Coeur de chien - Mikhaïl Boulgakov - E-Book

Coeur de chien E-Book

Mikhaïl Boulgakov

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Beschreibung

Boule, un chien errant des rues de Moscou, est recueilli par l'éminent professeur Preobrajenski qui l'emmène à son domicile. Le pauvre animal ne se doute pas que le scientifique, privé de son laboratoire en ces temps troublés qui suivent la Révolution de 1917, entend bien poursuivre chez lui ses expériences...
Interdit par le censure dès son écriture en 1925, ayant circulé « sous le manteau » pendant des décennies jusqu'à sa publication en Occident à la fin des années 1960, Coeur de chien est sous le couvert du fantastique une féroce et hilarante satire du nouvel ordre soviétique et de l’« Homme nouveau ».
Parue en 1990 à Moscou et jamais rééditée, cette traduction d'Alexandre Karvovski rend à ce texte incomparable devenu un classique des classiques en Russie son irrésistible drôlerie.

EXTRAIT

Qu’est-ce que je lui ai fait à cette brute ? Est-ce que cela va le ruiner, le Conseil de l’économie nationale, si je gratte un brin dans ses poubelles ? Créature cupide ! Vous jetterez un coup d’œil, à l’occasion, à sa trogne, il l’a plus large que longue, un voleur à la hure cuivrée. Ah, bonnes gens, bonnes gens ! Le bonnet de malheur m’a gratifié de son eau bouillante à midi, et déjà l’obscurité s’est faite, il doit être dans les quatre heures si j’en juge à la puissante odeur d’oignon qui arrive de la caserne des pompiers de la rue Immaculée. Les pompiers, au dîner, mangent du gruau de millet, vous êtes au courant. Une horreur, je peux vous le dire : le genre champignon. Des cabots de l’Immaculée que je connais ont cependant raconté qu’au restaurant Bar de la Néglinnaïa ils boufferaient des ceps sauce piquante à 3 roubles 75 l’assiette du jour. Affaire de goût : pour moi autant lécher de vieilles galoches... Wou-ou-ou-ou...

À PROPOS DE L'AUTEUR

Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov (en russe : Михаил Афанасьевич Булгаков) est un écrivain russe, d'origine ukrainienne, né en 1891 à Kiev et mort à Moscou en 1940.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

MIKHAÏL BOULGAKOV

Булгаков Михаил Афанасьевич

1891-1940

CŒUR DE CHIEN

Собачье сердце

© Bibliothèque russe et slave, 2019

© Alexandre Karvovski, 1990, 2019

Couverture : Illustration de I. ANNENKOV © édition YMCA-Press, 1969.

Cœur de chien

1925 (1987)a

I

WOU-OU-OU-OU-OU KAÏ-KAÏ-KAÏ... Que ne me faites-vous l’aumône d’un regard. Sous cette porte cochère la tourmente récite pour moi la prière des agonisants et je joins au sien mon hurlement. Je suis perdu, bien perdu. Ce faquin coiffé de son bonnet crasseux, oui, le cuisinier de la cantine normalisée du Conseil central de l’économie nationale, m’a ébouillanté ; mon flanc gauche n’est qu’une plaie à vif. Une carne pareille, et ça se dit prolétaire ! Dieu de bonté, comme j’ai mal ! Son eau bouillante m’a décapé jusqu’à l’os. Ne me reste plus qu’à hurler, à hurler, mais vous croyez que ça me soulage ?

Qu’est-ce que je lui ai fait à cette brute ? Est-ce que cela va le ruiner, le Conseil de l’économie nationale, si je gratte un brin dans ses poubelles ? Créature cupide ! Vous jetterez un coup d’œil, à l’occasion, à sa trogne, il l’a plus large que longue, un voleur à la hure cuivrée. Ah, bonnes gens, bonnes gens ! Le bonnet de malheur m’a gratifié de son eau bouillante à midi, et déjà l’obscurité s’est faite, il doit être dans les quatre heures si j’en juge à la puissante odeur d’oignon qui arrive de la caserne des pompiers de la rue Immaculée. Les pompiers, au dîner, mangent du gruau de millet, vous êtes au courant. Une horreur, je peux vous le dire : le genre champignon. Des cabots de l’Immaculée que je connais ont cependant raconté qu’au restaurant Bar de la Néglinnaïa ils boufferaient des ceps sauce piquante à 3 roubles 75 l’assiette du jour. Affaire de goût : pour moi autant lécher de vieilles galoches... Wou-ou-ou-ou...

Je n’en peux plus d’avoir aussi mal, d’autant que la suite de ma carrière m’apparaît avec une limpidité absolue : demain mon flanc sera couvert de cloques, et je vous demande bien avec quoi je vais soigner ça ? L’été, on peut faire une trotte jusqu’au Bois de Sokolniki, il pousse là-bas une herbe spéciale, d’un excellent effet, et par la même occasion tu t’empiffres gratis de culs de saucisson. Plus les papiers gras que jettent les citoyens, tu lèches ça en veux-tu en voilà. Et s’il n’y avait cette espèce d’épouvantail qui chante sur la piste au clair de la lune des « Céleste Aïda » à vous barbouiller le cœur, je dirais que c’est le coin idéal. Mais maintenant, où aller ? On ne vous a jamais botté l’arrière-train à coups de godillots ? Si fait. Et la brique qui vous arrive en travers des côtes ? Ça aussi, j’en ai soupé mon content. Je connais ça et le reste, je m’accommode de mon sort, et si je pleure maintenant, c’est uniquement du fait de la souffrance physique et du froid, car mon moral n’est pas encore entamé... Le moral de chien, c’est coriace.

La chair, non. La voici brisée, piétinée, les hommes l’ont profanée tant et plus. Car le plus grave, c’est qu’avec son eau bouillante, la peau part avec le poil et qu’en conséquence mon pauvre flanc gauche n’a plus de défense, aucune. J’aurai vite fait d’attraper une fluxion de poitrine, et si je tiens ça, citoyens, c’est simple, je crève de faim. La fluxion de poitrine, ça vous relègue pour un bout de temps sous un départ d’escalier de fortune et qui, à ma place de chien célibataire alité, fera les boîtes à ordures du quartier pour trouver ma provende ? Le poumon fichu, je rampe sur le ventre, je m’affaiblis, le premier spécialiste venu m’achève à coups de canne. Les balayeurs avec leur macaron de cuivre m’attrapent par les pattes de derrière et me balancent dans la voiture du ramassage...

De tous les prolétaires, les balayeurs sont l’ordure la plus dégoûtante. Un déchet humain, de la pire espèce. Pour les cuisiniers, ça dépend. Un exemple : feu Vlass de l’Immaculée. Il en a sauvé, des vies. Parce que ce qu’il faut surtout, quand on est malade, c’est pouvoir se mettre quelque chose sous la dent. Alors justement, à ce que racontent les vieux cabots, il lui arrivait, audit Vlass, de vous fourguer un os avec bien un doigt de viande dessus. Paix à son âme, c’était vraiment quelqu’un, chef cuisinier des comtes Tolstoï, s’il vous plaît, et pas de leur Conseil de l’alimentation normalisée. Ce qu’ils y trafiquent dans leur alimentation normalisée, c’est pas à la portée d’une cervelle de chien. Figurez-vous que ces fumiers font leur soupe au chou avec un salé qui pue la charogne ! Est-ce qu’ils s’en doutent, les malheureux qui prennent ça ? Au pas de course qu’ils y viennent bâfrer l’infecte ratatouille.

Je connais une petite dactylo qui est dans ce cas. Elle touche dans sa catégorie 9 ses quarante-cinq roubles de misère par mois, sauf que son amant lui offrira toujours bien une paire de bas en fil de Perse pour ses étrennes. Oui, mais pour cette paire de bas, qu’est-ce qu’elle ne doit pas endurer, la pauvrette ! C’est qu’il ne se contente pas des façons ordinaires, pas du tout, il lui inflige l’amour à la française. Tous des crapules, ces Français, entre nous soit dit. Ils peuvent bien bouffer richement avec des flots de vin rouge, ça n’y change rien. Si... Alors ma petite dactylo, où va-t-elle ? Certainement pas au bar avec ses quarante-cinq malheureux roubles. Déjà que ça lui suffit à peine pour le cinématographe qui est l’unique réconfort dans la vie d’une femme, pas vrai ? Elle frémit, elle fait la grimace, mais elle avale... Pensez seulement : 40 kopecks les deux plats, alors qu’ils n’en coûtent pas 15 puisque les 25 restants ont été volés par l’économe. C’est-y une table pour cette petite ? Elle qui a des ennuis avec le haut de son poumon droit, et en gynécologie des suites des amours à la française, ils lui ont retenu six jours sur sa paie au bureau, et ils lui font avaler cette carne à la cantine, mais la voilà, la voilà... Elle court se réfugier sous la porte cochère, je reconnais les bas en fil de Perse. Les jambes glacées, l’estomac exposé aux courants d’air, parce que pour le poil elle est comme moi, à cet endroit, et en fait de culotte, juste un souffle de dentelle. C’est pour l’amant, ce simulacre. Qu’elle essaie d’enfiler une culotte de flanelle, c’est là qu’il hurlerait. Question élégance, tu ne te foules pas ! Oui, j’en ai assez de bobonne, ma claque des culottes de flanelle, mon heure est arrivée ! Car moi, je préside maintenant, et tout ce que je vole, oui, tout n’a qu’un but : la bagatelle, les queues d’écrevisse, le champagne. Parce que j’ai plus que suffisamment crevé la faim dans mon jeune âge, ça va comme ça, et la vie d’outre-tombe, ça n’existe pas...

Comme elle me fait pitié, cette pauvrette ! Mais j’ai encore plus pitié de moi-même. Je ne le dis pas par égoïsme, que non, mais parce que nos conditions sont vraiment très inégales. Au moins chez elle à la maison elle est au chaud, tandis que moi, moi... Où vais-je aller ? Wou-ou-ou-ou...

— Oh, le malheureux chienchien... Boule, dis, Boule... Pourquoi pleures-tu, mon pauvre mignon ? Qui t’a fait du mal ? Houlà...

Cette sorcière de bise qui secoue le portail, qui allonge un coup de balai senti à la demoiselle ! Elle lui trousse la jupe au-dessus du genou, elle lui découvre ses jolis bas crème, et même deux doigts de dessous en dentelle qui auraient besoin d’une lessive, elle étrangle ses mots et souffle sur le cabot un nuage de neige piquante !

— Seigneur Jésus-Christ... Quel temps... Houlà... Avec ça, j’ai mal au ventre maintenant. C’est ce salé, oui, c’est lui ! Mais quand donc tout ça finira-t-il ?

Baissant la tête, la demoiselle se lance à l’assaut, force le goulet du portail ; dans la rue, le vent la happe, la tourne et retourne ; le tourbillon de neige enfin s’en empare, l’emporte, et elle disparaît.

Le cabot, pour sa part, tenait bon sous la porte cochère, et comme son flanc écorché continuait de le faire souffrir cruellement, il se serra contre le mur glacé, retint son souffle coupé, et résolut fermement de ne plus quitter l’endroit, c’est ici qu’il crèverait, sous cette porte cochère. Le désespoir avait raison de lui. En son âme de bête il éprouvait une telle douleur et un tel crève-cœur, une si grande solitude et une si vive détresse que de fines larmes de chien sourdaient de ses yeux comme autant de papules instantanément séchées. Sur son flanc échaudé le poil formait des touffes agglutinées, séparées par les sinistres plages écarlates de la chair à vif. Ce qu’ils peuvent être stupides, obtus, cruels, ces cuisiniers. « Boule », l’a-t-elle appelé... Idée saugrenue, non ? Boule, c’est quelqu’un de rond, replet et bête, qui s’empiffre de flocons d’avoine, possède un pedigree ; alors qu’il n’est qu’un animal hirsute, long comme un jour sans pain et tout couturé, clébard efflanqué et sans domicile fixe. Merci quand même pour vos bonnes paroles.

Sur le trottoir d’en face la porte du magasin brillamment illuminé claque, sur le seuil paraît un citoyen. Exact, un citoyen, pas un camarade, et tout semble même l’indiquer, un monsieur. Il s’amène de ce côté, c’est ça, un monsieur. Vous croyez que je juge à son pardessus ? Erreur. Le pardessus, il y a un tas de prolétaires qui en portent à présent. Certes, le col est tout à fait différent, inutile de le dire, mais de loin, on arrive à confondre. C’est donc aux yeux qu’il faut s’en remettre, et là, de près ou de loin, impossible de se tromper. Ça, les yeux, c’est quelque chose ! Un peu comme un baromètre. Vous voyez tout : qui a le cœur plus aride qu’un désert, qui sans le moindre motif peut t’enfoncer son soulier pointu dans les côtes, et qui a peur lui-même de n’importe quoi. Ce paltoquet-là, d’ailleurs, le saisir par le gras du jarret vous procure parfois un plaisir inégalable. Tu as peur ? Attrape. Puisque tu as peur, c’est que tu le mérites... Grr... wouah-wouah...

Avec assurance, le monsieur traverse la rue dans un tourbillon de neige et marche vers ma porte cochère. Que oui, on lui voit tout à celui-là. Celui-là n’ira pas manger du salé avarié, et si on lui en sert d’aventure, il vous fera un joli scandale, il écrira aux journaux, je soussigné Philippe Philippovitch, voyez comme on me traite !

Plus près, toujours plus près. Non, celui-là mange abondamment et ne vole pas ses patrons, celui-là ne vous flanque pas de coups de pied, mais il ne craint personne non plus, et pourquoi ? Parce qu’il a le ventre plein, en permanence. Ce monsieur-là travaille intellectuellement, s’il vous plaît, il taille sa barbe en pointe, à la parisienne, ses moustaches grises sont fournies et coquines, le genre vaillant chevalier. Son odeur, par contre, que la bise m’apporte, est exécrable : l’hôpital. Et le cigare.

Que diantre allait-il faire au magasin coopératif du Centréco ? Le voici, il arrive... Que cherche-t-il ? Wou-ou-ou-ou... Qu’a-t-il pu acheter dans cette ignoble boutique, il ne trouve pas ce qu’il lui faut dans les épiceries fines ? Quoi ? Du sau-cis-son. Monsieur, si vous aviez vu avec quoi ils font ce saucisson, vous seriez resté à distance. Donnez-le-moi.

Le cabot mobilisa ce qui lui restait de forces et se traîna dans un complet égarement jusqu’au trottoir. La tourmente en furie pétaradait au-dessus de sa tête, faisant voler les lettres immenses d’un placard entoilé qui interrogeait : « Peut-on rajeunir ? »

Sûr qu’on peut. L’odeur m’a rajeuni, décollé du macadam, elle a fait naître des ondes brûlantes dans mon estomac crispé sur un vide de deux jours, une odeur qui terrasse l’hôpital, l’odeur édénique du haché de jument agrémenté d’ail et de poivre. Je le sens, je le sais : il y a un saucisson dans la poche droite de la pelisse. Il s’arrête. Ô mon maître, daigne me remarquer ! J’expire. Maudite soit notre nature servile, maudit notre sort misérable...

Versant un torrent de larmes, le cabot s’écrasa, rampa comme un serpent. J’attire votre attention sur la besogne du cuisinier. Mais vous ne m’en donnerez jamais. Hélas ! je connais trop bien les riches. Toutefois, en allant au fond des choses, qu’en avez-vous besoin ? De quel profit peut vous être cette viande de canasson avariée ? Vous avez lu le slogan publicitaire : « Jamais vous ne trouverez nulle part poison pareil aux produits Mos-Bazar » ? Vous qui avez pris votre déjeuner aujourd’hui, vous qui êtes un personnage d’envergure internationale, du fait de vos gonades mâles. Wou-ou-ou-ou... Mais où va le monde, je vous le demande ? Enfin, me voici bien jeune pour mourir, et le désespoir est un péché authentique. Lui lécher la main, je ne vois plus rien d’autre.

Le monsieur énigmatique se pencha sur le cabot, ce qui arracha un éclair d’or à la monture de ses lunettes, et tira de sa poche droite un emballage oblong. Sans ôter ses gants de cuir brun, il défit le papier dont la bise prit aussitôt possession et rompit un morceau de ce saucisson qui porte le nom de Spécial Cracovie. Et ce morceau fut lancé au cabot. Ô personnage foncièrement désintéressé ! Wou-ou-ou-ou...

— Pstt, pstt, fit le monsieur avec sa bouche, précisant ensuite d’une voix sévère : — Prends, Boule, prends !

Encore leur Boule. Ma parole, c’est jour de baptême. Enfin, appelez-moi comme vous voulez. Votre geste de si exceptionnelle bonté le mérite amplement.

La peau fut fendue d’un seul coup de dent, le cabot en gémissant referma ses crocs sur le Spécial Cracovie et l’avala en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Ce faisant il s’étrangla cruellement, chair et neige en travers du gosier, pour avoir par gloutonnerie manqué d’avaler la ficelle. Encore et encore je lèche votre main, je baise votre pantalon, ô généreux donateur !

— Suffit pour l’instant...

Le monsieur hachait ses mots comme l’adjudant qui lance ses ordres. Il se baissa de nouveau sur Boule, le regarda longuement dans les yeux et, geste parfaitement inattendu, caresse intime et délicieuse, passa sa main gantée sur le ventre du chien.

— C’est ça, dit-il encore d’une voix importante, pas de collier. Tout est donc parfait, c’est toi qu’il me faut. Suis-moi. — Il fit claquer ses doigts. — Pstt, pstt !

Vous suivre ? Au bout du monde si tel est votre désir. Et, de grâce, bottez-moi le derrière de vos bottines de feutre, je n’aurai pas un soupir.

Dans l’Immaculée, inondée de lumière, tâchant d’oublier les élancements intolérables de son pauvre flanc échaudé, Boule se concentra dès lors sur cette unique préoccupation : ne pas laisser échapper dans la cohue nocturne la prodigieuse vision en pelisse, lui exprimer de quelque manière son amour et son dévouement. Et, bien sept fois avant qu’on ne fût au coin de la rue Oboukhov, il les exprima. Un baiser à sa bottine, puis, au passage de la rue Morte, afin d’ouvrir le chemin, un glapissement sauvage qui effraya tellement une dame qu’elle en tomba assise sur la borne ; sans oublier une paire de pleurnichements ici et là, afin d’entretenir la pitié du monsieur à son endroit.

Une espèce de chat crapuleux, vagabond prétendant se donner des airs d’angora, émergea de sous une gouttière et, en dépit de la bise, flaira le Spécial Cracovie. Boule crut tourner de l’œil à l’idée que le riche fada qui ramassait les chiens diminués sous les portes cochères recueillerait encore, manquait plus que ça, ce fieffé voleur auquel il faudrait céder une part du produit des coopératives Mos-Bazar. Aussi fit-il claquer ses mâchoires à son intention et avec tant de férocité que ledit chat, après avoir émis un sifflement ayant tout de l’eau qui fuit sous pression du tuyau d’arrosage, se réfugia précipitamment à l’étage de l’immeuble, en escaladant la gouttière. — Frr... Waw ! Du balai ! Les stocks coopératifs n’y suffiraient pas s’il fallait nourrir tous les gueux qui traînent dans l’Immaculée.

Le monsieur apprécia le dévouement du cabot, et dès qu’on fut devant la caserne des pompiers, sous la fenêtre précisément d’où parvenait l’agréable marmottement d’un cor d’harmonie, il le récompensa d’une deuxième portion de Spécial, plus petite, pouvant faire ses vingt grammes.

Le drôle de bonhomme, il me fait des avances. Ne vous tracassez pas ! Pour rien au monde je ne m’en irai. Je ne décolle pas d’une semelle, prenez seulement la peine d’indiquer la direction.

— Pstt, pstt ! Ici !

Rue Oboukhov ? Avec le plus grand plaisir. Une rue que nous connaissons fort bien.

— Pstt, pstt ! Ici ? Enchan... Heu... Là, non, permettez. Là, il y a un concierge. Connais rien de pis au monde. Infiniment plus dangereux que le balayeur. Une espèce détestable, absolument. Plus ignoble que les chats. Un équarrisseur portant galons.

— Viens donc, n’aie pas peur.

— Bien le bonjour, Philippe Philippovitch.

— Bonjour, Fédor.

Ça c’est quelqu’un. Bonté divine, qui est donc celui que mon sort de chien place sur ma route ? Quel est ce personnage qui a le pouvoir de faire entrer les cabots errants dans un immeuble en copropriété, au nez et à la barbe du concierge ? Car il faut le voir, l’infâme : il n’a pas un mot, pas un geste ! Enfin, dans ses yeux passerait bien un nuage, mais pour le reste, l’indifférence règne sous la casquette bardée de galons d’or. Comme si la chose n’avait rien d’anormal. Mais quel respect, messieurs, quel respect ! Bon, moi, je suis le mouvement, et n’oubliez pas que nous sommes ensemble. Hein ? Tu peux te moucher. Si par-dessus le marché on pouvait planter ses crocs dans ton robuste jarret prolétarien. Comme salaire de toutes les misères endurées du fait de votre confrérie. Combien de fois m’as-tu balancé ton balai en travers du museau, dis ?

— Viens, viens.

Ne vous inquiétez pas, nous comprenons, nous comprenons. Nous vous suivons comme votre ombre. Prenez seulement la peine d’indiquer le chemin, nous nous chargeons de suivre, malgré notre flanc ravagé.

Dans l’escalier, le monsieur, de haut en bas :

— De la correspondance pour moi, Fédor ?

Réponse du larbin, de bas en haut :

— Rien pour aujourd’hui, Philippe Philippovitch. Par contre, je puis vous annoncer qu’au 3, on leur loge de nouveaux camarades (à mi-voix, sur le ton confidentiel).

L’important bienfaiteur de la gent canine pivota d’un bloc sur sa marche, se pencha par-dessus la rampe :

— Non ? fit-il. Ses yeux s’arrondirent, sa moustache se hérissa d’horreur.

En bas, les galons d’or tendirent le cou, portèrent à leurs lèvres une main de conspirateur et confirmèrent :

— Absolument exact. Qui plus est, quatre d’un coup.

— Mon Dieu ! J’imagine à quoi l’appartement va ressembler maintenant. Et eux, qu’est-ce qu’ils disent ?

— Rien, monsieur.

— Et Fédor Pavlovitch ?

— Monsieur est allé acheter des paravents et de la brique. Il va faire monter des cloisons.

— À peine croyable, mon bon !

— Tous les appartements recevront de nouveaux locataires, Philippe Philippovitch, le vôtre excepté. La réunion vient de se terminer, ils ont élu une nouvelle direction, l’ancienne a été remerciée.

— Ça, c’est un peu fort ! Où allons-nous ?... Pstt, pstt...

J’arrive, j’arrive. Le vilain bobo, comme vous le voyez, se fait sentir. Permettez que je lèche un coup votre bottine.

Les galons du concierge s’effacent au rez-de-chaussée. Voici le palier de marbre et le souffle tiède de la tuyauterie du chauffage, on tourne encore une fois, voici l’étage.

II

Il ne sert à rien d’apprendre à lire, puisque de toute façon la présence d’une boucherie se détecte à une lieue, à l’odorat. Si cependant vous habitez Moscou et possédez un gramme de cervelle, que vous le vouliez ou non, vous finissez par vous alphabétiser, et ceci sans avoir à fréquenter l’école. Des quarante mille cabots que compte la capitale, certainement n’en est-il pas un seul qui ne pût former le mot « saucisson », à moins d’être totalement obtus.

Pour sa part, Boule s’y était mis en se repérant aux couleurs. Il n’avait que quatre mois quand Moscou s’orna d’une multitude d’enseignes vertes et bleues avec les lettres BSPO, le sigle annonçant une boucherie. Répétons qu’en l’occurrence savoir lire est absolument inutile, puisque de toute façon ça se sent, la viande. Une fois il y eut cependant maldonne : avisant la déprimante couleur bleuâtre, et trompé par les fumées d’essence d’un moteur qui lui oblitérait provisoirement le système olfactif, Boule, au lieu d’une boucherie, débarqua chez les frères Goloubizner, articles ménagers. Dans cette boutique, qui se trouvait pourtant rue des Bouchers, il fut reçu à grands coups de fil électrique cinglant, lequel pour l’efficacité vaut largement le fouet du cocher. Ce fut un moment mémorable, que l’on peut considérer comme le point de départ de l’instruction du cabot. S’étant retrouvé assez rapidement sur le trottoir, il commença à réaliser que « bleu » ne signifie pas toujours « boucherie ». Aussi bien, tout en se retirant la queue entre les pattes en hurlant sa douleur, il prit note que dans le cas d’une boucherie, ça commence toujours par un machin biscornu colorié en or ou en roux et qui ressemble à un vélocipède cabré.

La suite fut beaucoup plus facile. Boule apprit le S à la poissonnerie du coin de la Mokhovaïa, puis le N et avec le temps le P, car il lui était plus commode d’accourir sur les lieux par la queue du mot « poissons » plutôt que par la tête, un milicien étant généralement posté de ce côté-là.

Les carreaux de faïence dont étaient revêtus les murs d’angle de maints magasins moscovites n’avaient qu’une signification, toujours et partout : « Fro-ma-ge ». L’espèce de robinet de samovar par quoi débutait l’une des enseignes, outre qu’il désignait l’ancien propriétaire Tchitchkine, correspondait surtout à des montagnes de hollandes rouges, à certains commis sadiques ennemis des chiens, à la sciure sur le sol et à un camembert horrible, particulièrement malodorant.

Là où on jouait de l’accordéon — ce qui ne valait guère mieux que « Céleste Aida » — et où ça embaumait la saucisse, les premières lettres alignées sur la pancarte blanche s’arrangeaient ingénieusement en un lesgrosmo... qui signifiait tout bonnement Les gros mots et les pourboires sont interdits. En ce lieu animé, des rixes éclataient périodiquement, des hommes étaient battus à coups de poing dans la figure, des chiens à coups de pied au train et de serviette sur le museau. Les premiers à de rares occasions, les seconds en permanence.

Si dans les vitrines on avait pendu des jambons défraîchis et exposé des corbeilles de mandarines — wouah-wouah... ah... limentation. Si c’étaient des bouteilles opaques remplies d’un liquide douteux... Vé-i-ène-esse ; Vins. Le magasin des ci-devant Élisséev frères.

Le monsieur mystérieux s’étant fait suivre du cabot jusque sur le seuil de son luxueux appartement du premier, tira la sonnette, ce dont l’animal profita pour examiner la plaque noire fixée sur le côté de la grande porte vitrée d’un beau verre cathédrale teinté rose. Les trois premières lettres d’or de l’inscription ne lui offrirent aucune difficulté : « Pé-ère-o : Pro ». Suivait toutefois une saleté en forme de double gibet dont le sens était énigmatique. « Se peut-il que ce soit prolétaire ? » se demanda Boule avec surprise... « Voilà qui n’est pas croyable », se corrigea-t-il en pointant le nez pour flairer une fois de plus la pelisse de son bienfaiteur et conclure alors que « du tout, ça ne sent pas le prolo par ici. Sans doute un mot savant, quant à savoir ce qu’il peut fichtre signifier... »

La vitre rose s’éclaira brusquement d’une lumière accueillante, ce dont la plaque noire devint encore plus noire. La porte s’ouvrit sans le moindre bruit, une jeune et belle personne portant tablier blanc et coiffe de dentelle parut devant le chien et son seigneur. « Ça oui, c’est quelque chose », se dit le premier en recevant une bouffée de divine chaleur agrémentée du parfum de muguet que dispensait la jupe de la jolie créature.

— Après vous, monsieur Boule, fit le seigneur. Regard pieux et queue frétillante, Boule entra.

La riche entrée était encombrée d’une multitude d’objets. Le chien enregistra au passage la glace qui montait jusqu’au plafond et qui lui rendit immédiatement son image famélique et écorchée, le redoutable massacre de cerf accroché au mur, les fourrures et les caoutchoucs sans nombre, la tulipe de verre dépoli qui coiffait, au plafond, une ampoule électrique.