La Légende du futur - Hélène Destrem - E-Book

La Légende du futur E-Book

Hélène Destrem

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Beschreibung

Qui n'a jamais rêvé de remonter le temps et de rencontrer le roi Arthur, Merlin l'Enchanteur, la Dame du lac ou encore les chevaliers de la Table ronde ? En 2134, Arwenia, scientifique, travaille pour le Centre européen de recherches spatiales sur un projet de machine à voyager dans l'espace-temps qui équipera le premier vaisseau interstellaire terrien. Aventureuse et téméraire, elle décide de tester elle-même son prototype. Elle le programme pour une destination parfaitement connue des légendes, mais obscure aux yeux des historiens : la Bretagne du roi Arthur, en l'an 476. Son "transfert" sur le champ de bataille du mont de Badon va l'entraîner à la cour d'Arthur, au château de Camelot, où elle sera traitée en fée. Entre mystères des uns et traîtrises des autres commence alors sa propre quête du Graal...

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Seitenzahl: 522

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Note de l’auteure :

La Légende du futur a été publiée une première fois en 2012 par une petite maison d’édition qui a fermé trois ans après. Afin de lui permettre de continuer à vivre, je l’ai republiée en 2017 en autoédition.

Aujourd’hui, ce roman cher à mon coeur connaît son ultime édition grâce au travail de l’équipe du cabinet d’édition Plumes Ascendantes. Merci à Stéphane, infographiste, qui lui offre une superbe couverture, à Yann, qui a donné un coup de jeune à l’illustration, et à Émilie et Bernard, qui en ont chassé les dernières scories.

La Légende du futur, dont l’écriture a été achevée en 2010, a vécu dix années mouvementées.

Cette nouvelle édition lui offre un bel écrin.

Hélène Destrem

Site Internet de l’auteure :http://helenedestrem.com

À ma grand-mère Madeleine

À mon grand-oncle Hugues.

SOMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

CORRESPONDANCES DES PRÉNOMS DES PERSONNAGES, dans les textes gallois et les textes en ancien français

LEXIQUE

GRANDES CATASTROPHES DE L’INDUSTRIE CHIMIQUE au cours des XX

e

et XXI

e

siècles

SOURCES

REMERCIEMENTS

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE I

Deux armées s’affrontaient. Depuis l’aube, les cris de guerre des combattants noyaient la colline sous un tumulte infernal. Le soleil de fin d’hiver luisait sur leurs casques et leurs armures. Les armoiries gravées sur les boucliers de chaque camp scintillaient sous les rayons lumineux. D’un côté, les blasons présentaient deux haches, la première de gueules et la seconde de sable, disposées en sautoir ; de l’autre, un dragon protégeait une épée de gueules et d’or. Sans se soucier des blessés qu’ils piétinaient avec mépris, les Saxons avançaient sur les Bretons, le regard empli de haine, avec pour seul objectif d’anéantir leurs adversaires. Les chevaliers et les soldats du royaume de Logres défendaient vaillamment leur territoire, pourfendant l’ennemi sans faillir. Les premiers voulaient conquérir le monde, les seconds étaient déterminés à refouler l’invasion. Chaque troupe guerroyait avec obstination mais, les heures passant, les cadavres devenaient de plus en plus nombreux. Le sang se répandait depuis les hauteurs du mons Badonicus1 et coulait dans la plaine telle une rivière macabre. Les gémissements des blessés et les râles des mourants couvraient peu à peu les cris de guerre. Les rangs de chaque armée perdaient en nombre et en puissance, cependant, fidèle à son honneur, nul bataillon ne battait en retraite.

Par cette triste journée ensoleillée, sans qu’aucun nuage ne le laissât présager, la foudre fendit soudain le ciel pour venir s’abattre au beau milieu du champ de bataille. Surpris par le coup de tonnerre, les guerriers cessèrent le combat un instant. Les regards scrutèrent le ciel en quête d’une explication : l’azur demeurait parfaitement silencieux. Les combattants n’obtenant pas de réponse miraculeuse, la lutte reprit, les cris de fureur redoublèrent, et les soldats entrechoquèrent de nouveau leurs épées, déployant là leurs dernières forces.

Recroquevillée sur elle-même, une jeune femme reprenait connaissance. Les relents de sueur et de sang la prirent à la gorge, rendant difficile sa respiration. Arwenia leva doucement la tête, sans comprendre où elle se trouvait. Les corps de dizaines de soldats gisaient autour d’elle. Des guerriers, qui portaient pour toute armure des cottes de mailles d’acier renforcées parfois d’un plastron, tandis que des casques leur cachaient le visage, ferraillaient à l’épée tout en protégeant tantôt leur tête, tantôt leur corps à l’aide d’un bouclier. Aucun ne combattait plus à cheval. Les montures avaient subi les premiers assauts des glaives et la plupart des animaux avaient péri dès le début des affrontements.

Arwenia tenta de rassembler ses esprits, mais sa mémoire se dérobait. Figée par la panique, elle ne trouvait pas la moindre énergie pour se lever et prendre la fuite. Elle considéra le spectacle morbide qui l’entourait. Sa vision troublée ne la rassura guère sur ses chances de survie. À cet instant, un homme tomba brusquement à genoux devant elle en crachant du sang. Arwenia poussa un cri d’horreur. Elle roula sur le côté pour esquiver la chute du guerrier et glissa dans une mare visqueuse. Le soldat mourant la dévisagea avec un regard hébété, puis, anéanti, bascula face contre terre. La peur au ventre, Arwenia trouva tout de même assez de volonté pour tenter de fuir ce lieu cauchemardesque. Elle essaya de se mettre sur les genoux, mais elle fut prise de vertiges. L’odeur de la mort alentour lui donnait la nausée.

Un homme s’approcha d’elle. Effrayée, car son incapacité à défendre sa vie lui était désormais évidente, elle osa à peine le regarder. Brandissant son épée à deux mains au-dessus de son heaume, le guerrier souriait d’un air mauvais, prêt à pourfendre l’intruse. Arwenia protégea aussitôt sa tête entre ses bras tout en fermant les yeux. Elle espéra au plus profond d’elle-même que l’horreur allait cesser. Elle entendit alors un cri sauvage, puis un sifflement. Elle pensa que son heure était venue, mais l’homme qui l’avait menacée tomba lourdement à ses côtés. À ce bruit sourd, elle ouvrit les yeux. Le soldat était mort, une lance fichée en plein coeur. Arwenia aperçut alors un autre combattant qui venait dans sa direction. Le guerrier marcha vers le cadavre et planta son pied droit dans le dos ensanglanté de celui-ci pour en retirer son arme. Il considéra alors la femme un bref instant, ne sachant pas trop comment réagir face à cette apparition, puis la saisit par le bras.

— Hé ! Ne restez pas là ! tonna-t-il en gallois.

Le guerrier portait les mêmes armures que les autres soldats, cependant, le blason au dragon peint sur son heaume ainsi qu’une cape en toile blanche, maculée en cet instant de sang et de terre, ne laissaient aucun doute sur son appartenance à la chevalerie.

Le seigneur tenta de relever la jeune femme qui ne sentait plus ses jambes. En se redressant, Arwenia remarqua avec désolation l’état pitoyable de son apparence. Des brûlures constellaient sa robe, des cendres la recouvraient d’une pellicule grisâtre et des auréoles sanguinolentes transformaient définitivement sa belle tenue blanche en un immonde torchon. La poussière ternissait ses longs cheveux roux tressés dans son dos. Heureusement, le gant noir qui couvrait sa main gauche jusqu’au coude avait parfaitement résisté. Rassurée par ce détail, Arwenia entreprit de rassembler ses efforts pour marcher. Elle allait pieds nus. Fouler l’herbe gluante de sang lui procura des nausées d’une violence insoutenable. Sans pouvoir contenir davantage ses haut-le-coeur, elle vomit comme une malheureuse au beau milieu de la pestilence.

— Bedwyr2 ! Viens m’aider ! cria le chevalier en direction d’un guerrier qui venait d’embrocher un ennemi sur son épée.

Le combattant repoussa le mourant d’un coup de pied dans les reins. Le Saxon, ainsi dégagé de la lame, lâcha son dernier soupir en basculant vers le sol. Bedwyr jeta un coup d’oeil circulaire autour de lui et, comme aucun autre adversaire ne semblait plus vouloir en découdre, il accourut pour aider le chevalier à relever la femme. Arwenia, profondément embarrassée de présenter un état aussi lamentable, ne leva pas les yeux vers ses sauveurs. Elle s’essuya la bouche d’un revers de manche avant que Bedwyr ne lui attrape le bras.

— Les Saxons prennent la fuite, Lloch3, rapporta le chevalier.

— J’ai aperçu Arthur tout à l’heure. Il vient d’occire leur chef, commenta le noble guerrier. Toute bravoure de leur part après cela m’étonnerait. Conduisons cette donzelle à l’écart de ce chaos putride.

Les deux hommes soutinrent fermement Arwenia et l’entraînèrent en direction de la forêt. Plusieurs soldats vinrent protéger le repli des chevaliers. Au bout de quelques pas, la jeune femme, épuisée, perdit connaissance.

***

Arwenia revint à elle un peu plus tard. Une forte odeur animale envahissait ses narines. Elle n’osait pas ouvrir les yeux tant elle craignait de découvrir encore des cadavres. D’une main hésitante, elle tâta son couchage et sentit la douceur des fourrures sous ses doigts. Elle poussa un soupir de soulagement : le cauchemar semblait terminé. Elle avait pu se reposer un peu sous ces chaudes couvertures. Elle se redressa pour considérer son abri. La tente de toile grise contenait uniquement un lit et une petite table en bois sur laquelle étaient posées une cuvette et une aiguière. Elle apprécia la suggestion ; un brin de toilette achèverait de la réveiller et elle pourrait retrouver un visage humain. La jeune femme repoussait les fourrures lorsqu’elle entendit des voix provenir de l’extérieur.

— La dame est-elle réveillée ? interrogea un timbre grave qui lui était inconnu.

— Pas encore, dux bellorum4, répondit Lloch. Où est Emrys5 ?

— Le félon l’a occis. Ils ont guerroyé jusqu’à la mort. Notre roi est tombé peu après l’infâme barbare, expliqua la première voix avant de poursuivre : vous prétendez que l’éclair est survenu suite à votre incantation ?

— Oui, Arthur, répondit un troisième homme. J’ai proféré la formule d’appel à l’aide, comme de coutume. Je ne m’attendais certes pas à ce qu'éclate ce coup de foudre.

— Vous auriez dû prendre davantage de précautions, coupa sèchement Lloch. Je me tenais à l'endroit précis où la foudre a frappé ! J’aurais fort bien pu périr à cet instant !

— Pardonne-moi, accorda calmement le troisième personnage. Reconnais tout de même que l'effet fut immédiat.

Arwenia, qui écoutait en silence, comprit que cet homme était un mage.

— Je vous avais sollicité dans le but de nous aider à vaincre si nous nous trouvions en péril, s’exclama le premier sur un ton exaspéré. En aucun cas l'aide que j'espérais ne devait reposer sur l'apparition d'une jeune dame, elle-même souffrante !

— Les formules magiques sont des enchantements délicats, répliqua le sorcier. Leur succès s’avère aléatoire.

— Hmm, marmonna Arthur. Va la réveiller.

Lloch pénétra sous la tente. Arwenia, toujours assise, arborait un léger sourire : la discussion l’avait amusée. Le chevalier, qui ne portait plus son heaume, affichait une figure sévère auréolée de cheveux blonds. Il fit signe à ses compagnons d’entrer. Arthur le rejoignit le premier et considéra la jeune femme avec méfiance. Une couronne en argent brillait sur son front, contrastant avec sa chevelure brune, et une cape de fourrure, teintée de pourpre et marquée d’une croix à l’épaule gauche, lui couvrait le dos et lui conférait une allure altière qui ne laissa pas Arwenia indifférente.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il sans s’embarrasser de formalités.

Arwenia chercha ses mots. Elle n’était pas certaine de savoir parler cette langue, même si elle la comprenait.

— Je… Je ne sais pas. Je ne me souviens pas, bredouilla-t-elle avec un très mauvais accent.

Le seigneur soupira.

— Ma Dame, sachez que nous sommes surpris par votre apparition brutale. J’escomptais que Myrddin6, mon enchanteur, puisse m’éclairer davantage, mais lui-même semble ne pas être dans le secret de votre présence.

Le dux bellorum marqua une courte pause, visiblement troublé par l’apparition surnaturelle. Partagé entre la crainte et l’intérêt, il hésitait sur le comportement à adopter envers elle. Comme Arwenia ne répondait pas, il reprit :

— Il nous serait fort agréable de connaître précisément votre identité, afin que vous fussiez traitée avec tous les égards dus à votre rang.

Arwenia regarda tour à tour les trois hommes qui ne la quittaient pas des yeux, espérant obtenir quelques éclaircissements. Elle n’osait pas se rendre à l’évidence : le personnage illustre dont les aventures épiques avaient bercé son enfance, le célèbre roi Arthur, lui faisait face en ce moment même. Il était étrange que son compagnon l’ait appelé « commandant » et non pas « seigneur »… À sa droite, Lloch la dévisageait. Lorsqu’elle surprit son regard, il détourna les yeux, apparemment intimidé. Quant au mage, qui se tenait à la gauche du roi, le grand Myrddin l’enchanteur, il ressemblait en ce moment à n’importe quel autre soldat, avec son armure et son air sévère. Arwenia se trouvait en présence d’une légende.

N’obtenant pas davantage de réaction, Arthur sollicita de nouveau la jeune femme sur un ton plus pressant :

— Comprenez-vous mes propos ?

Arwenia devina que ses explications scelleraient son destin. Mais que pouvait-elle dire à un personnage qui croyait en la magie, quand elle-même ne savait plus qui elle était?

— Est-ce la Dame du lac qui vous envoie ? lança le commandant avec espoir.

— Oui, c’est ça ! attesta-t-elle enfin en sautant sur l’occasion. Pardonnez-moi, mais mon esprit est troublé : j’aurais du mal à vous en dire davantage.

— Votre amnésie est sans nul doute consécutive à l’éclair, affirma Myrddin. Vous êtes secouée par le transfert, mais je pense que vous allez promptement recouvrer toutes vos facultés.

Arthur et Lloch se tournèrent vers le mage avec stupéfaction.

— Comment pouvez-vous affirmer cela ? demanda le chevalier. Avez-vous déjà côtoyé des personnes transférées depuis le Ciel ?

— Assurément ! s’exclama Myrddin, choqué par tant d’incrédulité. Au cours de ma vie, j’ai assisté à moult phénomènes étranges que tu ne pourrais même pas concevoir.

— Il suffit, vous deux ! coupa Arthur pour s’adresser à la femme. Ma Dame, vous allez rentrer avec nous à la cité de Camelot. Préparez-vous, nous partons sur-le-champ.

Il sortit de la tente, suivi des deux hommes. Peu après, Arwenia l’entendit murmurer à Lloch :

— Veille sur elle, mon ami. Qu’elle ne s’échappe ni ne tente quoi que ce soit. Je me demande si c’est bien notre Myrddin qui l’a fait venir.

— À tes ordres, commandant.

De nouveau seule dans la tente, Arwenia soupira. Si seulement elle pouvait se souvenir de quelque chose ! Sa mémoire lui jouait des tours et ne voulait pas remonter plus loin que le champ de bataille. Elle savait au moins qu’elle se trouvait en Grande-Bretagne, à l’époque du roi Arthur, en 476 environ après Jésus-Christ. La quête du Graal, les chevaliers de la Table ronde, les magiciens, les fées, tous ces contes fabuleux évoquaient en elle son enfance, précieux souvenirs s’il en était, mais il lui était impossible d’avancer la moindre explication de sa présence en cet endroit. Son nom était gravé en lettres d’argent sur son gant de cuir noir : Arwenia Dirévia. Elle venait de prétendre au souverain le plus légendaire de tous les temps qu’elle était l’Envoyée de la Dame du lac. Elle espérait au moins que ce mensonge la protégerait jusqu’à ce qu’elle recouvre la mémoire. Le roi ne semblait pas mauvais, mais il n’aimait sans doute pas les personnes fallacieuses.

Lloch revint sous la tente.

— Suivez-moi, ma Dame. Nous partons dans l’instant.

Arwenia obtempéra. Elle découvrit alors le campement. Les soldats survivants démontaient les dizaines de tentes qui le constituaient. Ils se trouvaient au milieu de la forêt de Bryn7. La journée était froide et ensoleillée. La nature verdoyante scintillait sous l’éclat du soleil. Arwenia frissonna. Lloch lui amena un cheval gris et l’aida à se mettre en selle. À son tour, le chevalier mit le pied à l’étrier pour grimper sur sa propre monture, un animal d’un blanc immaculé. Tous deux prirent la route à la suite d’une longue troupe de soldats et de chevaliers menée par le dux bellorum. Arwenia s’aperçut avec soulagement qu’elle savait monter à cheval. Cependant son contentement fut de courte durée, car elle grelottait. Quelques tas de neige subsistaient au pied des arbres et dans les coins ombragés. Avec ses premières fleurs et le retour des oiseaux qui piaillaient dans les branches, le printemps chassait la saison froide.

Le groupe suivait depuis un long moment déjà la route qui le ramenait au château de Camelot. Arwenia sentait ses forces l’abandonner à chaque pas de sa monture. Le court repos dont elle avait bénéficié n’avait pas fait disparaître la fatigue intense qu’elle ressentait depuis son arrivée en ces lieux. Sa longue robe de fin coton, souillée et abîmée, ne la protégeait nullement de la morsure du froid. Elle regretta de n’avoir pas songé à demander des vêtements plus chauds. Elle se mordit les lèvres, n’ayant pas pour habitude de perdre ainsi tout discernement. Son trou de mémoire affectait sa réflexion, et cette constatation amplifiait son malaise.

Les cavaliers progressaient au trot sans se préoccuper de celle qui fermait la marche avec Lloch. Ils évoluaient au milieu de la nature sauvage sur un chemin rendu boueux par la fonte des neiges. La forêt ne ressemblait en rien aux souvenirs embrumés d’Arwenia. Les arbres poussaient çà et là, au gré de leurs envies. Les buissons, les fougères et toutes sortes d’herbes folles s’enchevêtraient dans un mélange harmonieux. Aucune main humaine n’ordonnait ni ne nettoyait les sous-bois. Des bruissements furtifs trahissaient la présence d’une faune aussi variée que nombreuse.

Arwenia essayait de ne pas penser à son état. Pour résister à la fatigue qui s’insinuait en elle, noyant son corps sous des vagues de douleur, elle concentrait son attention sur l’observation et l’écoute de la forêt. Elle endurait vaillamment les heures de chevauchée. Mais bientôt, à bout de forces, elle ne parvint plus à se tenir droite sur sa selle. Son corps vacillait de plus en plus, mètre après mètre, à chaque pas du cheval. Lloch, qui la surveillait du coin de l’oeil, remarqua son trouble. Il dirigeait son cheval vers l’Envoyée de la Dame du lac quand celle-ci lâcha les rênes, vidée de toute énergie. De son côté, elle le vit à peine saisir sa monture par la bride : elle venait de s’évanouir une nouvelle fois. Le chevalier sauta vivement à terre pour la recueillir avant qu’elle ne heurtât le sol.

— Halte ! cria-t-il.

Son appel, pourtant lancé avec force, ne remonta pas la colonne. Pwyll8, un autre chevalier de la Table ronde, qui progressait plus loin, se retourna sur sa selle en entendant son compagnon d’armes. Comprenant la gravité de la situation, il héla à son tour Bedwyr, plus loin encore, qui avertit enfin Arthur. Ce dernier leva le bras pour interrompre la progression de la troupe. Il tira sur la bride de sa monture pour descendre la longue file en armure et rejoindre son plus fidèle chevalier. Voyant l’Envoyée inconsciente dans les bras de Lloch, il sauta à terre afin de constater son état.

— La damoiselle vient de défaillir, expliqua Lloch.

Arthur toucha le bras puis le front de la jeune femme.

— La pauvre, la voilà bien froide ! Ne t’avais-je pas recommandé d’appréhender son état ? Où est l’habit de fourrure que tu aurais dû lui remettre ? reprocha-t-il au chevalier.

— Mille excuses, Arthur. Pas un seul instant je ne l’ai crue si faible contre la morsure du froid. Sa qualité magique suffisait à m’assurer de sa résistance. Loin de moi l’idée de laisser sa personne souffrir le moindre mal. Pardonne ma grossière erreur. Penses-tu qu'elle m'en tiendra rigueur ? demanda Lloch, visiblement ennuyé.

Arthur haussa les épaules sans répondre. Il ne pouvait prédire la réaction d’une personne merveilleuse. Il attrapa la toison qu’un soldat lui tendait, en enveloppa Arwenia, puis il la prit dans ses bras avec facilité. Bien qu’elle fût de la même taille que lui, elle était aussi légère qu’une plume.

— Je veillerai sur elle pendant le reste du trajet. Nous cheminerons ensemble, déclara Arthur.

Il retourna vers son cheval sous les regards consternés de ses hommes. Tous craignaient la colère des êtres surnaturels. Le manque de discernement de Lloch risquait d’attirer les foudres des puissances supérieures sur leur armée ou, pis encore, sur Camelot. Lorsque le dux parvint près de sa monture, un soldat empressé vint soutenir l’Envoyée pour permettre au commandant de grimper en selle. L’homme l’aida ensuite à hisser Arwenia. Arthur, tenant les rênes de sa main droite, serra contre lui la fragile personne avec d’infinies précautions, tant il était impressionné d’étreindre une fée. Il talonna sa monture pour reprendre la tête du groupe. Arrivé à la hauteur de Bedwyr, il lui adressa un signe de tête et le chevalier enjoignit à la troupe de reprendre la route.

Un peu plus tard, Arwenia ouvrit les yeux. Elle était assise en amazone devant l’illustre roi, tout contre lui, la tête reposant sur son plastron de fer. Il l’entourait de ses bras, l’un soutenant son dos et l’autre effleurant son ventre alors qu’il agrippait les rênes. Un frisson parcourut l’échine de la jeune femme, non qu’elle ressentît encore la brûlure du froid, mais parce qu’elle était extrêmement impressionnée de côtoyer le grand Arthur de façon si intime, presque inconvenante. Arwenia rougit et espéra aussitôt qu’il ne remarquerait pas son embarras.

Elle réfléchit alors à sa situation, insolite pour une personne prétendue magique, car elle l’avait conduite par deux fois à recourir à l’aide de ces hommes qui avaient sans doute mieux à faire que de s’embarrasser d’une femme. Cependant, elle n’eut pas la force d’y songer davantage ; la fatigue l’emportait de nouveau dans la brume. Juste avant de fermer les paupières, il lui sembla voir Arthur abaisser sur elle un regard bienveillant et lui sourire.

La chevauchée dura tout le jour. Ils arrivèrent en vue de Camelot à la nuit tombée. La ville fortifiée qui surplombait la vallée brillait des mille lampes à beurre allumées en l’honneur de la victoire bretonne. La défaite des Saxons, ces envahisseurs barbares sans pitié, était tôt parvenue au château. Des centaines de paysans étaient rassemblés au bord du chemin pour regarder passer la troupe victorieuse et l'accueillir avec joie. Ils éclairaient de leurs flambeaux la progression de l’armée, formant ainsi une allée de lumière sous la clarté de la pleine lune naissante. Plus loin, les soldats qui surveillaient les alentours de la cité depuis le chemin de ronde aperçurent la longue cohorte scintillant d’argent dans la nuit. Elle approchait au trot en soulevant dans son sillage un épais nuage de poussière. Reconnaissant la bannière de leur souverain qui flottait au vent en tête du cortège, les sentinelles ordonnèrent aux gardes postés au pied des remparts d’ouvrir les portes. Les hommes actionnèrent les immenses poulies sur lesquelles d’énormes chaînes glissèrent pour abaisser le pont-levis, puis ils manoeuvrèrent les treuils en bois en poussant de toutes leurs forces pour ouvrir les lourdes portes.

Le tablier toucha le sol de l’autre côté des douves au moment où les héros parvenaient au niveau d’une petite tour de guet construite sur la rive. L’armée franchit fièrement le passage. Une série de fossés profonds et de palissades en bois se succédaient sur les hauteurs du vaste tertre où trônait la cité. Passé la herse, un chemin grimpait jusqu’au sommet. La troupe franchit une nouvelle double porte, placée cette fois dans un rempart beaucoup plus épais que les précédentes fortifications. Cette muraille, dernière protection contre les attaques des barbares, était constituée d’une ossature de poteaux de bois, garnie en son milieu de pierres et de torchis. Le tout était recouvert, sur les façades, par de la pierre sèche ou des planches de bois et, sur la plate-forme de combat, par des claies. La foule s’était amassée sur ce plateau pour assister au retour du roi. Chevaliers et soldats pénétrèrent dans l’enceinte de la cité sous les acclamations d’un peuple joyeux. Une pluie de fleurs tombait du haut des remparts. Ces gens étaient très proches de la nature. Ils célébraient la nouvelle lune, le printemps, la magie, toutes ces choses que personne encore ne savait expliquer, ces mystères et ces miracles que tous vénéraient avec un profond respect.

Arwenia avait recouvré quelques forces. Toujours assise en amazone sur la monture royale, la jeune femme était tellement gênée de se tenir contre l’illustre roi Arthur qu'elle n'avait pas osé prononcer le moindre mot. Alors que la troupe traversait la cité, elle découvrit une série de maisonnettes construites en bois, tout comme le reste de la ville, élevées en différents petits quartiers, sur un peu plus du quart des sept hectares que comptait la forteresse. Les employés du château, les cuisiniers, les serviteurs, les écuyers et leurs familles, tous vivaient en ces lieux. Poursuivant leur chemin, les arrivants traversèrent quelques champs puis parvinrent en vue des premiers llys qui constituaient le château d’Arthur proprement dit. Ces immenses bâtiments en bois aux toits de chaume avaient chacun leur utilité. Le premier, sur la gauche, abritait les écuries. Un autre, dans sa continuité, servait de salle commune où chevaliers et soldats prenaient leurs repas. Certains y dormaient aussi, souvent… À côté de ces vastes édifices, vaillamment planté face à la troupe, un long et large bâtiment de pierre était établi sur les restes d’un fort romain. Flanqué de quatre hautes tours, il renfermait, à l’étage, les appartements du roi et de sa cour − chevaliers, dames de qualité, invités de prestige – et, au rez-de-chaussée, les salles d’armes où chevaliers et soldats s’entraînaient au maniement de l’épée et où toutes sortes d’armes étaient entreposées. Les cuisines du château y tenaient aussi une bonne place.

Enfin, un autre llys avait été élevé face à la salle d’entraînement. On y trouvait, comme le verrait Arwenia plus tard, les lavoirs de la cité. Une petite demeure, dressée tout contre cette dernière installation, achevait d’entourer la cour centrale, laquelle, à cette heure tardive, était vide. Arwenia aperçut alors, au sommet de deux tours, des guetteurs. À peine éclairés par la nitescence lunaire, ils surveillaient l’étendue de la vallée jusqu’à la forêt.

Tout comme celle de la victoire, la nouvelle de l’arrivée d’une fée envoyée par la Dame du lac était rapidement parvenue aux oreilles de tous. Aussi, lorsque les chevaliers firent halte dans la cour intérieure du château, non loin de l’écurie, des servantes accoururent vers le roi. Deux femmes aidèrent Arwenia à descendre de cheval et à marcher en direction de la bâtisse. Ce n’était pas tous les jours que le château recevait une invitée d'une telle importance ! Peu après, Arthur sauta à terre et donna ses ordres à l’intendante, Guenvred, une petite femme trapue d’une soixantaine d’années qui travaillait au service du dux bellorum depuis toujours. Elle avait été sa nourrice lorsqu’il était enfant et l’avait accompagné à Rome pendant les années où il y avait suivi son éducation militaire. Esclave depuis sa naissance, Guenvred dirigeait maintenant la domesticité du château. Elle appliquait dans cette tâche les habitudes romaines qui avaient imprégné le mode de vie d’Arthur, et plus généralement celui des seigneurs bretons.

— Prends grand soin de la dame, qu’elle se repose. Fais-lui savoir qu’elle est ici chez elle. Envoie-la-moi dès qu’elle se sentira mieux.

— Bien, Sire.

La femme accompagna sa phrase d’une petite révérence avant d’emboîter le pas aux domestiques qui soutenaient toujours Arwenia.

De son côté, Arthur pénétra dans le château. Ses hommes l'y suivirent tandis que des écuyers prenaient soin des montures harassées. Le commandant convoqua aussitôt ses vingt-deux chevaliers9 autour de la Table ronde. Malgré la fatigue qu’ils ressentaient, tous se plièrent aux ordres de leur chef. Il ne manquait au groupe que Peredur10 et Gwalchmei11. Le premier était parti en mission dans le sud du royaume bien avant la bataille. Le second était resté au campement pour escorter les derniers soldats de retour du combat.

Les hommes traversèrent le rez-de-chaussée. La salle d’ouvrage des femmes et les cuisines en occupaient le côté est. Dans la partie ouest se trouvaient la salle d’armes et la pièce où la noble famille prenait ses repas. Enfin, la grande salle dédiée à la Table ronde était au nord. Les pièces où Arthur tenait ses réunions étaient situées au premier niveau de la bâtisse, en plus des appartements seigneuriaux. Les chevaliers et leurs familles vivaient dans l’une des deux tours est.

En plein coeur du château, les chevaliers se répartirent autour de la Table ronde. Des piques de métal, glissées dans des anneaux métalliques fixés aux murs et au bout desquelles un réceptacle spécialement conçu recevait le naphte enflammé, illuminaient le fameux endroit de leur faible lueur. De hautes fenêtres, closes par des tentures de tissu, donnaient sur une petite cour intérieure entre le château et les remparts, plongée dans l’obscurité à cette heure de la nuit. La vaste pièce arrondie imposait le respect et le silence à ses occupants tant la quête qu’elle incarnait était noble et fondamentale. Les seigneurs devinaient déjà quel serait le sujet de la conversation. Chacun avait en mémoire la veillée qui avait précédé l’assaut contre les Saxons.

Ce soir-là, le roi Emrys Wledig, déjà âgé de plus de cinquante années, avait chaleureusement loué les efforts de son commandant qui avait réussi à rassembler les seigneurs et guerriers bretons autour d’une même cause, avec un succès inespéré. Emrys, qui avait depuis fort longtemps décelé le potentiel combatif du jeune Arthur, descendant d’une lignée de hauts dignitaires romains, l’avait chargé de cette lourde mission. Les prophéties des mages annonçaient la victoire éclatante d’un valeureux roi désigné par le Ciel sur l’envahisseur saxon. Ces oracles étaient crus par le peuple, mais aussi par les seigneurs fédérés, surtout depuis qu’Arthur avait retiré l’épée magique Excalibur du rocher dans lequel elle était fichée. Monter une armée capable de repousser les Saxons avait été la première grande réussite du dux bellorum. Emrys, en ce mois de mars 476, présageait qu’il ne survivrait pas à la bataille prochaine, tant il se savait fatigué et moins apte au combat que les jeunes guerriers qui l’entouraient. Il les avait réunis, à la veille des affrontements, pour leur annoncer sa décision. Il avait alors désigné Arthur comme son successeur officiel, en prévision de son éventuelle disparition. Sa déclaration avait été accueillie par une joie teintée de tristesse. Les seigneurs vouaient un profond respect à Arthur, qu’ils considéraient comme leur guide, un meneur hors pair. Qu’il devienne roi entrait dans l’ordre des choses, et aucun des suzerains n’y avait émis la moindre opposition. Cependant, que leur actuel souverain reconnaisse, par de subtiles ellipses, sa faiblesse physique ne les avait pas rassurés. Qu’Emrys pérît au combat et les troupes risquaient de perdre courage face aux oppresseurs… Le roi, comprenant leur peur, les avait sommés de suivre Arthur pendant et après les combats. Il avait réaffirmé que le guerrier, bien que très jeune, était vaillant et bénéficiait de son entière confiance. Ainsi fut scellé le sort d’Arthur, lequel, durant toute la discussion, n’avait prononcé aucune parole. Il avait reçu l’honneur de cette succession en toute humilité.

Aujourd’hui, au soir de la disparition du grand Emrys, les chevaliers allaient saluer leur nouveau roi dans la salle de la Table ronde. Chacun leva son épée devant son visage en prononçant ces paroles :

— Je jure solennellement de servir avec loyauté et obéissance mon roi Arthur, souverain choisi par le Ciel pour conduire les hommes vers la lumière, successeur légitime du très grand Emrys Wledig.

À ces mots, Arthur tira la flamboyante Excalibur de son fourreau. Il la tint à son tour devant lui.

— Moi, Arthur Pendragon, roi de Bretagne, je jure de servir Dieu qui a fait de moi son messager sur la Terre, et de me montrer digne de la valeur du roi Emrys.

Ensemble ils posèrent leurs armes sur la table avant de prendre place. Le roi engagea la discussion sans tarder.

— Je sais fort bien à quel point vous êtes harassés par la campagne que nous venons de mener. Je devine que vous avez hâte de rejoindre vos familles, alors je serai bref. Vous n’ignorez pas qu’un événement extraordinaire se produisit tantôt. Myrddin invoqua la puissance céleste pour nous permettre de terrasser nos ennemis. Après ses incantations, un éclair fendit nos rangs pour laisser apparaître une fée.

— A-t-elle levé le secret de son nom ? demanda Bedwyr, l’un des plus proches conseillers et amis du roi.

— Elle n’en a plus le souvenir, précisa Lloch.

— Je ne doute pas un instant qu’elle recouvrera rapidement la mémoire, affirma Arthur. En tant qu’Envoyée de la Dame du lac, elle mérite le plus grand respect. Elle est venue nous aider dans notre quête du Graal. Dès demain, vous reprendrez les missions que je vous avais attribuées. Si l’Envoyée me révélait quelque fait nouveau, je modifierais vos tâches en conséquence.

Les chevaliers acquiescèrent.

— Nous nous réunirons demain matin pour tenir le rapport de guerre.

Le roi se leva, mettant ainsi fin à la séance. Chaque homme regagna ses quartiers avec soulagement, heureux de pouvoir enfin goûter à la douce quiétude du repos. La plupart des chevaliers vivaient au château avec femme et enfants. De tous les seigneurs de la Table ronde, seuls Lloch et Peredur demeuraient non mariés. Le premier n'avait de cesse de répéter que son coeur ne battait que pour une seule femme, une femme encore jamais vue au château. L’opiniâtreté du chevalier constituait une source inépuisable de moqueries et de ragots. Quant au second, du haut de ses seize ans, l’idée de fonder un foyer ne constituait pas sa principale préoccupation. Peredur était tant investi par sa mission au sein des Chevaliers de la Table ronde qu'il demandait sans cesse à son commandant la responsabilité des plus périlleuses expéditions. Au début, Arthur, qui se méfiait de sa fougue, lui avait confié des missions mineures. Peredur menait les quêtes avec rapidité et efficacité, glanant des renseignements fiables principalement en rapport avec la sécurité du royaume. Constatant que le jeune homme était digne de confiance, le seigneur de Camelot avait finalement consenti à l'envoyer plus loin, au-delà de l’île de Bretagne, à la recherche d'informations concernant le Graal.

Alors qu’il allait quitter la Table, Arthur songea au jeune homme en considérant sa place vide. Peredur représentait l’exemple parfait du chevalier noble et pur, dont l’être tout entier était tourné vers le Graal. Le roi sourit, fier de compter ce fidèle jeune garçon dans ses rangs, puis il prit la direction de ses appartements, espérant recevoir un jour de bonnes nouvelles de la coupe tant convoitée. Il arpenta de longs couloirs éclairés, comme la grande salle, par des torches métalliques. La domesticité qu’il croisait le saluait toujours d’une petite révérence. À trente-trois ans, Arthur était un seigneur sage, patient et à l’écoute de son peuple. Il était aimé de la plupart de ses sujets. La majorité de ses valets étaient honorés de le servir ; ils accomplissaient fièrement leurs tâches, qu’elles fussent nobles ou besogneuses.

Arthur gagna une salle d’eau où l’attendait déjà un bain fumant. Deux jeunes filles patientaient là, prêtes à exécuter le moindre de ses désirs. Il poussa un soupir de soulagement. L’onde chaude avait le pouvoir de le délasser, bien plus encore que n’importe quelle potion magique de Myrddin. Il ôta cape, armures et chemise avant de congédier les domestiques qui emportèrent les frusques. Resté seul, tout en sachant que les jeunes filles demeuraient derrière la porte pour le servir au besoin, il acheva de se dévêtir pour entrer dans l’eau. Il allait passer là un moment reposant.

De son côté, Arwenia bénéficiait des mêmes attentions que le roi. Les servantes qui la supportaient la conduisirent dans une pièce réservée d’habitude à la toilette de la reine. L’une des chambrières l’invita à patienter sur une chaise, tandis que l’autre s’activait au-dessus du feu. Des marmites remplies d’eau furent accrochées dans la cheminée. Au bout d’un moment, les domestiques, aidées par Guenvred, attrapèrent les chaudrons avec un épais chiffon humide pour ne pas se brûler les mains, puis elles déversèrent le liquide dans un grand bac en bois, dont un large pan de lin recouvrait le fond afin qu’aucune écharde ne risquât de blesser la baigneuse.

Les lueurs vacillantes de quelques bougies, placées çà et là, donnaient au lieu une atmosphère chimérique. Sur sa chaise, Arwenia avait l’impression de flotter. Elle songeait aux dernières heures écoulées, à la guerre, à Arthur. Tout lui paraissait étrangement irréel. Guenvred se pencha doucement vers elle et la tira de sa rêverie.

— Madame…

Arwenia leva les yeux vers l’intendante et comprit qu’elle devait se lever. Guenvred l’aida à retirer ses guenilles pour la draper ensuite dans un linge écru, puis elle entreprit de la débarrasser de son gant. D’un geste brusque, Arwenia retint le bras de la femme. Surprise, Guenvred n’osa cependant pas insister ; elle n’était pas assez téméraire pour risquer le courroux de l’Envoyée de la Dame du lac. De plus, Arwenia lui jetait un regard désapprobateur qui ne souffrait pas la moindre discussion. Guenvred exécuta avec empressement une révérence en signe d’obéissance, puis elle recula vers les deux suivantes, qu’elle entraîna hors de la pièce.

— Madame, nous allons vous laisser jouir tranquillement de votre bain. Vous vous détendrez bien davantage sans notre présence. Toutefois, Eanraig attendra derrière la porte pour vous servir.

Guenvred désignait l’une des deux jeunes filles. Arwenia acquiesça, soulagée de ne pas devoir se laver devant elles. Elle déposa sur le dossier d’une chaise le drap qui couvrait sa nudité. L’intendante avait pris soin de disposer du sapo, un savon très réputé provenant de Gaule, fabriqué à base de graisse de chèvre et de cendre de hêtre, et des draps de toilette propres sur une table à côté de la baignoire. Arwenia pénétra dans le bain, enfin détendue, et poussa un soupir de bien-être. Quel bonheur ! Elle aurait voulu glisser tout entière dans l’eau, immerger son corps et son esprit, et ne plus penser à rien…

Malgré les efforts qu’elle déployait pour plonger son bras gauche dans l’eau, une force le maintenait fermement au-dessus du liquide. Interpellée, Arwenia décida que le moment était venu de découvrir ce que le gant qui recouvrait sa main et son avant-bras gauches dissimulait aux yeux de tous. Elle retira lentement le tissu et fut stupéfaite de voir que son bras n’était pas uniquement constitué de chair et de sang. Il présentait également un clavier et un écran minuscules. Des chiffres clignotaient, indiquant une date : 28.03.476. Arwenia sut instinctivement quoi faire : elle débloqua le clavier de son autre main, et les chiffres cessèrent de s'agiter. Plusieurs dates défilèrent alors sur l’écran. Arwenia éteignit l’appareil, car l’heure n’était pas venue de le réutiliser. Elle comprenait maintenant pourquoi son membre ne pouvait pas pénétrer dans l’eau : en aucun cas les circuits électroniques ne devaient être noyés. Un système de sécurité avait agi sur ses muscles pour l’arrêter avant qu’elle ne commette cette imprudence. Elle remarqua alors un petit bouton rouge situé à la base de son poignet. Elle l’enfonça d’un doigt. Aussitôt, le bras robotisé sécréta une gaine transparente et parfaitement étanche qui enveloppa la machinerie comme une seconde peau. Un compte à rebours démarra sur l’écran, indiquant le temps durant lequel cette protection serait encore effective. La jeune femme disposait d’une vingtaine de minutes pour se laver avant que l’eau ne rongeât l’étui. Arwenia maîtrisait tout cela maintenant : la nature de ce membre lui était instantanément revenue en mémoire. Malheureusement, le plus important lui échappait encore. D’où venait-elle ? Que faisait-elle ici, en cet an de grâce 476 ? Mis à part la magie, rien, en cette fin de Ve siècle, ne pouvait expliquer la nature de son bras. Il était forcément issu d’une autre époque. Arwenia savait ne pas être née durant ce siècle, mais ses souvenirs se dérobaient.

Elle renonça à fouiller davantage sa mémoire embrumée. Cela lui donnait la migraine. Elle attrapa le savon et commença ses ablutions. Le plus laborieux fut de nettoyer et de démêler sa longue chevelure rousse. Enfin, elle se rinça du mieux qu’elle put dans l’eau savonneuse avant de sortir du bassin, puis elle enveloppa son corps dans le linge en toile qui tenait lieu de serviette de bain. Elle s’approcha d’une autre table où d’épais vêtements étaient empilés, et les déplia les uns après les autres pour comprendre comment les utiliser. D’abord vint une chemise en laine écrue, à manches longues, qui lui tombait jusqu’aux chevilles. S’ensuivirent un doublet, sorte de gilet piqué et ouaté, et une cotte, grande robe évasée vers les pieds, de couleur bleu pâle. Sous ces toilettes, un dernier vêtement attendait d’être porté. Il s’agissait d’un surcot fourré, une autre sorte de gilet. Devinant que les habits avaient été rangés dans l’ordre dans lequel il fallait les enfiler, Arwenia entreprit de se vêtir. Elle mit un bon moment pour se parer de toutes les épaisseurs, riant toute seule alors que ses bras étaient empêtrés dans les tissus. Enfin, venant à bout de sa tenue, elle lissa un dernier pli d’un revers de main, et considéra son reflet dans le miroir placé sur la table où elle avait trouvé les vêtements. Arwenia soupira. En deux minutes elle avait pris plusieurs kilos, mais au moins le froid ne l’atteignait-il plus. Elle remarqua alors des chausses et des jarretières à côté du miroir. Elle pesta, redoutant déjà les efforts qu’elle allait devoir fournir une nouvelle fois pour passer ces frusques. Les jarretières furent enfilées non sans mal, et les chausses couvrirent ses pieds. Elles étaient en laine et un morceau de cuir cousu sur le dessous tenait lieu de semelle. Enfin, Arwenia passa le linge de bain autour de sa chevelure, la frotta pour la sécher, puis tressa le tout en une natte qui lui tomba jusqu’aux reins. Prendre soin d’elle-même l’apaisait et permettait aux souvenirs de remonter à la surface. Pendant de nombreuses années, elle avait mis un soin particulier à l’entretien de sa crinière de feu, dans le but de voyager dans des temps où la mode était aux longues chevelures.

Délassée après ce moment de solitude, elle se sentait bien. Les étoffes de l’époque, malgré leur étrangeté et leur nombre, étaient chaudes et confortables. Arwenia se dirigea vers la sortie de la pièce. Eanraig se tenait docilement devant la porte, dans le couloir. La jeune fille lui apprit que Guenvred, selon les ordres du roi, lui avait fait servir un dîner dans sa chambre. Arwenia la suivit donc à travers les couloirs et les escaliers du château. Toutes les personnes qu’elles croisaient s’écartaient sur leur passage et les saluaient d’une belle révérence. Arwenia était gênée par ces marques de respect, mais elle devait tenir son rôle.

Après avoir gravi plusieurs marches de l’une des tours du château, Eanraig ouvrit la porte du troisième palier. En entrant dans la pièce, Arwenia fut très surprise par le faste déployé en son honneur. Des tentures rouge et ocre tissées à la main couvraient les murs pour rendre le lieu plus chaleureux. D’épais rideaux fermaient la fenêtre taillée dans la pierre, empêchant ainsi le froid d’envahir l’endroit. Le lit était large et recouvert de fourrures. Plusieurs chandelles éclairaient une table où l’invitée aperçut le repas. Une volaille encore fumante, des fruits et des légumes, du pain et des fromages : tout était préparé pour accueillir l’Envoyée de la Dame du lac de la meilleure façon possible. Arwenia était chagrinée de leur taire sa véritable identité, mais, en cet instant, il eût été dommage de ne pas profiter des cadeaux qu’on lui offrait. Ravie, elle tourna le visage vers Eanraig :

— Vous remercierez le roi pour la bienveillance dont il m’entoure.

La servante hocha la tête sans répondre, puis quitta la pièce. Arwenia n’attendit pas plus longtemps pour s’intéresser à la nourriture. Elle goûta tous les mets. Leurs saveurs exquises la ravissaient tant elles étaient prononcées. Le morceau de poulet était cuit à la perfection, d’une fermeté inédite sous la dent ; les fromages étaient forts, les fruits, croquants et juteux. Ce festin achevait avec délices les heures plus qu’éprouvantes qu’elle venait de vivre. Une fois rassasiée, Arwenia gagna son lit où le sommeil l’emporta aussitôt.

1Mons Badonicus : mont de Badon, en Angleterre, où eut lieu la grande victoire bretonne qui chassa les Saxons et assura la paix pendant plusieurs décennies.

2 Bedwyr : forme galloise de Bedivere, l’un des trois plus proches compagnons du roi Arthur.

3 Lloch : forme galloise de Lancelot.

4Dux bellorum : chef, guide, commandant romain ; général d’armée.

5 Emrys Wledig : forme galloise du nom Ambrosius Aurelianus, roi breton qui souleva ses armées contre l’oppresseur saxon et les mena à la bataille du mont de Badon. On ignore cependant le nom du héros vainqueur, car la victoire dans cette bataille n’est pas attribuée à Ambrosius par les textes. On suppose que le vainqueur était Arthur.

6 Myrddin : forme galloise de Merlin.

7 Bryn : forêt fabuleuse, qui sera assimilée à Brocéliande, en Bretagne française, dans la légende arthurienne.

8 Pwyll : forme galloise de Pellinor.

9 Les chevaliers de la Table Ronde auraient été au nombre de vingt-quatre. Source : peinture de Winchester, fin du XVe ou début du XVIe siècle, dans le livre Arthur, d’Alban Gautier.

10 Peredur : forme galloise de Perceval.

11 Gwalchmei : forme galloise de Gauvain, l’un des trois plus proches compagnons d’Arthur, mais aussi son neveu (Gauvain est le fils d’Anna, elle-même fille d’Ygerne et de Gorlois de Cornouailles).

CHAPITRE II

Debout au milieu d’une salle inondée de lumière bleutée, Arwenia avait un peu chaud dans sa robe blanche, confectionnée à la mode médiévale, qui lui collait à la peau. Décan, en blouse blanche, était penché au-dessus d’une console et réglait les derniers paramètres. Il releva la tête pour regarder sa soeur et collègue. Arwenia ressentit une bouffée d’angoisse.

— Tu es certaine de vouloir faire ça maintenant ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle fermement. Les tests ont fonctionné sur le chien. Je suis prête.

— Mais un chien ne dit pas ce qu’il ressent ! s’exclama Décan, toujours aussi inquiet. Nous n’avons pas assez de recul pour savoir si tu n’éprouveras pas d’effets secondaires. Tu pourrais même y rester !

— Je n’ai pas peur, affirma Arwenia, que les battements rapides de son coeur démentaient. C’est à mon tour de faire une tentative. Je dois tester mon invention.

Le jeune chercheur s’approcha d’elle, sans pour autant la rejoindre au milieu du disque métallique sur lequel elle patientait.

— On pourrait encore perfectionner la machine, proposa-t-il. Le chien a survécu au voyage, mais il n’est resté que quelques minutes dans le passé, et nous n’avons pas étudié toutes les données enregistrées par l’ordinateur lors de son transfert...

— Nous en savons suffisamment. La technique fonctionne et la matière vivante la supporte. Allez, fit-elle en tendant la main vers lui, n’aie pas peur, petit frère. Je reviendrai, sois-en certain.

Elle désignait son bras du regard. Décan lui prit la main.

— Il est naturel que je m’inquiète pour toi, surtout quand tu t’entêtes à ce point.

Arwenia sourit.

— Fais-toi plutôt du souci pour ceux qui ont raconté la légende du Graal, car je découvrirai ce qui s’est réellement passé.

— N’hésite pas à tout laisser tomber si tu rencontres le moindre problème.

— Je ne modifierai pas l’histoire, fais-moi confiance.

Décan esquissa un sourire peu convaincu et lui pressa la main pour lui signifier qu’il tenait à elle, comme lorsqu’ils étaient enfants et échangeaient des codes silencieux pour s’amuser. Sauf que maintenant ils ne jouaient plus. Le jeune homme recula pour aller mettre le système sous tension. Un rayon de lumière bleue jaillit du plafond en grésillant et entoura Arwenia, qui chercha le regard de son frère. Décan attendait son signal. Elle leva alors le pouce, et il pressa le bouton qui activait la machine. Le laser devint plus lumineux et aveugla Décan qui plissa les yeux pour mieux voir. Au milieu de l’appareil, la silhouette d’Arwenia s’effaça petit à petit, puis disparut totalement. Une fois la dématérialisation terminée, le laser s’éteignit. Décan se dirigea vers les écrans de contrôle sur lesquels des dates défilaient. 2134, 2034, 2004, 1904, 1504… Le retour en arrière s’accélérait. En approchant de la date butoir, le décompte ralentit pour s’arrêter exactement au 28 mars de l’an 476. Le chercheur hocha la tête, satisfait. Sa soeur était surdouée, son génie se vérifiait une nouvelle fois…

***

Arwenia se réveilla en sursaut. Elle se souvenait de tout : elle venait du futur. Jamais personne ici ne la croirait. Elle-même n’en revenait pas d’avoir survécu à un tel voyage et d’être parvenue saine et sauve plus de quinze siècles en arrière. Hélas ! le transfert avait eu pour conséquence imprévue de la vider de ses forces et d’une partie de sa mémoire. Cette résultante de la dématérialisation de son corps semblait fort heureusement passagère, puisqu’elle venait de revivre en rêve des événements oubliés. Pour l'instant, elle se contenterait de jouer le rôle que le roi lui avait permis d’endosser : incarner une envoyée divine.

La scientifique devait maintenant agir. Il lui fallait trouver le Graal ou découvrir la vérité sur cette lointaine légende qui fascinait les hommes depuis toujours. En tant qu’humaine du XXIIe siècle, ses connaissances étaient bien plus vastes que celles du malheureux Myrddin, dont les talents lui apparaissaient comme une simple poudre aux yeux. Arwenia avait été capable d’inventer une machine à remonter le temps. L’appareil pouvait aussi accélérer la trame temporelle de l’univers pour projeter la matière vers le futur. Elle poussa un soupir de soulagement. Évoquer ce qui l’avait conduite ici lui permettait d’appréhender plus facilement le comportement qu’elle devait adopter.

Elle rejeta les fourrures et s’assit au bord du lit. La lumière du jour filtrait faiblement à travers les rideaux. La jeune femme aperçut un plateau garni d’oeufs durs, de pain, de lait et de fromage, déposé sur la table à la place des restes de nourriture de la veille. Son sommeil avait été si profond qu’elle n’avait entendu personne entrer dans sa chambre au petit matin. Arwenia songea qu’elle bénéficiait certainement d’un traitement de faveur, car, d’après les études qu’elle avait menées sur cette époque avant de s’y rendre, ni le peuple ni les serviteurs d’un château ne se nourrissaient aussi copieusement. Elle se leva et marcha vers la fenêtre pour écarter les épais tissus qui l’obstruaient. Le spectacle lui coupa le souffle. Aussi loin que portait son regard, elle pouvait admirer le paysage environnant. Elle se trouvait dans une tour au pied de laquelle s’étendait un magnifique jardin aux plantes verdoyantes. Le chemin de ronde du château le contournait, deux mètres en contrebas de la fenêtre d’Arwenia. Au-delà des remparts, après les douves, les paysans peinaient déjà dans les champs. Ils labouraient la terre à l’aide de charrues en bois, tirées par des boeufs ou de vaillants chevaux de trait, rompus à la tâche.

Arwenia assistait à ce spectacle pour la première fois de sa vie. En 2134, ce genre de culture avait totalement disparu. Des robots moissonnaient la terre à la place des hommes, dans des serres qui protégeaient l’agriculture de la pollution atmosphérique, laquelle rendait impossible une saine agronomie. Les plantes cultivées à l’extérieur respiraient tant de toxines que leur consommation provoquait toutes sortes de cancers. En songeant à son époque, Arwenia éprouva une vague de tristesse. L’empreinte néfaste de l’homme avait marqué la nature au cours des siècles. La jeune femme, refusant de sombrer dans un abîme de réflexions moroses, chassa ses idées noires pour admirer les alentours.

Après les champs, la forêt de Bryn déployait son feuillage à perte de vue sous le soleil radieux. Le ciel, d’un bleu profond, contrastait avec le vert vif des végétaux. Arwenia inspira l’air frais à pleins poumons. Son arôme, inédit pour elle, diffusait l’odeur de la terre cultivée et le parfum des premières fleurs, en pleine éclosion après l’hiver. La jeune femme était habituée à l’air confiné des villes sous dôme, sain, certes, comparativement à l’extérieur, mais épais et humide. L’atmosphère semblait ici nettoyer ses poumons de toutes les impuretés auxquelles ils étaient habitués. Arwenia éprouva une sensation de bien-être incomparable. Elle ferma les yeux et offrit son visage aux rayons du soleil, oubliant un instant le monde qui l’entourait. Au bout d’un moment, elle soupira et mit fin à son échange silencieux avec l’astre du jour. Elle recula pour accrocher les rideaux de part et d’autre de la fenêtre, au moyen d’anneaux scellés dans le mur à cet effet. L’air matinal envahit alors la chambre. Arwenia se dirigea enfin vers son petit déjeuner pour lui faire honneur. Même la nourriture offrait un meilleur goût dans sa bouche que les mets de son époque. La veille, elle était trop fatiguée pour en saisir toutes les saveurs, mais, ce matin, ayant recouvré ses forces et ses sens, elle appréciait la nouveauté. Le Ve siècle ne connaissait peut-être pas les sciences ou la médecine, pour offrir aux habitants longévité et santé, mais la vie y semblait bien paisible et agréable, pour peu que l’on soit de noble lignée. Une fois contentée, Arwenia s’aspergea d’eau le visage avant de coiffer sa belle chevelure cuivrée en une demi-tresse, qui coula dans son dos telle une cascade flamboyante.

Satisfaite de cet agréable réveil, la voyageuse décida d’aller trouver Myrddin. Le mage pourrait sans doute l’éclairer à propos de la quête du Graal. Elle emprunta l’escalier en colimaçon dans le sens de la descente. La tour était plongée dans la pénombre. Des meurtrières éparses laissaient filtrer de minces rais de soleil. Arwenia ne croisa personne, alors que des voix résonnaient entre les murs de pierre. Elle déboucha dans une vaste salle où discutaient plusieurs femmes richement vêtues. En apercevant la nouvelle venue, elles se turent et déposèrent leurs ouvrages de broderie sur leurs genoux. Gênée par les regards qui la dévisageaient, Arwenia traversa rapidement la salle pour pénétrer dans un autre couloir. Aucune porte ne séparait les pièces du château sauf pour clore les chambres, les rares salles de bains et les salles de réunion du roi.

Une femme d'une trentaine d’années, blonde, petite et mince, avançait vers Arwenia. Sa robe blanche était agrémentée de dorures, une couronne en argent brillait sur son front. Devinant qu’il s’agissait de la reine, Arwenia lui adressa aussitôt une révérence. La souveraine sourit en lui tendant la main.

— Bienvenue au château de Camelot, dit-elle. Je suis la reine de céans. Appelez-moi Madame.

Arwenia prit la main tendue et se releva. Gwenwhyfar12 la considérait d’un regard glacial qui contrastait avec son sourire.

— Le roi m’a parlé de vous. J’espère que vous ne le décevrez pas. Il s’égare dans cette quête infructueuse depuis trop longtemps, fit-elle comme pour elle-même. Bonne chance, damoiselle.

La souveraine alla rejoindre les courtisanes sans attendre de réponse. Le fait que la reine désapprouvât la mission capitale de son époux étonna Arwenia un bref instant, mais elle ne s’en inquiéta pas davantage tant il lui tardait de rencontrer Myrddin. Elle erra un bon moment dans les couloirs à la recherche d’une sortie, d'une indication quelconque qui l'aurait aidée à trouver l’enchanteur. Le labyrinthe semblait ne pas avoir de fin. À un moment, une délicieuse odeur de pain en cours de cuisson l’attira vers les cuisines, d’où provenaient des chuchotements. Curieuse, Arwenia avança doucement derrière la cloison pour écouter, tout en prenant soin de rester cachée.

— Alors, la reine est-elle enceinte ?

— Toujours pas, Madame, répondit timidement une voix féminine.

— Mais ce n’est pas possible ! gronda la première. Voilà bientôt huit ans que leurs épousailles ont été célébrées, et il n’a pas encore réussi à engendrer le moindre héritier !

— Calme-toi, ma mie, enjoignit une voix masculine. Cela finira bien par se produire. Ils sont encore jeunes !

— Nous n’aurions pas dû la marier, reprit la première femme, énervée.

— Ne dis pas de sottises, répliqua l’homme. Cette union a apporté paix et sécurité sur nos terres. Arthur est un excellent commandant, il sera un excellent roi.

— Je ne prétends pas le contraire, mais qui assurera la pérennité de tout cela s’ils n’ont pas de descendance ?

— Je trouve que tu t’inquiètes trop à ce propos. Retourne donc à tes ouvrages. J’ai du travail.

Des pas résonnèrent alors, s’approchant du couloir. Arwenia, qui craignait d’être surprise, préféra aller au-devant du danger. Elle pénétra dans la salle où se trouvaient les parents de la reine et exécuta sa plus belle révérence.

— Mes hommages, Madame. Mes hommages, Monseigneur.

— Ah ! La Dame envoyée par le Ciel, commenta Leodegan. Relevez-vous donc, vous n’avez aucun besoin de nous saluer avec tant de déférence. Le roi vous a fait mander. Ayez la complaisance de me suivre.

Arwenia esquissa un bref salut à la mère de Gwenwhyfar, en se courbant légèrement, avant d’emboîter le pas de Leodegan. Comme tous les guerriers revenus au château, il avait troqué sa tenue de combat contre des vêtements plus confortables. Il portait des braies : un caleçon long ressemblant à un collant en cuir, retenu à la taille par une ceinture que l’on nommait « braiel ». Une longue chemise en laine lui tombait jusqu’aux genoux. Il avait revêtu par-dessus un surcot doublé de fourrure. Arwenia ne put retenir un sourire. Ces tenues lui semblaient si dépassées qu’elle les trouvait ridicules. Heureusement, Leodegan ne surprit pas son air moqueur. Il la devançait dans le dédale des couloirs pour la conduire à l’étage supérieur. Enfin, le chevalier frappa contre une épaisse porte. Lloch leur ouvrit. Il portait exactement le même genre d’accoutrement que Leodegan, mais cette fois Arwenia conserva son sérieux.

— Je vous amène l’Envoyée, expliqua Leodegan.

— Très bien.

Lloch s’écarta pour laisser entrer la jeune femme, puis il referma la porte derrière elle. La pièce était de la même taille que sa propre chambre, mais aucun tissu n’en parait les murs. Un feu crépitait sur la gauche, dans une monumentale cheminée de pierre ornée de riches sculptures, et baignait la pièce d’une chaleur bienvenue. Un voile calfeutrait l’unique fenêtre, assez grande, et protégeait ainsi l’endroit du froid, tout en laissant pénétrer la lumière du jour. Le roi, assis devant une liasse de parchemins, leva les yeux sur la nouvelle venue. Reconnaissant la jeune femme envoyée par la Dame du lac, il se leva aussitôt pour venir lui prendre les mains avec empressement. Il était vêtu comme les autres hommes, mais, à la place d’un surcot, il portait une longue cape de fourrure retenue sur son torse par une fibule en or représentant un dragon, l’emblème du roi de Camelot. Une couronne d’or, à moitié dissimulée sous ses cheveux noirs, brillait maintenant sur son front. Arwenia comprit que la nuit avait vu l’accession d’Arthur au trône de Bretagne.

— Pardonnez mon élan, ma Dame, expliqua-t-il en voyant l’air étonné d’Arwenia, mais j’attends tellement de vous ! Venez prendre place, nous devons parler.

Arwenia suivit le roi jusqu’à la table de pierre et vint s’asseoir en face de lui. Lloch resta debout à la droite d’Arthur.

— Comment vous portez-vous ce matin ? demanda le seigneur avec intérêt.

— Beaucoup mieux, Sire, merci, répondit-elle. Je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir si bien pris soin de moi.

— Il est de mon devoir de traiter comme il se doit une femme de votre qualité.

Arthur considérait Arwenia avec attention. Elle n’avait plus du tout l’air de cette pauvre fille perdue qu’ils avaient recueillie deux jours auparavant. Son visage avait retrouvé sa couleur naturelle, quoiqu’un peu pâle à son goût. Ses yeux pétillaient d’un esprit vif et réfléchi. La jolie moue formée par ses lèvres roses laissait entrevoir un caractère bien trempé. L’Envoyée ne devait pas être plus âgée que la reine, mais elle était beaucoup plus belle. La couleur de ses cheveux fascinait le roi ; il avait rarement vu roux si éclatant. Mais il réagit bien vite pour se soustraire au rêve dans lequel elle le plongeait. Cette jolie fée possédait de grands pouvoirs, à en juger par la torpeur qu’elle faisait naître en lui.

— Avez-vous recouvré la mémoire ? interrogea-t-il sans que sa voix ne trahisse son trouble.

— Oui, en partie. Je m’appelle Arwenia Dirévia. Je suis venue pour vous aider dans votre quête, mentit-elle à moitié. J’aurai besoin, pour cela, que Myrddin m’éclaire sur quelques points.

— Je peux sans doute vous apporter moi-même quelques réponses, proposa Arthur.

— Pourquoi n’avez-vous pas encore trouvé le Graal ? demanda Arwenia de but en blanc.

Arthur et Lloch échangèrent un regard entendu.

— Le Graal est un objet magique, expliqua le roi. Il se déplace et nous peinons à le localiser. Malgré les pouvoirs de Myrddin, et malgré le grand nombre de chevaliers qui courent le monde à sa recherche, il nous échappe sans cesse. J’ai moi-même mené plusieurs expéditions, sans résultat. Nous glanons des renseignements, nous nous rendons sur place pour vérifier. Myrddin nous indique parfois où il croit déceler la présence du Graal. Dans mes rêves, la Dame du lac me suggère régulièrement des indices, mais il est vrai que nous ne l’avons pas encore trouvé.