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Depuis la nuit des temps, le hasard croyait être le seul Dieu universel. Indifférent au sort du monde, il n'obéissait qu'à sa fantaisie. Quand il croisa le chemin de l'amour, il trouva un rival qui prétendait au même titre que lui. Du combat titanesque que se livrent depuis ce jour le hasard et l'amour, lequel des deux en sortira-t-il momentanément vainqueur ? Le héros de cette histoire passe un pacte non écrit avec le hasard qui le favorise tant qu'il accepte de lui obéir mais une femme sera la cause de la rupture du pacte et le hasard se vengera.
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Seitenzahl: 275
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Ils s'étaient rencontrés un soir au bord de la route le jour où la voiture d'Antoine avait fait son caprice et avait décidé qu'elle n'irait pas plus loin.
Antoine n’aurait jamais imaginé qu’elle puisse lui jouer un si mauvais tour, lui, qui l’entretenait régulièrement comme une maîtresse. Elle n'avait jamais manqué de rien, il était prévenant, anticipait tous ses désirs, il ne la forçait jamais ; au moindre signe il consultait, la faisait éventuellement soigner, toujours au même endroit, toujours par le même spécialiste. Il n’attendait même pas qu’elle fasse un petit signe de couleur orange pour signaler qu’elle avait soif, il faisait le plein bien avant qu’elle ne se plaigne. Toujours une boisson fraîche de première qualité qui n'avait pas traîné ; il la prenait là où le débit était important. Elle avait donc des faiblesses cachées, cette voiture, des faiblesses de naissance, que d’autres connaissaient certainement et qu’on lui avait cachées en espérant que la loi des séries ne s’appliquerait pas à celle-ci. Sans aucun signe précurseur, sans même avoir toussé, sans jamais avoir manifesté la moindre plainte ni allumé le moindre voyant rouge, ne serait-ce qu’un instant, elle avait profité de ce court arrêt, au bord du chemin, pour afficher son ingratitude et s’immobiliser.
Il avait beau tourner la clé, essayer de klaxonner, d’allumer les phares, d’actionner les essuie-glaces, en vain, rien ne fonctionnait. C’était la panne générale électrique, comme si son cœur s’était arrêté, comme si on lui avait volé sa batterie pendant qu’il lui tournait le dos, un bref instant seulement.
On ne pourrait pas imputer une part de responsabilité à Antoine c’était la panne qui ne porte pas de nom la panne des voitures bichonnées, aimées même, celles qui ont tiré le gros lot en ce qui concerne leur propriétaire. Celles qui seront neuves longtemps et qui vieilliront tout doucement sans que l’on soupçonne leur âge et dont on se séparera un jour à regret comme d’un parent âgé avec qui on hésiterait à entreprendre un long voyage de peur qu'il n'ait un malaise en cours de route.
Pour l’instant, il était simplement arrêté au bord du chemin et les occupants des voitures qui passaient ne pouvaient pas deviner qu’il était immobilisé à côté d’un tas de ferraille inanimé.
Il attendit un moment, la laissa refroidir, essaya à nouveau, pensant à ces ordinateurs capricieux qui se remettent à fonctionner, après une pose, sans que l’on sache pourquoi. Car Antoine était informaticien et il connaissait les caprices de ces objets que personne ne maîtrise vraiment.
Il aurait dû savoir pourtant que toutes ces machines, bien qu'elles présentent parfois les mêmes symptômes, n'ont pas des maladies identiques et ne se soignent pas de façon identique. L'insistance amicale, la sollicitation répétée avec calme et sérénité fonctionnent parfois avec les ordinateurs mais jamais avec les voitures.
Mais la voiture était logique avec elle-même : si elle s’était arrêtée, elle avait une bonne raison et demandait une aide qu’il était incapable de lui apporter.
Si au moins elle avait pu parler ! Elle était capable de capter Radio Tirana, de jouer du Bach, de sonner lorsqu'elle voyait un radar, mais elle n'était pas fichue de dire où elle avait mal. Un comble !
Il devait donc appeler. Il avait bien son portable, c’était un fanatique du portable, un modèle très sophistiqué qui lui permettait de connaître l'état du ciel, l'altitude du lieu, le montant de son compte en banque et mille autres choses encore mais il en avait tellement usé et même abusé durant la journée que ce dernier, lui aussi, refusait de travailler au-delà d’un horaire raisonnable.
Il fit donc de grands signes, avec les bras, aux voyageurs qui passaient, comme on l’aurait fait cent ans plus tôt sur un grand chemin boueux à travers bois, à côté d'une roue de calèche cassée, alors qu’aucun autre moyen de communication n’avait encore été inventé. Mais les véhicules roulaient trop vite, on ne l’apercevait qu’au dernier moment et quelques dizaines de mètres plus loin, il était impossible de s’arrêter. D’ailleurs, en avaient-ils envie ? Qui aurait pu imaginer qu’il avait épuisé la batterie de son portable en racontant des fadaises toute la journée ? S’ils avaient su, ils se seraient souvenus d’une fable, apprise à l’école quelques décennies plus tôt, et auraient souri en se disant : « Il a « chaté » toute la journée, eh bien qu'il danse maintenant. »
Mais la faute d’Antoine était vénielle, elle ne justifiait pas qu’il passe la nuit sur le bord du chemin, car il y a une justice quelque part, même si certains en doutent, et au loin, à plus de cent mètres, il vit un clignotant s’allumer et une voiture ralentir : Il allait être sauvé.
La voiture s’arrêta à deux mètres de lui et avant même de descendre, le conducteur alluma ses feux de détresse car le soleil était déjà couché.
Antoine tourna de nouveau la clé pour bien montrer à son sauveur qu’il ne se passait rien.
─ Faites voir ; levez le capot ! ordonna l’inconnu.
Le capot ouvert, l’inconnu regarda attentivement le moteur comme s’il y connaissait quelque chose. Antoine aussi regarda mais ne sachant pas ce qu’il fallait voir, ne demanda rien.
Le moteur était toujours là. C'est la seule conclusion qu'ils purent en tirer puisque aucune mauvaise odeur de brûlé ne s'en dégageait et aucune fumée n'était visible.
On referma le capot et l’inconnu demanda à Antoine d’essayer encore une fois. Comme si la voiture, humiliée que deux hommes aient regardé son intimité, s’était résolue à ne plus faire de manières.
Devant l’obstination résolue de la dame, il fallut employer les grands moyens. L’inconnu prit son portable gonflé à bloc et fit le numéro du service de dépannage de la marque.
Antoine le remercia, que pouvait-il dire d’autre ? Il attendrait le camion ; « moins d’une heure » avait-il entendu. Mais l’autre ne semblait pas pressé de repartir. Il commençait à faire sombre.
─ Mes feux de détresse nous signalent, j’attendrai avec vous, j’ai le temps.
Antoine se confondit en remerciements, encore une fois. Il savait bien que personne n’a vraiment le temps mais il avait devant lui quelqu’un décidé à aider son semblable ce qui lui réchauffa le cœur et lui rendit la situation où il se trouvait tout à fait supportable.
Existe-t-il encore des gens serviables ? se demanda-t-il. Ils se font rares, c'est la vie moderne qui veut ça.
Il ne put s'empêcher de signaler à son sauveur, que des dizaines de véhicules n'avaient même pas ralenti. « Dans quel monde vivons-nous ? » avait-il médité à haute voix.
Mais l'autre n'en rajouta pas, comme si cela allait de soi, comme s'il s'était fait une raison depuis longtemps. Était-il totalement blasé ou bien pensait-il que cela n'était pas son problème ?
Pendant la petite heure qui devait précéder l’arrivée de la dépanneuse, un tas de réflexions contradictoires passèrent dans la tête d’Antoine. Il s'étonna d'être tombé sur quelqu'un d'aussi serviable. Cela n'existe pas, des inconnus totalement serviables. Un peu, oui, c'est bien, on devrait tous s'entraider un peu, mais autant, lui paraissait sinon suspect du moins déconcertant. L’inconnu parlait peu comme s’il avait voulu, d’abord, bien cerner le caractère de celui à qui il avait proposé ses services. Il se contentait le plus souvent d’écouter Antoine qui se sentait obligé de parler pour éviter que des temps morts ne s’installent entre eux deux et que son sauveur ne finisse par l’abandonner au bord de la route. A mesure qu’il parlait, il se demandait si l’autre l’écoutait vraiment ou bien s’il faisait seulement semblant ? Pourquoi aurait-il simulé l’intérêt qu’il semblait porter aux paroles d’Antoine ? Avait-il une idée derrière la tête ? Pourtant, rien ne laissait présager qu’il préparait un coup. Antoine se sentit un peu honteux d’avoir de telles pensées. L’inconnu avait-il vraiment appelé un dépanneur ? Il n’en doutait pas, il avait bien entendu la voix qui estimait le temps d’attente à environ une heure. Cependant, par précaution discrètement, il regarda le numéro d’immatriculation et l’apprit par cœur en le répétant plusieurs fois dans sa tête. Comme ça, juste comme ça, sans arrière pensée avouée ou apparente.
L’autre savait maintenant qu’Antoine était célibataire, que sa situation n’était pas mirobolante, qu’il avait changé plusieurs fois de métier et qu’actuellement il vivait seul. Mais il y a tellement de gens qui se trouvent dans cette situation. Antoine jugea son cas d’une extrême banalité et s’étonna encore une fois de l’attention que l’autre lui portait.
La dépanneuse arriva bien comme prévu. Il n'y avait donc pas de coup tordu. Il faisait nuit maintenant et, une fois la voiture embarquée, l’inconnu proposa à Antoine de le ramener chez lui.
*
Antoine n’avait pas pu faire moins que d’inviter Casual à déjeuner dans un restaurant agréable. C’est ainsi que s’appelait l’inconnu qui l’avait secouru. Il lui avait laissé sa carte de visite : « P. Casual », et en dessous, un numéro de téléphone, comme s’il n’avait pas d’adresse fixe ou s’il ne voulait pas qu’on aille le voir chez lui. Cela étonna Antoine, une carte de visite sans adresse, mais, après tout, tous les commerciaux ont ce type de cartes de visite, à la différence qu’ici aucune firme commerciale n’était indiquée. Il se dit alors que Casual était peut-être consultant, consultant en quelque chose, polyvalent peut-être même, un de ces métiers modernes qui n’ont pas de titre homologué. Ces gens dont on ne sait jamais ce qu’ils font, même après le leur avoir demandé.
Il ne l’avait pas revu depuis le jour fatidique, cela faisait maintenant une bonne semaine. Il l'avait appelé plusieurs fois, en vain, mais n’avait laissé aucun message. Pour un premier contact, pour une invitation, le répondeur était trop anonyme, il voulait l’entendre accepter de vive voix.
Finalement ils s’étaient parlé et non seulement Casual acceptait l’invitation, mais donnait presque l’impression qu’il en avait eu l’initiative, comme s’il s’y attendait, comme si cela allait de soi.
Contrairement à l’attitude qu’il avait eue au bord de la route, Casual devint affable dès le début du repas. Antoine lui annonça que la voiture avait été réparée dès le lendemain et, avant qu’il ait pu donner quelques précisions, Casual fit : « Bien ! » montrant ainsi que les détails ne l’intéressaient pas et que l’affaire était classée.
Il prit la parole et parla de l’avenir, des créneaux qui s’offraient à ceux qui osaient entreprendre, qui n’hésitaient pas à profiter des opportunités bien plus fréquentes qu’on ne le croit pour ceux qui savaient regarder autour d’eux.
Antoine attendait qu’il parle de lui, de son métier de la façon dont il organisait sa vie professionnelle, mais rien ne venait de ce côté-là comme s’il n’était pas concerné par ce qu’il disait ni par les conseils qu’il dispensait. Il était maintenant presque certain que Casual était un consultant et se fit une raison. Que pouvait bien raconter un consultant de son propre métier ?
C'était une conversation à sens unique.
─ Certaines personnes, dit-il, voient le monde autour d’eux à leur échelle : s’ils se sentent petits, ils ne voient pas les choses en grand, ils se contentent de ce qu’ils peuvent ramasser à portée de main, considérant que le reste est destiné aux autres. Ils ont une vie médiocre, alors qu’en traversant un océan…
Enfin, ça les regarde mais c’est dommage.
Antoine comprit qu’il avait donné l’impression de faire partie des petits, de ceux qui n’ont pas de chance parce qu’ils ne l’ont pas suffisamment provoquée, cela le culpabilisa un peu et il en ressentit même une pointe d’humiliation.
Casual ne lui laissa pas le temps de se morfondre et continua sur sa lancée :
─ D’autres, au contraire, ne regardent jamais leurs pieds, comme s’ils n’en avaient pas. Ils ne visent que le sommet des montagnes et n’arrivent jamais à rien car tout leur parait indigne de leur talent.
─ Cependant, il y en a qui réussissent, lui fit remarquer Antoine.
─ Ce sont ceux qui ont été aidés par le hasard, de façon directe ou indirecte. Il y a toujours moyen de composer avec le hasard, il suffit d’être au bon endroit, au bon moment.
C'est plus facile à dire qu'à faire, pensa Antoine.
─ Vous y croyez, vous, au hasard ? Il n’intervient que rarement et après un certain nombre de coups, son effet est globalement neutre, statistiquement nul ! Tous les mathématiciens vous le diront.
─ Statistiquement peut-être, mais vous vous en moquez de la statistique, c’est votre cas personnel qui compte et lui seul. Qu’il fasse ce qu’il veut avec les autres, pourvu qu'il vous favorise. Est-ce que vous croyez que celui qui vient de gagner gros au loto viendra vous dire que la probabilité est statistiquement nulle ?
Il est certain que l'argument était imparable. Que pouvait-on répondre à cela ?
Antoine comprenait de plus en plus mal où son interlocuteur voulait en venir. Il paraissait l’un de ces personnages qui passent leur temps à refaire le monde. Il n’arrivait pas à cerner la personnalité de cet homme qui lui paraissait si différent de celui qu’il avait connu huit jours plus tôt. Il lui paraissait maintenant hors du temps et hors de l'espace, un être immatériel en quelque sorte. Avant de lui demander quel était son métier, il aurait voulu en deviner la zone d’action pour ne pas être étonné par la réponse qu’il recevrait, mais l’autre ne lui laissait pas le temps de préparer ses tentatives d’approche, tout en restant énigmatique.
Peut-être que tout cela allait cesser à la fin du repas, une fois le café bu. Antoine aurait rempli son devoir de politesse après un incident banal, isolé, et qui n’aurait aucune suite. Ils se sépareraient, une fois pour toutes. Après tout, une panne de voiture n'est qu'un épisode désagréable, Casual ne lui avait pas sauvé la vie. Ce n'était pas la peine d'en faire tout un plat. D'ailleurs il ne lui avait même pas demandé la nature de la panne.
Après un bref silence, Casual lui annonça froidement :
─ Pour votre entretien d’après demain, je peux vous aider !
Antoine fut stupéfait. Comment cet homme savait-il qu’il y aurait un entretien d’embauche dans deux jours ? Il n’en avait pas parlé, ni maintenant ni au bord de la route. D’ailleurs, il y a huit jours il ne le savait pas lui-même car la date en avait été reportée.
─ Mon entretien devait avoir lieu la semaine dernière. Comment savez-vous tout ça ?
─ C’est moi qui ai changé la date de l’entretien !
Cette fois, Antoine se demanda s’il ne rêvait pas. Le vin peut-être ? Pourtant il n’avait bu qu’un verre. Il ne comprenait plus et ne savait pas quelle question poser. Avait-il affaire à un directeur des ressources humaines ? Était-ce une extraordinaire coïncidence que son recruteur se soit arrêté pour l’aider au bord de la route ? Alors peut-être dans la conversation, à côté de la voiture muette, quand il parlait tout seul pour meubler le temps, il aurait fait allusion à son entretien ? Cela paraissait invraisemblable mais pas impossible. Dans ce cas, pourquoi la date en aurait été changée ?
Tout cela traversa la tête d’Antoine en quelques secondes et, avant qu’il ait pu reprendre ses esprits, l’autre enchaîna :
─ C’est dans votre intérêt, je vous assure. La semaine dernière, vous n’aviez aucune chance.
On en était maintenant au café. Antoine ne mastiquait plus rien, depuis un long moment, d’ailleurs il n’aurait pas pu avaler quoi que ce soit.
─ Vous êtes conseiller en recrutement ? C’est votre métier ?
─ Moi ? pas du tout ! Certains prétendent même que le métier que je fais n’existe pas et les plus incrédules soutiennent que moi non plus je n’existe pas puisqu’ils ne m’ont jamais vu. Je suis un homme de l'ombre. Je suis partout et nulle part à la fois.
Tel que vous me voyez, je ne suis qu’un représentant. Un représentant assez particulier, mais je ne suis pas unique, nous sommes nombreux à représenter la même institution. Nous avons des pouvoirs étendus bien qu’ils ne soient reconnus par personne.
Antoine pensa alors immédiatement aux renseignements généraux, voire aux services spéciaux, ceux qui savent tout sur tout le monde et qui théoriquement n’existent pas. Qu’attendait-on de lui ? Pourquoi lui ? Il n’avait rien demandé à personne, n’avait sollicité aucune faveur. Qui avait intérêt à s’intéresser à son cas, à ses difficultés pour trouver un travail convenable ? Persuadé qu’il était en face d’un agent des services spéciaux il se gardait bien de poser des questions qui de toute manière n’auraient pas apporté les bonnes réponses. Il attendait que l’autre veuille bien lui dévoiler où il voulait en venir puisqu’un processus semblait engagé à son égard par un organisme dont les moyens paraissaient illimités.
─ Est-ce que j’ai été recruté pour quelque chose ?
─ Recruté, non ! pas vraiment, disons plutôt choisi. Oui, choisi par hasard, comme on dit généralement. J’aurais pu en trouver un autre, mais c’est tombé sur vous, sans raison, pour autant que l’on puisse dire que « par hasard » soit synonyme de « sans raison ». Vous ferez l’affaire, j’en suis persuadé. Vous n’aurez pas à le regretter.
Manifestement tout était prêt dans les moindres détails, depuis déjà quelques instants. Il ne lui restait plus qu’à accepter ou refuser la proposition.
Mais quelle proposition ?
Combien de temps lui laisserait-on pour réfléchir avant de donner son accord ? Une heure, un jour, une semaine ? Ce qui l’étonnait le plus c’était la façon que l’autre avait de dire « je » et non pas « nous » comme s’il avait été le grand patron de tout le système alors qu’il prétendait n’être qu’un représentant parmi d’autres.
─ Voici ce que je vous propose : Je prends totalement en charge vos soucis de la vie quotidienne. Vous postulez pour un emploi, vous l’aurez. Vous pariez aux courses, vous gagnerez. Vous voulez vous déplacer, voyager, il y aura toujours une place pour vous dans le train, l’avion, le bateau. Vous voulez changer d’appartement, justement, il vient de s’en libérer un. Une femme vous plaît, vous aurez bien peu d’efforts à faire, le terrain aura été préparé. Elle vous attendait depuis déjà quelque temps sans le savoir.
Vous vivrez comme un roi à condition d’être raisonnable.
Antoine supposa alors que la « condition d’être raisonnable » serait probablement exorbitante, prohibitive, et que la proposition ne serait qu’un attrape nigaud.
D’ailleurs cela commençait à sentir le soufre.
Pour ne pas perdre son temps, il demanda ce que cela signifiait.
─ Être raisonnable signifie que vous ne chercherez pas à devenir multimillionnaire du jour au lendemain, que vous ne vous ferez pas remarquer par des dépenses folles ou des excentricités qui attireraient l’attention sur vous. Vous devez rester discret, transparent, les gens qui vous côtoient doivent vous trouver normal et ne jamais se poser des questions sur vous. Tout au plus ils pourront dire que vous avez de la chance. Votre train de vie ne doit choquer personne, même pas le fisc, surtout pas le fisc.
─ Cela me paraît un engagement facile à tenir, trop facile peut-être.
─ Si vous croyez que c’est facile de se comporter comme tout le monde quand on a la possibilité de faire autrement, détrompez-vous. C’est au contraire très difficile. Cela suppose une attention de tous les instants. Beaucoup ne résistent pas. Ils craquent presque tout de suite. Ceux qui résistent le font parfois au détriment de leur santé mentale.
C'est une lourde charge de savoir qu'on est riche sans pouvoir le dire à personne. On se sent bien plus pauvre que si on l'était réellement. Tout vous paraît absurde. On accumule les difficultés que l'on pourrait résoudre instantanément en sortant une carte bancaire. On manque d'entraînement, cela n'arrive pratiquement jamais. C'est le brusque changement qui mine votre cerveau.
Dans l'autre sens, c'est plus facile, on s'adapte. On boit de l'eau gazeuse à défaut de champagne. Mais vous, vous boirez de l'eau du robinet pour ne pas vous faire remarquer en achetant du saint-émilion tous les jours. Il faut du sang-froid. Je ne vous connais pas assez pour prédire si vous résisterez mais je parie sur vous.
Antoine trouva les dernières remarques très exagérées. La condition lui parut tellement agréable à supporter qu’il en fut déconcerté et une nouvelle pointe de suspicion s’installa dans sa tête. Tout cela avait une apparence surréaliste. Il se doutait bien que les services spéciaux de l’État prennent parfois un inconnu comme « chèvre » et, pour qu’il accepte le risque, lui donnent de l’argent, mais ici l’affaire prenait des proportions déraisonnables. Il se souvint d'avoir entendu parler des fonds spéciaux, d'enveloppes ; mais ni l’État ni un organisme privé ne distribuaient ainsi de l’argent sans compter, à moins que le risque ne soit excessivement grand c'est-à-dire que la probabilité d’y laisser la vie soit pratiquement totale. Alors, comme on ne peut plus rien récupérer, c’est tout bénéfice pour l’État. Ils ne payent certainement jamais d'avance ces gens-là. C’est pour ça qu’ils promettent des sommes mirobolantes, puisqu’ils savent qu’ils ne payeront pas. Était-ce le cas ici ? Ce n’était pas exclu. Il était maintenant prêt à tout refuser. Il allait se lever, payer la note et s’en aller. Il avait fait son devoir, il saluerait cet homme très poliment, il ne fallait pas lui en demander davantage.
Casual s’aperçut de l’imminence du geste et lança la phrase qui allait tout chambouler :
─ Vous n’êtes pas obligé de me répondre tout de suite, prenez quelques jours, allez à votre entretien d’embauche après-demain. Vous aurez le poste. Si vous vous sentez capable d’aller plus loin, appelez-moi.
*
Trois jours après, Antoine avait le poste convoité. Il n’en revenait pas. Tout s’était passé comme s’il avait été l’unique candidat, alors qu’ils étaient certainement plusieurs dizaines. Il ne se fit pas d’illusions, il n’était pas le meilleur d’entre eux : Casual avait tout arrangé.
Il l’appela. Ils se rencontrèrent en plein midi, au parc de la Cerisaie sur un banc public, comme des espions.
─ Voici ce que j’attends de vous : En contrepartie de tout ce que je vous ai promis, vous devrez suivre mes instructions sans discuter, sans chercher à comprendre, sans réfléchir, sans en chercher la logique. Il y aura bien une logique, mais elle vous échappera. Mais je vous rassure tout de suite, je ne vous demanderai jamais rien d’illégal au sens classique du terme. Mes instructions vous paraîtront d’une banalité déconcertante, ne les discutez jamais car vous ignorez la trame qui les relie.
L’obtention de votre nouvel emploi n’est qu’un coup d’essai, uniquement pour vous montrer que mon pouvoir est pratiquement illimité. Je vous propose un pacte à durée indéterminée. Si vous acceptez, vous aurez tout, mais vous ne pourrez pas me désobéir. Si vous renoncez à moi, il faudra rembourser tout ce que je vous aurai donné, d’une manière ou d’une autre, et cela serait une première car personne n'a jamais réussi.
Antoine se sentait maintenant comme un jouet entre les mains de ce représentant d’une puissance colossale à laquelle il ne pouvait qu’obéir.
Il avait bien entendu dire que les services spéciaux de chaque pays étaient des États dans l'État, qu'ils n'avaient de comptes à rendre à personne, que les agences internationales de renseignements traitaient les gouvernements pardessus la jambe et il se sentit à la fois fier et inquiet.
Une phrase lui revenait à l'esprit : « la légalité au sens classique du terme »
Casual l'avait prononcée après une petite pause, un silence trahissant une hésitation, un regret de trop en dire. Existait-il donc, d'après lui, deux légalités : la classique et l'autre ? Peut-être avait-il mal entendu ?
Il était d'ores et déjà son débiteur passif, involontaire encore, mais déjà son obligé certain. Il était pris dans les filets d'un contrat de dupes. Il ne profita pas des derniers instants de liberté qui lui restaient pour tout refuser.
Il ne savait déjà plus de quel côté ses sentiments contradictoires le poussaient.
Il était déjà trop tard.
L’émotion mêlée de crainte le paralysait au point de ne pouvoir parler, et pourtant, l’autre entendit bien clairement sa réponse :
─ J’accepte.
Ce fut la signature verbale qui allait conditionner tout le reste de sa vie.
Antoine n’était pas plus compétent, ni moins compétent, que les autres postulants qui n’avaient pas eu le poste. Tout du moins il le supposait car il ne les connaissait pas mais il savait par expérience que, dans ce genre de choses, le mérite n'est qu'un paramètre parmi d'autres et que, vu de l'extérieur, personne ne sait vraiment quels sont les facteurs déterminants. Une fois le poste obtenu, il fut surpris d'être bien accueilli par ses collègues de travail ; il ne constata en eux aucune déception, aucune rancune comme si aucun d’entre eux n’avait eu de préférence pour un futur arrivant.
N'avait-ils donc aucun ami, aucun parent candidat au poste vacant ?
Ils avaient trouvé apparemment suffisant que le poste soit pourvu.
Il y avait tellement de candidats, lui dirent-ils, le choix a dû se faire presque au hasard. Comment départager tant de monde ? Il devait y avoir un petit plus en votre faveur. Tant mieux pour vous.
C'est ce que l'on dit généralement quand on ne connaît pas les tenants et les aboutissants d'une affaire. Ici c'était l'indifférence qui semblait régner.
Mais il savait, lui, que, dans cette affaire, le hasard avait un visage, qu’il le connaissait vraiment, qu’il avait signé un pacte avec lui, oralement, sur un banc public, bien sûr, mais l’acte avait la même valeur que s’il avait été passé devant notaire. Ces gens-là ne fréquentent pas les notaires, rien de ce qu'ils font n'est enregistré mais ils savent comment s'y prendre pour vous obliger à respecter votre parole. Il pouvait se réjouir. Cependant il avait toujours à l'esprit qu'il avait accepté un contrat ouvert dont la dernière ligne n'était pas encore écrite et cela l'empêchait d'être pleinement satisfait.
Les autres étaient bien loin de soupçonner tout ça, n'ayant jamais été approchés comme l'avait été Antoine.
Il se demanda quel mécanisme avait été mis en jeu pour le faire choisir lui plutôt qu'un autre et souhaita qu’un jour, plus tard, il reçoive des confidences de quelqu’un de la hiérarchie, qui lui permettrait de comprendre comment ces choses-là se font. On lui demanderait alors, peut-être, discrètement, dans le cours de la conversation, s’il connaissait Casual, s’ils étaient amis intimes et il apprendrait ainsi peut-être le poids que ce dernier avait dans l’entreprise.
Pour le moment, il décida de profiter de l’aubaine, comme si c’était une aubaine, alors qu’il s’agissait en réalité d’une avance sur salaire pour un travail qui lui serait demandé plus tard, dont il ne se doutait pas pour l’instant car il n’était pas encore défini.
Il trouva facilement un appartement à louer, ce qui lui parut normal compte tenu de son salaire et s’en attribua tout le mérite. Casual ne se manifestait pas souvent physiquement de telle sorte qu'Antoine avait tendance à l'oublier pour les faits de la vie quotidienne. Ses collègues lui dirent pourtant qu'il avait eu beaucoup de chance mais il n'y prêta pas attention.
Une fois installé, il décida que pendant au moins quelques semaines son comportement serait plus que raisonnable puisqu'il avait en main un instrument puissant mais dangereux qu’il fallait maîtriser avant de s’en servir de façon intensive.
N’ayant plus de nouvelles de Casual, il se demanda même si tout cela avait une existence réelle, s’il n’avait pas rêvé tout éveillé.
Dans les semaines qui suivirent il changea de service, il changea d'étage, comme si cela allait de soi, un simple changement automatique, un simple transfert interne, on ne lui demanda pas son avis, seuls les dossiers qu’il devait traiter étaient différents. C'était tout de même une promotion. Il s'en aperçut à la fin du mois. Ses nouveaux collègues ne l’avaient jamais vu et ne savaient même pas depuis combien de temps il faisait partie de l’entreprise. Il y a parfois des questions qu'il vaut mieux ne pas poser quand on est à un échelon intermédiaire de la hiérarchie.
Moins on s'intéresse à la promotion des collègues et moins la rancune, qui forcément s'installe, ne détériore le bon fonctionnement de l'entreprise.
Il eut accès à des ordinateurs nouveaux qui contenaient des données sur une grande partie du personnel et des protocoles de recrutement. La tentation ne se fit pas attendre. Il ne résista pas. Il lui fut facile de retrouver comment lui-même avait été sélectionné. Il vit apparaître la liste des deux cent trente-cinq candidats classés de toutes les façons possibles : par ordre d’arrivée des lettres de motivation, par ordre alphabétique des noms, par âge, par années d’expérience, par répartition géographique du domicile. Devant chaque rubrique, une note et un coefficient. Tous ces classements étaient logiques pour pouvoir s’y retrouver.
Il posa discrètement quelques questions bien tournées pour montrer qu’il n’était pas personnellement concerné. On lui expliqua que, depuis quelque temps, depuis que l’on remplaçait systématiquement chaque employé qui partait par un ordinateur, personne n’intervenait dans la décision finale : pourquoi perdre du temps en réunions, la décision de l’ordinateur était certainement aussi fiable que les avis parfois contradictoires et toujours subjectifs des membres d’une commission.
On avait donc créé une pseudo-commission d'ordinateurs, une « ordi-commission. » qui avait hérité d'un pouvoir bien connu : l'infaillibilité.
C'était une première, mais l'idée allait faire son chemin et devenir universelle.
Le grand intérêt d'un ordinateur c'est qu'il n'a pas d'états d'âme. Il ne se laisse pas influencer par des considérations peut-être moralement louables mais qui n'ont pas leur place dans une entreprise bien gérée. Il en conclut que le directeur des ressources humaines de cette entreprise était un ordinateur. Cela expliquait donc l’indifférence dont les autres avaient fait preuve à son arrivée. Ils savaient comment ça fonctionnait.
Cela ne le surprit pas jusqu’au moment où il arriva à la liste finale, le classement décisif dans lequel seul le premier de la liste comptait puisqu’il n’y avait qu’un poste à pourvoir. Et là, il se vit en tête et quelle fut sa surprise en voyant que le classement avait été fait par ordre alphabétique des prénoms !
C’est parce qu’il s’appelait Antoine qu’il avait obtenu le poste !
C’était totalement aberrant et personne n’avait rien remarqué. Tout était automatique, les gens n’étaient plus que des numéros, voire même des octets, triturés sans vergogne par une machine sans âme et qui imposait son verdict sans que personne ne songe à faire appel. D'ailleurs il n'y avait pas de procédure d'appel prévue.
Pourquoi faire appel puisque la première instance était infaillible ?
La première surprise passée, il comprit que l’ordinateur avait été manipulé, que l’on avait rajouté une rubrique, un classement, cela était tellement facile ! Personne ne vérifierait, ils n’avaient pas que cela à faire, il fallait faire confiance au progrès technologique, il fallait vivre avec son temps.
Antoine comprit que Casual était intervenu, peut-être même à distance, qui sait. « Vous aurez le poste », lui avait-il déclaré avant même qu’il ne se présente.
Avant même que l'ordinateur ne soit allumé, il avait déjà en main la clé pour le manipuler ; il savait déjà comment il s’y prendrait. Ce n’était peut-être pas la première fois.
Cette découverte le ramena à la raison : il avait bien signé un pacte qui le neutralisait dans ses initiatives. Il n'avait plus son libre arbitre. Il n'avait rien à dire. Son avis ne comptait pas et il devait le garder pour lui. Moins il parlerait, moins il chercherait à comprendre et mieux cela vaudrait.
A partir de ce moment il ressentit une sorte d’angoisse, la crainte que cela soit découvert, que quelqu’un, un jaloux, un rancunier, ouvre ces fichiers et le fasse savoir à la direction. Que se passerait-il alors ? Personne ne croirait à son innocence, on chercherait son complice dans la place et même si personne n’avouait, les soupçons s’installeraient et la cohabitation avec ses collègues deviendrait insupportable. De toute façon, il serait remercié, comme on dit, pudiquement, dans ces milieux-là, du jour au lendemain.
Il prit donc la décision de faire disparaître ce fichier compromettant, il n’y aurait alors plus de classement final, personne ne pourrait plus contester sa nomination. Personne ne pourrait plus justifier la décision de l’ordinateur. Mais en faisant cela il deviendrait complice d'un forfait. Il hésita un instant mais il effaça tout de même le fichier. Être complice d'un ordinateur faussé ce n'est pas la même chose que d'être le compère d'un voyou. S'il en était bien le commanditaire il n'en était pas l'exécutant, la responsabilité serait divisée par deux
Pour le moment il n'existe pas d'ordinateur voyou mais un jour peut-être, s'ils continuent à prendre des initiatives, on pourra les citer en justice.
Une fois l’opération réalisée, un doute subsista dans son esprit car il savait que rien n’est jamais vraiment effacé sur un ordinateur et que l’on peut faire ressusciter des données, que l’on croyait disparues pour toujours. C’était, en quelque sorte, son remords qui le tenaillait d’avoir fait une chose pareille et il pensa que si, chaque fois que le hasard le favoriserait, il devait en tirer du remords, sa vie deviendrait un enfer.