines, il n’avait pu remplir ses fonctions et que la paroisse s’était plainte, d’abord auprès de son curé, puis auprès de l’évêque et du chapitre. Et l’évêque était venu procéder à une enquête. Il était là, dans le chœur, la croix d’or sur la poitrine ; et les théologiens de Karlstad et les pasteurs des communes avoisinantes étaient assis autour de lui.

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Selma LAGERLÖF

LA LÉGENDE DE GÖSTA BERLING

André BELLESSORT

1905

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383839989

INTRODUCTION

ILE PASTEUR

Enfin, voilà le pasteur en chaire… Les paroissiens relevèrent la tête. Ah, ah, le voilà pourtant ! Il y aurait donc un service aujourd’hui : ce ne serait pas comme dimanche dernier, et comme tant d’autres dimanches !

Le pasteur était jeune, grand, élancé. Il avait les yeux profonds d’un poète, le menton décidé d’un homme de guerre. Tout en lui était d’une singulière beauté et comme embrasé de vie intérieure.

Le peuple se sentit étrangement subjugué. Les gens étaient plus accoutumés à le voir sortir du cabaret en titubant, entouré de gais camarades, tels que Bérencreutz, le colonel aux épaisses moustaches blanches, et le fort capitaine Christian Bergh. Il avait tant bu que, depuis des semaines, il n’avait pu remplir ses fonctions et que la paroisse s’était plainte, d’abord auprès de son curé, puis auprès de l’évêque et du chapitre. Et l’évêque était venu procéder à une enquête. Il était là, dans le chœur, la croix d’or sur la poitrine ; et les théologiens de Karlstad et les pasteurs des communes avoisinantes étaient assis autour de lui.

À cette époque, vers 1820, on avait de l’indulgence pour les buveurs. Mais Gösta Berling, ce jeune pasteur, avait oublié dans la boisson jusqu’aux plus simples devoirs de son ministère. Il était naturel qu’on le lui retirât.

Gösta attendait dans la chaire ; et, pendant qu’on chantait les derniers vers du cantique qui précède le sermon, cette idée lui vint à l’esprit qu’il n’avait que des ennemis dans l’église, des ennemis à tous les bancs. Là-haut, parmi les seigneurs et les notables qui occupaient les galeries ; en bas, dans la foule des paysans et dans le cercle des premiers communiants, il n’avait que des ennemis. C’était un ennemi qui soufflait l’orgue ; c’était un ennemi qui jouait de l’orgue. Tous lui en voulaient, depuis les petits enfants qu’on portait à l’église, jusqu’au gardien, un vieux soldat, raide et fier, qui avait vu la bataille de Leipzig. Il éprouva comme un besoin de se jeter à genoux et d’implorer leur pitié. Mais aussitôt une sourde colère s’éleva en lui. Il se rappela ce qu’il était, lorsque, l’année passée, on l’avait vu pour la première fois dans cette chaire : un homme sans tache. Et maintenant, du haut de cette chaire, il regardait l’homme à la croix d’or, son juge.

Pendant qu’il lisait l’Introduction, un flot de sang lui empourpra le visage. Oui, c’était vrai : il avait bu. Mais qui avait le droit de l’en accuser ? Avait-on vu le presbytère où il devait vivre ? La forêt de sapins, sombre et lugubre, se dressait jusque devant les fenêtres. L’humidité suintait à travers le toit noir, le long des murs moisis. Est-ce que l’eau-de-vie n’était pas seule capable de donner du cœur, quand la pluie et les tourbillons de neige entraient comme à coups de fouet par les carreaux brisés et que, des sillons mal cultivés, on pouvait à peine arracher de quoi ne pas sentir la faim ?

D’ailleurs n’avait-il pas été le pasteur qui convenait à ces gens ? Ils buvaient tous. Pourquoi pas lui ? Le mari qui enterrait sa femme se grisait après l’enterrement. Le père qui faisait baptiser son enfant achevait le baptême dans une soûlerie. Les paroissiens, au retour de l’église, lampaient tant de petits verres que la plupart rentraient ivres. Ah, certes, ils ne méritaient pour pasteur qu’un ivrogne !

C’était dans les voyages que lui commandait son ministère, – quand, recouvert d’un mince pardessus, il faisait des lieues et des lieues sur les lacs gelés où tous les vents froids se donnaient rendez-vous, – quand sa petite barque s’y ballottait sous des rafales de pluie, – quand, par les tempêtes, il était forcé de descendre du traîneau pour se frayer, à lui et à son cheval, un chemin à travers les monceaux de neige, – quand il traversait les marais des bois avec de la boue jusqu’aux genoux, – c’était là qu’il avait appris à aimer l’eau-de-vie.

Les jours de l’année se traînaient dans un ennui morne. Paysans et seigneurs vivaient, leurs pensées enracinées dans la terre. Mais, le soir, l’esprit rejetait ses chaînes, délivré par l’eau-de-vie. L’inspiration soufflait, le cœur se réchauffait, l’existence se colorait, les chansons prenaient leur vol et les roses embaumaient. La salle de l’auberge se transformait pour le jeune homme en un jardin du midi : des raisins et des olives mûrissaient sur sa tête ; des statues de marbre luisaient dans le sombre feuillage ; des savants et des poètes erraient sous les palmiers et les platanes. Non, sans alcool, la vie n’était pas supportable dans un tel pays ! Tous ses auditeurs le savaient bien, eux qui prétendaient le juger. Ils voulaient lui arracher son manteau de prêtre, parce qu’il s’était présenté, en état d’ivresse, dans la maison de leur Dieu. Mais quel Dieu avaient-ils, quel Dieu croyaient-ils avoir, hors l’eau-de-vie ?

Il avait fini l’Introduction, et s’inclina pour lire le Pater. Un silence, que ne troublait pas une haleine, régna dans l’église pendant la prière. Et subitement le pasteur saisit des deux mains les rubans qui retenaient son manteau. Il avait l’étrange sensation que tous ses auditeurs, l’évêque en tête, montaient à pas furtifs les degrés de la chaire, afin de le lui arracher. À genoux et sans retourner la tête, il les sentait derrière lui qui tiraient. L’évêque et les théologiens, les curés et les marguilliers, le sacristain et tous les paroissiens tiraient et s’efforçaient de dénouer ou de rompre les rubans. Et il se dit que, si les rubans venaient à céder, ils dégringoleraient les uns sur les autres tout le long de l’escalier. Il vit cela avec une netteté si saisissante qu’un sourire passa dans sa prière. Mais en même temps la sueur froide lui perla au front. C’en était fait : il ne serait plus désormais qu’un être honni, un prêtre défroqué, l’espèce d’homme la plus misérable du monde. Mendiant sur les grands chemins, vêtu de haillons, il dormirait, avec les vagabonds et la canaille, ivre, au bord des fossés.

La prière était achevée : il allait commencer son sermon. Alors une pensée lui étreignit le cœur et suspendit un instant les paroles sur ses lèvres. Il se dit que c’était la dernière fois qu’il lui était permis de monter en chaire et d’annoncer la gloire de Dieu. La dernière fois ! Il oublia toutes ses histoires d’eau-de-vie et la présence de l’évêque. Le plancher de l’église lui sembla s’enfoncer sous terre, tandis que le toit s’ouvrait et lui découvrait le firmament. Il était seul, bien seul.

Son esprit s’élança vers le ciel ; sa voix remplit l’espace. Il repoussa le papier sur lequel son sermon était écrit : les pensées descendirent en lui comme un essaim de colombes apprivoisées. Ce n’était pas lui qui parlait, mais quelqu’un de plus grand. Et il comprenait que nul ne pouvait l’atteindre en éclat et en splendeur, lorsqu’il annonçait ainsi la gloire de Dieu.

Tant que l’inspiration fut sur lui, il parla. Mais dès qu’elle se fut éteinte, et que le toit se fut rabaissé et que le plancher fut remonté, Gösta s’inclina profondément et pleura, car il lui parut que la vie lui avait donné son plus beau moment, et ce moment était passé.

Après l’office, le conseil de l’église se réunit, et l’évêque demanda quelles plaintes on avait à formuler contre le pasteur. Gösta ne sentait plus ni cette colère ni cette défiance qui l’avaient agité avant le sermon. Il éprouvait maintenant un grand sentiment de honte et baissa la tête. Hélas, toutes ces misérables histoires allaient donc défiler !

Mais il se fit un silence autour de la table de la mairie rurale. Le pasteur leva les yeux d’abord sur le sacristain : le sacristain se tut ; puis sur les marguilliers ; puis sur les paysans les plus notables et sur les maîtres de forges : personne ne broncha. Tous, les lèvres serrées, regardaient, gênés, les bords de la table.

« Ils attendent que quelqu’un veuille bien commencer », pensa le jeune pasteur.

Un des marguilliers toussa pour s’éclaircir la voix :

– M’est avis, dit-il, que nous avons un bon prêtre.

– Monseigneur a entendu lui-même comment il prêche, ajouta le sacristain.

L’évêque toucha quelques mots des interruptions de service dont l’église avait souffert.

– Le pasteur a bien le droit d’être malade comme les autres, répliquèrent les paysans.

L’évêque fit allusion à leurs anciens griefs et au mécontentement qu’eux-mêmes en avaient exprimé.

Mais tous le défendirent d’un commun accord. « Il était si jeune, leur pasteur, qu’on ne pouvait… rien dire… S’il voulait toujours prêcher comme il l’avait fait aujourd’hui, non, en vérité, ils ne l’échangeraient pas même contre l’évêque. »

Plus d’accusateurs, partant pas de juges. Le cœur de Gösta Berling se gonfla d’aise, et le sang coula légèrement dans ses veines. Il n’avait plus d’ennemis : il les avait désarmés au moment qu’il y pensait le moins, et dorénavant il pourrait continuer d’être leur pasteur !

Après le conseil, l’évêque et les théologiens et les curés et les principaux d’entre les membres de l’assemblée dînèrent au presbytère. Une voisine s’était chargée des soins de la fête, car le pasteur était célibataire. Elle avait tout arrangé de son mieux, et, pour la première fois, Gösta s’aperçut que le presbytère n’était pas si lugubre. La longue table du dîner avait été dressée dehors, sous les sapins, et semblait inviter les hôtes avec sa nappe blanche, sa porcelaine bleue, ses verres étincelants et ses serviettes bien pliées. À l’entrée, deux bouleaux, remués par la brise, faisaient de profondes révérences. Du genévrier haché jonchait le vestibule. De l’auvent pendait une couronne de fleurs. Les bouquets qu’on avait mis dans toutes les pièces chassaient l’odeur de la moisissure, et les petits carreaux verts des fenêtres brillaient hardiment au soleil.

Et tout le monde fut de belle humeur à ce dîner. Ceux qui s’étaient montrés généreux et qui avaient pardonné étaient gais, et les gens d’église se félicitaient d’avoir évité le scandale. Le bon évêque leva son verre et dit qu’il avait eu le cœur gros lorsqu’il s’était mis en route, car de mauvais bruits étaient venus jusqu’à lui. Il avait appréhendé de rencontrer un Saül, mais voici que le Saül était devenu un saint Paul qui les passerait tous en activité. Et le pieux vieillard loua grandement les dons que leur jeune confrère avait reçus en partage : non que ce dernier dût en tirer de l’orgueil ; mais plutôt pour qu’il se donna tout entier à son ministère et se tint toujours sur ses gardes, comme un homme qui marche avec un fardeau précieux.

Le pasteur ne s’enivra point, mais il fut enivré. Longtemps après que ses hôtes furent partis, son sang continuait de courir, rapide et fiévreux. La nuit vint : il resta éveillé devant sa fenêtre ouverte, essayant de calmer, dans la fraîcheur nocturne qui entrait à flots, l’inquiétude de sa délicieuse insomnie.

Tout à coup, une voix se fit entendre :

– Es-tu éveillé, prêtre ?

Et une grande ombre traversa la pelouse. Gösta reconnut le capitaine Christian Bergh, un de ses fidèles compagnons d’orgie. C’était, ce capitaine Christian, une sorte d’aventurier sans foyer ni famille, un géant haut comme le pic de Gurlita et bête comme un Troll de montagne.

– Certes, oui, je suis éveillé, capitaine Christian, répondit le pasteur. Penses-tu que ce soit une nuit où je puisse dormir ?

– Eh bien, écoute alors ce que le capitaine Christian tient à te dire… Le capitaine Christian a eu de fâcheux pressentiments : il a compris que désormais le pasteur rechignerait à boire, car ces théologiens de Karlstad qui étaient venus pourraient revenir, et, s’il godaillait encore, lui arracher son manteau de prêtre. Il y avait une bonne œuvre à faire : le capitaine Christian Bergh n’hésita pas à y mettre sa lourde main. On ne reverra plus ici ni l’évêque ni les théologiens, et dorénavant le pasteur et les camarades pourront au presbytère boire tout leur soûl. Écoute sa prouesse, à Christian Bergh !

« Quand l’évêque et les théologiens furent montés dans leur voiture et qu’on eut bien refermé les portières, le capitaine grimpa sur le siège et les conduisit pendant cinq ou six lieues. Et ces « monseigneurs » sentirent alors combien la vie branle facilement dans notre pauvre corps d’homme. Les chevaux étaient partis ventre à terre… Ah, ces gens-là n’admettent pas qu’un honnête homme ait une pointe de vin ! Gare ! La grande route n’est pas pour eux. Par les champs et les fossés et les pentes abruptes, le long des lacs, dans le tourbillonnement des eaux, à travers les marécages, il les emporta d’un galop vertigineux ; et du haut des montagnes, sur les rochers glissants, les chevaux dévalèrent, les jambes toutes raides. Et pendant ce temps-là l’évêque et les théologiens, le visage blanc derrière les rideaux de cuir, marmottaient des prières. Jamais ils n’avaient fait un pareil voyage. Aussi, quelles figures, quand la voiture les déposa devant l’hôtellerie de Rissœter, vivants encore, mais secoués comme des grains de plomb dans un sac de peau !

« – Que signifie, capitaine ? dit l’évêque, lorsque le capitaine ouvrit la portière.

« – Cela signifie que l’évêque devra y réfléchir à deux fois avant de faire une nouvelle descente chez Gösta Berling, répondit le capitaine Christian qui avait préparé sa phrase, de peur de s’embrouiller.

« – Salue donc Gösta Berling, repartit l’évêque, et dis-lui qu’il ne verra jamais plus d’évêques chez lui. »

Tel est le bel exploit que le fort capitaine Christian raconte au pasteur dans la nuit d’été. Il s’est à peine donné le temps de reconduire les chevaux à l’auberge, tant il avait hâte d’apporter cette bonne nouvelle.

– Et maintenant, tu vois que tu peux être tranquille, prêtre et camarade, conclut-il.

Ah, capitaine, capitaine, les visages des théologiens étaient blancs derrière leurs rideaux de cuir, mais encore plus blanc le visage du pasteur dans la nuit claire !

Le pasteur leva même le bras comme pour asséner un coup terrible sur la face rude et bête du géant. Mais il referma violemment la fenêtre et s’arrêta au milieu de sa chambre, le poing tendu. Ainsi donc, Dieu, dont il avait senti ce jour-là même l’inspiration, dont il avait annoncé la gloire du haut de la chaire, l’avait tourné en dérision ! L’évêque croirait sans doute que le capitaine avait été envoyé par le pasteur : il croirait au mensonge et à l’hypocrisie de Gösta Berling. Et l’enquête recommencerait, et la destitution serait prononcée.

Quand le matin arriva, le pasteur avait quitté le presbytère. Il avait renoncé à se défendre. Dieu s’était joué de lui. Son interdiction était certaine, puisque Dieu la voulait.

Cela se passa vers 1820, dans une commune éloignée du Vermland occidental. Ce fut le premier malheur qui toucha Gösta Berling ; ce ne fut pas le dernier, car ces poulains trouvent la vie dure qui ne supportent ni le fouet ni l’éperon. Au premier aiguillon de la douleur, ils s’emballent sur des chemins sauvages qui mènent aux précipices. Dès que la route est pierreuse et le voyage dur, ils ne trouvent rien de mieux à faire que de renverser leur charge et de courir en folie.

IILE MENDIANT

Par une froide journée de décembre, un mendiant gravissait la pente de Brobu. Il était vêtu de guenilles sordides, et, dans ses chaussures usées jusqu’à la corde, ses pieds étaient trempés de neige.

Le Leuven est un lac étroit et long du Vermland qui, à deux reprises resserré et comme étranglé, s’allonge au nord jusqu’à la forêt finnoise, au sud jusqu’à l’immense lac de Vœnern. Des communes étendues sur ses bords, la plus grande et la plus riche est celle de Bro. Elle occupe une bonne partie des rives de l’ouest et de l’est : mais c’est à l’ouest que se trouvent les plus beaux domaines, Ekebu, Björne, célèbres par leur opulence, et le village de Brobu, avec l’auberge, la maison du tribunal, la demeure du bailli, le presbytère et le champ de foire.

Brobu est située sur une côte raide et escarpée. Le mendiant avait dépassé l’auberge, au pied de la colline, et maintenant il haletait dans la montée du presbytère.

Devant lui une petite fille tirait un traîneau, chargé d’un sac de farine. Il la rejoignit.

– Quel petit cheval pour une si lourde charge ! dit-il.

L’enfant se retourna et le regarda. C’était une toute petite, d’une douzaine d’années, aux yeux perçants et fureteurs, aux lèvres serrées.

– Plût à Dieu que le cheval fût encore plus petit, mais que la charge fût plus lourde et durât plus longtemps ! répondit-elle.

– C’est donc ton fourrage que tu traînes ?

– Dieu sait que oui ! Toute petite que je sois, il faut que je me nourrisse moi-même.

Le mendiant saisit un des montants du traîneau et le poussa.

– Ne t’attends pas à recevoir quelque chose pour ta peine ! lui cria la fillette.

Il se mit à rire.

– Tu dois être la fille du pasteur de Brobu, toi !

– Oui. Il y en a qui ont des pères plus pauvres, mais personne n’en a de plus mauvais. C’est la vraie vérité. N’empêche que c’est honteux pour sa propre enfant d’être obligée de le dire.

– Ton père est avare et méchant, paraît-il.

– Avare, oui, et méchant, oui ; mais, si elle en a le temps, sa fille deviendra pire, à ce qu’on prétend.

– Je crains qu’on ait raison, sais-tu ? Mais où as-tu pris ce sac de farine ?

– Pourquoi ne te le dirai-je pas ? J’ai volé du blé, ce matin, dans la grange de mon père et j’ai été au moulin.

– Mais ne te verra-t-il pas, lorsque tu rentreras avec ton traîneau ?

– Tu as quitté l’école trop tôt, toi ! Mon père est allé loin d’ici visiter un malade.

– Quelqu’un vient derrière nous : j’entends crier la neige sous un traîneau. Si c’était lui !

Le fillette tendit l’oreille, puis elle éclata en sanglots et en hurlements.

– C’est père, cria-t-elle. Il me tuera ! il me tuera !

– Un bon conseil vaut de l’argent ; un conseil rapide, de l’or, fit le mendiant.

– Écoute, dit l’enfant, tu peux me sauver. Prends la corde du traîneau pour que mon père croie qu’il est à toi.

– Et qu’en ferai-je ? demanda le mendiant en passant la corde par-dessus son épaule.

– Tire-le où tu voudras ; mais, dès qu’il fera sombre, amène-le au presbytère. Je te guetterai… Mais tu viendras, entends-tu bien, avec le traîneau et le sac.

– J’essaierai.

– Que Dieu le punisse, si tu ne viens pas ! cria la fillette en se sauvant.

Le mendiant tourna le traîneau et, le cœur pesant, le tira vers l’auberge.

Le malheureux était hanté d’un rêve. Il avait rêvé, dans cette neige où gelaient ses pieds à demi nus, aux grandes forêts du nord de Leuven, aux grandes forêts finnoises.

Ici, à Bro, près du détroit qui unit le Leuven supérieur au Leuven inférieur, dans ces contrées fameuses de la richesse et du bonheur, où le domaine seigneurial touche au domaine seigneurial et la forge à la forge, les routes lui étaient trop pénibles, les places trop étroites, les couches trop dures. Il tendait de toute son âme vers la paix des grandes forêts éternelles. Ici, dans chaque aire, les fléaux battaient comme si les gerbes ne devaient point finir. Sans cesse, des trains de bois et des tombereaux de charbon descendaient des forêts inépuisables. Des convois infinis de minerais passaient le long des routes dans de profondes ornières que cent convois leur avaient déjà creusées et polies. Ici, les traîneaux d’invités volaient d’une maison à l’autre ; et il lui semblait que la joie en tenait les rênes, que l’amour et la beauté y glissaient sur les neiges. Ah, comme il soupirait après la paix des grandes forêts du Nord !

Là-bas où, d’un sol uni, les arbres surgissent droits et pareils à des colonnes ; là-bas, où la neige repose en lourdes couches sur les branches immobiles, où les vents impuissants ne font qu’effleurer les aiguilles des cimes, là-bas il voulait s’enfoncer, et s’enfoncer toujours plus avant, jusqu’à tomber et mourir sous les hauts sapins. Il allait, l’âme fascinée, vers ce grand tombeau murmurant. Il y serait vaincu par toutes les forces de la destruction : la faim, le froid, la fatigue et l’eau-de-vie viendraient à bout de ce pauvre corps qui avait tant souffert.

Cependant il arriva à l’auberge, et, pour y attendre le soir, il entra dans la salle et s’assit près de la porte, accablé. L’hôtelière eut pitié de lui et lui apporta un verre d’eau-de-vie. Elle lui en apporta même un autre, sur ses instances ; mais elle refusa de lui en donner un troisième, et le mendiant fut saisi de désespoir. Oh, boire encore cette eau-de-vie forte et sucrée ! Sentir encore une fois son cœur danser dans sa poitrine et ses pensées flamber sous l’ivresse ! Douce liqueur du blé ! Son flot transparent roulait tous les chants, tous les parfums, toute la beauté, tous les feux de l’été. Encore une fois, avant de s’abîmer dans les ténèbres, il désirait âprement, boire de la joie et du soleil. Alors le misérable offrit la farine, puis le sac et enfin le traîneau. Il en eut un bon sommeil jusqu’au soir, sur le banc du cabaret.

À son réveil, il comprit qu’une seule chose lui restait à faire : puisque son corps l’emportait sur son âme, puisqu’il avait bu sans vergogne ce que lui avait confié une enfant, et qu’il n’était plus qu’une loque de souillure et de honte, il rendrait à son âme, esclave de tant de bassesses, la liberté. Gösta Berling, prêtre interdit et défroqué, convaincu d’avoir vendu pour un peu d’eau-de-vie la farine d’une enfant affamée, se condamne à mort.

Il saisit son bonnet et se précipita en titubant hors de l’auberge. Au bord même de la route, la neige s’était amoncelée : il s’y jeta désespérément, et, les yeux clos, attendit le sommeil dont on ne se réveille pas.

Nul ne sait combien de temps il y resta ; mais il vivait encore lorsque la fille du pasteur de Brobu accourut, une lanterne à la main, et le trouva. Elle l’avait attendu pendant des heures et s’était enfin risquée sur la route, en quête de son voleur. Elle se mit à le secouer et à crier de toutes ses forces afin de le réveiller. Qu’avait-il fait de sa farine, de son sac et de son traîneau ? Il fallait absolument qu’il revînt à la vie, assez au moins pour lui répondre. Le cher père la tuerait, si le traîneau était perdu. Et elle mordait les doigts du mendiant, lui égratignait le visage, hurlait comme une désespérée.

À ce moment des grelots tintèrent.

Qui diable crie ainsi ? demanda une voix impérative.

Je veux savoir ce que cet homme a fait de ma farine et de mon traîneau, sanglota l’enfant en continuant à frapper du poing la poitrine du mendiant.

C’est un homme gelé que tu griffes de la sorte ? ôte-toi de là, chat, sauvage !

Une grande et forte femme saisit la fillette à la nuque et la rejeta sur la route ; puis elle se pencha sur le malheureux, lui passa les bras autour du corps, le souleva et le porta jusqu’à son traîneau.

– Suis-moi à l’auberge, sauvagesse ! cria-t-elle à la fille du pasteur ; et nous verrons ce que tu sais de cette affaire.

* * *

Une heure plus tard, Gösta Berling était assis sur une chaise dans la meilleure pièce de l’auberge, en tête à tête avec celle qui l’avait sauvé de la mort.

C’était une femme qui revenait apparemment de surveiller un transport de charbon dans la forêt. Les mains noires, une pipe de terre à la bouche, elle portait une courte pelisse en peau de mouton, sans doublure, et une jupe rayée dont la bure avait été tissée à la maison. Ses pieds étaient chaussés de grosses bottes ; le manche d’un couteau sortait de son corsage ; et des cheveux blancs droits et lisses se relevaient sur son beau vieux visage.

Avant même qu’elle eût ouvert la bouche, Gösta avait reconnu en elle la fameuse commandante d’Ekebu, dont on lui avait si souvent parlé. Il se prit à trembler sous les regards de cette femme, la plus puissante du Vermland, maîtresse de sept forges, habituée à commander et à être obéie.

Elle, silencieuse, considérait cette misère humaine : des mains rouges et gonflées, un grand corps émacié, mais sur cette ruine une superbe tête qui rayonnait encore d’une farouche beauté.

– Tu es bien Gösta Berling, le prêtre insensé ?

Il demeura immobile.

– Je suis la commandante d’Ekebu, moi.

Il leva vers elle un regard désespéré, et, dans sa nostalgie du silence éternel et des forêts du Nord, il s’effrayait à l’idée d’une lutte à soutenir contre cette femme, dont la volonté et la vie exubérante l’accablaient déjà.

– Laissez-moi mourir ! fit-il.

Mourir, et pourquoi ? La fille du pasteur de Brobu n’était-elle pas rentrée en possession de son sac, de sa farine et de son traîneau ? Elle, la commandante, lui offrait un refuge, comme elle avait accoutumé de le faire aux malheureux sans foyer. Qu’il la suivît à Ekebu : il y trouverait, dans l’aile des cavaliers, une vie de plaisirs et de réjouissances. Mais il lui répondit qu’il devait mourir.

Alors elle frappa du poing sur la table et s’écria rudement :

– Ah, il veut mourir ! C’est cela que tu veux ! Je ne m’en étonnerais peut-être pas, si tu vivais. Mais regarde ton corps amaigri, tes membres épuisés, tes yeux ternes. T’imagines-tu avoir quelque chose à tuer ? Et crois-tu, pour être mort, qu’il soit nécessaire d’être étendu dans une ombre rigide et cloué sous un couvercle de sapin ? Penses-tu que Gösta Berling n’a pas déjà trépassé ? Ne sens-tu pas ta bouche déjà pleine de poussière ? Ce qui maintenant se remue en toi, ce ne sont que des ossements. Et tu leur refuserais une dernière illusion de vie ? C’est comme si tu marchandais aux morts le plaisir de danser sur leurs tertres à la lueur des étoiles. Est-ce parce qu’on t’a dépouillé de ton manteau de prêtre qu’il te plaît de mourir ? Tu aurais plus de mérite à te rendre utile sur cette terre du bon Dieu. Que n’es-tu venu tout de suite à moi ! J’aurais arrangé les choses. Mais aujourd’hui, ce qu’il te faut, n’est-ce pas ? c’est la gloire d’être couché sur des copeaux et dans un linceul et d’être admiré par toutes les vieilles femmes de la commune qui diront : le beau cadavre !

Gösta eut un demi-sourire, mais ne broncha pas.

La commandante se tut, arpenta la chambre ; puis elle vint s’asseoir devant le feu, les pieds sur l’âtre, les coudes aux genoux.

– Mille diables ! dit-elle en riant, c’est si vrai, ce que je te dis là, que je n’en avais pas vu moi-même toute la justesse. Te figures-tu que la plupart des gens qui vivent ne sont pas déjà morts, ou peu s’en faut ? Crois-tu que je vive, moi ? Ah, grands dieux, non ! Oui, regarde-moi. Je suis la commandante d’Ekebu et, je suppose, la dame la plus puissante du Vermland. Si je lève un doigt, le gouverneur s’ébranle ; si j’en lève deux, l’évêque accourt ; et si j’enlève trois, le chapitre et le tribunal et tous les maîtres de forges du Vermland dansent la polka sur la place de Karlstad. Eh bien, mon garçon, le diable m’emporte si je suis autre chose qu’un cadavre grimé ! Seul, Dieu sait ce qui reste de vie en moi.

Gösta, penché en avant et l’esprit tendu, l’écoutait. La vieille commandante inclinait la tête devant la flamme du foyer.

– Penses-tu donc, continua-t-elle, que, si j’étais un être bien vivant, et que je te visse ainsi, misérable, couvant des idées de suicide, je n’aurais pas vite fait de te les enlever ? Je trouverais des larmes et des prières qui te bouleverseraient le cœur. Mais je suis morte : Dieu le sait.

« N’as-tu jamais ouï parler de la belle Margareta Celsing ? Elle n’est pas née d’hier, mais, encore aujourd’hui, je puis pleurer sur elle, à en brûler mes yeux de vieille femme. Pourquoi Margareta Celsing est-elle morte et pourquoi Margareta Samzélius, commandante d’Ekebu, semble-t-elle vivre ? Ah, cette Margareta d’autrefois, quelle âme fine et délicate et timide et innocente, Gösta Berling ! Elle était de celles dont les anges même arrosent de larmes les tombeaux. Le mal lui était inconnu ; personne ne lui en avait fait. Elle était bonne envers tous et parfaitement belle. Il vint alors un homme du nom d’Altringer : Dieu sait pourquoi il avait traversé les déserts d’Elfdalen où les parents de Margareta Celsing avaient leur forge ! Elle le vit et il l’aima. Mais il était pauvre, et les deux amoureux convinrent de s’attendre pendant cinq ans, – pendant cinq ans ! comme disent les chansons. Trois ans se passèrent : un autre épouseur se présenta, un vilain homme que les parents de Margareta crurent riche et que, par des coups et de dures paroles, ils forcèrent leur fille à accepter pour mari. Ce jour-là Margareta Celsing mourut. Il n’y eut plus que la commandante Samzélius, pas bonne, celle-là, pas timide, croyant toujours au mal, les yeux fermés obstinément au bien…

« Nous habitions alors Siœ, près du Leuven, le commandant et moi. Et je connus de mauvais jours, car sa prétendue richesse n’existait pas. Mais Altringer revint. Il avait fait fortune. Quelle activité ! Quelle merveilleuse intelligence ! Il acheta le domaine d’Ekebu qui touchait à notre terre et six autres forges. Il nous rendit notre pauvreté plus légère. Nous montions dans ses voitures ; nous recevions de lui des vins pour notre cave, du gibier pour notre table. Il remplit ma vie de charme et de plaisir. Le commandant dut rejoindre ses troupes. Que nous importait ? Un jour j’étais à Ekebu ; le lendemain Altringer était à Siœ. Ah, ce fut une jolie ronde de fêtes sur les rives du Leuven ! De mauvais bruits couraient. Si Margareta Celsing avait encore vécu, elle en eût souffert.

« L’écho en arriva à l’oreille de mes parents, là-bas, au milieu des meules de bois, dans la forêt d’Elfdalen. Ma mère ne réfléchit pas longtemps et se mit en route… Un jour que le commandant était absent et que j’avais à ma table Altringer et plusieurs invités, elle entra. Je la vis, mais rien ne me dit plus que c’était ma mère. Je la saluai comme une étrangère et je lui offris de s’asseoir et de partager notre repas. Elle voulut me parler comme à sa fille ; mais je lui fis observer qu’elle se trompait et que mes parents étaient morts le jour de mon mariage. Elle reçut le choc sans sourciller, c’était une femme étonnamment forte et qui, malgré ses soixante-dix ans, venait d’abattre, plus de cinquante lieues en trois jours. Elle s’assit très simplement, se servit, et me répondit sur le même ton que j’avais fait une perte bien regrettable ce jour-là.

« – Oui, et ce qui est surtout regrettable, répliquais-je, c’est que mes parents ne soient pas morts un jour plus tôt, car le mariage ne se serait jamais accompli.

« – La gracieuse commandante n’est donc pas heureuse de son mariage ? dit-elle.

« – Si, répondis-je, j’en suis maintenant fort aise, et je me félicite chaque jour d’avoir obéi à la volonté de mes chers parents. »

« Alors elle demanda si c’était aussi la volonté de mes parents que j’attirasse la honte sur moi-même et sur eux, en trompant mon mari.

« – Comme ils ont fait leur lit, qu’ils se couchent ! » répondis-je. Et j’ajoutai que je ne tolérerais pas qu’on insultât dans ma maison la fille de mes parents.

« Nous continuions de manger, elle et moi ; mais autour de nous les convives interdits n’osaient même plus toucher à leur fourchette.

« La vieille femme resta un jour et une nuit, et, quand elle fut reposée, elle commanda ses chevaux. Je n’avais pas senti un seul instant qu’elle était ma mère. Au moment où elle partait, elle se tourna vers moi dans l’escalier :

« – Je suis restée un jour et une nuit sous ton toit, me dit-elle, et tu n’as pas daigné saluer ta mère. Mon corps tremble de honte, comme fouetté de verges. J’ai honte de tout ce qui se fait ici. Tu m’as reniée et rejetée : puisses-tu être reniée et rejetée à ton tour ! Que la grand’route soit alors ton seul refuge, une gerbe de paille ton lit, une meule de charbon ton foyer, et l’opprobre et l’ignominie ta récompense ! Et que d’autres te frappent comme je te frappe ici ! »

« Et elle me frappa durement sur la joue.

« Je la saisis à bras le corps et je la déposai dans sa voiture.

« – Qui donc es-tu pour me maudire ? m’écriai-je. Qui donc es-tu pour me frapper ? Je ne le supporterai de personne au monde. »

« Et je levai la main sur ma mère… Il y a vingt ans de cela, Gösta Berling… »

Gösta Berling avait écouté : le bruit de cette voix dominait en lui le mystérieux appel des forêts et de la mort. Ainsi cette femme, la plus puissante de la contrée, s’était faite son égale en péchés, sa sœur dans le crime.

– Veux-tu vivre maintenant ? reprit-elle d’une voix étranglée par les larmes. Pourquoi céderais-tu aux remords ? Tu aurais certes pu devenir un bon pasteur, mais le Gösta Berling, que tu noyas dans l’eau-de-vie, fut-il jamais plus candide et plus innocent que la Margareta Celsing, que j’étouffai dans la haine ? Veux-tu vivre ?

– Non, je ne puis, fit-il.

– Je suis une vieille femme, s’écria la commandante, j’ai enduré de rudes chagrins ; et voici que je me suis livrée à la merci d’un mendiant ramassé dans un tas de neige ! Je n’ai que ce que je mérite. Eh bien, va te tuer ! Va ! Du moins tu ne raconteras à personne mes aveux et ma folie. Adieu !

Gösta Berling se dirigea vers la porte, mais, la main sur le loquet, il retourna la tête. Les yeux de la commandante étaient pleins d’une telle compassion que tout son cœur désemparé fondit sous leur regard. Il leva le bras, appuya son front au chambranle de la porte et se prit à pleurer.

L’étrange femme jeta sa pipe, depuis longtemps éteinte, dans les flammes du foyer et s’approcha vivement de lui avec un geste maternel.

– Allons, mon garçon, fit-elle, assieds-toi et m’écoute encore un instant. Si tu veux vivre, je prendrai chez moi la fille du pasteur de Brobu et je l’élèverai de telle sorte qu’elle remerciera Dieu plus tard que tu aies volé sa farine. Qu’en dis-tu ?…

… De ce jour-là Gösta Berling devint Cavalier d’Ekebu. Deux fois il essaya de reprendre sa liberté et de se frayer un chemin dans la vie par son propre travail. La première fois, la commandante lui donna une petite ferme sur ses terres. Il y tint quelque temps, puis il se fatigua de la solitude et de sa tâche quotidienne ; et il rentra au manoir. La seconde fois, il alla au château de Borg comme précepteur du jeune comte Henrik Dohna. Alors il s’éprit de la jeune Ebba Dohna, la sœur du comte ; mais, au moment même qu’il croyait l’avoir gagnée, elle mourut subitement. Et il se retrouva Cavalier d’Ekebu, persuadé que, pour un prêtre destitué, toutes les voies de régénération sont à jamais fermées.

CHAPITRE PREMIERLE PAYSAGE

Je prie ceux qui connaissent le lac étroit et long du Leuven, les riches plaines et les montagnes bleues, de sauter quelques pages. Ils peuvent bien le faire, car le livre sera encore assez long. Mais on comprend qu’il faut que je décrive ces montagnes, cette plaine et ce lac, pour ceux qui ne les virent pas, puisque c’est là où Gösta Berling et les Cavaliers d’Ekebu passaient leur vie de plaisirs.

Le lac a ses sources assez loin dans le nord, et c’est un magnifique pays et le plus charmant où puisse naître un lac. La forêt et les montagnes ne cessent de l’alimenter ; les torrents et les ruisseaux s’y déversent d’un bout à l’autre de l’année. Il y trouve un bon lit blanc de sable fin, des îlots à mirer, des promontoires à réfléchir. Le vieux Neck et les ondines y prennent leurs ébats, tout à leur aise. Il grandit très vite et devient très vite beau et fort. Là-haut, dans le nord, il est d’humeur aimable et enjouée. Regardez-le, un matin d’été, lorsque, dans le sommeil qui s’évapore, il s’étire sous ses dentelles de brouillard. Il semble vous narguer, puis, lentement, il se glisse hors de ses légers voiles, et vous apparaît si étrange que vous en êtes étonné et comme ensorcelé. Enfin, les derniers voiles se déchirent, et, rose et nu, le voici qui brille dans l’air matinal.

Mais cette vie heureuse ne le satisfait pas. Il se ramasse, se creuse un chemin à travers des collines de sable, et, par ce long détroit, court à de nouvelles aventures. Il redevient grand et puissant ; il remplit des profondeurs infinies et baigne des terres laborieuses. Mais ses eaux s’assombrissent, ses rives sont moins variées, ses vents plus âpres, son caractère plus dur. Il porte des navires et des radeaux sans nombre, et ce n’est que bien tard, après la Noël, que ses vagues peuvent goûter le repos d’hiver. Souvent on le voit, farouche, écumer de colère et renverser les barques à voile ; mais souvent aussi, tranquille rêveur, il reflète le ciel.

Cependant il veut encore aller plus loin, malgré les montagnes plus sauvages et la place plus restreinte. De nouveau, il s’enfonce dans une étroite passe entre des berges sablonneuses ; et, pour la troisième fois, il s’étale, mais ce n’est pas avec la même beauté ni la même force. Sur ses rives basses et monotones soufflent des vents moins vifs. Et de bonne heure ses flots dorment leur sommeil hivernal. Il a perdu la fougue de la jeunesse et la vigueur de l’âge mur. De ses deux bras il cherche à tâtons le chemin vers le Vœnern, cette mer intérieure, et du haut des rocs, avec un dernier bruit de tonnerre, il tombe dans le silence.

La plaine est longue aussi, longue comme le lac. Il ne lui est pas toujours facile de trouver un passage entre les flots et les montagnes. Elle s’y évertue, maigre bande de terre, depuis la source jusqu’à l’endroit où, victorieuse, elle se dilate et s’endort sur les rives du Vœnern. Elle ne demanderait pas mieux que de suivre les bords du lac. Mais les montagnes l’en empêchent. Les montagnes sont d’âpres remparts de granit, recouverts de bois, riches de mousses et de lichens, fendus de crevasses, malaisés à franchir, repaires des bêtes sauvages. On y rencontre souvent, entre deux crêtes allongées, des marais ou des étangs à l’eau sombre. Çà et là, une clairière où les bûcherons ont passé ; une place noire où les charbonniers ont brûlé leurs meules ; un de ces défrichements qui indiquent que ces montagnes souffrent aussi du labeur humain ; mais rarement : car, d’ordinaire, elles sommeillent insouciantes, dans les jeux éternels de la lumière et de l’ombre qui se jouent sur leurs flancs.

Mais la plaine qui est hospitalière, opulente et travailleuse, en veut un peu à la montagne, et la querelle doucement. La montagne ne l’écoute pas. Elle lance jusqu’au lac ses longues rangées de collines et de coteaux ; elle y dresse ses promontoires et ne quitte qu’à contre-cœur cette rive tant désirée, où la plaine aspire toujours à se dérouler dans le sable des grèves.

« Ne te plains pas, dit la montagne. Songe au temps de Noël et aux linceuls de brouillards qui se déploient sur le Leuven. Tu me reproches de te limiter et de borner ta vue. Mais tu ne sais pas quel vent il fait au bord de l’eau. C’est là qu’il faut avoir dos de granit et pelisse de sapins. Et puisque tu veux voir quelque chose, regarde-moi ! »

Et la plaine regarde. Elle connaît les merveilleuses couleurs changeantes qui passent sur la montagne. Dans la splendeur de midi les hauteurs, d’un bleu faible et pâle, reculent et se rapetissent à l’horizon ; mais, dans l’aurore et au soleil couchant, elles s’érigent, de toute leur stature, et se colorent d’un bleu pareil à celui du firmament. Parfois il y tombe une lumière si crue qu’elles deviennent toutes vertes et d’un bleu noir, et que chaque sapin, chaque sentier, chaque crevasse, se distingue à des lieues de distance.

Il arrive aussi que les montagnes se rangent un peu de côté et laissent la plaine approcher du lac. Quand elle découvre les eaux furieuses qui grondent et crachent leur écume, quand elle aperçoit la froide fumée que fait la lessive des invisibles lavandières, elle donne raison à la montagne, et vite, vite, rentre derrière son rempart.

De temps immémorial, les hommes ont cultivé la plaine. Là où les rivières, par des rapides écumeux, se jettent dans les eaux du lac, des moulins et des forges ont surgi. Aux endroits découverts où la plaine touche au Leuven, des églises et des presbytères se sont élevés. Mais, au bord des vallées, à mi-hauteur des pentes, sur le sol pierreux, où le blé ne vient pas, on trouve des fermes de paysans, des habitations d’officiers, et, parfois, un domaine seigneurial.

Vers 1820, la contrée n’était pas aussi cultivée. Les prairies et les champs d’aujourd’hui n’étaient alors que forêts, étangs ou marécages. La population était plus clairsemée. On y gagnait sa vie à transporter le bois, le charbon et le fer, et à travailler aux forges. On émigrait aussi vers d’autres provinces, car la terre ne nourrissait pas tout son monde. Alors l’habitant de la plaine ne portait que des vêtements tissés au logis ; il mangeait du pain d’avoine et se contentait de gagner ses cinq ou six sous par jour. La misère, souvent grande, était souvent allégée par la bonne humeur, et les mille petits travaux qui font les doigts plus agiles. Mais le lac, la montagne et la plaine formaient, comme aujourd’hui, un des plus beaux paysages, et, comme aujourd’hui, le peuple était vigoureux, courageux et intelligent. Il a gagné en aisance ; il s’est instruit, Dieu le garde ! Pour moi, j’évoque le souvenir de quelques-uns de ceux qui vécurent entre ces eaux et ces montagnes.

CHAPITRE IILA NUIT DE NOËL

Sintram est le méchant maître des usines de Fors. Il a un corps de singe, des bras longs, la tête chauve, la face grimaçante. Il fait le mal comme on respire. Sintram ne prend pour valets que des coquins et des batailleurs, et n’a dans son service que des servantes querelleuses et menteuses. C’est lui qui excite les chiens jusqu’à la rage en leur enfonçant des aiguilles dans le museau, et qui vit heureux et content, au milieu de gens haineux et de bêtes furieuses. Le grand plaisir de Sintram est de se déguiser en diable, avec des cornes, une queue, un corps poilu, des sabots de cheval ; et – apparition subite surgissant des coins sombres, du grand four de cuisson ou du hangar à bois – il se réjouit d’effrayer les enfants peureux et les femmes superstitieuses. Sintram triomphe, quand il parvient à faire d’une vieille amitié une nouvelle haine, et quand il a empoisonné les cœurs de mensonges et de calomnies.

Or, la nuit de Noël, Sintram vint à Ekebu.

* * *