La légende de la mort chez les Bretons armoricains - Anatole Le Braz - E-Book

La légende de la mort chez les Bretons armoricains E-Book

Anatole Le Braz

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Extrait : "Lorsqu'un enfant naît de nuit, et qu'il fait claire lune, la plus ancienne des vieilles femmes qui assistent l'accouchée court se poster sur le seuil de la porte pour examiner l'état du ciel, au moment précis où le nouveau-né fait son apparition dans la vie. Si les nuages enserrent à ce moment la lune, comme pour l'étrangler, ou s'ils épandent sur sa face, comme pour la submerger, on en conclut que la pauvre chère petite créature finira un jour noyée ou pendue."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN : Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants : • Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin. • Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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CHAPITRE XLes noyés

Lorsqu’un enfant naît de nuit, et qu’il fait claire lune, la plus ancienne des vieilles femmes qui assistent l’accouchée court se poster sur le seuil de la porte pour examiner l’état du ciel, au moment précis où le nouveau-né fait son apparition dans la vie. Si les nuages enserrent à ce moment la lune, comme pour l’étrangler, ou s’ils s’épandent sur sa face, comme pour la submerger, on en conclut que la pauvre chère petite créature finira un jour noyée ou pendue.

*
**

Qui meurt de mort violente doit rester entre vie et mort, jusqu’à ce que se soit écoulé le temps qu’il avait naturellement à vivre .

LXIICelle qui s’était noyée

Marie Kerfant, la fille de mon parrain, se noya volontairement à Servel. Quand on retrouva le cadavre, les yeux avaient été mangés par les crabes. Les parents furent fort affligés de cette mort. Ils aimaient beaucoup leur fille et l’avaient mariée avantageusement à un brave homme. Du vivant de Marie, ils n’avaient eu qu’un reproche à lui faire, celui d’être trop ambitieuse. Quelque temps avant de se noyer, elle était venue trouver son père.

– Mon père, lui avait-elle dit, mon mari n’est pas à sa place dans la petite métairie que nous occupons. Il lui faudrait une ferme plus importante. Celle du Bailloré est libre. Prêtez-nous mille écus, et nous la pourrons louer.

– Non, répondit mon parrain, je ne te prêterai pas ces mille écus. Ton mari ne tient nullement à quitter la ferme où vous êtes et où vous vivez très à l’aise. C’est toi qui as toujours dans la tête mille projets ruineux. Je ne veux pas t’encourager dans cette voie qui te mènerait promptement à la mendicité.

Marie Kerfant ne répliqua mot, mais elle s’en alla toute pâle, tant elle était vexée de ce refus et de cette réprimande.

Quinze jours après, on apprenait sa mort.

Ses parents n’osèrent même pas recommander des messes pour son âme, craignant qu’elle ne fût damnée.

Or, une nuit que la vieille Mac’harit, la femme de mon parrain, tardait à s’endormir, elle entendit sur le banc-tossel, près du lit, une voix qui demandait :

– Ma mère, dormez-vous ?

– Non, en vérité, répondit Mac’harit. Est-ce bien toi, ma fille, qui me parles ?

– Oui, c’est moi.

– Pourquoi, malheureuse, as-tu fait ce que tu as fait ?

– Parce que le père n’a pas voulu m’aider à m’établir au Bailloré.

– Nous l’avons pensé depuis. Tu avais grand tort aussi d’être si exigeante…

– Ne parlons plus de cela.

– Puisque tu reviens, c’est que tu n’es pas damnée. Dis-moi comme vont tes affaires dans l’autre monde.

– Ma foi, jusqu’à présent je n’ai pas trop à me plaindre, grâce à deux baisers que j’ai reçus de la Vierge, après avoir été noyée. Toutefois la justice de Dieu est encore à venir.

Elle ne dit point ce que signifiaient ces paroles, et sa mère se donna garde de la questionner là-dessus. La morte cependant ajouta :

– Priez mon homme, de ma part, de ne point se remarier avant six ans. D’ici là, il ne sera pas entièrement veuf. S’il n’attend pas que ce délai soit expiré, il fera croître ma pénitence.

– Je le lui dirai, prononça Mac’harit. Et moi, ne puis-je rien pour toi ?

– Si, vous pouvez supplier en mon nom Notre-Dame de Bon-Secours, de Guingamp, afin qu’elle continue à m’être favorable.

– C’est bien. Mais de ce qui est dans la maison n’y a-t-il rien qui te convienne ?

– Je n’ai besoin de rien.

– Tu vis, cependant. Explique-moi donc comment tu fais pour vivre ?

– Vous voyez, je suis vêtue de haillons. Ce sont les vêtements que vous donnez aux pauvres. Je me nourris de même du pain que vous leur distribuez.

Ce disant, elle disparut. On ne la revit plus. Elle est sans doute sauvée, car sa mère accomplit son vœu à Notre-Dame de Bon-Secours, et son mari attendit sept ans pour reprendre femme.

(Conté par Fantic Omnès. – Bégard, 1887.)

*
**

Pour retrouver le cadavre d’un noyé, on prend une botte de paille ou une planche, on y assujettit une écuelle de bois qu’on emplit de son, et dans le son on plante une chandelle bénite, allumée. On pose le tout sur l’eau. La chandelle se dirige vers l’endroit où gît le cadavre. Il n’y a qu’à chercher là où elle s’arrête.

*
**

Quand on retire de l’eau le cadavre d’un noyé, il se met à saigner du nez, si parmi les personnes présentes se trouve quelqu’un de ses proches.

*
**

Lorsqu’un équipage de barque vient à périr en mer, c’est toujours le corps du patron que l’on retrouve en dernier lieu.

*
**

Quand il y a des naufrages dans la baie de Douarnenez, la mer transporte les noyés dans la grotte de l’Autel, près de Morgat. Leurs âmes séjournent en ce lieu pendant huit jours, avant de partir définitivement pour l’autre monde. Malheur à qui troublerait leur pénitence, en s’aventurant dans la grotte durant ces huit jours ! il y périrait de male mort.

*
**

Les nuits de tourmente, on entend tout le long de la côte les noyés qui s’appellent entre eux.

*
**

Quand un pêcheur périt en mer, les goélands et les courlis viennent siffler et battre de l’aile aux vitres de sa maison.

*
**

À Gueltraz (île Saint-Gildas), près de Port-Blanc, on voit souvent débarquer des noyés qui viennent faire provision d’eau douce. Ils cheminent, silencieux, en une longue procession qu’une femme conduit. Quelquefois cependant on les entend chuchoter entre eux à voix basse. Mais de leur conversation on ne distingue jamais qu’un mot : ia ! ia !… (oui ! oui !…)

La silhouette de leur navire s’aperçoit au loin, comme perdue dans les nuages.

*
**

Quand les pêcheurs de Trévou-Tréguignec s’embarquent la nuit pour la pêche, ils voient souvent des mains de cadavres se cramponner au bordage des bateaux. Les femmes ne s’accrochent pas ainsi avec les mains, mais elles laissent flotter sur les eaux leurs cheveux, où les rames s’embarrassent.

LXIIILa tête du mort

Mon père, Yves Le Flem, avait coutume d’aller la nuit chercher des épaves le long de la grève.

Cette nuit-là, il avait emporté son filet sur ses épaules ; il comptait le poser aux environs de Bruk et il s’acheminait de ce côté, tout en flânant.

Tout à coup son pied heurta quelque chose qui sonna creux et se mit à rouler avec bruit dans les galets.

– Qu’est-ce que cela peut être ? se dit-il.

Il courut après l’objet qui dégringolait toujours, car la pente à cet endroit était rapide.

Jugez de son désappointement, quand, l’ayant saisi, il s’aperçut à la lueur de sa lanterne que c’était une tête de mort.

Il n’eut rien de plus pressé que de lancer au loin cette épave humaine.

Mais aussitôt une grande clameur s’éleva de la mer.

Mon père épouvanté crut voir des milliers de bras qui s’agitaient hors de l’eau.

En même temps des mains invisibles s’efforçaient de lui arracher son filet.

Il comprit qu’il avait mal agi en manquant de respect à la tête de mort. Il savait d’autre part qu’il ne fait pas bon avoir affaire à des noyés. Le voilà de se remettre en quête du crâne ; le retrouver ne fut pas chose facile.

Mon père se disait :

– Si je l’ai rejeté dans la mer, je suis un homme perdu. Tous les bras qui s’agitent là-bas si désespérément vont m’entraîner avec eux dans l’abîme.

Fort heureusement, la tête de mort avait été arrêtée par un rocher.

Mon père la reporta pieusement à l’endroit où elle gisait quand son pied l’avait heurtée tout d’abord.

Grâce à quoi il put rentrer chez lui sain et sauf.

(Conté par Marie-Yvonne Le Flem. – Port-Blanc.)

*
**

Qui se fie à la mer se fie à la mort. Qui meurt en mer, meurt donc toujours par sa faute. C’est pourquoi les noyés, qu’ils aient péri volontairement ou non, restent faire pénitence à l’endroit où ils ont été engloutis, jusqu’à ce que d’autres viennent se noyer à la même place. Alors seulement, ils sont délivrés.

*
**

Vers 1856, trente-deux personnes affrétèrent une gabarre pour se rendre par mer au pardon de Benn-Odet, à l’embouchure de la rivière de Quimper. Le temps était beau. La traversée de la baie se lit sans encombre. Mais à l’entrée des Vire-Court, en face de Lanroz, la barque chavira, probablement par suite d’une fausse manœuvre.

Ce naufrage fit grand bruit en son temps. Plusieurs années après, le souvenir en était encore présent à toutes les mémoires, et les bateaux qui descendaient la rivière se garaient avec soin des parages où l’accident avait eu lieu. Ils avaient souvent grand peine à s’en écarter. Une sorte de fascination sinistre les y attirait. Plusieurs même y sombrèrent par la suite. À chaque disparition de ce genre, les marins de Quimper se murmuraient entre eux, voix basse, sur le port :

– Ah ! vous voyez,… vous voyez !… Les anciens se sont fait remplacer… C’est des nouveaux qu’il faut se défier maintenant.

(Conté par René Alain. – Quimper, 1889.)

*
**

Quand on fait remarquer aux femmes de l’île de Sein combien leur cimetière est étroit, elles vous répondent par le dicton suivant :

Être an Enez hac ar Beg
Éman berred ar gwazed.

[ Entre l’Île et la Pointe (du Raz) est le cimetière des hommes ].

(Communiqué par Le Bour. – Audierne.)

*
**

Les noyés, dont le corps n’a pas été retrouvé et enseveli en terre sacrée, errent éternellement le long des côtes.

Il n’est pas rare qu’on les entende crier, dans la nuit, lugubrement :

– Iou ! Iou !

On dit alors, dans le pays de Cornouaille :

– E-man Iannic-ann-ôd o iouall ! (Voilà Iannic-ann-ôd, – Petit-Jean de la grève, – qui hurle !)

Tous ces noyés hurleurs sont indistinctement appelés Iannic-ann-ôd.

Iannic-ann-ôd n’est pas méchant, pourvu qu’on ne s’amuse pas à lui renvoyer sa plainte sinistre. Mais, malheur à l’imprudent qui se risque à ce jeu ! Si vous répondez une première fois, Iannic-ann-ôd franchit d’un bond la moitié de la distance qui le sépare de vous ; si vous répondez une deuxième fois, il franchit la moitié de cette moitié ; si vous répondez une troisième fois, il vous rompt le cou.

LXlVIannic-ann-ôd

Un domestique de ferme revenait de conduire les bêtes aux champs, un soir d’été, dans le temps où l’on commence à leur faire passer les nuits dehors. Comme il cheminait par un sentier de grève, il entendit sonner sur les galets les sabots de Iannic-ann-ôd. Le domestique était un luron. Il savait toutes les histoires qui se débitent, aux veillées d’hiver, sur le compte de Iannic-ann-ôd, et il s’était promis de les vérifier à la première occasion.

– Ma foi, se dit-il, je vais en avoir le cœur net.

En garçon avisé toutefois, il attendit d’être assez près de la ferme, avant de répondre aux « Iou » stridents, que poussait derrière lui le rôdeur de plages.

Alors seulement, il poussa à son tour un « Iou » sonore.

Iannic-ann-ôd fut sans doute interdit de tant d’audace, car il se tut subitement. Le domestique constata qu’en revanche il s’était fort rapproché. Sa silhouette apparaissait maintenant là-bas, à l’autre bout du sentier, toute noire dans le clair de lune.

Voici les cris de reprendre de plus belle.

Cette fois, le domestique n’y fit écho qu’arrivé au milieu de la cour de la ferme.

Iannic-ann-ôd touchait à ce moment à la barrière.

Il hurlait avec une rage croissante :

– Iou ! Iou ! Iou !

Il y avait de la provocation dans sa plainte.

Le domestique s’était mis à courir vite, vite, aussi vite que s’il avait eu des ailes aux talons.

Parvenu au seuil du manoir, il cria le troisième « Iou », en même temps qu’il refermait le lourd battant de chêne.

Un formidable coup s’abattit du dehors sur la porte ; on eût juré qu’elle volait en éclats. Et la voix du hurleur s’éleva menaçante :

– Passe pour une fois : mais si tu y reviens, je ferai de toi un homme !

Le domestique se l’est tenu pour dit.

(Conté par René Alain. – Quimper 1889.)

LXVLa chance de Jean Duigou

Jean Duigou, marin-pêcheur à Landévennec, pêchait une nuit, dans la rade de Brest, à quelques encablures de terre, tout seul dans son bateau. Tout à coup, d’un des bois qui couvrent cette côte, s’éleva un hurlement prolongé. Jean Duigou, pensant que c’était quelque farceur qui voulait lui faire peur, répondit par un hurlement semblable.

Une seconde fois, le même cri de détresse retentit. Et Jean Duigou d’y répondre encore.

– Il commence à m’agacer, ce vilain singe ! se dit-il. Et s’il recommence, je lui riposte par un « coc’h ! » qui s’entendra jusqu’au fond de la rade.

Il n’avait pas fini de se parler de la sorte que la voix du personnage invisible hurla pour la troisième fois :

– Iou… ou… ou !

Alors, Jean Duigou, de toute la force de ses poumons :

– Coc’h évid-out… out… out… (M… pour toi !) beugla-t-il.

Mais le dernier son s’étrangla dans sa gorge. Quelqu’un se tenait dans le bateau, derrière lui, et lui étreignait le cou entre des doigts aussi durs que des pinces de fer. Une sueur de souffrance et d’angoisse inonda le visage du pêcheur.

– Qui que vous soyez, au nom de Dieu, lâchez-moi ! supplia-t-il.

Alors, l’autre :

– Oui, je te lâche, mais ce n’est point parce que tu as invoqué le nom de Dieu… Si ton bateau n’avait pas été en chêne, c’en était fait de toi.

Ce disant, il desserra les doigts et disparut.

Jean Duigou avait eu de la chance. Et il vit bien que ce que disent les vieilles gens est vrai : à savoir que le bois de chêne est un talisman précieux contre les mauvais esprits.

(Conté par Pierre Le Golf. – Argol.)

LXVILes cinq trépassés de la Baie

C’étaient deux marins de Quimper.

Ils s’étaient chargés de transporter dans leur chaloupe des fûts de cidre à destination de Benn-Odet.

Peut-être s’attardèrent-ils chez l’aubergiste à qui ils avaient à livrer la cargaison. Toujours est-il qu’ils laissèrent passer l’heure de la marée. Parvenus à l’endroit qu’on nomme « la Baie », ils n’eurent plus assez d’eau et durent échouer piteusement dans les vases… Six heures à attendre avant la prochaine marée, et cela en pleine nuit !… Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur. Tous deux se roulèrent dans les plis de la voile qu’ils avaient amenée. Déjà ils fermaient l’œil, quand une voix très forte les appela l’un et l’autre par leurs prénoms respectifs.

– Ohé ! Yann !… Ohé ! Caourantinn.

– Ohé ! répondirent Caourantinn et Yann.

C’est de la sorte que les marins ont coutume de se héler entre eux.

– Venez nous chercher ! reprit la voix.

La nuit était si noire qu’on n’y voyait plus à deux brasses. La voix, quoique très forte, semblait venir de très loin. Puis, elle avait en vérité quelque chose d’étrange. Yann et Caourantinn se touchèrent du coude.

– Je crois bien, dit Yann, que c’est la voix de mon vilain patron, de Yannic-ann-ôd.

– Je le crois aussi, murmura Caourantinn. Tenons-nous cois. Ce n’est pas le moment de lever le nez.

Et ils s’entortillèrent plus étroitement dans la voile.

Mais ils avaient encore plus de curiosité que de peur. Yann, le premier, se haussa, pour regarder au-dessus du bordage.

– Vois donc ! dit-il à son compagnon.

Le fond de la haie, à leur gauche, venait de s’éclairer subitement d’une lumière qui semblait sortir des eaux. Et dans cette lumière se profilait une barque toute blanche, et dans la barque cinq hommes étaient debout, les bras tendus en avant. Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement de cirés blancs parsemés de larmes noires.

– Ce n’est pas Yannic-ann-ôd, dit Yann ; ce sont des âmes en détresse. Parle-leur, Caourantinn, toi qui cette année as fait tes Pâques.

Caourantinn se fit un porte-voix de ses mains, et cria :

– Nous ne pouvons aller vous chercher ; nous sommes échoués ici. Venez à nous vous-mêmes ou dites-nous ce qu’il vous faut. Ce que nous pourrons, nous le ferons.

Les deux marins virent alors les cinq fantômes s’asseoir chacun à son banc. L’un prit le gouvernail, les autres se mirent à ramer. Mais, comme ils ramaient tous du même côté, l’embarcation, au lieu d’avancer, virait sur place.

– Sont-ils bêtes ! grogna Yann ; en voilà des matelots d’eau douce !… J’ai bien envie d’aller leur montrer la manœuvre. C’est peut-être ça qu’il leur faut. Qu’en dis-tu, Caourantinn ? si tu restais garder le bateau ?

– Non pas ! si tu y vas, je t’accompagne.

– Après tout, il n’y a pas de risque. Nous pouvons laisser le bateau là où il est. Il y en a encore pour une bonne heure avant le premier flot. Viens çà, camarade, à la grâce de Dieu !

C’est à peine s’ils eurent de l’eau jusqu’à mi-jambes.

Ils s’acheminèrent sur le fond de vase dans la direction de la barque blanche.

Plus ils approchaient, plus les matelots surnaturels faisaient force rames, et plus aussi la barque blanche virait, virait, virait.

Quand les deux compagnons furent tout près d’elle, elle sombra soudain, et avec elle disparut la lumière qui éclairait le coin de la Baie. La nuit et la mer un instant se confondirent. Puis, à la place où étaient les quatre rameurs, s’allumèrent quatre cierges. À leur clarté douteuse, Yann et Caourantinn s’aperçurent que le cinquième fantôme, celui qui tenait tout à l’heure le gouvernail, dressait encore au-dessus de l’eau la tête et les épaules.

Ils s’arrêtèrent, saisis d’épouvante. À vrai dire, ils eussent préféré être ailleurs. Mais comme ils s’étaient tant avancés, ils n’osaient plus rebrousser chemin. L’homme avait, du reste, une figure si triste, si triste, qu’il eût fallu être mauvais chrétien pour n’en avoir point pitié.

– Êtes-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? demanda Yann.

Comme s’il eût deviné leur pensée et les sentiments qui les agitaient, l’homme leur dit :

– N’ayez aucune crainte. Nous sommes ici cinq âmes qui souffrons cruellement, et mes quatre compagnons souffrent encore plus que moi. La tristesse que vous voyez sur mon visage n’est rien auprès de la leur. Voilà plus de cent ans que nous attendons en ce lieu le passage d’un homme de bonne volonté.

– S’il n’est que de bien vouloir, nous sommes à votre disposition, répondirent Yann et Caourantinn.

– Vous irez, s’il vous plaît, trouver le recteur de Plomelin, et vous le prierez de faire dire pour nous, au maître-autel de l’église, cinq messes mortuaires pendant cinq jours de suite. Puis vous aurez soin que, pendant ces cinq jours, à ces cinq messes, assistent régulièrement trente-trois personnes, vieilles ou jeunes, hommes, femmes ou enfants.

– Douè da bardono ann Anaon ! (Dieu pardonne aux défunts !) murmurèrent les deux marins, en faisant le signe de la croix. Nous vous satisferons de notre mieux.

Le lendemain, Yann et Caourantinn allèrent trouver le recteur de Plomelin. Ils lui payèrent d’avance les vingt-cinq messes. Ils assistèrent eux-mêmes à toutes ; pour être sûrs des trente-trois assistants exigés, ils emmenaient chaque jour de Quimper leurs femmes, leurs enfants, leurs proches et leurs amis. Jamais on ne vit tant de monde à la fois aux messes basses de Plomelin.

Le sixième jour, Yann dit à Caourantinn :

– Si tu veux, nous nous rendrons à la Baie, cette nuit, pour savoir si ce que nous avons fait est bien fait ?

– Soit, répondit Caourantinn à Yann.

Et la nuit venue, ils descendirent la rivière dans leur chaloupe. Ils mouillèrent à l’endroit où ils avaient échoué six jours auparavant. Et ils attendirent. Bientôt, la lumière qu’ils avaient déjà vue commença de monter au-dessus des flots. Puis, la barque blanche se dessina, et dans la barque réapparurent les cinq fantômes. Ils avaient toujours leurs cirés blancs, mais les larmes noires n’y étaient plus. Leurs bras, au lieu d’être tendus en avant, étaient croisés sur leur poitrine. Leur face rayonnait.

Et, tout à coup, sonna une musique délicieuse, si attendrissante que Caourantinn et Yann en eussent volontiers pleuré de bonheur.

Les cinq fantômes s’inclinèrent tous à la fois, et les deux marins les entendirent qui disaient avec une voix douce :

– Trugarès ! Trugarè ! Trugarè ! (Merci ! merci ! merci !)

(Conté par Marie Manchec, couturière. – Quimper, 1891.)

LXVIILes naufragés de Gueltraz (Île Saint-Gildas)

En face de Port-Blanc, sur la côte trécorroise, est un îlot fait de quelques masses de rochers et planté d’un bois de pins. On l’appelle Gueltraz. Il est habité par un fermier et sa famille, qui vivent plus encore du goémon qu’ils ramassent que des pommes de terre qu’ils récoltent.

Leur meilleure aubaine, ce sont les épaves que la mer leur jette quelquefois, car ces parages sont hérissés d’écueils.

Un matin, après une nuit de tempête, ils trouvèrent d’énormes madriers que les vagues avaient roulés sur le galet. Ils les eussent volontiers traînés jusqu’à la ferme, mais leurs forces réunies n’auraient pas suffi à les remuer. Ils durent se contenter de faire bonne garde autour des pièces de bois ; ils avaient à craindre que la marée suivante ne les remportât.

Ils restèrent là toute l’après-midi. La nuit tomba, qu’ils y étaient encore. Pour se réchauffer, ils avaient allumé un grand feu sur la plage.

Tout à coup, ils sentirent passer sur eux un souffle glacial, et leur feu s’éteignit brusquement.

En même temps, dans l’ombre, ils virent venir à eux cinq matelots qui semblaient sortir de la mer, car leurs « cirés » étaient ruisselants. Chacun de ces matelots marchait courbé sous un faix de planches, de vieilles planches à demi-pourries, qui dégouttaient pareillement, et tous les cinq disaient en chœur d’une voix sépulcrale :

– Il nous en manque !… Il nous en manque !…

Le fermier et ses gens prirent peur. Toutefois, son fils aîné, qui avait navigué à l’État, s’enhardit à demander :

– Qu’est-ce qui vous manque, les garçons ?

Mais il n’eut pas plus tôt parlé, qu’il tomba à la renverse, sans que personne l’eût touché, et des coups invisibles se mirent à pleuvoir dru comme grêle sur lui et sur ses compagnons. Ils se jetèrent tous la face contre terre, en hurlant de douleur et d’épouvante… Ce n’est que longtemps après que les coups eurent cessé, qu’ils se hasardèrent à se relever, pour s’enfuir. Ils virent alors que la mer battait son plein, et que les madriers flottaient déjà à quelque distance du rivage.

Quant aux cinq matelots, ils avaient disparu.

Mais on entendait leurs voix qui chantaient, en s’éloignant. Ce qu’ils chantaient et en quelle langue, on n’aurait su le dire, quoique le fils aîné du fermier prétendit que c’était de l’espagnol.

(Conté par Françoise Thomas, dite Ann hini Rouz (la Rousse). – Penvénan.)

La « Bag-noz »

LA BARQUE-FANTÔME

Toutes les fois qu’il doit se produire quelque sinistre dans les parages de l’Île de Sein, l’on voit apparaître un bateau-fantôme, tantôt incliné sur les eaux sombres, la pointe de son « gui » trempant dans la vague, tantôt dessiné en silhouette indécise sur le fond orageux du ciel.

On le désigne sous le nom de bag-noz (barque de nuit) parce que c’est surtout à la tombée de la nuit qu’on le voit soudain surgir, sans qu’on puisse dire de quelle direction il vient, ni quelle route il fait. Car il s’évanouit tout à coup, au moment où on le regarde, pour se montrer, l’instant d’après, sur un autre point de l’horizon. Il vogue toutes voiles dehors, avec un pavillon noir en berne.

Les barques de l’île l’ont souvent croisé, quand elles rentraient du large, aux premiers signes avant-coureurs du mauvais temps. Quelques-unes même ont essayé de l’accoster, pensant que c’était quelque bateau en détresse, d’autant que son équipage – qui doit être nombreux – ne cesse de crier et d’appeler, comme pour demander du secours, avec des voix suppliantes, des voix tristes à fendre l’âme. Mais, sitôt qu’on faisait mine d’approcher, la vision s’effaçait, et les voix elles-mêmes devenaient si lointaines qu’on ne savait plus si c’était dans les profondeurs de la mer ou dans les profondeurs du ciel qu’on les entendait hurler.

On raconte cependant qu’une nuit, un pilote de l’île parvint à serrer le bateau-fantôme d’assez près pour constater qu’il n’y avait personne à bord, sauf, sur l’arrière, l’homme de barre. Le pilote héla cet homme :

– Puis-je quelque chose pour vous et désirez-vous que je vous remorque ?

Au lieu de répondre, l’homme fit jouer le gouvernail et le bateau disparut.

Si le pilote avait eu la présence d’esprit de dire : Requiescant in pace, il aurait sauvé toute cette batelée de marins défunts.

L’homme de barre en question est toujours, à ce que l’on prétend, le dernier noyé de l’année. Des ramasseuses de goémon, étant un soir à la pointe de Kilaourou, dans l’est de Tîle, virent les voiles de la bag-noz passer à raser la pointe. Parmi elles se trouvait une veuve Fauquet, dont le mari, quelques semaines auparavant, avait disparu dans la chaussée de Sein, sans que la mer eût rendu son cadavre. Or, quel ne fut pas son émoi, de reconnaître dans le personnage qui menait la barque funèbre le mari qu’elle avait perdu ! C’était si bien lui qu’elle ne put s’empêcher de tendre les bras vers son Anaon, en criant :

– Jozon ! Jozon kès ! (Joseph ! mon cher Joseph !)

Mais lui ne détourna seulement pas son visage. Et la barque s’éloigna, silencieuse, ne laissant même pas derrière elle la trace d’un remous dans les eaux qu’elle fendait.

(Marzin, gardien de phare. – Île de Sein, 1896.)

LXVIIIÀ bord de la « Jeune Mathilde »

J’étais en ce temps-là matelot à bord de la Jeune-Mathilde du port de Tréguier. Nous faisions les campagnes d’Islande. Mon frère était aussi de l’équipage.

Une nuit que nous étions de quart tous deux, lui à l’avant, moi à l’arrière du navire, je le vis accourir à moi tout effaré.

– Laur, me dit-il à voix basse, viens vite ! Il y a là-bas quelqu’un qui gémit, accroché à l’étrave, sous le bout-dehors (le beaupré).

Je me dirigeai vers l’avant, à pas légers, en prêtant l’oreille. J’étais un peu ému, je l’avoue : des frissons désagréables me couraient sous la peau.

J’eus beau écouter, je n’entendis rien.

– Avance encore, me chuchota mon frère. Pousse jusqu’à la cloche et penche-toi sur le bordage.

J’eusse préféré revenir sur mes pas, mais je ne voulais pas être pris pour un lâche. J’allai jusqu’à la cloche, je me penchai au-dessus des flots.

Alors j’entendis…

Voyez-vous, il me semble les avoir encore dans l’oreille, ces cris, ces longs gémissements de détresse.

À moitié fou de terreur, je courus réveiller le capitaine.

Dès les premiers mots, il m’imposa silence.

– Ne parlez de ceci à personne de l’équipage. Ce que vous m’annoncez n’est pas nouveau pour moi. C’est probablement l’âme de quelqu’un de nos anciens camarades péris en mer, qui fait sa pénitence autour de la Jeune-Mathilde. Ne vous occupez pas d’elle ; gardez-vous de la troubler. Surtout ne vous penchez plus au-dessus du bordage. Le mort vous attirerait.

Le capitaine se tut. Je me disposais à remonter sur le pont. Il me rappela.

– Laur, reprit-il, retenez ce conseil pour votre gouverne. Les morts de la mer n’aiment pas qu’on ait l’air de les voir ou de les entendre.

Là-dessus, il me raconta une aventure qui lui était arrivée dans la précédente campagne.

La Jeune-Mathilde était mouillée sur les lieux de pêche. Il faisait grande brume. À deux pas de soi, on ne distinguait rien. La mâture même était devenue invisible, en sorte que le navire semblait rasé comme un ponton. Tout à coup, le capitaine avait vu le pont se couvrir de femmes. Elles étaient vêtues de noir et portaient des manteaux de deuil, le capuchon rabattu sur le visage. Leur nombre était si grand qu’il n’aurait pu les compter. Il y en avait vingt fois plus qu’il n’y en a le dimanche de Pâques à la grand-messe. Elles tournaient la tête de côté et d’autre, avaient l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un.

Le capitaine me demanda :

– Sais-tu qui étaient ces femmes ?

– Des Âmes défuntes, sans doute.

– Oui : des âmes de mères, d’épouses, de fiancées, en quête de leurs proches ou de leurs galants noyés à Islande. Elles cherchaient leurs cadavres pour les pousser au rivage et leur faire donner la sépulture en terre bénite… Je demeurai bien coi. Si j’avais ouvert la bouche ou fait un geste, je ne serais pas ici à l’heure qu’il est. Imite mon exemple, Laur, chaque fois que tu te trouveras en des passes analogues. C’est le plus sûr.

… Le lendemain matin, le capitaine réunit l’équipage et lui défendit de s’approcher à l’avant, sauf le cas de nécessité absolue.

Les hommes parurent surpris de cet ordre. Mon frère et moi nous savions à quoi nous en tenir.

(Conté par Laur Mainguy. – Port-Blanc.)

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Lorsque des pêcheurs trouvent en mer le cadavre d’un noyé, ils l’attachent à la remorque derrière le bateau. Si, en route, le corps entraîné par les remous vient se ranger le long du bordage, c’est signe, ou bien que l’embarcation est destinée à sombrer à bref délai, ou, tout le moins, qu’un des hommes de l’équipage ne tardera pas à mourir noyé.

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Si, au lieu de ramener le cadavre à la remorque, on le recueille dans le bateau, il faut avoir soin de prononcer certaines formules de conjuration, de dire par exemple :

– Nous t’embarquons avec nous, mais c’est à la condition que tu ne nous porteras pas malheur !

Il faut veiller aussi à ce que ni l’ancre, ni les rames, ni aucun des engins de manœuvre ne soient au contact du cadavre.

(Communiqué par Douarinou. – Châteaulin.)

L’enterrement fictif des noyés

LE « PROELLA »

À Ouessant, où tous les hommes sont marins, la mer prélève sur la race un nombreux tribut de victimes. Les cadavres que l’on retrouve ont leur dernière demeure assurée dans le cimetière. Mais la liste est longue, de ceux que l’océan ne rend jamais. Pour que ces noyés sans sépulture ne soient pas condamnés à errer sans fin dans l’autre monde, les Ouessantins pratiquent pour le repos de leurs Anaon un simulacre d’enterrement. L’ensemble de la cérémonie s’appelle un proella (corruption peut-être du début de quelque hymne funéraire latine commençant, je suppose, par Pro illa anima…)

On procède de la manière suivante :

Dès que le syndic des gens de mer, en résidence à l’île, a été prévenu administrativement de la disparition d’un « îlien », il mande, non la mère, ou la veuve, ou la fille du mort, mais l’homme le plus ancien de la parenté, et il lui fait part du décès probable du « disparu ». L’« ancien » se met aussitôt en route à travers l’île, entre chez tous les proches de la famille, dont le nombre dépasse quelquefois soixante et même quatre-vingts, et leur annonce la triste nouvelle, en se servant de cette formule invariable :

– Vous êtes avertis qu’il y aura, ce soir, proella chez un tel.

Et ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’il se rend à la maison du mort. Il entre dans la cour à pas de loup, va regarder par la fenêtre si la femme, qui ne sait pas encore qu’elle est veuve, est chez elle, et, s’il l’aperçoit dans la cuisine, frappe trois petits coups à la vitre. Après cette sorte de préambule et de préparation, il passe la porte, en se contentant de prononcer la phrase sacramentelle :

– Il y a proella chez toi, ce soir, ma pauvre enfant.

Les femmes du voisinage, accourues derrière lui, se précipitent alors dans la maison et, par leurs gémissements et leurs cris, font bruyamment chorus avec la douleur de la famille. C’est ce qu’on appelle « mener le deuil ». Plus les plaintes sont aiguës et déchirantes, plus elles réjouissent l’âme du mort. Tout en se livrant à ces démonstrations, on vaque aux apprêts funèbres. Sur la table, déblayée des restes du repas, on étale une nappe blanche ; puis, sur cette nappe, on dispose en croix deux serviettes pliées ; et enfin, au croisement de ces serviettes, on couche une petite croix, fabriquée instantanément avec deux de ces bouts de cire que l’on fait bénir à l’église le jour de la Chandeleur. Cette croix est censée représenter le défunt. Une assiette, dans laquelle on verse le contenu du bénitier de la maison et où l’on met à tremper un rameau de buis, complète, avec des chandelles allumées de part et d’autre sur les bancs, cette décoration funéraire improvisée.

De tous les coins de l’île, cependant, les proches arrivent pour le proella. Et la veillée de mort commence. Une « prieuse » de profession récite les prières habituelles et l’assistance donne les répons. Quelquefois, entre deux De profundis, la prieuse entonne l’éloge du « disparu ». Il y avait naguère, dans l’île, une vieille femme réputée pour ce genre d’oraisons funèbres ou, comme on dit, ces prézec.

Le lendemain, le clergé vient, comme pour un enterrement ordinaire, chercher le « corps », c’est-à-dire la petite croix de cire jaune posée sur les serviettes blanches et portée à bras, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’un vrai cercueil. Toute la foule suit, les hommes tête nue, les femmes encapuchonnées dans leurs mantes. Le catafalque est dressé, au milieu de l’église, pour recevoir la croix du proella. L’officiant célèbre la messe, donne l’absoute, puis va à une sorte d’armoire scellée dans le mur d’un des bas-côtés et y enferme la croix, parmi nombre d’autres qui l’y ont devancées. Elle demeurera dans cette sépulture provisoire jusqu’au soir du 1er novembre. Ce jour-là, à l’issue des vêpres, on transporte processionnellement toutes les croix de proella, entassées au cours de l’année, dans un monument spécial bâti au centre du cimetière pour servir de tombeau collectif à tous les Ouessantins disparus en mer. Et ce monument, semblable à une petite citerne que ferme un grillage, est désigné, lui aussi, par le nom de proella.

(Communiqué par M. Crenn, juge de paix à Ouessant.)

CHAPITRE XILes villes englouties
LXIXLa ville d’Is

Des marins de Douarnenez pêchaient une nuit dans la baie, au mouillage.

La pêche terminée, ils voulurent lever l’ancre. Mais tous leurs efforts réunis ne purent la ramener. Elle était accrochée quelque part. Pour la dégager, l’un d’eux, hardi plongeur, se laissa couler le long de la chaîne.

Quand il remonta, il dit à ses compagnons :

– Devinez en quoi était engagée notre ancre ?

– Eh ! parbleu ! dans quelque roche.

– Non. Dans les barreaux d’une fenêtre.

Les pêcheurs crurent qu’il était devenu fou.

– Oui, poursuivit-il, et cette fenêtre était une fenêtre d’église. Elle était illuminée. La lumière qui venait d’elle éclairait au loin la mer profonde. J’ai regardé par le vitrail. Il y avait foule dans l’église. Beaucoup d’hommes et de femmes avec de riches, costumes. Un prêtre se tenait à l’autel. J’ai entendu qu’il demandait un enfant de chœur pour lui répondre la messe.

– Ce n’est pas possible ! s’écrièrent les pêcheurs.

– Je vous le jure sur mon âme !

Il fut convenu qu’on irait conter la chose au recteur.

Ils y allèrent en effet.

Le recteur dit au marin qui avait plongé :

– Vous avez vu la cathédrale d’Is. Si vous vous étiez proposé au prêtre pour lui répondre sa messe, la ville d’Is tout entière serait ressuscitée des flots et la France aurait changé de capitale.

(Conté par Prosper Pierre. – Douarnenez, 1887.)

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La ville d’Is s’étendait de Douarnenez à Port-Blanc. Les Sept-Îles en sont des ruines. La plus belle église de la ville s’élevait à l’endroit où sont aujourd’hui les récifs des Triagoz. C’est pourquoi on les appelle encore Trew-gêr.

Dans les rochers de Saint-Gildas, quand les nuits sont claires et douces, on entend chanter une sirène, et cette sirène, c’est Ahès, la fille du roi Grallon.

Quelquefois aussi, des cloches tintent au large. Il est impossible d’ouïr un carillon plus mélodieux. C’est le carillon des cloches d’Is.

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Un des quartiers de la ville s’appelait Lexobie. Il y avait dans Is cent cathédrales, et, dans chacune d’elles, c’était un évêque qui officiait.

Quand la ville fut engloutie, chacun garda l’attitude qu’il avait et continua de faire ce qu’il faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la même pièce d’étoffe aux mêmes acheteurs. Et cela durera ainsi jusqu’à ce que la ville ressuscite et que ses habitants soient délivrés.

LXXLes Jardins de Ker-Is

Un patron de barque et son mousse étaient allés tous deux à la pêche. À mi-chemin de la côte aux Sept-Îles, ils jetèrent l’ancre. Il faisait si chaud qu’au bout d’une heure le patron s’endormit.

C’était le moment du reflux.

La mer baissa tellement que la barque finit par se trouver à sec.

Grande fut la surprise du mousse en voyant tout à l’entour non pas des goémons, mais un champ du petits pois. Il laissa dormir le patron, sauta à terre et se mit à cueillir le plus qu’il put de cosses vertes. Il en emplit la barque.

Quand le patron se réveilla, la mer avait monté. Il fut tout étonné de voir la barque pleine de petits pois et le mousse qui s’en régalait.

– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il en se frottant les yeux, persuadé qu’il avait la berlue.

L’enfant conta la chose.

Le patron comprit alors qu’ils avaient mouillé dans la banlieue de Ker-Is, là où les maraîchers de la grande ville avaient autrefois leurs cultures.

(Conté par Jeanne-Marie Bénard. – Port-Blanc.)

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Ma mère a vu la ville d’Is s’élever au-dessus des eaux. Ce n’étaient que châteaux et tourelles. Dans les façades s’ouvraient des milliers de fenêtres. Les toits étaient luisants et clairs, comme s’ils avaient été de cristal. Elle entendait distinctement les cloches sonner dans les églises et le murmure de la foule dans les rues.

(Conté par Jeanne-Marie Bénard. – Port-Blanc.)

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À Lomikel (Saint-Michel en Grève), les jours de très grande marée, quand la mer déchale au loin, on voit poindre encore au-dessus des sables, la « croix rouge » qui surmontait le plus haut clocher de la ville d’Is.

(Marguerite Philippe. – Pluzunet.)

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Lorsque le jour de la résurrection sera venu pour Ker-Is, le premier qui apercevra la flèche de l’église ou qui entendra le son des cloches deviendra roi de la ville et de tout son territoire.

LXXILes marchands de Ker-Is

Une femme de Pleumeur-Bodou, étant descendue à la grève puiser de l’eau de mer pour faire cuire son repas, vit tout à coup surgir devant elle un portique immense.

Elle le franchit et se trouva dans une cité splendide. Les rues étaient bordées de magasins illuminés. Aux devantures s’étalaient des étoffes magnifiques. Elle en avait les yeux éblouis et cheminait, la bouche béante d’admiration, au milieu de toutes ces richesses.

Les marchands étaient debout sur le seuil de leur porte.

À mesure qu’elle passait près d’eux, ils lui criaient :

– Achetez-nous quelque chose ! Achetez-nous quelque chose !

Elle en était abasourdie, affolée.

À la fin, elle finit par répondre à l’un d’eux :

– Comment voulez-vous que je vous achète quoi que ce soit ? Je n’ai pas un liard en poche.

– Eh bien ! c’est grand dommage, dit le marchand. En prenant ne fût-ce que pour un sou de marchandise vous nous eussiez délivrés tous.

À peine eut-il parlé, la ville disparut.

La femme se retrouva seule sur la grève. Elle fut si fort émue de cette aventure qu’elle s’évanouit. Des douaniers qui faisaient leur ronde la transportèrent chez elle. À quinze jours de là, elle mourut.

(Conté par Lise Bellec. – Port-Blanc.)

LXXIILa vieille de Kor-Is

Deux jeunes hommes de Buguélès étaient allés nuitamment couper du goémon à Gueltraz ce qui est sévèrement prohibé, comme chacun sait. Ils étaient tout occupés à leur besogne, quand une vieille, très vieille, vint à eux. Elle pliait sous le faix de bois mort.

– Jeunes gens, dit-elle d’une voix suppliante, vous seriez bien gentils de me porter ce fardeau jusqu’à ma demeure. Ce n’est pas loin, et vous rendriez grand service à une pauvre femme.

– Oh bien ! répondit l’un d’eux, nous avons mieux à faire.

– Sans compter, ajouta l’autre, que tu serais capable de nous dénoncer à la douane.

– Maudits soyez-vous ! s’écria alors la vieille. Si vous m’aviez répondu : oui, vous auriez ressuscité la ville d’Is.

Et, sur ces mots, elle disparut.

(Conté par Françoise Thomas. – Penvénan, 1886.)

La montagne du Roc’h-Karlès, entre Saint-Michel-en-Grève et Saint-Efflam, sert de tombe à une ville magnifique.

Tous les sept ans, pendant la nuit de Noël, la montagne s’entrouvre, et par la fente on entrevoit les rues splendidement illuminées de la ville morte.

La ville ressusciterait, s’il se trouvait quelqu’un d’assez hardi pour s’aventurer dans les profondeurs de la montagne, au premier coup sonnant de minuit, et d’assez agile pour en être sorti, au moment où retentirait le douzième coup.

CHAPITRE XIILes assassinés et les pendus

Toutes les fois qu’un accident suivi de mort immédiate se produit sur une route, il ne faut pas manquer d’ériger une croix aux abords de ce lieu, sinon l’âme du mort ne sera apaisée que lorsqu’un accident semblable se sera produit au même endroit. C’est pourquoi l’on rencontre le long des routes bretonnes tant de croix de pierre ou de bois plantées au flanc des talus.

Dans la Haule-Cornouaille, quand on passe devant ces « croix du malheur », l’usage est de jeter une pierre à leur pied dans la douve.

(Communiqué par Hourmant. – Collorec.)

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Sur la route de Quimper à Douarnenez se trouve la tombe d’un nommé Tanguy.

Il périt en cet endroit, assassiné.

On ne passe jamais devant le tertre de terre sous lequel il est enseveli, sans y planter une petite croix qu’on improvise à l’aide de quelque branche coupée aux haies voisines .

Oui manque à cette pratique risque de faire mauvaise rencontre en route et de mourir, comme Tanguy, de male mort.

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Lorsqu’une personne a été assassinée, si l’assassin entre dans la pièce où est déposé le corps, ou même, simplement, passe dans la rue, devant le seuil de la maison, les blessures du cadavre se rouvrent et se remettent à saigner abondamment.

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Il y a un procédé infaillible pour découvrir un assassin resté inconnu. Seulement, il n’est praticable que sept ans, jour pour jour, après le décès de la victime, alors que les reliques de celle-ci ont été exhumées et transportées au charnier.