La Locomotive ivre - Mikhaïl Boulgakov - E-Book

La Locomotive ivre E-Book

Mikhaïl Boulgakov

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Beschreibung

Réunies dans le recueil La Locomotive ivre, ces nouvelles de Mikhaïl Boulgakov, chroniques de la Russie des années vingt, à l’ironie mordante, forment une peinture incisive de la société soviétique et nous plongent à travers ces textes, pour beaucoup inédits, dans l’ambiance de la Russie du communisme de guerre et celle de la NEP (Nouvelle Économie politique). Des récits lucides et sensibles, journal d’un monde qui bascule… des récits à la frontière de la réalité où se mêlent émotion, dérision et humour…

EXTRAIT DE TROIS KOPECKS

L’aiguilleur en chef de la gare d’Orékhovo s’est présenté pour recevoir son salaire.

Le comptable a fait claquer son boulier avec ses doigts et lui a dit la chose suivante :
– Comme salaire, on vous doit 25 roubles et 80 kopecks (clic !). Votre crédit à la TPO se monte à 12 roubles 50 kopecks (clic !). Plus 65 kopecks pour le Goudok (clic !). Le prêt de l’organisation de couture de Moscou s’élève à 12 roubles 50 kopecks (clic !). 2 kopecks pour l’école. Le total à vous régler est donc de… (clic ! clic !)
T-r-o-i-s—k-o-p-e-c-k-s.
L-e-s—v-o-i-c-i.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Une lecture très agréable, qui nous plonge dans l'URSS de la grande époque. On ne sait jamais trop si on doit rire ou pleurer, car on sent que le réel n'est jamais loin de la farce. - Blog Chez Mark et Marcel

Un ensemble révélateur d'une symbiose heureuse entre la vie d'un écrivain et la réalité de son temps. - Gustave, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

C’est à Kiev que Mikhaïl Boulgakov est né en 1891 et a grandi. Il entre à la faculté de médecine en 1909 et se marie. Abandonnant la médecine en 1920, il se consacre à la littérature. Auteur de comédies, de romans et de nombreuses nouvelles, ennemi de la bureaucratie et des compromis, cet artiste, incompris et écrasé par le pouvoir soviétique, dut se contenter d’emplois subalternes. Mikhaïl Boulgakov est mort en 1940 à Moscou.

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Mikhaïl Boulgakov
La locomotive ivre

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©  Ginkgo éditeurwww.ginkgo-editeur.fr 34/38 rue Blomet - 75015 ParisRejoignez-nous sur Facebook

Tous mes remerciements à Hélène Blanc pour les compétences majeures apportées à l’élaboration de cet ouvrage. Tous mes remerciements à Pavlik de Bennigsen pour sa participation éclairée…

RENATA LESNIK

AUTOBIOGRAPHIES[1]

Version de 1924

Je suis né en 1891, dans la ville de Kiev. J’y ai fait mes études universitaires et obtenu, en 1916, le diplôme de docteur à la faculté de médecine avec la mention excellent.

Le destin a voulu que je n’aie pas le loisir de profiter longtemps ni de ce titre, ni de la mention excellent. Une nuit de l’année 1919, au plus profond de l’automne, dans un train chaotique, à la lumière d’une petite bougie enfoncée dans le goulot d’une bouteille de pétrole, j’ai rédigé mon premier petit récit. Dans la ville où le train m’avait entraîné, je l’ai porté à la rédaction d’un journal…

Il y fut publié. Ensuite, ils publièrent plusieurs articles satiriques. Début 1920, j’ai abandonné mon titre médical avec mention excellent pour écrire. J’habitais une lointaine province où je mis en scène trois pièces au théâtre local. Par la suite, à Moscou, en 1923, en les relisant, je me suis empressé de les détruire. J’espère que plus aucun exemplaire ne traîne quelque part.

Fin 1921, désargenté et les mains vides, je suis arrivé à Moscou afin de m’y fixer pour toujours. Là, j’ai longtemps souffert ; pour subvenir à mon existence, j’ai travaillé comme reporter et auteur satirique pour des quotidiens, et fini par haïr ces deux titres sans mention d’excellence. Du coup, je me suis mis à haïr les rédacteurs, que je hais encore aujourd’hui et que je haïrai jusqu’à la fin de mes jours.

Pendant deux ans, j’ai écrit des articles satiriques et humoristiques pour le quotidien berlinois La Veille.

J’ai rédigé mon livre Notes sur des manchettes, non pas à la lueur d’une petite bougie mais d’une terne ampoule électrique.

L’éditeur berlinois La Veille me l’a acheté avec promesse de le publier en mai 1923. Mais il ne l’a jamais fait. Au début, cela m’a fortement affecté, par la suite, je suis devenu indifférent.

J’ai fait paraître une série de récits dans des revues de Moscou et de Leningrad.

Pendant un an, j’ai écrit mon roman La Garde blanche : je le préfère à l’ensemble de mes autres écrits.

Moscou, octobre 1924.

Version de 1937

Fils de professeur de l’Académie théologique de Kiev, je suis né dans cette ville le 3 mai 1891.

En 1909, j’ai terminé mes études au lycée n° 1 de Kiev et, en 1916, la faculté de médecine de l’université de Kiev.

Dans les années 1916-1917, j’ai exercé en qualité de médecin dans le zemstvo[2] de la province de Smolensk.

Dans les années 1918-1919, j’ai vécu à Kiev où j’ai commencé à m’adonner à la littérature tout en ayant une clientèle médicale privée.

En 1919, j’ai définitivement abandonné la médecine.

En 1920, j’ai habité à Vladikavkaz où j’ai travaillé à la sous-section des Arts en écrivant mes premières pièces pour le théâtre local.

En 1921, je me suis définitivement installé à Moscou.

Dans les années 1921-1924, à Moscou, j’ai travaillé pour la direction de l’Instruction politique et littéraire, comme chroniqueur dans différents journaux, et, plus tard, tout en rédigeant des articles satiriques (pour le quotidien Goudok et d’autres), j’ai commencé à faire paraître mes premiers petits récits dans des quotidiens…

En 1925, mon roman La Garde blanche fut publié (dans le journal Rossiïa) ainsi qu’un recueil de récits intitulé Diablerie[3] (aux éditions Nedra[4])…

En 1926, le théâtre moscovite Khoudojestvennyï[5] monta ma pièce Les Jours des Tourbiny ; la même année, à Moscou, le théâtre Vakhtangov mit en scène ma pièce intitulée L’appartement de Zoïka.

En 1928, c’est ma pièce L’Île pourpre, qui fut montée au théâtre de Chambre de Moscou.

En 1930, j’ai été engagé au théâtre Khoudojestvennyï en qualité d’assistant-metteur en scène.

En 1932, ce théâtre monta ma pièce d’après Les Âmes mortes de Gogol avec ma participation en tant qu’assistant-metteur en scène.

Au cours des années 1932-1936, j’ai poursuivi ce travail d’assistant-metteur en scène au MKhaT[6], tout en exerçant, un certain temps, le métier de comédien. (Par exemple, j’ai interprété le rôle du président de la Cour dans le spectacle Le club Pickwick d’après Ch. Dickens.)

En 1936, le MKhaT mit en scène ma pièce Molière avec ma participation comme assistant-metteur en scène. La même année, le théâtre moscovite La Satire monta ma pièce Ivan Vassiliévitch, interdite après la générale.

En 1936, après que ma pièce Molière a été retirée du répertoire, j’ai démissionné du MKhaT pour me faire engager au Bolchoï, théâtre académique d’État de l’URSS de Moscou en qualité de librettiste et de consultant, fonctions que je continue d’exercer à ce jour.

Cette même année, j’ai écrit le livret de l’opéra Minine et Pojarski pour le Bolchoï, théâtre académique d’État, actuellement en répétition avec ma participation.

En 1937, j’ai écrit pour le Bolchoï le livret d’opéra La Mer Noire.

Hormis celles déjà citées, je suis également l’auteur des pièces théâtrales La course, Alexandre Pouchkine et quelques autres. Mes oeuvres sont traduites en langues allemande, anglaise, française, italienne, suédoise et tchèque.

Moscou, le 20 mars 1937[7].

CONSTANTIN PAOUSTOVSKI[8] RACONTE BOULGAKOV

…Le premier récit de Boulgakov date de 1919.

Il se trouve qu’en 1919, rapporte Boulgakov dans son autobiographie, voyageant dans un train chaotique par une nuit automnale pourrie à la lumière d’une bougie enfoncée dans le goulot d’une bouteille de pétrole, j’ai rédigé un premier petit récit. Dans la ville où le train m’a entraîné, je l’ai porté à la rédaction d’un quotidien…

La facilité de travail de Boulgakov frappait tout le monde. La même aisance animait le jeune Tchekhov, capable d’écrire sur tout et n’importe quoi ayant attiré son regard : un encrier, un gamin ébouriffé, une bouteille cassée. Il s’agit là d’un torrent d’imagination débordante.

C’est avec cette facilité insouciante que Boulgakov travaillait pour le journal Goudok[9], en ces temps mémorables où quelques jeunes gens à l’esprit frondeur ayant, à leur tête, Ilf et Petrov[10], se délectaient avec la « Quatrième Colonne ».

Cette « Quatrième Colonne » semait la terreur parmi les fainéants, les tire-au-flanc, les ronds-de-cuir et autres irresponsables. Elle se montrait impitoyable. Il arrivait que le rédacteur en chef du Goudok en personne redoute les collaborateurs de cette rubrique.

À l’époque, Boulgakov passait souvent nous voir à la rédaction de Na vakhté[11], quotidien consacré aux affaires maritimes et fluviales, voisin du Goudok. On lui montrait la lettre signée d’un quelconque responsable de débarcadère ou d’un préposé au chauffage. La parcourant du regard, soudain, les prunelles de Boulgakov s’allumaient d’une lueur joyeuse. Alors, il enjambait une chaise près de la dactylo pour, en dix, quinze minutes, lui dicter un article si satirique que le rédacteur en chef commençait à s’arracher les cheveux tandis que les collaborateurs s’affalaient sur leurs bureaux en hurlant de rire.

Empochant immédiatement ses cinq roubles pour la satire, Boulgakov s’en allait en débordant de projets sur la manière éclatante de les dépenser.

Boulgakov connut un destin étrange et rude.

Le MkhAT ne montait que ses pièces les plus anciennes. Son nouveau spectacle, Molière, fut interdit après sept représentations. On cessa également de publier sa prose.

Tout cela le tourmentait terriblement ; il souffrait le martyre et un jour, n’y tenant plus, il céda à la tentation d’envoyer à Staline une lettre où la haute dignité d’un écrivain russe se donnait libre cours. Dans cette missive, il insistait sur l’unique droit sacré de l’écrivain : celui d’être publié afin de communiquer avec son peuple pour le servir de toutes les fibres de son être. Il ne reçut jamais de réponse.

Boulgakov déprimait. Il ne pouvait mettre un frein à sa créativité, ni jeter son imagination aux orties. Pour celui dont l’unique vocation est l’écriture, il n’existe pas, il ne saurait y avoir pire supplice.

Privé de la possibilité d’être publié, il improvisait d’étonnants récits, aussi bien tristes que badins, pour ses amis proches. Et les leur contait chez lui, autour d’une table à thé.

Malheureusement, seule une partie infime de ces récits demeure en mémoire. La plupart fut oubliée ou, pour employer une tournure ancienne, tomba dans le Néant.

Enfant, j’imaginais très clairement ce Néant : un fleuve souterrain, aux eaux noires frémissant à peine, où se noyaient, lentement mais irrémédiablement, comme s’ils s’éteignaient, divers objets, les personnes et même les voix humaines.

Je me souviens de l’un de ces récits :

Boulgakov adresse journellement à Staline de prétendues longues lettres énigmatiques signées « Tarzan ».

En les recevant, chaque fois, Staline en est étonné, et même quelque peu effrayé. Curieux, comme tout un chacun, il exige de Béria[12] qu’il en découvre l’auteur sur le champ pour le lui amener.

Et Staline de fulminer :

« Il y a pléthore de parasites dans ces services et pas un agent qui soit capable de trouver un homme ! »

Enfin, on met la main sur Boulgakov et on le conduit au Kremlin. Staline le fixe, le dévisage avec une sorte de bienveillance, allume sa pipe en prenant son temps. Puis, finit par demander :

– Alors, c’est vous qui m’écrivez ces lettres ?

– Oui, c’est moi, Josef Vissarionovitch.

Staline marque un temps.

– Pourquoi cette question, Josef Vissarionovitch ?, interroge Boulgakov saisi d’une légère inquiétude.

– Comme ça. Intéressant, ce que vous écrivez.

De nouveau, le silence s’éternise.

– En somme, Boulgakov, c’est vous ?

– Oui, c’est bien moi, Josef Vissarionovitch.

– Pourquoi donc ces pantalons rapiécés et ces chaussures trouées ? Ce n’est pas bien. C’est très mal !

– C’est que… mes revenus s’avèrent trop minces, Josef Vissarionovitch.

Staline se tourne vers le commissaire du peuple en charge de l’approvisionnement :

– Que restes-tu assis là, à regarder ? Tu ne peux pas vêtir cet homme ? Tout le monde vole les richesses que tu gères et toi, tu n’es même pas capable d’habiller un écrivain ! Pourquoi es-tu soudain si pâle ? Tu as peur ? Habille-le immédiatement de gabardine ! Qu’est-ce que t’as à rester assis à te tortiller la moustache, hein ? Tiens, tiens, mais quelles belles bottes tu portes ! Enlève-les vite et donne-les ! Il faut tout te dire, aucune matière grise pour réfléchir par toi-même !

Et voilà notre Boulgakov, bien habillé, bien chaussé, bien nourri, qui se rend régulièrement au Kremlin car une amitié surprenante se noue entre lui et Staline. Parfois, l’air triste, Staline se plaint à Boulgakov :

– Tu comprends, Micha, tous hurlent que je suis génial, génial ! Mais moi je n’ai personne avec qui trinquer au cognac !

Ainsi, peu à peu, trait après trait, nuance après nuance, Boulgakov crée l’image de Staline. Et son talent est si puissant que cette image devient en quelque sorte humaine, voire même sympathique. Involontairement, on en oublie que Boulgakov dépeint l’homme qui lui causa tant de malheurs.

Un jour, Boulgakov arrive chez Staline, fatigué, l’air abattu.

– Assieds-toi, Micha. Pourquoi cette mine triste ? Que se passe-t-il ?

– Et bien, j’ai écrit une pièce.

– Mais alors, si tu as déjà écrit une pièce entière, il faut te réjouir ! Pourquoi cette tristesse ?

– Les théâtres refusent de la monter, Josef Vissarionovitch.

– Et où aimerais-tu qu’on la monte ?

– Au MkhAT, naturellement, Josef Vissarionovitch.

– Ce que se permettent ces théâtres est un scandale ! Du calme, Micha. Prends cette chaise. Staline empoigne le téléphone.

– Standardiste ! Allô, jeune fille ! Passez-moi le MkhAT ! J’ai dit le MkhAT ! Qui est à l’appareil ? Le directeur ? C’est Staline qui vous parle. Allô ? Mais écoutez-moi !

Staline commence à se mettre en colère et, furieux, souffle dans le récepteur.

– Il n’y a que des crétins au Comité du peuple chargé des liaisons, le téléphone est toujours en dérangement. Barychnia[13], rappelez-moi le MkhAT ! Oui, passez-moi le MkhAT encore une fois, je parle russe, non ? Allô, qui est là ? C’est le MkhAT ? Écoutez-moi et surtout ne raccrochez pas. C’est Staline à l’appareil. Où est le directeur ? Comment ? Il est mort ? Subitement ? Ah dis donc, ce peuple devient d’une nervosité ! Si on ne peut même plus plaisanter !

HABITATION SUR ROUES

Journal intime du génial citoyen Polossoukhine[14].

21 novembre

Ah, je vous jure, quelle ville que Moscou. Des appartements, il n’y en a pas. Mais pas du tout, quel malheur ! J’ai expédié un télégramme à mon épouse, afin qu’elle patiente pour le moment, qu’elle ne se mette pas en route. J’ai passé trois nuits chez Karabouev, dans sa baignoire. C’est commode, sauf que ça goutte. Et deux autres nuits chez Chtchouévski, sur la gazinière.

Chez nous, à Elabouga, on disait que c’est une chose commode – au diable ! Des tas de petites vis vous transpercent, et la cuisinière est mécontente.

23 novembre

Je suis sans forces. J’ai fait de la petite monnaie pour les amendes et j’ai pris le A[15]. J’ai parcouru toute la ligne six fois jusqu’à ce que la receveuse me demande : « Citoyen, où allez-vous donc ? »

« Je vais me faire voir ailleurs », lui dis-je. C’est vrai, où vais-je ? Nulle part. À minuit et demi, nous sommes rentrés au dépôt des tramways. C’est au dépôt que j’ai passé la nuit. Il a fait frisquet !

24 novembre

J’ai pris des sandwichs, et me suis mis en route. Dans le tramway, il fait chaud – les haleines ont réchauffé l’air. J’ai cassé la croûte avec les chauffeurs dans la rue de l’Arbat. Ils ont compati.

27 novembre

Il me colle comme une sangsue : pourquoi ai-je un réchaud à pétrole dans le tramway ? Aucun article de loi ne l’interdit, j’ai rétorqué. Il existe un article interdisant de chanter, alors je ne chante pas. Je lui ai fait du thé et il m’a fichu la paix.

2 décembre

Nous sommes déjà cinq à y passer la nuit. Les autres sont sympathiques. On a étalé des couvertures comme en première classe.

7 décembre

Pourtsman s’est installé dans le tram avec toute sa famille. On l’a séparé en deux par un rideau avec un espace pour les dames non-fumeuses. On a barbouillé les cadres des vitres. Il n’y a pas d’électricité à payer. Chose dite, chose faite : le matin, dès que la receveuse est arrivée, on lui a acheté tout son rouleau de tickets. D’abord, elle a été horrifiée, après, elle s’y est faite. Et on a roulé. Aux arrêts, la receveuse crie : « Pas de place, c’est complet ! » Le contrôleur est monté et en est resté horrifié. « ‘Mande pardon, dis-je, mais aucune loi n’a été transgressée. » On a payé et on roule. Il a déjeuné avec nous devant la cathédrale du Christ-Sauveur, on a pris le café rue de l’Arbat ; après, nous avons pris la direction du monastère Strastnoï.

8 décembre

Ma femme est arrivée avec les gosses.

Pourtsman nous a quitté pour le numéro 27. Cette direction, m’a-t-il dit, lui plaît davantage. Il y vit sur un grand pied. Il a recouvert le sol de tapis, suspendu des tableaux de peintres célèbres. Chez nous, c’est plus simple. On a installé un poêle de fonte pour le machiniste – nous sommes tombés sur un jeune gars sympathique qui fait, pour ainsi dire, partie de la famille. Il apprend à conduire à notre Pétia. Un autre poêle de fonte se trouve dans le wagon, le troisième est pour la receveuse, – sympathique, elle est des nôtres –, sur la plate-forme arrière. Nous avons également installé un fourneau. On roule, puisse Dieu donner de tels appartements à tout un chacun.

11 décembre

Seigneur ! Ce que c’est que l’exemple ! Aujourd’hui, nous approchons de Pouchkine[16], j’ai émergé sur la plate-forme – pour me laver – et que vois-je ? Chtchiouévski, à l’intérieur du numéro 6, qui tourne venant de la rue Tverskaya !… Son appartement devenu surpeuplé, il a crié qu’il s’en fichait et il a déménagé. Le numéro 6 lui convient parfaitement. Il travaille rue Miasnitskaya.

12 décembre

Ce qui se passe à Moscou est inimaginable. Aux arrêts de tramway, les hurlements sont permanents. Aujourd’hui, en roulant vers les Tchistyé Proudy, j’ai lu un journal qui parle de moi en me qualifiant d’homme génial. Nous avons aménagé des toilettes. Simples, mais bien faites : nous avons percé un trou dans le plancher. Mais même sans toilettes, c’est admirable. Si besoin, on s’arrête rue de l’Arbat, sinon près du Strastnoï.

20 décembre

Nous allons mettre un sapin. Nous voilà un peu à l’étroit. J’envisage de déménager au numéro 4, qui est double. Eh oui, il y a pénurie d’appartements. Les journaux américains ont publié une de mes photographies.

21 décembre

Allez tous au diable ! Pour le sapin, c’est cuit ! La commission centrale du Logement s’est pointée. Elle en est restée baba. Dire qu’on a passé tout Moscou au peigne fin en quête de surfaces habitables. Et elle est là… On fait évacuer les lieux. On y loge des administrations.

On nous a donné trois jours de délai. Dans mon wagon va s’installer un commissariat de police. Chez Pourtsman, ce sera l’école du premier grade Lounatcharskiï[17].

23 décembre

Je m’en retourne à Elabouga…

TROIS KOPECKS

L’aiguilleur en chef de la gare d’Orékhovo s’est présenté pour recevoir son salaire.

Le comptable a fait claquer son boulier avec ses doigts et lui a dit la chose suivante :

– Comme salaire, on vous doit 25 roubles et 80 kopecks (clic !). Votre crédit à la TPO[18] se monte à 12 roubles 50 kopecks (clic !). Plus 65 kopecks pour le Goudok (clic !). Le prêt de l’organisation de couture de Moscou s’élève à 12 roubles 50 kopecks (clic !). 2 kopecks pour l’école. Le total à vous régler est donc de… (clic ! clic !)

T-r-o-i-s—k-o-p-e-c-k-s.

L-e-s—v-o-i-c-i.

L’aiguilleur chancela mais sans tomber car, derrière lui, s’était déjà formée toute une file d’attente.

– Que voulez-vous ? demanda l’aiguilleur en se retournant.

– Je suis du MOPR[19] , dit le premier.

– Je suis l’ami des enfants, assura le second.

– Je suis de la Caisse mutuelle d’entraide, fit le troisième.

– Je suis du syndicat, énonça le quatrième.

– Je suis du Dobrokhim[20], affirma le cinquième.

– Je suis du Dobroflot[21], répondit le sixième.

– D’accord, déclara l’aiguilleur. Alors, les amis, voici trois kopecks. Prenez-les et partagez-les à votre guise.

Soudain, il aperçoit encore un type.

– Quoi ? interrogea brièvement l’aiguilleur.

– Pour le drapeau, répliqua brièvement l’interrogé.

L’aiguilleur ôta ses vêtements et dit :

– Seulement il faudra le coudre vous-même ; quant aux bottes, elles sont pour mon épouse.

Il en survint un dernier.

– Pour le buste ! fit ce dernier.

L’aiguilleur tout nu réfléchit un moment puis proposa :

– Les amis, prenez-moi au lieu du buste. Vous me placerez sur l’appui de la fenêtre.

– Impossible, lui fut-il répondu, vous ne lui ressemblez pas…

– Bon, comme vous voulez, répondit l’aiguilleur en sortant.

– Où vas-tu tout nu ? lui demanda-t-on.

– Vers le train rapide, lança l’aiguilleur.

– Mais où partiras-tu dans cet état ?

– J’irai nulle part, répondit l’aiguilleur. J’y attendrai le mois prochain. Des fois qu’ils se mettent à compter de façon humaine. Comme stipulé par la loi.

LE JEU DE LA NATURE

Extrait de la lettre d’un rabkor[22] :Nous avons ici un employé des chemins de fer du nom de Vrangel[23].

Un homme de haute taille, la moustache en tire-bouchon, poussa la porte de la section locale de l’union syndicale de la gare de M. Son maintien trahissait le militaire.

Assis à son bureau, le président de la section syndicale locale posa son regard sur lui. Et une pensée l’effleura :

« Comme il a l’air brave… »

– Que puis-je pour vous, camarade ? s’enquit-il.

– Je désire devenir membre de l’Union, répondit le visiteur.

– Voyons voir… Et où travaillez-vous ?

– Je viens tout juste d’arriver, expliqua l’hôte, on m’a affecté ici comme préposé aux balances…

– Voyons, voyons… Votre nom, camarade ? Le visage du visiteur s’assombrit légèrement.

– Oh oui, bien sûr, mon nom… se décida-t-il enfin à parler, mon nom est… Wrangel.

Un silence tomba. Le président fixa le visiteur d’un air pensif puis, tout à coup, palpa de la main ses papiers rangés dans la poche gauche de son veston.

– Et votre prénom ainsi que, pardonnez-moi, le patronyme ?

L’autre, debout, poussa un profond soupir d’amertume avant d’articuler du bout des lèvres :

– Oh oui, le prénom… et bien le prénom, … voici : Piotr Nikolaïévitch…

Le président du syndicat se souleva de sa chaise pour se rasseoir, se remettre à nouveau debout, regarda par la fenêtre ; de là, ses yeux se reportèrent sur le portrait de Trotski[24] ; de Trotski, ils se dirigèrent sur Vrangel, de 7rangel, ils se posèrent sur la clé de la porte, de la clé, ils glissèrent de biais vers le téléphone. Après quoi, épongeant sa sueur, il articula d’une voix enrouée :

– Et d’où arrivez-vous ?

L’étranger poussa un soupir si profond que le président sentit ses cheveux onduler sur sa tête ; puis il dit :

– Surtout ne croyez pas que… Et bien, de Crimée…

On aurait dit qu’à l’intérieur du président, un ressort avait brutalement lâché. Bondissant de sa chaise, il disparut en un clin d’oeil.

– Et voilà, je le savais ! marmonna le visiteur avec amertume en se laissant lourdement tomber sur une chaise.

La clé grinça bruyamment dans la porte. Les yeux brillants comme des étoiles, le président du syndicat volait déjà à travers la salle d’attente des 3e classes, puis, des 1e, empruntant des raccourcis pour atteindre la porte si convoitée. Le visage du président du syndicat arborait toute une palette de couleurs. En chemin, exécutant des moulinets avec les bras et les yeux, il heurta une silhouette en uniforme et lui chuchota en hurlant :

– Cours, cours vite garder la porte de la section syndicale ! Surtout, qu’il ne se sauve pas !

– Qui ça ?

– Wrangel !

– T’es dingue !

Le président du syndicat empoigna le tablier du porteur et le secoua en sifflant :

– Cours vite monter la garde devant la porte !

– Laquelle ?

– Pauvre type… Tu vas recevoir une décoration !

Les yeux écarquillés, le porteur s’élança comme l’éclair. Suivi immédiatement d’un second porteur.

Trois minutes plus tard, une foule compacte se déchaînait devant la porte de la section syndicale. Pâle et ruisselant de sueur, le président du syndicat s’y enfonça telle une lame de couteau ; deux factotums coiffés de casquettes à dessus rouge et galons bleus[25], lui emboîtaient le pas. Ils bousculèrent vivement la foule tandis que le premier claironnait :

– Citoyens, aucun intérêt, rien à voir ! Je vous prie de libérer les locaux. Où allez-vous ? À Kiev ? La seconde sonnerie a déjà retenti. Allons, circulez !

– Dites, les gars, qui a-t-on attrapé ?

– Celui qu’il fallait ; laissez passer, je vous prie…

– Le syndicaliste en chef a attrapé Dénikine[26] !

– Pauv’ type, c’est Savinkov[27] qui s’est fait la belle ! Et c’est chez nous qu’on l’a alpagué !

– Je l’ai démasqué grâce à ses moustaches, bredouillait le président du syndicat à l’homme à la casquette, dès que je l’ai vu… j’ai pensé, Bon Dieu, mais c’est lui !

La porte s’ouvrit, la foule se précipita, les gens se hissaient les uns sur les autres et l’on put entrevoir furtivement le visiteur à travers un interstice…

En regardant les arrivants, ce dernier poussa un soupir amer, esquissa un sourire maussade et fit tomber sa chapka.

– Fermez la porte ! Quel est votre nom ?

– Wrangel, voyons, mais je vous explique que…

– C’est donc ça !

En un clin d’oeil, les képis militaires s’emparèrent du téléphone. Cinq minutes plus tard, l’espace derrière la porte fut vidé de la foule et, à travers cette étendue nette, passa un cortège de sept képis. Au centre, levant les yeux au ciel, avançait le visiteur en grommelant :

– Voilà, c’est Ta volonté… Je n’en peux plus. À Kherson, on m’a traîné. À Kiev, on m’a traîné… Quel malheur. Je vais m’adresser au Sovnarkom[28] pour qu’on m’attribue un autre nom, n’importe lequel !

– Je l’ai vu, murmurait le président du syndicat, fermant le cortège, Bon Dieu, me suis-je dit, les moustaches ! Non mais, chez nous, c’est vite réglé, à la manière militaire : paf, enfermé à clé ! Les moustaches, c’est essentiel !

9

***

Exactement trois jours plus tard, la porte de la même section syndicale s’ouvrit et le même brave fit son entrée, l’air maussade.

Le président se leva de sa chaise en écarquillant les yeux :

– Beeuuh… C’est vous ?

– C’est moi, répliqua le nouveau venu d’un air lugubre, puis il tendit un papier en silence. Le président du syndicat lut, devint cramoisi, et déclara :

– Qui pouvait le savoir…

Et de marmonner :