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En 1939, le général Franco devient le maître de l'Espagne. C'est le début d'une dictature militaire qui va durer 38 ans. Dès 1940, les lois franquistes autorisent officiellement l'enlèvement des nouveau-nés de parents républicains pour les confier à des couples stériles, proches du régime, sous prétexte d'éradiquer le « virus rouge ». C'est l'affaire des enfants volés du franquisme. Plusieurs dizaines de milliers d'enfants ont été ainsi enlevés à leur mère dans les hôpitaux ou dans les couvents avec la complicité de l'Église. Dans les années 70, un groupe de quatre étudiants en médecine madrilènes découvrent l'ampleur du trafic et deux d'entre eux s'aperçoivent alors qu'ils ont été volés et revendus. C'est leur histoire que ce livre raconte.
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Seitenzahl: 386
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
3 juillet 1942
Ils étaient six dans la même cellule depuis une semaine, six Républicains qui ne se connaissaient pas huit jours auparavant. Ils parlaient peu entre eux, se méfiaient les uns des autres, comme si l'un d'eux risquait de ne pas être un vrai prisonnier, un vrai Républicain, mais un agent franquiste déguisé. Mais lequel était le mouchard ? Aucun peut-être. Comment savoir ? Ils avaient tous l'air accablé et sursautaient également au moindre bruit de la prison. Peu à peu, dans la lumière blafarde que le soupirail acceptait de laisser entrer dans la cellule aux meilleures heures de la journée, chacun trouva dans le regard des autres quelque chose d'humain qui effaçait partiellement la méfiance réciproque, et s'efforça, sans poser de questions, de deviner pourquoi et comment les autres avaient été arrêtés. Tous connaissaient leur propre responsabilité, mais la gardaient pour eux. Pourquoi traduire par des mots et exprimer à haute voix ces événements qui faisaient si intimement partie de leur vie et s'étaient brusquement terminés comme si l'existence de chacun avait pris subitement un autre chemin, le chemin qui mène au néant ? Pensaient-ils encore pouvoir nier leur implication ou en diminuer la portée ? Il était bien tard pour cela, mais personne ne se considère comme définitivement vaincu, quelle que soit la situation où il se trouve, c'est le propre de l'homme courageux, c'est un réflexe ancré dans les gènes, le refus de s'avouer déjà mort, le refus de l'évidence, mais on n'est pas vraiment mort tant qu'on pense au proche avenir même si derrière l'avenir immédiat il y a un grand mur tout crasseux, parsemé d'impacts de balles.
Quand ils furent suffisamment rassurés sur la sincérité du groupe, quand l'idée qu'un comédien, qu'un traître était parmi eux eut définitivement disparu, les premières phrases sortirent de la bouche des moins méfiants. Tous n'avaient pas directement déchargé leurs fusils sur les franquistes, mais certains l'avaient fait, sous l'uniforme. Peut-être sous l'uniforme. Non, il n'y avait pas assez d'uniformes pour tous. Ceux-là, considérés comme des terroristes, n'avaient rien à espérer s'ils étaient capturés. Parmi les six, deux n'avaient pas tiré, ils n'avaient même jamais touché un fusil, mais ils avaient aidé, caché, protégé les plus engagés qu'eux, ceux auxquels la République avait donné une arme, pour défendre la démocratie.
Leur procès, si on peut appeler ainsi ce simulacre, avait été comme tant d'autres, une formalité collective, ici, on jugeait par paquets de six car il n'y avait que six chaises dans la petite salle devant le pupitre surélevé où siégeait le tribunal, le juge, le procureur et un autre personnage qui écrivait la sentence, tous militaires. Le procureur seul avait parlé en s'adressant collectivement au groupe, il s'écoutait parler, en avait pris l'habitude, il buvait ses paroles, se faisait plaisir, était fier de ses phrases qui conduisaient toujours à la mort.
José Portell, lui, en revanche, n'avait aidé aucun combattant, sans doute parce que l'occasion ne s'était pas présentée, mais il parlait trop, il parlait trop fort, tout le monde l'entendait et connaissait ses opinions républicaines, il n'en fallait pas plus. Il était une aubaine pour les fanatiques du nouveau régime qui l'avaient déjà repéré. On était un bon Espagnol quand on découvrait un Républicain et qu'on le dénonçait. Sa femme l'avait bien souvent mis en garde, mais il ne l'écoutait pas, il ne croyait pas que les mots puissent conduire à la mort ni même qu'ils puissent être dangereux. Les mots ce ne sont que des mots, ils n'ont jamais tué personne, ils n'ont pas une grande importance, même pas d'importance du tout pour les hommes comme moi, pensait-il naïvement.
Devant des juges, il essaya de se justifier en entamant quelques bouts de phrase, voulant montrer qu'il n'était pas un terroriste ni même un combattant, mais seulement quelqu'un qui parlait trop et que ses paroles dépassaient sa pensée, mais le procureur lui coupa aussitôt la parole :
« Peu m’importe que vous soyez ou non innocent de ce dont on vous accuse, je ne veux même pas le savoir. Je ne vous laisserai pas parler, car je sais que vous ne direz que des mensonges et je n'ai pas de temps à perdre. Vous avez été dénoncé et cela me suffit. Vous méritez pour cela et c'est largement suffisant, la peine capitale. »
Dans les prisons du franquisme, on ne faisait pas de nuances, pas de subtilités d'avocat pour faire la différence, pour atténuer le degré d'implication, pour séparer l'intention de l'acte ; d'ailleurs, il n'y avait pas d'avocats. Pourquoi des avocats ? La sentence étant automatique, décidée en haut-lieu, bien calibrée une fois pour toutes, depuis longtemps, et exécutée machinalement presque chaque matin comme la tâche devenue quotidienne juste avant le petit-déjeuner, cela n'aurait fait que la retarder, une perte de temps, on n'avait pas de temps à perdre, on avait tant de choses à faire, le pays avait tellement besoin d'être nettoyé.
Oui, la guerre civile était finie depuis trois ans, mais l'épuration, l'assainissement comme disaient les autorités, était loin d'être terminée, certaines racines pouvaient encore produire des rejetons, il fallait être sans pitié, la pitié ; c'est du romantisme, il n'y a pas de romantisme sous l'uniforme, tout mettre à plat, tout raser, faire disparaître les aspérités pour pouvoir bâtir une Espagne nouvelle comme on défriche et on aplatit un terrain vague longtemps abandonné pour bâtir à la place un bel immeuble. Cette nouvelle société, si conforme aux lois de la nature, si soumise aux préceptes divins, était le fruit de la pensée profonde d'une poignée de pseudo-philosophes, ils en avaient eu la révélation un soir de migraine. Le chef de file de ces théoriciens, le penseur en chef, avait couché tout cela noir sur blanc sur les pages d'un livre qu'un éditeur accrédité auprès du régime s'était dépêché d'imprimer. On avait donc maintenant le bon support théorique, scientifique, intellectuel, sur lequel reposent toutes les grandes dictatures, ainsi le bras armé du Mouvement National pouvait s'y appuyer pour démontrer que la fin justifie les moyens. L’Église avait les Textes Sacrés, Hitler avait eu son Mein Kampf et Franco les thèses du sinistre Vallejo, approuvées par tout le clergé espagnol.
Depuis la veille, ils n'avaient rien mangé, rien bu, ce n'était pas bon signe, ce ne pouvait pas être un oubli, un simple retard, c'était voulu, même pas un broc d'eau. Sans savoir exactement pourquoi, chacun sans un mot échangé avait son hypothèse, la même pour tous les six, mais ils la gardaient pour eux peut-être pour ne pas se la voir confirmer par les autres, si tous pensaient la même chose, elle devenait crédible, inéluctable. D'abord dans le mutisme, l'inquiétude accompagnait la soif qui desséchait leur gorge. La nuit ne fut noire qu'en apparence, malgré la fatigue et la faim, personne ne dormait, aucun ne bougeait, pas une parole prononcée, tous se doutaient, tous savaient, tous comptaient les heures ponctuées par les cloches d'une église lointaine, elles passaient tellement vite ces heures, ils s'efforçaient de ne pas y croire, de penser à autre chose, de ne penser à rien, mais tous savaient à quoi s'attendre. Ils savaient que tant qu'il faisait grand nuit il ne se passerait rien.
Le jour pointait déjà et rien ne s'était passé. Ces choses-là ont lieu tôt le matin, quand la plupart des gens dorment encore, c'est le moment le plus calme, on n'est pas perturbé par les protestations de ceux qui attendent leur tour, il y en a tellement qui attendent leur tour dans ce genre d'endroit, s'ils se mettaient tous à crier cela ferait beaucoup de barouf et dérangerait les autorités locales, il faut éviter d'importuner ceux qui dorment d'un sommeil paisible. Mais ce jour-là, il y avait peut-être un peu de retard, qui sait ? Maintenant, tous les six avaient mal au ventre, un mal inhabituel, inconnu, nerveux, taraudant, ce n'était pas la faim, non, ils l'avaient déjà connue à plusieurs reprises, la faim, ce n'était pas elle, c'était plus profond, plus grave, plus inquiétant, un mal qui vous envahit, que l'on ne ressent qu'une fois, qui ne trompe que rarement.
Ils entendirent des pas dans le couloir, les pas se rapprochèrent et la peur augmenta, le mal au ventre aussi se fit plus aigu, tous tendirent l'oreille, mais les pas s'éloignèrent rapidement. Ce n'était pas pour eux. Ils eurent quelques minutes de soulagement, la douleur au ventre sembla diminuer un peu, mais elle ne disparut pas totalement. Puis tout redevint brusquement silencieux, ils recommencèrent à survivre, chacun de son côté, chacun reprit espoir, un espoir momentané, un espoir à très court terme.
Le jour était maintenant levé, les premiers rayons du soleil d'été rasaient déjà les toits de la prison, tout semblait s’accélérer comme si le soleil ne voulait pas être en retard, comme s'il avait été rappelé à l'ordre, comme si on l'attendait pour faire quelque chose d'important.
Soudain d'autres pas plus bruyants, un bruit de ferraille dans la serrure, cette fois, c'était bien pour eux, on leur apportait peut-être à manger.
Dès que la porte s'ouvrit, ils comprirent que ce n'était pas le déjeuner, ils étaient une douzaine tous armés, le sergent en tête, ils n'étaient pas venus pour faire preuve d'humanité. Chacun entendit bien clairement son nom sorti de la bouche du sergent avec une rigueur glaçante et ce fut tout.
Tous comprirent, aucun ne parla, il n'y avait plus rien à dire, chacun était subitement devenu seul avec ses souvenirs, ses sentiments, et le peu de temps qui lui restait pour les évoquer.
José pensa à sa femme Maria, à sa fille et à l'enfant qu'il ne connaîtrait pas. Ils avaient déjà évoqué plusieurs prénoms à lui donner, ils s'étaient presque mis d'accord, si c'était une fille sa femme choisirait, si au contraire c'était un garçon, il aurait la préférence, mais tout cela n'avait pas été vraiment formel, définitivement décidé, ils choisiraient ensemble, c'est à cette idée qu'ils s'étaient arrêtés.
Si au moins il avait su, attendait-il une fille ou un garçon ? Il aurait pu alors proposer un prénom, il n'avait jamais vraiment réfléchi à cela, il avait toujours pensé qu'il y avait largement le temps, mais maintenant, c'était trop tard.
Il hésitait toujours ou plutôt il ne trouvait pas, aucun mot ne lui venait plus, partirait-il sans avoir choisi le prénom de son fils ? Pendant quelques secondes, il fut extrêmement malheureux, il avait tellement de choses à penser, tout se mélangeait, il revoyait maintenant les grands moments de sa vie à toute vitesse, comme si le film s'était emballé dans la machine et défilait alors sans aucune contrainte raisonnable, comme s'il était déjà mourant.
Dans le grand couloir où le soleil ne pénétrait jamais, on les pressait d'avancer, le bruit des bottes des soldats tout juste réveillés donnait le rythme, il fallait le suivre machinalement sans poser de questions qui n'auraient obtenu aucune réponse. Quand l'un d'eux ralentissait pour gagner quelques secondes, il était immédiatement poussé sans ménagements par la crosse d'un soldat. La nervosité de José augmentait au fur et à mesure qu'il avançait, tout commençait à s'embrouiller dans sa tête, au bout du couloir, il n'était plus en état de trouver deux prénoms, il fit un choix, il prit une décision arbitraire, car le temps pressait, ce serait un garçon. A l'arrivée dans la cour il lui restait cinquante mètres pour proposer un prénom, mais il n'en trouvait aucun, tout cela devenait fumeux et le mur approchait. Il distinguait déjà bien clairement les impacts des balles sur le mur. Il renonça, il ne saurait jamais le prénom de son fils, il ne pouvait plus penser, il ne pouvait plus rien, il ne voyait même plus sa femme, il n'existait déjà plus.
Il y eut une forte détonation, comme un grand accord de sixte dissonant et sinistre. Dans ces situations, quand il y en a pour un il y en a pour six. Et puis plus rien, le vide absolu du côté du mur et une indifférence blasée par l'habitude à quelques pas de là. Le peloton se retira, les six soldats n'étaient pas chargés de ramasser les restes, cela n'était pas digne d'un militaire de toucher de tels détritus sanguinolents, ils ne le faisaient jamais. Quelques prisonniers, très peu nombreux, détenus pour des menus larcins commis sur les marchés alimentaires réduiraient leur temps de détention de quelques semaines en faisant la besogne.
Midi sonnait quand le sergent quitta la prison. Il était debout depuis l'aube et songeait déjà au repas que sa femme lui avait préparé, il ne l'avait même pas réveillée le matin en partant, c'était pour lui et pour elle une journée ordinaire. Il passa près du mur qui avait servi le matin et constata que le sol avait été lavé à grande eau comme il l'avait ordonné, non pas par souci de propreté, mais parce que le sang frais attirait les mouches dont on n'arrivait plus à se débarrasser le reste de la journée. Il y avait tellement de mouches en cette saison, elles connaissaient le lieu, se délectaient de ce sang non encore séché, semblaient se le dire entre elles, s'appeler de part et d'autre du mur, c'est très intelligent une mouche qui a faim.
Devant le portail, il croisa l’aumônier, ils se connaissaient un peu à force de fréquenter toujours le même endroit aux mêmes heures. Chaque fois qu'ils se rencontraient, ils échangeaient quelques mots en des phrases superficielles cent fois répétées confirmant leurs convergences de vues sur les événements quotidiens et la façon dont évoluait le pays chaque jour plus conforme à leurs idées. C'était surtout l'aumônier qui parlait, le sergent se contentait d'écouter, d'opiner de temps en temps pour montrer qu'il ne perdait pas le fil de la conversation si elle devenait un peu longue, et parfois il ouvrait la bouche d'où surgissaient alors les mots « oui », « en effet », « bien d'accord », c'était à peu près tout. Il aurait eu bien de la peine à argumenter devant un homme d'église et l'aumônier le savait.
D'habitude, lorsque un détenu de droit commun ou un déserteur repris demandait à voir l'aumônier, le sergent les laissait seuls quelques minutes. C'était son côté humain, sa bonne action de la journée, le temps que le condamné se mette en conformité avec le ciel avant le grand voyage. « Je ne suis pas un monstre » pensait-il alors, mais aujourd'hui il n'avait pas jugé utile de le faire. Il y avait des limites à la bonté, il ne fallait pas dépasser le raisonnable.
– On en a fusillé six ce matin, je ne vous ai pas prévenu, c'étaient des Républicains, des terroristes, d'ailleurs, ils n'ont rien demandé, ils vous auraient peut-être craché au visage.
– Vous avez bien fait, à quoi bon perdre son temps avec des communistes, ils sont irrécupérables. Dieu a autre chose à faire qu'à s'occuper de leurs âmes, d'ailleurs ils n'ont pas d'âme. Le communisme est une épidémie qu'il faut combattre comme toutes les épidémies puisque le marxisme est directement lié à une insuffisance mentale, cela a été démontré par la science, vous savez bien. Il finira bien par succomber, le communisme, on a bien éradiqué la peste, autrefois avec beaucoup moins de moyens et seulement l'aide de Dieu. Il fit un signe de croix pour mettre fin à son propos. Il fixa longuement le sergent pour s'assurer de son accord comme il le faisait chaque fois.
Le sergent opina une fois de plus de la tête comme s'il savait déjà tout cela comme si c'était l'évidence même, comme s'il avait entendu parler de tout et s'était fait sa propre opinion puis il continua son chemin, perplexe, il se demandait parfois, lorsqu'il était troublé, comment Dieu faisait pour savoir quels étaient ceux qui avaient une âme et ceux qui n'en avaient pas. Mais tout cela le dépassait complètement, il n'était pas payé pour se poser ce genre de questions. Trop réfléchir donnait des migraines. Il n'était que sergent d'une grande armée nationale dont les chefs savaient parfaitement ce qu'ils avaient à faire puisqu'ils avaient la responsabilité du pays. Il n'était pas Général, lui, il n'était que le premier barreau d'une longue échelle hiérarchique dont il ne distinguait pas l'extrémité.
26 juillet 1942
Lorsque le docteur Santiago Campo y Alvarez et sa femme Carmen née Seguro furent convaincus qu'ils n'auraient jamais d'enfants sans que la médecine ne puisse leur en fournir vraiment la raison, une période d'abattement s'installa dans leur couple et finit par les culpabiliser. Qu 'avaient-ils donc fait au Seigneur pour qu'il les punisse de la sorte ? Ils n'avaient pourtant pas abusé, pour leur seul plaisir égoïste, de l'autorisation que l’Église accordait à tous les couples très croyants et raisonnables d'avoir dans leur propre lit le comportement physiologiquement nécessaire pour assurer leur descendance. Carmen avait eu chaque fois, avant que les chairs ne se mêlent, une pensée sainte, dans laquelle elle voyait défiler l'image pieuse de ces vierges martyres qu'elle implorait si souvent et qui la pardonnaient d'avance, pensaitelle, de sa soumission, voire de la bienveillante complicité qui s'en était chaque fois suivie.
Il fallait bien en effet, avait-elle appris, une bienveillante complicité de sa part compte tenu de la physiologie masculine qui n'était pas hélas continuellement opérationnelle, comme son mari le lui avait longuement expliqué à plusieurs reprises en y mettant les formes et en pesant les mots. Pour sa part, elle était certaine de n'avoir jamais eu de pensée déviante, de tentation oblique, de pulsion soudaine ou d'abandon extatique total de la raison, pour désirer que cela se prolonge ou se répète audelà du normal pour ne pas dire au-delà du génétiquement nécessaire. C'est ainsi que, son mari médecin lui ayant appris quelques rudiments de génétique, elle comptait les jours, semaine après semaine, pour éliminer ceux que la nature avait rendu inutiles et qui ne pouvaient aboutir qu'à des désillusions, voire au péché. Elle comptait dans l'attente mêlée d'espoir, de crainte et d'un soupçon de culpabilité, les véritables jours que son confesseur lui autorisait explicitement, mais à mots choisis dans des phrases prévues à l'avance et déjà entendues par d'autres dans la demi-obscurité grillagée d'un confessionnal. Le sujet n'était pas nouveau pour lui et il avait mis au point un texte qu'il récitait machinalement, produisant toujours un effet apaisant et déculpabilisant dont il était très fier. Ce texte, il se le récitait mentalement chaque fois avant d'entrer dans le confessionnal pour s'assurer de ne pas hésiter en cherchant les mots justes le moment venu. Parfois, cependant, il changeait un mot ou deux lorsqu'il sentait dans l'intonation de la voix qui traversait le grillage que la personne qui l'écoutait pouvait très bien les entendre sans rougir.
Quant à son mari, il se désolait mois après mois, mais avait toujours pris soin de ne jamais la décourager en lui laissant croire que la prochaine fois serait la bonne. Était-ce donc sa faute à lui ? En fait, elle ne savait rien de ce qu'il avait fait avant de l'épouser, il lui avait toujours affirmé qu'elle était la première, l'unique, mais disait-il la vérité ?
Les hommes, avait-elle entendu dire, ne disent jamais la vérité concernant ces choses-là, mais elle avait toujours fait une exception concernant son mari. Parfois, le doute voulait s'installer dans ses pensées. Et s'il avait offensé Dieu, autrefois ? Lui seul savait, mais il ne disait rien et aurait très mal pris, elle en était certaine, qu'elle eût le moindre doute à ce sujet. La stabilité d'un couple bienpensant suppose que tout commence le jour du mariage, que rien n'existait avant et qu'il sera trop tard pour que quelque chose puisse advenir après la cérémonie. C'était une phrase qu'il avait répétée à maintes reprises afin de couper court à toute conversation et qu'il savait par cœur.
A vrai dire, contrairement à ce qu'il disait à sa femme, il n'était pas convaincu que le Ciel avait un rapport quelconque avec la fécondité. Il considérait le corps humain formé de deux parties : le cerveau qu'il abandonnait volontiers aux psychiatres et le reste, un paquet d'organes qui fonctionnaient sans que l'on ne sache très bien pourquoi. Seul le squelette l'intéressait vraiment.
Quand il fut absolument certain que les prières, les offrandes, les cierges et toutes les retraites de sa femme n'aboutiraient pas au résultat escompté et que le problème n'était pas de nature spirituelle, que le ciel était vraiment trop haut pour intervenir dans ce genre de problèmes, il songea à l'adoption.
Il en toucha un mot à sa femme sans insister, comme une solution de repli à n'utiliser qu'en dernière extrémité, car, lui avait-il dit, le temps passe et les années perdues ne se retrouvent pas. Maxime universelle que l'on pouvait répéter à l'infini et appliquer à toutes les situations.
L'adoption était une solution d'ailleurs réversible en quelque sorte, car si un enfant venait, « Si Dieu nous l'accorde » avait-il dit, rien ne nous empêchera de les élever tous les deux comme des frères.
Elle ne répondit pas à son mari, mais ne réagit pas négativement non plus, elle s'attendait sans doute à cette proposition inévitable qui officialiserait en quelque sorte, auprès de sa famille, de ses amis de ses connaissances, sa stérilité puisqu'il était de notoriété publique dans les tous les milieux qu'ils fréquentaient que les femmes étaient seules responsables de l'absence de descendance. Tant qu'on n'optait pas pour l'adoption, personne ne savait, personne ne médisait et personne ne jugeait. Dans la famille, on s'étonnait peut-être du retard, sans doute même, sans en chercher plus loin les causes et on n'y pensait plus.
Son mari en tant que consultant avait participé indirectement à l'élaboration du décret de 1940 qui accordait aux franquistes l'autorité paternelle sur les enfants dont l'éducation morale était en danger : cela concernait tous les enfants à naître ou en bas âge des veuves dont le mari républicain avait disparu. On les enlèverait à leur mère, on changerait leur nom, leur date de naissance et ils seraient confiés à des orphelinats catholiques qui leur donneraient, sous la houlette de prêtres et de religieuses zélés, une éducation conforme aux exigences du régime franquiste. C'était un réservoir officiel dans lequel les parents bien-pensants voulant adopter un enfant pourraient puiser en toute sécurité, en toute discrétion et très facilement, il suffisait de payer, il y en avait pour tous les prix. Le docteur Campo faisait partie de plusieurs commissions chargées de visiter les principaux centres de regroupement généralement situés à l'intérieur des couvents pour s'assurer qu'aucun nouveau venu n'était atteint d'une tare physique qui en aurait rendu la future adoption problématique et en aurait diminué fortement la valeur marchande, car bien entendu tout cela avait un coût, tout cela avait un prix.
La solution lui fut suggérée au cours d'une conversation avec l'un de ses collègues dont la sœur avait épousé un haut gradé de l'armée.
– Figure-toi, lui dit-il que mon beau-frère a obligé sa femme à simuler une grossesse en attendant l'adoption, car il lui était insupportable d'admettre l'idée que son couple fut stérile. Il est vrai que nous vivons à une époque où les apparences ont autant d'importance que les diplômes. Ma sœur n'a accepté qu'avec réticence.
« Un colonel ne peut avoir aucune défaillance dans aucun domaine, il y va de l'honneur de l'Armée Nationale. Que diraient mes subalternes s'ils savaient, et ils finiraient par savoir ? » Avait-il répondu à sa femme pour la persuader.
Le docteur Campo savait que dans l'Armée comme dans tous les grands corps constitués, la jalousie entraîne presque toujours la médisance, le bruit aurait vite couru qu'il était impuissant ou qu'il n'avait pas assez de jugeote pour se choisir une femme qui en soit vraiment une au sens chrétien du terme. Son collègue avait raison, l'adoption était la bonne solution : la simulation de grossesse résolvait tous les problèmes annexes que l'adoption allait entraîner dans le voisinage immédiat du couple.
L'idée germa rapidement dans la tête de Santiago Campo et il prépara tout un processus dans les moindres détails pour pouvoir répliquer aux objections éventuelles que sa femme ne manquerait pas de lui faire lorsqu'elle commencerait à se persuader qu'il avait raison et avant de donner son accord définitif à l'adoption. Il décida d'abord d'une date approximative à laquelle elle était censée tomber enceinte avec une marge de trois ou quatre jours en plus ou en moins, cela était primordial pour déterminer la date de l'hypothétique accouchement. En tant que membre des commissions de contrôle, il lui fut facile de savoir quel était le flux des naissances et des arrivées dans les centres de distribution des nouveau-nés en fonction des époques de l'année et, sans la citer nommément, de la date présumée pour l'événement. Personne ne se douta de rien et les bonnes sœurs gérantes des orphelinats pensant participer à la bonne marche du système lui fournirent les renseignements qui faute d'être d'une grande précision étaient tout à fait rassurants, on ne manquait pratiquement jamais de marchandise, bien que le mot marchandise ne fût jamais prononcé. Depuis la promulgation du décret de 40, l'approvisionnement était très régulier, car la direction centrale répartissait les enfants d'un bout à l'autre du pays, une journée ou une nuit de train étaient les délais habituels. En revanche, il fallait s'y prendre à l'avance si on voulait avoir un choix substantiel, car alors elles programmaient autant que possible la livraison en fonction de la présélection décidée. Les hauts dignitaires du régime, dont Campo faisait partie, étaient bien entendu prioritaires. Tous les centres en bout de chaîne ne recevaient pas la même qualité de marchandise après une première sélection.
Pour Santiago Campo, puisqu'il voulait régler le maximum de détails avant d'en référer à sa femme et aussi pensait-il pour la soulager de ces formalités désagréables, un grand nombre de paramètres se présentèrent devant lui : le couple voulait-il un nouveau-né de quelques jours avec toujours le risque de recevoir un enfant porteur d'une maladie impossible à détecter à ce moment-là ou bien plutôt un enfant de deux ou trois ans élevé et nourri par sa mère dans le fond d'une prison d’État comme il y en avait tant ? Il en avait visité deux ou trois de ces prisons, il n'avait rien éprouvé de particulier, mais à l'époque il n'était pas directement concerné. Voulaitil un enfant sans rien connaître de ses parents ou bien aurait-il voulu en savoir davantage, avoir un minimum de renseignements sur le père surtout, car il était persuadé que si quelque chose était réellement et malheureusement transmissible aux descendants, ce ne pouvait venir que du père ? Une indication sur le comportement de son père leur donnerait un point à surveiller particulièrement dans son éducation future. Enfin et surtout voulaient-ils un garçon, une fille, ou bien cela leur était-il indifférent ?
Il ne pouvait pas aller plus loin dans ses investigations sans avoir avec sa femme une longue conversation ni choisir l'option finale en commun, c'est ce qu'il fit. Pour ne pas la submerger en lui proposant toutes les solutions à la fois, qu'elle risquait de refuser en bloc, il opéra par étapes successives.
Il commença par lui développer l'idée qu'en simulant une grossesse elle sauvait les apparences, c'est-à-dire en fait épargnerait son honneur, elle deviendrait une mère comme les autres. Ce ne fut pas facile, le subterfuge était tellement stupide, digne d'une pièce de théâtre comique, ou d'une farce de cirque, qu'elle commença par refuser, offusquée, dans un rire aigre qui montrait son mépris pour un tel déguisement.
– Puisque tu trouves que la solution que je te propose n'est pas digne de toi, c'est simple, il suffit de faire une adoption normale, en prévenant la famille, cela n'a rien d'immoral, les milliers de familles l'ont fait depuis que nous sommes au pouvoir. Nous pouvons dire à nos proches que le temps passe, nous prenons de l'âge et par prudence, nous faisons une adoption, car on ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve, ce qui ne nous empêche pas d'essayer encore d'avoir un enfant à nous, ce ne serait pas la première fois que la chose se produirait au moment où on s'y attend le moins.
La fin de la phrase de son mari la contraria, qu'entendait-il par « le moment où on s'y attend le moins » ? Allait-il multiplier les tentatives dans les moments les moins appropriés, les moins prévus, les moins autorisés, les plus difficiles à avouer à son confesseur? Car elle ne cachait jamais rien à son confesseur. Mais elle se calma, ne fit rien paraître et finalement, cette solution lui parut plus raisonnable, plus naturelle. Elle réfléchit toute la soirée et toute la nuit qui s'en suivit, elle ne dormit guère et le matin après avoir tourné le problème dans tous les sens elle n'était plus sûre de rien. Que dirait la famille si elle annonçait une adoption ? Sa sœur et ses deux cousines avaient eu des enfants sans problèmes. Elles poseraient un tas de questions et lui conseilleraient de voir d'autres médecins. Pourquoi se précipiter ? Elles connaissaient toutes par ouï-dire au moins un cas où le traitement par les eaux thermales avait réussi, il fallait tout tenter avant d'en venir à une telle extrémité. Sa sœur, encore plus à cheval sur la morale qu'elle ne l'était, lui demanderait quel péché elle avait commis avant son mariage pour recevoir du ciel une telle punition, elle ne serait pas facilement convaincue par des allégations si sincères puissent-elles être et elle la soupçonnerait toujours de lui cacher quelque chose. Jamais sa sœur n'aurait eu recours à l'adoption, elle aurait accepté la punition divine sans même chercher de quoi elle était coupable.
Non, il ne fallait pas faire un tel aveu, finalement la simulation était encore, hélas, la moins pire des solutions. Elle était d'accord, elle ne pouvait pas faire autrement.
Son mari se sentit soulagé, il ferait tout pour que cette étape se passe bien, il en avait le pouvoir, il savait sur qui compter. « Je m'occupe de tout », lui dit-il, nous avons neuf mois devant nous, c'est largement suffisant. Il parlait avec assurance, sans inquiétude, comme s'il s'agissait d'un voyage d'agrément que l'on prépare en cachette de longue date en feuilletant des catalogues.
Cette option étant prise et acceptée en commun, il devenait évident que l'enfant à venir devait être un nouveau-né. Carmen se sentit une nouvelle fois soulagée, car elle avait été effrayée à l'idée d'adopter un enfant âgé d'un an ou deux, né dans une prison, qui commençait à dire quelques mots et aurait bien malgré lui enregistré dans son cerveau en formation des horreurs qui avaient lieu quotidiennement dans ces lieux-là de la part de mères indignes. Elle était bien d'accord qu'on enferme les adultes républicains hommes ou femmes sans la moindre considération, mais que des enfants en bas âge en soient témoins la révoltait. Ils n'étaient pas responsables du comportement antinational de leurs parents qui avaient peut-être du sang sur les mains ; elle avait entendu dire tellement d’horreurs qu'ils avaient commises... Elle avait une aversion profonde pour le marxisme sans savoir pourquoi, c'était inné, pensait-elle, car elle n'avait jamais lu une seule ligne du livre fondateur dont elle ne connaissait même pas le titre. En revanche, elle savait, car son mari le lui avait souvent rabâché, que l'idéologie marxiste conduisait inévitablement à l'infériorité mentale, cela avait été démontré par les savants dont l'un au moins était ami de son mari, et qu'en écartant les nouveau-nés de ces gens-là, on œuvrait dans leur intérêt, pour l'assainissement de toute la future société et pour l'amélioration de la race. C'était en quelque sorte une bonne action patriotique, une action capitale.
Le dernier point qu'ils devaient régler ensemble était celui de savoir s'ils voulaient un garçon ou une fille. Manifestement, lui, préférait un garçon, un fils qu'il aurait formé en se prenant comme modèle, qui serait devenu peut-être l'un des piliers du régime ou bien lui aurait succédé dans son entreprise médicale, car bien qu'il n'eût que quarante-cinq ans, il prévoyait l'avenir lointain.
Sa femme aurait préféré une fille, c'est tellement joli une petite fille, qu'elle aurait vue grandir peu à peu en s'efforçant de faire en sorte qu'elle lui ressemble, mais son désir ne faisait pas le poids devant la détermination de son mari, elle le savait et n'insista pas. Ce serait donc un garçon.
Ils décidèrent de ne pas attendre. Santiago Campo précipita un peu les choses de peur que sa femme ne revienne sur une période d'hésitations, il aurait fallu alors tout reconsidérer, tout recommencer. Tout cela commença comme une véritable aventure, puisque l'option choisie supposait un grand silence et une discrétion totale sur les nombreuses opérations qui allaient se succéder.
Ils décidèrent que l'enfant serait conçu au mois de juillet, ainsi rien ne serait visible, rien ne transpirerait du projet avant le mois de septembre ce qui leur laisserait le temps de tout organiser. Ils choisirent la date du 26 juillet correspondant à la fête de sainte Anne, qui, elle aussi, avait eu des difficultés à concevoir, mais avait été finalement exaucée. Il leur restait deux semaines pour changer d'avis, mais ils savaient déjà que leur choix serait définitif. Ce choix resterait bien entendu leur secret le plus intime, car on ne divulgue jamais ce détail à personne et aucun familier bien éduqué ne le demande comme si ce jour n'existait pas. Elle pourrait ainsi supporter les chaleurs de l'été dans des robes légères jusqu'au début d'octobre lorsqu'il commence à faire vraiment frais à Madrid.
Jusqu'en octobre, rien dans le comportement de Carmen ne montrait que quelque chose se préparait.
Tout cela restait encore assez virtuel pour qu'elle ne ressente absolument aucune sensation liée d'une manière ou d'une autre à une maternité. L'état d'une future première maternité qui est ressentie comme le premier grand bouleversement dans la vie d'une jeune femme ne l'avait pas encore atteinte, il est vrai qu'elle avait largement dépassé la trentaine et que les grandes joies que l'on éprouve à vingt ans dans ce domaine se ressentent avec l'âge avec moins de vigueur.
Mais dès que l'automne commença à changer la couleur des paysages, elle éprouva une sensation nouvelle, qui peu à peu occupait ses pensées lorsqu'elle était seule , comme si elle devait assumer une nouvelle responsabilité, elle devenait future mère sans l'avoir demandé, simplement en ayant accepté que cela arrive d'une voix hésitante et résignée, car deux ou trois fois pendant ces derniers mois, sans en parler à son mari, elle s'était demandée si elle avait eu raison de se lancer dans cette aventure. Une aventure qui pour le moment en ce qui la concernait consistait simplement à mentir à tout le monde. Maintenant, ses hésitations ne la tourmentaient plus, elle assumait la décision et l'avenir que cela entraînerait, c'est pour cela que chez elle, l'angoisse du risque d'un humiliant échec de l'adoption avait remplacé la crainte de s'être trompée en cédant au souhait de son mari.
Cependant, le docteur Campo ne restait pas inactif, il se rendit par deux fois au couvent du Sacré-Cœur dont il connaissait la Mère supérieure, sœur Maria Selena, depuis qu'il avait la responsabilité des inspections. Il l'informa de leur souhait de récupérer un enfant pour le printemps suivant sans toutefois donner plus de détails sur la période choisie, mais en précisant que ce serait un garçon.
– On voudrait avoir un certain choix, pourrez-vous faire en sorte de retenir pendant une ou deux semaines quelques arrivages, lui avait-il dit.
Il s'entendit répondre qu'elle ferait de son mieux et que la chose ne présentait, a priori, pas de difficultés. Elle ne parla pas d'argent connaissant la position sociale du docteur Campo, elle se doutait bien que pour lui ce n'était pas un problème, qu'il ne serait pas un ingrat et que le couvent d'une manière ou d'une autre s'y retrouverait largement.
Pendant le mois qui suivit le docteur Campo n'eut pas l'occasion de retourner au couvent, mais moins d'une semaine avant Noël l'opportunité se présenta : une nouvelle clinique entrait comme fournisseur d'enfants dans le système et il fallait mettre cela au point avec la Mère supérieure.
Une fois la partie administrative terminée, sœur Maria Selena prit le docteur Campo à part et d'un ton confidentiel, elle lui dit : « Je ne vous oublie pas Docteur, la chose est en marche, nous avons trois femmes qui... ».
Il lui coupa la parole : « Ne m'en dites pas plus ma mère, moins je saurai de détails et mieux cela vaudra, je vous fais confiance ».
Il détestait les détails sordides, il savait bien que les naissances avaient lieu souvent en prison, il y était déjà entré dans une prison et ne voulait pas en entendre parler, il voulait recevoir un enfant comme un cadeau du ciel, comme transporté par des anges, c'est ce qu'il avait dit à sa femme pour la persuader : « Un enfant, c'est un cadeau que le Seigneur nous fait et c'est aussi un cadeau que le Ciel fait à l'enfant, à travers nous. Te rends-tu compte du bien que nous faisons ? »
Elle n'avait pas répondu, mais reconnaissait malgré elle qu'il avait raison, elle était tellement persuadée que ces enfants étaient destinés à être élevés comme des bêtes afin qu'ils deviennent des monstres s'ils restaient dans les mains de leurs parents. Oui, ils faisaient vraiment une belle action, une action de grâce en quelque sorte.
Cinq mois après la grande décision, alors que sa femme Carmen portait des vêtements de plus en plus amples qui effaçaient totalement et inutilement sa ligne dont elle était si fière, le docteur Campo sollicita un nouvel entretien avec sœur Maria Selena : il était temps de la mettre au courant de la procédure envisagée.
– Pour plein de raisons que vous comprendrez facilement, ma Mère, nous ne voulons pas dire à nos proches que nous allons adopter un enfant. Compte tenu de ma position dans le Mouvement National et de l'humiliation légitime que mon épouse pourrait éprouver, nous avons décidé de simuler sa grossesse, je sais que ce n'est pas la première fois que cela se produit parmi les familles que je fréquente et je connais votre bienveillance et l'aide que vous leur avez apportée pour limiter au maximum les difficultés d'une telle décision, c'est de cela que je voulais m'entretenir avec vous.
Sœur Maria Séléna n'eut pas besoin de détails supplémentaires pour comprendre ce qu'il attendait d'elle et sans rien demander, elle l'assura de son entière discrétion et de son dévouement d'autant plus qu'elle était certaine que le geste financier qu'il ferait au couvent ne serait pas négligeable. Elle se contenta de demander s'ils avaient déjà fixé la date à laquelle l’événement était censé se produire.
– Puisque personne de votre famille ni de vos amis proches n'est encore au courant, continua-t-elle, nous pouvons nous réserver une marge de deux semaines pour avoir un grand choix compte tenu des arrivages qui sont presque quotidiens.
Tout cela fut dit d'un ton froid, neutre, et totalement dépourvu d'humanité comme s'il s'agissait de commander un objet inerte qui comportait un long délai de fabrication. La seule différence était qu'il n'y avait pas d’arrhes à payer.
Sans qu'il ait prononcé le moindre mot d’approbation, mais certaine que cela ne faisait pas de doute, elle ajouta : « Il serait souhaitable que Madame passe le dernier mois parmi nous, je ferai en sorte qu'elle ne manque de rien ».
– Je vous remercie ma Mère j'allais vous le demander et soyez assurée de ma reconnaissance.
Tout venait d'être dit sans que le vilain mot d'argent soit prononcé dans ce lieu sacré, comme si un enfant pouvait être acheté, puisque l'essentiel était de sauver l'âme de cet enfant à venir et de faire son bonheur ainsi que celui de ses parents adoptifs.
Il y aurait d'autres rencontres, d'autres détails à régler, mais la chose était en marche entre des gens qui n'avaient pas besoin de longues phrases pour se comprendre et conclure une affaire si importante fût-elle.
Les Campo avaient une cuisinière à plein temps qui logeait au dernier étage de la maison, une autre employée venait uniquement le matin pour le ménage, Carmen faisait en sorte de les croiser le moins possible et après avoir donné des ordres elle s'enfermait dans la pièce qui lui servait de boudoir où elle faisait soi-disant son courrier, tout devait se passer comme si elle avait eu beaucoup de courrier à faire alors qu'elle écrivait très peu. La porte ne fermait pas à clef, mais une targette existait depuis des décennies que personne n'avait jamais utilisée, il avait suffi d'une goutte d'huile pour la rendre opérationnelle, une fois poussée, Carmen était en sécurité.
Il avait bien fallu leur dire qu'elle attendait un bébé pour justifier son changement d'attitude, pour expliquer qu'elle se levait le matin de plus en plus tard et se reposait une bonne partie de l'après-midi simulant continuellement une fatigue de plus en plus importante et une démarche légèrement chancelante. Malgré l'ordre de discrétion qu'elles avaient reçu, à partir de ce jour-là tout le quartier a su qu'elle attendait un heureux événement pour le prochain printemps. Le mois de novembre était à peine entamé qu'elle répandit partout le bruit que la grossesse ne se passait pas très bien et qu'elle devait rester couchée le plus possible pour éviter une fausse-couche. Elle ne recevait ses amies qu'allongée sur le canapé du boudoir le ventre cachée sous une couverture, car, disait-elle, « Quand on ne bouge pas, on devient vite frileuse. » C'était l'évidence même, elles ne pouvaient qu'approuver.
Cette année-là, on fêta Noël avec encore plus de faste que les années précédentes, elle débutait son sixième mois. Sa sœur, son beau-frère et leurs deux enfants était venus pour la soirée qui devait précéder la messe de minuit. Ils n'avait pas cessé de lui poser des questions sur son état durant tout le repas. Les enfants à qui on avait dit, en limitant au maximum les détails, qu'ils auraient bientôt un petit cousin ou peut-être une petite cousine qui pour le moment se trouvait en formation dans le ventre de leur tante, regardaient ce ventre avec un intérêt particulier. Lorsque la petite fille demanda si elle pouvait le toucher légèrement de la main pour sentir si son futur cousin bougeait, Carmen prit peur et ne put dissimuler sa crispation. Que se passerait-il si sa nièce constatait que rien ne bougeait et que le ventre en question avait la même consistance qu'un oreiller replié ? Heureusement, son père trouva la demande déplacée et la réprimanda. La petite un peu déçue n'insista pas et Carmen reprit son calme en souriant.
On était maintenant au mois de janvier, les fêtes étaient passées, les rois mages avaient apporté les cadeaux aux enfants et les visites s'étaient beaucoup espacées. Carmen se sentait bien plus en sécurité sur son canapé où elle passait une bonne partie de la journée se contentant de donner des ordres à la bonne pour que la maison fonctionne comme avant.
Tout cela était si bien organisé, si logique qu'aucune ne trouva la moindre anomalie dans son attitude. Elle eut droit à un tas de conseils, chacune y allait de sa propre expérience et pensait lui être utile en détaillant la façon dont elle avait réussi à résoudre ses petits problèmes. Cela la soûlait et elle finissait par souhaiter qu'elles restent chez elles tout en leur faisant bonne figure, c'était surtout ça qui la fatiguait vraiment, mais ce n'était pas le moment de se montrer désagréable. Si la visite se prolongeait un peu trop, elle fermait une fois ou deux les yeux pour leur faire croire que la lumière vive lui était pénible, alors elles comprenaient, compatissaient et se retiraient en lui souhaitant un bon courage. Ce fut sa sœur la plus pénible, car elle voulait s'investir comme si elle devait cogérer la grossesse et même participer à l'accouchement. Le docteur Campo s'en formalisa à plusieurs reprises de sorte qu'au terme du septième mois présumé, il était en froid avec sa belle-sœur.
On arriva ainsi au huitième mois, son faux ventre devenu de plus en plus gros l'embarrassait vraiment beaucoup, le risque d'une fausse manœuvre qui l'aurait déplacé sur le côté et dévoilé ainsi la supercherie devenait trop difficile à gérer, il était grand temps de terminer sa grossesse au couvent du Sacré-Cœur.
Leur entourage fut averti qu'elle faisait une retraite au couvent du Sacré-Cœur, elle voulait connaître une période de calme et de prière, une étape dans sa vie spirituelle devant lui permettre de préparer par un repos complet volontaire autant que nécessaire l'heureux événement depuis si longtemps attendu. Elle avait déjà fait la même démarche dix ans auparavant pour préparer son mariage. Ils avaient tellement dit que sa grossesse était difficile que la décision parut la plus normale du monde. Le docteur Campo s'empressa de faire savoir à son entourage et même à la famille que le couvent n'acceptait que très exceptionnellement les visites, ce qui eut pour effet de dissuader les amies de Carmen de se manifester, elles devraient se contenter des nouvelles que le mari voudrait bien leur donner. La sœur de Carmen se sentit particulièrement visée par les remarques de son beau-frère et n'insista pas.
Les journées de Carmen au couvent étaient parfois tristes et monotones, mais elle se faisait une raison puisque cela ne devait durer que quelques semaines au bout desquelles elle repartirait avec son enfant qu'elle imaginait chaque jour avec plus de précision, elle le voyait dormir, s'agiter en ouvrant un peu les yeux quand il avait besoin d'être changé puis pleurer lorsqu'il avait faim, c'est tout juste si elle ne le sentait pas remuer dans son ventre.
A la fin de la troisième semaine elle fut prise d'un sentiment d'inquiétude, d'abord à peine voilé, mais qui chaque jour s'affirmait, devenait plus agressif et l’empêchait de dormir. Au début, cette angoisse semblait ne provenir de nulle part, sans qu'aucune cause la nourrisse, mais elle en chercha les sources plausibles et finit par se demander ce qui se passerait si à la fin du mois aucun bébé satisfaisant à leur souhait ne leur était proposé . Devraient-ils se contenter d'un arrivage de second choix et alors opter parmi les quelques éléments présentés, celui qui leur semblait le moins pire ?
L'angoisse devint trop forte pour la supporter toute seule, elle en parla à son mari, lui révéla son état d'âme et versa même quelques larmes.
– Je ne veux pas, non, je ne veux pas prendre n'importe quoi ! Si l'enfant ne me convient pas, on dira que j'ai fait une fausse-couche !