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La société civile génère-t-elle de la violence collective envers ses membres quand ils sont en état de faiblesse? Ces quatre nouvelles illustrent le fait que les violences subies par les femmes, les barrières que rencontrent les jeunes et les discriminations que subissent ceux qui sortent des normes ancestrales ne sont pas toujours le fait d'individus isolés. Le jardin dans lequel vivent les différents personnages de cette histoire est un monde miniature qui contient cependant tous les travers de notre société.
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Seitenzahl: 133
Veröffentlichungsjahr: 2018
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Les perles du matin
La tante Déa
Grisou l’escargol
Zigo la demoiselle
Il avait plu un peu durant la nuit, une pluie très fine d’été, insignifiante, sans conséquences, mais le matin tout était mouillé car l’atmosphère saturée d’eau, profitant de l’absence totale de vent, avait déposé, bien avant l'aube, de la rosée partout dans le jardin.
Seules les grandes feuilles des hortensias retenaient encore de-ci de-là quelques gouttes d’eau directement tombées du ciel. Le portail en fer forgé qui fermait le jardin avait servi de support à trois ou quatre araignées, qui, dès que la pluie avait cessé, avaient tissé leurs toiles verticalement dans les interstices en forme de cœur.
Le ciel était maintenant tout bleu car le soleil, levé depuis longtemps en ce début d’été, avait évaporé les dernières volutes de brume et éclairait déjà le portail par-dessus la haie.
A contre-jour, toutes les toiles d’araignée apparaissaient alors comme des parures de perles fines montées sur des fils de soie, toutes nacrées, sur le fond vert-foncé des lauriers. C’étaient les perles du matin.
La coccinelle avait passé la nuit sous une feuille de rosier, après un bon repas trouvé sur place près d’une grande rose veloutée ouverte depuis la veille qui semblait la remercier de l’avoir aidée à éclore. La coccinelle l’avait, en effet, débarrassée de tous ces pucerons verts qui l’agaçaient lorsqu’elle était encore à l’état de bouton prêt à s’entrouvrir. Grâce à elle, la rose s’était épanouie majestueusement et à cette heure matinale elle parfumait déjà l’espace.
La coccinelle était orpheline. Ses parents avaient eu juste le temps de lui donner pour prénom, Idaé, avant d’être fauchés tous les deux par le grand couteau tournant d’une tondeuse. C’était le prix fréquemment payé pour que les humains puissent marcher sur du velours sans vraiment se mouiller les pieds. Les parents d’Idaé n’avaient sans doute rien senti tellement cela avait été rapide. Le couteau n’avait même pas ralenti, la Terre non plus d’ailleurs, car le monde dans son ensemble est indifférent aux micro tragédies qui ne l’ont jamais empêchée de tourner. Idaé avait su les détails de cette fin tragique car il y avait eu des rescapés. Elle n’avait pu recevoir de leur part aucun conseil pour débuter dans la vie, et ses tantes avaient déjà assez à faire avec leurs propres filles. Cela l’avait mûrie prématurément et elle paraissait plus que son âge à la fois dans ses gestes et dans ses paroles. Elle avait eu une enfance éphémère contrairement à ses supposées cousines qui riaient toujours comme des folles et ne pensaient qu’à s’empiffrer.
La coccinelle n’était pas seule sur ce rosier : il y en avait deux autres, elles aussi à sept taches noires, mais d’un rouge encore teinté de jaune, très jeunes, adolescentes, elles étaient nées quelques jours après elle.
Étaient-elles ses sœurs, ou ses cousines, comment aurait-elle pu le savoir ? Dans ce contexte de grande famille où les liens et les sentiments paraissent plus vrais qu'ils ne sont réellement elle se sentait en sécurité et les dangers de la vie lui semblaient bien lointains.
Le portail était très près du rosier où se trouvait Idaé. L’une des branches le frôlait dès que le vent soufflait, mais ce matin l’air était calme et bien que mal réveillée, les yeux encore embués, la coccinelle voyait les perles devant elle, si nombreuses, si belles, si près, un battement d’aile suffirait pour les toucher et en emporter une sur son dos. La tentation de se rouler sur l'une de ces toiles devint insupportable. Elle n’hésita pas longtemps, poussée par une envie subite, irréfléchie, d’être encore plus belle, plus belle que ses cousines, elle voulut voir de près les perles du matin et s’envola face au soleil.
Dès que la première patte toucha la soie, elle en apprécia le charme, la souplesse, l’élasticité, elle y posa une autre patte et se balança un peu comme le font les enfants, puis se dit qu’elle n’avait jamais dormi dans des draps en soie et frotta sur les perles l’aile qu’elle n’avait pas encore repliée. Elle était dans un univers élastique, oscillant, aérien, un univers dont elle ne soupçonnait pas le confort quelques instants avant : un univers de rêve.
Elle ne fut heureuse qu’un instant, car, au moment de se rétablir, son aile resta collée et ses autres pattes qui n’avaient pas encore touché la soie ne lui étaient d’aucun secours. « Ce n’est rien, ça ne peut pas être méchant se dit-elle. C’est tellement beau et je suis tellement bien. Je m’en sortirai toute seule avec un peu de patience.»
Mais à peine cette pensée lui avait traversé l’esprit, qu’elle vit à l’extérieur de la parure de perles, à l’extrémité d’un long fil bien plus épais que les autres, l’araignée toute velue qui la regardait.
L’araignée resta un instant immobile, le regard fixe, attendant que tout espoir de salut disparaisse pour la coccinelle et quand elle jugea que le moment était venu elle regarda le soleil pour vérifier qu’il n’était pas trop tôt pour déjeuner puis elle s’avança lentement, toujours sur le même fil, d’un pas assuré de propriétaire, les yeux toujours fixés sur l’aile engluée.
« Qu’y a-t-il au menu du petit déjeuner, ce matin ? Une jeune coccinelle ».
Idaé comprit d’instinct ce qui allait arriver. La première griffe de l’araignée touchait déjà son aile. Alors, quadruplant ses forces elle se remit debout et s’arracha de ce lit qu’elle avait trouvé si douillet. Mais la griffe de l’araignée ne céda pas et la coccinelle sentit une douleur intense lorsque son aile se déchira. Ce fut le prix de sa liberté.
Le prix de la liberté est toujours très lourd, beaucoup ont payé pour la liberté des autres en connaissance de cause, en offrant les années restantes, mais pour une adolescente ce prix peut devenir le poids d'une souffrance infinie.
*
Quand elle arriva péniblement sur le rosier, qu’elle n’aurait pas dû quitter, sur cette même feuille qui l’avait abritée la nuit précédente, elle se coucha un peu sur le côté, baissa la tête et renonça à replier son aile blessée qui la faisait souffrir. Elle se sentit honteuse. Elle resta ainsi longtemps, renfermée sur elle-même, sans rien dire, sans se plaindre, sans appeler personne, regardant avec indifférence les autres coccinelles se gaver de pucerons verts, pucerons stupides qui ne se donnaient même pas la peine de se sauver à leur approche. Outre sa douleur, elle eut comme un sentiment de culpabilité, comme si elle avait fait quelque chose de défendu qu’il faudrait bien finir par avouer, puisque les conséquences ne pouvaient pas en être cachées. Pendant combien de temps subirait-elle les reproches des adultes? Jusqu'à ce que son aile guérisse et que tout rentre dans l'ordre, car tout rentrerait dans l'ordre, pensait-elle.
Ce n’est que vers la fin de la journée que les deux adolescentes, déjà plus colorées que le matin, s’approchèrent suffisamment d’Idaé pour bien voir sa blessure et lui demandèrent ce qui lui était arrivé. Elles en furent effrayées car elles non plus ne se doutaient pas que de tels dangers puissent exister et elles la plaignirent de tout leur cœur. Elles l’aidèrent à replier son aile mais la douleur devint insupportable et il fallut renoncer. Ne sachant plus quoi faire elles allèrent sur les autres rosiers avertir celles qui pouvaient être leurs mères, leurs tantes, leurs cousines bien plus âgées qu’elles, ainsi que leurs oncles, cousins et peut-être leurs pères.
Tous arrivèrent d’un coup d’aile.
Magnifique réflexe de solidarité des membres de cette famille au chevet de l’une d’entre elles victime d’une agression. Mais le premier élan affectif passé, on chercha les responsabilités. La compassion ne dura qu’un jour.
Les deux adolescentes, maintenant de couleur adulte, bien qu’inexpérimentées, furent averties de ce qu’il encourt quand on laisse germer le moindre grain de fantaisie dans sa tête sans demander d'abord à la famille si cela est autorisé ou pas.
On leur fit bien comprendre que toute tentative d’émancipation entraînerait le rejet du clan si difficilement construit depuis des générations. Il y allait de l’honneur de la tribu des Septempunctata.
Le grand-père Tata avait combattu autrefois mais personne ne se souvenait plus vraiment contre qui, et sa photo avait, paraît-il, beaucoup jauni, au dire de ceux qui l’avaient vue récemment. Cependant elle restait l’image du Guide, celui qui avait fixé les règles du clan en dehors duquel tout n’est que dégénérescence. L’honneur était donc sacré depuis toujours, il était plus important que la vie. Les jeunes n’avaient pas connu Tata, ils n’en connaissaient que le chapeau, noir, de forme très bizarre et les dogmes qu’il avait laissés véhiculer oralement derrière lui, car il avait des difficultés pour écrire, et sur lesquels s’appuyait la morale du clan. Leurs parents en étaient maintenant les gardiens et plus tard, quand ceux-ci auraient disparu, ils prendraient la relève de façon automatique.
Les arrière-petits-neveux, ainsi que les cousins les plus éloignés, portaient tous un chapeau identique à celui du guide pour afficher leur supériorité et s’imposer aux autres membres de la communauté. Ils étaient les seuls, prétendaient-ils, habilités à interpréter les dogmes érigés par le grand-père Tata.
Avec ses frères, Tata avait créé la tribu des Aphidys, et pour préserver la race, ils s’étaient séparés des autres. Ils avaient décidé de ne manger que des pucerons pour ne pas oublier le temps des privations, l’époque où les pucerons étaient leur seul moyen de survie. C’était une époque très dure, il avait fallu s’adapter mais ils y pensaient avec fierté car elle avait forgé leur caractère tenace et déterminé. Dans son raisonnement primaire, le grand-père Tata s’était imaginé que le régime alimentaire influait sur la spiritualité des individus et comme il l’avait écrit quelque part et que les écrits de l’époque étaient rares, cela était devenu un dogme et plus personne chez les Aphidys ne discutait ce point doctrinal. Dès qu’une jeune coccinelle avait la mauvaise idée de se plaindre on ressortait l’histoire du grand-père Tata qui avait surmonté, sans rechigner des situations autrement plus dramatiques et n’ayant jamais connu d’autre raisonnement, elle se soumettait sans chercher à comprendre.
Et depuis ce temps-là, même en période de disette, même lorsque les insecticides réduisaient à néant les repas quotidiens, le fait de manger d’autres animaux était un affront au grand-père Tata. On ne mangeait pas n'importe quoi dans la religion du grand-père Tata.
Les sept blessures qu’il avait subies en s’exposant pour le bien de ses descendants étaient devenues le symbole du don de sa personne à la tribu et on avait vu apparaître sur le dos de ses enfants et petits enfants, et pour les siècles et des siècles, sept taches noires que même les plus fortes pluies n’arrivaient pas à effacer.
*
Le lendemain, la phase de compassion dont avait bénéficié Idaé était terminée.
On ne pouvait pas verser des larmes indéfiniment, c’était étaler inutilement sa faiblesse et chacun devait se positionner en fonction du rang qu’il occupait dans la hiérarchie de la famille. Les oncles d’abord étaient les plus prolixes. Ils criaient tous vengeance. Il fallait laver l’affront, ils allaient y aller, personne ne proposa de s’en charger tout seul, mais, tous ensemble, ils étaient assez nombreux, et feraient le nécessaire. Le prédateur allait regretter son geste, il n’aurait pas envie de recommencer.
*
Ils partirent décidés, chacun semblait montrer aux autres que lui seul aurait suffi mais consentait à partager la vengeance avec eux. Lorsqu’ils furent devant le portail en fer et que la grande toile de soie leur barra le passage, ils s’arrêtèrent net. Une feuille d’hortensia leur servit de plate-forme avancée, une sorte de providentiel mirador, pour se concentrer, juger du danger éventuel et définir une stratégie.
Du mirador, ils voyaient le camp adverse. Ils se regardèrent avant l’assaut final. Tout juste devant eux, l’araignée terminait son premier repas : le jeune papillon frémissait encore.
Alors, devant un ennemi si gros, si velu, si dangereux, pris de panique, glacés sur place, ils insultèrent l’araignée sachant qu’elle ne quitterait pas sa toile et qu’ils ne risquaient rien.
– Tu ne perds rien pour attendre ! lui dirent-ils à plusieurs reprises surtout pour se rassurer mutuellement. Aucun ne sonna la retraite, tous prirent la décision en même temps. Se venger, oui, certes, mais risquer le sacrifice suprême non !
Au retour, ils firent une description terrible du monstre qu’ils avaient côtoyé, ce qui en augmenta leur prestige dans la communauté car le seul fait de l’avoir approché, de l’avoir vu de près était déjà un exploit. Tous se persuadèrent que tôt ou tard l’occasion de venger l’honneur se présenterait même si le temps, ayant passé avec son grand balai, avait fait disparaître les conséquences du délit.
Les cousines de la coccinelle auraient voulu s’approcher d’elle, lui demander si elle se sentait mieux, si elle avait encore mal, lui faire savoir qu’elles étaient de son côté. C’était une question d’âge. Il y a des âges pour compatir et des âges pour réprimer. Elles se sentaient si proches, si prêtes à lui témoigner de l’affection, si tentées de s’identifier à elle, mais elles ne connaissaient pas très bien les règles des convenances et ce qui les laissait dans le doute était l’attitude des mères, des tantes, qui ne parlaient pas, qui semblaient attendre quelque chose avant de manifester leurs sentiments.
Dans le doute, les cousines se taisaient et regardaient la blessée d’un air neutre en se tournant parfois vers les tantes qui n’étaient pas encore disposées à leur dicter leur conduite mais dont le sang-froid, pour ne pas dire la froideur, les paralysait.
Toutes les tantes attendaient le moment propice.
Pendant plusieurs jours, même lorsque Idaé était immobile, le bas de son aile, toute blanche, toute translucide, dépassait de son élytre rouge, elle ne pouvait plus la replier complètement comme un jupon de dentelle qui aurait été déchiré pendant l’agression et qui ne tiendrait plus autour de la taille que par un fil.
Cela lui donnait un air un peu négligé, presque déluré, un manque de respect de soi pour quelqu’un qui aurait eu trop de principes et qui jugeait comme une mère sévère. Dans cette position, accroupie sur elle-même, que la décence lui imposait, elle avait mal, très mal, et ne se serait sentie soulagée qu’en soulevant un peu sa belle carapace rouge et étalant toute son aile bien à plat sur la feuille qui la supportait. Elle l’avait déjà fait quand elle était sûre que personne ne la voyait, mais à la moindre alerte elle repliait son aile et le supplice recommençait. Quel déshonneur ! Déjà deux ou trois autres de ses congénères à sept taches noires, celles qui savaient, la regardaient sans bouger au cas où elle commettrait le geste qui les conforterait dans leur mauvaise opinion d’elle.
Elle commençait à leur faire honte.
Peu à peu la douleur s’atténua et devint supportable. La coccinelle se fit une raison, elle ne volerait plus avec aisance et ses déplacements aériens seraient lourds et épuisants. Elle devrait donc les limiter au maximum et ne pourrait plus suivre ses compagnes de rosier en rosier chaque fois que l’une d’elles aurait envie d’entraîner les autres dans une course folle.
Elle commença par refuser leurs invitations puis bientôt on ne lui proposa plus rien en lui disant: On revient ce soir. C’est à cette période que la douleur disparut totalement mais son aile ne guérit pas et traînait constamment à côté d’elle. Elle était définitivement handicapée ; elle en prit son parti et décida qu’elle assumerait son état sans jamais se plaindre, en faisant en sorte de ne jamais être une gêne pour les autres et sans demander aucune aide. La seule chose qu’elle souhaitait était de faire partie entière du groupe qui l’avait vu naître et grandir.
Les coccinelles adultes, oncles tantes, cousins et cousines réunis, parlaient d’elle de plus en plus souvent. Elle s’en aperçut car ils se taisaient brusquement lorsqu’elle approchait et reprenaient leurs discussions quand ils jugeaient qu’elle s’était trop éloignée pour saisir vraiment ce qui se disait.
Elle entendit tout de même quelques bribes : « Puisqu'elle n'a plus mal, pourquoi ne participe-t-elle pas ? »