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Alors que l’Empire Universel Chinois, dirigé par l’Empereur Yazhue Wong-Jin, domine le monde des hommes, l’ancien professeur de philosophie, Chao Pan, occupant d’un ghetto dans lequel il a vu sa fille et sa femme mourir, parvient à s’enfuir de sa prison et à capturer l’héritier de l’empire. Le prince, Lang Wong-Jin, devenu le prisonnier du professeur, est contraint par ce dernier à découvrir les ravages que son père et son grand-père ont provoqués à travers l’Empire. Lors de leur voyage, tous deux seront confrontés aux folies du monde. Chao Pan pourra-t-il dessiller le prince méprisant et belliqueux qui héritera un jour de la Terre ?
A PROPOS DE L'AUTEUR
Adrien Loesch considère l’écriture comme un besoin impérieux, un souffle brûlant de l’âme qui doit être expulsé. Avec La Mangouste et le Cobra, il propose un voyage au cœur des teintes de son essence.
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Seitenzahl: 304
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Adrien Loesch
La Mangouste et le Cobra
Roman
© Lys Bleu Éditions – Adrien Loesch
ISBN : 979-10-377-5527-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La suprématie d’une certaine classe ne peut exister que grâce à la dégradation des autres classes sociales.
Jack London
Tout le monde a en lui quelque chose du criminel, du génie et du saint.
Carl Gustav Jung
Date : 27/10/2143
Pays : Chine
Régime : Empire Universel Chinois
Ghetto n° 211 Ac
Bordure de la Région Impériale
« Je sens encore parfois ta présence sur mes épaules, tel un membre fantôme, une ombre qui s’alourdit avec le temps et qui échappe à l’oubli. Quand tu es partie, ce fut comme si tous les oiseaux du monde avaient soudainement arrêté de chanter, comme si toutes les femmes avaient cessé de danser… Tu n’es plus là et je suis désolé, ma fille, de n’avoir pu t’offrir un autre monde que celui que tu as si partiellement exploré de tes yeux rieurs. Je suis désolé, ma fille, que tu n’aies jamais eu la chance de connaître l’excitation exquise d’un premier baiser, de donner vie à des notes de musique, ou encore de t’émerveiller, crier et rire aux éclats avec ceux que tu aimes. Je me souviens encore, malgré la rudesse de nos vies d’alors, de tous les sourires que tu laissais dans ton sillage, et pourtant, aujourd’hui, tu n’as jamais été aussi loin de moi… Je te sens encore, entre deux failles de chair purulente, comme les échos d’un passé tourmenteur d’âme. Quand tu es partie, victime d’une injustice qui réclame aujourd’hui sa livre de sang, ce fut comme le poète qui casse sa dernière plume après avoir perdu la source de son lumineux génie. Si nous avions su, ta mère et moi, nous ne t’aurions pas conçue. Quel cadeau t’avons-nous fait, alors que ces terres n’avaient déjà plus rien à nous offrir ? Une chose est certaine, en te donnant la vie, nous avons fait l’erreur de te condamner. Je suis désolé, tellement désolé de t’avoir privée d’enfance. Déjà, toute petite, tu ne comprenais pas les folies du monde qui nous entoure. Des injustices les plus répugnantes, aux plus désolantes formes de pauvreté, tu n’as jamais compris… Voilà maintenant sept mois que tu n’es plus là et je me demande si finalement tu n’as pas été épargnée. Quel triste sort t’aurait foudroyée plus loin sur le chemin de la vie ? De quelle abomination aurais-tu été le cobaye au regard vide et au cœur brisé ? Tu es si loin, et pourtant tu es juste là, entre chaque mot. »
La mine du crayon creusa le papier, prête à le déchirer.
« Qu’est-ce qui me guide vers cette folie alors qu’il est déjà trop tard et que mes blessures ne peuvent plus guérir ? Suis-je en train de perdre la raison ? L’enfer du désespoir me pousse à tenter l’impossible. Mes chances de réussite sont minces, mais je n’ai plus rien à perdre. Cela fait des mois que je m’y prépare, et je sais ce qu’il me reste à faire. Tout est prêt. Est-ce du courage ou de la démence ? Je le saurai bien assez tôt. »
L’extrémité en graphite du crayon, pas plus long que son auriculaire, se brisa alors qu’il inscrivait le point final. Pour extraire ses prochains maux, il devrait utiliser un autre moyen.
Après ces phrases tracées d’une main tremblante, Chao Pan rangea son carnet aux pages jaunies dans une des poches latérales de son sac de voyage. Écrire à la main lui rappelait ses années d’enseignement, car avant d’être contraint par le destin à devenir informaticien, puis mendiant, Chao avait été un prestigieux professeur de philosophie à l’époque où l’éducation existait encore.
Avant les premières lueurs de l’aube, Chao s’était échappé de l’infâme ghetto dans lequel il survivait, avec sur son dos, dans un large sac en cuir, le matériel nécessaire à l’accomplissement de sa mission.
Des mois durant, au prix d’une satiété rarement atteinte, Chao avait troqué ses possessions ainsi qu’une partie de ses provisions en échange de matériel que plus personne n’utilisait, mais qui lui servirait dans sa singulière entreprise. Chao ne pouvait pas se permettre d’être en retard, car dans cette éventualité, il devrait patienter une semaine dans la forêt, sans autres ressources que celles qu’il stockait dans son barda. En aucun cas, il ne pourrait redescendre jusqu’au camp.
Cela faisait des semaines qu’il se préparait physiquement pour cette épreuve d’endurance. Par temps de pluie ou de neige, il courait, seulement vêtu du t-shirt gris qu’il avait reçu à son arrivée dans le camp. En dépit du peu de nourriture qui lui était donné, soit une soupe d’igname par jour, ses muscles étaient développés, et pour son âge, cinquante-sept ans, il avait acquis une condition physique hors normes, car contrairement à d’autres, moins résilients, il ne s’était pas laissé emporter par les doses particulièrement agressives d’antidouleurs ou d’excitants qui circulaient parmi les prisonniers. Rien ne briserait son esprit, rien ne déformerait sa réalité en l’enlisant dans une sinistre dépression. Tous les jours, en s’imposant une discipline de fer, il courait plusieurs heures dans l’enceinte circulaire du ghetto où les miséreux s’entassaient. Le regard vide, le sang empoisonné par un mélange de cocaïne et d’opium, des captifs le regardaient s’entraîner sans relâche, et certains le prenaient pour un fou, se demandant quelle mouche l’avait piqué. Les plus jeunes prisonniers, privés d’éducation, étaient des créatures condamnées à l’oisiveté, et seuls peu d’entre eux connaissaient les ramifications de l’Histoire. Les décennies passées étaient des mystères pour la jeunesse désabusée qui ignorait absolument tout du monde et de ce qu’il avait autrefois été. Leurs yeux voyaient, leurs cœurs battaient, leurs estomacs digéraient, voilà à quoi leurs vies se résumaient. La réalité des camps se réduisait à une attente interminable, sans espoir de soulagement.
Disséminés autour des métropoles flambant neuves, et en bordure des réserves naturelles, les ghettos accueillaient ceux que l’Empire condamnait : criminels, anarchistes, libres-penseurs, artistes, sans-abris, handicapés et malades mentaux. Pour ces personnes, l’accès aux villes modernes était interdit.
Fait inhabituel, la journée de Chao commençait bien, car il avait quitté sans encombre la décharge qui lui servait de dortoir, et s’était éloigné du périmètre de sécurité sans que les gardes et les membres du comité de gestion des ghettos, le C.G.G, s’en aperçoivent. Dans le cas contraire, ils n’auraient pas hésité à le neutraliser, et s’ils en avaient eu l’envie, ils auraient joué avec lui avant d’abréger ses souffrances. Par chance, le camp était bordé de végétation s’élevant jusqu’aux miradors, et ainsi, il avait pu, après avoir coupé le grillage avec une petite pince métallique, se faufiler hors du complexe surveillé sans être vu. Mais surtout, l’ancien informaticien avait réussi l’exploit de pirater l’implant de son avant-bras et passait ainsi pour mort aux yeux des systèmes de surveillance. Trois jours auparavant, il avait été déclaré officiellement mort, et toute trace de son existence avait été effacée des serveurs impériaux. Chao, qui n’avait été qu’une ligne informatique dans un ordinateur, n’existait plus. Pour le logiciel, c’était une personne en moins à nourrir, et par conséquent, une dépense en moins pour le comité. Grâce à son talent d’informaticien, les micro-implants qui lui avaient été greffés à la naissance lui appartenaient et, désormais, personne n’aurait accès aux informations qu’ils contenaient.
Dès à présent, s’il le désirait, ses pensées pourraient être enregistrées en toute sécurité sur son disque dur personnel, et à la différence de ses concitoyens des villes modernes, les mots et les idées qui traverseraient son esprit resteraient privés. Des années durant, il avait laissé cette fonction inactive, de peur que l’on vienne l’arrêter pour outrage à la pensée collective.
Tout en s’aventurant dans la nature sauvage et imprévisible, Chao se sentit libre pour la première fois depuis bien longtemps. Flanqué de sacoches imperméables, il faisait dans son esprit, l’inventaire du matériel qu’il emportait avec lui. Il consulta le cadran horaire dessiné sur sa peau, pareil à un tatouage mouvant aux caractères noirs. Si tout se passait comme prévu, à midi, il aurait traversé les vastes fermes hydroponiques tournant à plein régime, pour ensuite s’engouffrer dans le bois pentu qu’il gravirait. Si sa cadence ne faiblissait pas durant les longues heures de marche qui allaient suivre, il arriverait à destination peu avant la tombée de la nuit.
« 27/10/2143 – Cher journal, je vais essayer, le plus régulièrement possible, d’inscrire ce qui traverse mon esprit. Je sais que toi seul ne me jugeras pas. Peut-être me permettras-tu de trouver un certain équilibre dans ce que j’entreprends. Tu seras le médiateur entre mes états d’âme et mes pulsions. Je ne peux rien te promettre, mais je ferai de mon mieux. Si les évènements m’y poussent, et si j’en éprouve l’irrationnel et pourtant nécessaire besoin, je trouverai un dieu entre ces lignes, un peu de réconfort, et je l’espère, un peu de sagesse… »
Quand il s’enfonça dans les broussailles, quelques timides rayons de feu déchiraient l’horizon et le crachin matinal recouvrait peu à peu l’imperméable kaki qui protégeait ses affaires. Tel un métronome, son allure ne changea pas durant les quinze premiers kilomètres. Il avait prévu une seule et unique pause pour manger un morceau de viande séchée qu’il avait échangé contre une poignée d’antidouleurs.
« Ce périlleux voyage s’annonce des plus ardus, mais il existe une lueur d’espoir. Si cela ne fonctionne pas, c’est que les évènements n’étaient pas faits pour tourner autrement, et que nos destins sont déjà tracés dans la poussière… Je dois rester concentré sur l’objectif et ne pas dévier, et surtout, je dois résister à la tentation, à cette pulsion souveraine qui réclamera du sang. Je dois réprimer l’intense désir de vengeance qui supplante ma volonté, comme une vague acide venant des profondeurs abyssales de mon être. Résister. Se contrôler. Ne pas dévier. Résister. Se contrôler. Ne pas dévier. Ces mots, je me dois de me les répéter, tel un air que l’on ne peut s’empêcher de fredonner, et que l’on finit par connaître sur le bout des doigts. Tel est aujourd’hui le mantra de mon cœur, qui sera comme un remède à mes instincts, un remède à mes furies enfouies… Mon dieu, donne-moi la lucidité nécessaire pour reconnaître les limites, et la force de m’arrêter avant d’aller trop loin. »
Les feuilles détrempées fouettaient son visage tandis qu’il s’embarquait à vive allure sur une voie que personne encore ne s’était risqué à emprunter. Quand bien même il y aurait eu des chemins tout tracés, Chao aurait tout fait pour les éviter.
En cette fraîche matinée, la forêt était calme et la pluie était son seul compagnon. Ici, dans ces bois que l’automne commençait à enflammer, la faune se faisait rare et les oiseaux ne chantaient pas.
La porte coulissante en bois qui donnait sur le balcon laissait entrer les rayons mordorés du soleil, illuminant le tissu écarlate du lit. Encore en proie aux effets de l’alcool, Lang Wong-Jin, âgé de vingt-deux ans, tituba et renversa par mégarde une carafe de vin rouge qui se brisa au sol. Il avait l’esprit embrumé par une nuit de débauche.
D’un côté de son lit démesuré, alignées sous le drapé de soie rouge, des jambes blanches, sensuelles et élégantes, dépassaient des draps telles les touches d’un piano. Ces femmes étaient pour lui des objets, et les posséder ne faisait qu’augmenter le plaisir qu’elles lui procuraient et accentuaient ses ardeurs juvéniles. Lang ne les respectait pas et ne voyait en elles que des amas de chair source de jouissance. Il leur accordait si peu d’intérêt qu’il les congédia avec mépris, avant d’ordonner au majordome de lui apporter sa boisson matinale.
Comme à son habitude, Lang s’était levé tardivement, et déjà, il anticipait les remarques désobligeantes que proférerait son père concernant son penchant pour les activités nocturnes et les excès en tous genres. Les rares contraintes qu’on lui imposait l’énervaient et la moindre frustration le faisait bouillir, mais il usait de sa malice peu commune pour éviter ses responsabilités et continuer à profiter des prérogatives liées à son statut. Des enseignements aux réunions, il faisait tout son possible pour éviter les obligations que lui imposait son titre de prince héritier de l’Empire Universel.
Lang enfila son pantalon jusqu’à son ventre bedonnant, puis massa son cuir chevelu d’où des cheveux longs et fins, noirs comme l’ébène, tombaient jusque sur ses épaules. En dépit de son jeune âge, son visage était marqué par les excès de drogues et d’alcool qui ponctuaient son quotidien de privilégié. Parmi les meilleurs du monde, le café qu’on lui avait apporté et qu’il buvait sur son balcon, en surplomb de la forêt aux tons jaune orangé, laissait des notes boisées de chocolat sur sa langue.
Dominant l’ensemble du jardin d’été, le panorama de sa chambre embrassait une vaste réserve naturelle, l’une des dernières aussi bien préservées. À sa gauche, à une centaine de mètres en contrebas, un dôme semblable à une volière recouvrait un bois privé où ruisselait un cours d’eau.
Construit sur le plateau d’une montagne ceinturée d’une forêt de sorbiers, de chênes et d’érables, le gigantesque palais à l’architecture chinoise accueillait le siège de l’Empire. Des fragments des plus illustres monuments de l’histoire mondiale avaient été intégrés à ce château aux proportions vertigineuses, et dans les vastes salles qui le constituaient, toutes les cultures étaient représentées. Les plus grandes œuvres d’art des temps passés étaient nichées dans les murs de marbre.
Véritable musée pluriculturel, le siège de l’Empire Universel était le théâtre d’une décadence et d’une dépravation sans tabou, où le stupre se mêlait au vin, et les jeux aux majestueux banquets. Dans ces salles circulaires où régnaient toutes sortes d’orgies, aussi bien sexuelles que culinaires, résonnaient éclats de joie, orgasmes et cris en tous genres. Tous s’adonnaient, à longueur de journée, à des activités plus frivoles les unes que les autres.
Généralement, après que leur nom eut été hélé d’une voix de stentor, des esclaves en livrée s’approchaient pour acquiescer à tout ce qui leur était susurré à l’oreille, avant de s’exécuter de la plus docile des manières. En silence, ils veillaient à ce que les fantasmes les plus fous soient exaucés. Ceux qui se prélassaient dans les thermes ou dans les saunas, vêtus de toges fines et ondulantes, ne manquaient de rien, et la satisfaction de leurs désirs était un impératif qu’il ne fallait en aucun cas contrarier. Dans ce « paradis », des odeurs de transpiration, de sexe, d’opium et d’alcool saturaient l’atmosphère dépravée où l’hédonisme sans contrainte avait élu domicile. Jusque dans les couloirs au marbre laiteux, des hommes corpulents, à moitié nus, couraient après des demoiselles. Dans ce royaume du vice, ces maîtres grossiers et avares, enlaidis par les constants excès de leur vie, connaissaient une extase perpétuelle, à laquelle ils n’auraient renoncé sous aucun prétexte. Enveloppés par les voiles cotonneux des rideaux blancs qui séparaient les salles, ces explorateurs de la chair contemplaient amoureusement leur reflet à la surface des mares de vin rouge, obnubilés par leur propre image. Ces hommes et ces femmes aux origines ethniques variées faisaient partie des clans jouant un rôle primordial dans la gestion de ce royaume sans frontière. Ils avaient tous participé à la création du premier et véritable Empire Universel.
Un nombre conséquent de familles vivait sous le même toit, dans des ailes qui leur étaient réservées, et chacune convoitait secrètement le pouvoir suprême. Tous se retrouvaient dans de grandes et majestueuses salles où au gré des jours, des groupes se formaient pour discuter et comploter en toute discrétion. Si la Légion Noire, payée et dirigée d’une main de fer par l’Empereur, ne lui avait pas été aussi fidèle, son pouvoir aurait été contesté depuis longtemps, mais les membres de cette brigade de l’enfer étaient redoutés de tous. Une centaine de soldats en armure noire, aux visages dissimulés sous des masques représentant une tête de dragon, veillaient sur le palais tandis que le reste de l’armée patrouillait dans les villes du vaste Empire. Sur les étendards, les draperies et les armures était représenté le symbole de la dynastie Wong-Jin, un serpent ailé noir et à la langue fourchue rouge.
Après avoir traversé le stupre et la débauche, Lang arriva dans un vestibule faiblement éclairé, devant une double porte colossale gardée par deux soldats de la Légion, chacun armé d’un fusil et d’un long sabre.
Il entra, et un silence pesant s’installa aussitôt qu’il eut poussé les portes.
De part et d’autre de la salle du trône, deux rangées de piliers en bois recouverts de peinture rouge se faisaient face. La pièce avait été bâtie en longueur avec les meilleurs bois du monde, et seules deux couleurs primaient : le jaune brillant de l’or, et le rouge éclatant de la passion. Devant chacune des colonnes, au nombre de trente, soit quinze de chaque côté, un chef de clan accompagné de son assistant patientait. À l’écart, tous attentifs à ce qui se passait, une dizaine d’esclaves attendaient les ordres.
En face de Lang, au bout d’un long tapis couleur sang, une quinzaine de marches menaient au trône où l’Empereur était assis, habillé d’une toge rouge sur laquelle des motifs floraux dorés avaient été brodés avec soin. Derrière lui, dans une cour dégagée, baignée de lumière blanche, s’élevait un haut cerisier aux feuilles orangées. Celui-ci poussait au centre d’un bassin circulaire et un chemin en bois avait été construit à un mètre du sol pour en faire le tour.
À son arrivée, la majorité des regards avaient dévisagé l’héritier qui, comme à son habitude, avait manqué le début de la réunion. Lang ne chercha pas le regard de son père et avança tête baissée entre les membres des différents clans.
Lors de ces réunions, tous les chefs des familles se tenaient debout durant des heures, dans une posture droite et immobile. C’était pour l’Empereur une façon de les tourmenter, et aucun n’osait contester cette obligation seulement motivée par les caprices du régent, qui avait pleinement conscience du supplice qu’il leur infligeait. Yazhue Wong-Jin s’amusait à faire durer les réunions afin d’observer les visages se crisper à mesure qu’elles s’éternisaient inutilement. Seuls Lang et le Majordome de l’Empereur, Huan, avaient l’autorisation de s’asseoir.
Tandis qu’il marchait, quelque chose interpella le prince. Jusque dans son atmosphère, la pièce semblait différente. Le portrait de son frère aîné n’était plus accroché au mur à sa droite.
Lang s’avança jusqu’à son père, qui demeurait silencieux, et une fois au pied de l’escalier, il le salua, un genou à terre et la main droite sur son épaule gauche.
Bientôt âgé de soixante-six ans, Yazhue Wong-Jin, fils de Zan Wong-Jin, régnait sur tout ce qui existait, du plus petit fragment de poussière à la plus haute des montagnes. La tragédie du vingt-deuxième siècle voulait qu’il soit celui qui gouverne aussi bien les hommes que la matière. Malade depuis plusieurs années, l’Empereur s’était éloigné des bains chauds, des femmes et des fontaines de vin pour se consacrer à l’organisation du royaume qu’il avait hérité de son père. Gouverner une superficie aussi vaste exigeait toute son attention et il travaillait sans relâche, quitte à sacrifier sa santé. Une chose était certaine, la magnificence froide qui l’avait autrefois habité avait été remplacée par une écœurante laideur. Dans les trois ou quatre prochaines années, quand son père succomberait à sa maladie, Lang hériterait de tout ce que ses ancêtres avaient construit.
L’Empereur déposa finalement son regard sur son unique fils et ne put s’empêcher d’éprouver un certain dégoût.
À ses côtés, penché en direction du régent, se tenait un Responsable Régional, dont le visage trahissait l’inquiétude.
Donnant raison à son fils, Yazhue, avec un mépris belliqueux, congédia d’un geste virulent de la main l’administrateur régional qui avait apporté les mauvaises nouvelles, et c’est avec une lueur fielleuse dans les yeux qu’il le regarda s’éloigner.
Aussitôt que l’infortuné eut passé la double porte, des cris d’effroi se firent entendre, puis un bruit sourd mit définitivement fin à sa terreur. Sans plus tarder, le servant qui tenait un seau d’eau savonneuse et une serpillière sortit de la salle du trône.
Soudain, un des conseillers prit la parole sans que cette dernière lui ait été accordée et s’écria : « Mais ! C’était le gestionnaire le plus compétent de l’Empi… »
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, que déjà il était foudroyé par l’expression hideuse qui s’était dessinée sur le visage du régent.
Dédaigneux, Yazhue se leva du coussin doré collé au bois rouge du trône et descendit quelques marches en direction de celui qui avait osé lui parler sans y avoir été invité. Une ombre était passée sur son visage, voilant le peu de lumière qu’il avait encore à offrir au monde. Tout en s’approchant du conseiller, il gratta frénétiquement sa tempe gauche qui n’en finissait pas de le démanger. À cet endroit, sa peau grenue était irritée et couverte de petites plaques rouges.
La caractéristique qui le rendait le plus dangereux était son impulsivité ; sa capacité, après une saute d’humeur, à être aussi imprévisible qu’impitoyable. Sa maladie mentale le rongeait peu à peu et rendait la fin de son règne des plus ignobles. Son cœur ne connaissait que l’orgueil et la guerre, la démesure et la haine, et plus le temps passait, plus il devenait incontrôlable. La folie de ceux qui contemplent le monde d’en haut et qui jouissent de ses fruits aux dépens des autres le guettait.
Cette réponse parut satisfaire Yazhue qui leva un bras au-dessus de sa tête. La longue manche de sa toge tomba sur son épaule, dévoilant un bras ridé et amaigri. Répondant au signal qui lui était donné, le majordome Huan acquiesça d’un signe de tête, se leva à son tour et saisit le conseiller ZhouLi par le bras avant d’attendre les consignes de celui qu’il ne fallait pas agacer.
À cet instant, Zhou savait qu’un autre geste de la main serait nécessaire pour que sa tête se détache de son cou, ou encore que son corps soit jeté du haut du palais dans le ravin escarpé de la montagne. Dans la salle, la tension était à son comble, et depuis l’intervention inopinée du conseiller, l’auditoire n’avait pas bronché : tous attendaient de connaître le sort qui allait lui être réservé.
Soudain, à la surprise de Lang, Zhou se dégagea de la poigne du Majordome et se précipita aux pieds de l’Empereur pour implorer une once de clémence. Son front touchait le tapis rugueux tandis qu’il balbutiait en pleurnichant, une main tremblante tendue en direction de la toge en soie rouge. Sa prosternation n’émut pas Yazhue, qui, écœuré par sa présence et sa faiblesse de caractère, voyait en lui tout ce qu’il y avait de plus pitoyable dans l’être humain.
Huan le saisit par une jambe et le tira en dehors de la salle du trône. Ses cris désespérés retentirent dans la salle bien après qu’il l’eut quittée.
Les chefs de clan se retirèrent en silence et Yazhue fit monter son fils sur l’estrade.
Lang ne réagit pas.
Après s’être incliné en guise de remerciement, Lang fit voyager ses yeux en direction du mur où se trouvait autrefois le cadre en or massif, et se demanda quelle pouvait bien être la raison de son absence. Depuis son plus jeune âge, il n’avait eu de son frère aîné que de bons échos bien qu’il ne l’eût jamais rencontré, car ce dernier n’avait pas dépassé l’âge de quatre ans.
Pour Yazhue, c’était un sujet de conversation délicat, et tel un brouillard impénétrable, un voile fantomatique recouvrait des évènements au sujet desquels les rumeurs variaient. Les mensonges et les omissions laissaient deviner un secret inavoué.
La région boisée et légèrement montagneuse que Chao traversait était une belle réserve naturelle. Cela ne faisait pas une demi-journée qu’il marchait, que déjà ses pieds détrempés le faisaient souffrir. Les chaussures perméables avec lesquelles il s’était entraîné à courir étaient inconfortables, trouées et recouvertes de boue. Les sensations de froid à l’extrémité de ses orteils sales étaient désagréables, et les quelques averses d’automne ajoutaient à son inconfort le poids de l’eau sur son barda et ses vêtements.
Le regard perdu dans les feuillages, qui, agités par la bise, murmuraient d’insaisissables mystères, Chao songeait à tous les confrères qu’il avait laissés derrière lui en s’évadant du camp. Il était content d’avoir rencontré et côtoyé des personnalités hors du commun, sur qui l’on pouvait compter à chaque instant. En effet, la rudesse des ghettos n’avait pas mis fin à la solidarité entre les hommes, celle qui, dans les instants les plus difficiles, soulage les âmes des tourmentés que le destin a décidé de détester. C’était uniquement grâce à l’entraide qu’ils avaient survécu malgré les aléas qui accablaient leurs tristes vies. Ceux qui n’avaient pas été trop brisés par leur passé, et qui parvenaient encore à préserver l’espoir en eux, rendaient les journées d’errance supportables. Ces derniers mois, Chao s’était surpris à passer de plaisantes après-midis aux côtés des derniers esprits libres, qui, chacun leur tour, défendaient avec force, hargne et humour la validité de leurs arguments. Chao se souvint de l’un de ses amis, qui, immobile à longueur de journée, répétait qu’il était l’homme le plus libre du monde ; « Je suis libre, pardi ! Grâce à mon imagination, je plane au-dessus de la condition humaine et de ses malheurs. Mon esprit ne connaît pas les contraintes des lois de la nature et des hommes… Écoutez-moi ! Il n’est absolument rien que je ne puisse voir, vivre ou sentir. Ils pensent m’avoir emprisonné, mais en réalité je ne fais que m’évader. Je suis un voyageur ! Ils ne s’en rendent pas compte, mais je ne suis jamais là, car je vagabonde parmi les astres silencieux. Mon seul pays, c’est pour vous un ailleurs, mon seul pays, c’est moi, et dans celui-ci tout me sied ! Malheur à celui qui ne peut voir que le vrai, alors que les richesses intérieures sont infinies dans leurs formes et leurs couleurs. Et je sais de quoi je parle : je suis né dans une cage ! » Il se rappela aussi les exclamations d’un artiste aux espérances inabouties ; « Nous assistons à la réincarnation finale de l’Antéchrist ! C’était une question de temps. Ceux qui nous ont gouvernés jusqu’à présent étaient corrompus jusqu’à la moelle ! Ce n’est que la conséquence logique ! Je l’ai toujours su ! Ces pourris sont devenus des mythes en exploitant les hommes. Ou plutôt, des faux mythes, que dis-je, des mites. De vicieux insectes. Des têtards imbus de leur personne, et pourtant adulés par certains ! Les noms et visages de ces rois fous, de ses fausses idoles aux promesses douteuses, étaient plus connus que ceux de Jésus, Buddha, Mandela ou Gandhi. L’ignorance a été la nourriture de ces loups ! » ; et il y avait aussi ce sociologue désabusé, qui avait pris en grippe l’ignorance déguisée, et qui affirmait avec virulence ; « Le jargon est le fruit suspicieux de la pensée qui se prend au sérieux ! ». Pour beaucoup, ces voyages de l’esprit étaient d’éphémères consolations.
À chaque enjambée, le bâton de marche de Chao, solide et épais, frappait le sol avec la même vigueur, la même détermination.
« Comment avons-nous pu en arriver là ? Ces prisons aux murs grisâtres et décrépis symbolisent la défaite de la pensée, de l’éducation, du droit à la dignité et de la liberté. Tout, là-bas, a le goût saumâtre de la soumission, de la subordination totale. Nous sommes devenus des mendiants suppliant au pied d’un arbre fruitier que nous n’avons jamais su secouer pour en récolter les fruits. Il fut un temps où nous aurions pu l’agiter, un temps où nous aurions dû l’attaquer, et enfin, un temps où nous aurions dû l’abattre… Aujourd’hui, nous n’avons plus rien, si ce n’est le minimum pour ne pas crever de faim au milieu des déchets et de la crasse. Qui aurait pu croire que nous arriverions aussi bas ? Qu’est-ce qui nous a enlisés dans cette misère ? Qu’est-ce qui nous a condamnés ? L’ignorance ? La finance ? Le pouvoir ? L’arrogance ? L’absence de spiritualité ? Une dilatation de l’inconscient ? Que sais-je ? »
Profitant du déclin des civilisations occidentales qui avaient propulsé l’humanité à son plus haut degré de sophistication, les multinationales chinoises avaient remporté la plus féroce des guerres commerciales, et à la fin de l’année 2088, elles possédaient tout ce qui pouvait être acheté de la terre à la lune. À la suite d’une gouvernance partagée de dix-sept années, dépourvue de visions et d’objectifs à long terme, l’administration avait été victime d’un coup d’État. En 2105, aidé d’une fortune colossale et d’une armée impitoyable qu’il avait lui-même achetée, Zan Wong-Jin s’était emparé du pouvoir afin d’imposer sa vision au monde, débutant ainsi l’Empire Universel Chinois. Quelques années plus tard, le régent de cet Empire sans frontière avait décidé de construire des villes flambant neuves pour accueillir, surveiller et contrôler une partie des populations du globe. Par peur, beaucoup avaient accepté leur servitude et s’étaient rendus sans broncher dans ces cités modernes où les technologies offraient des vies de plaisirs dénuées de toute véritable liberté de penser ou d’agir. L’accès à ces îlots paradisiaques était principalement réservé à ceux qui embrassaient le régime, mais des critères génétiques étaient aussi utilisés afin de déterminer à qui l’accès serait autorisé. Ces populations privilégiées, dociles et sans esprit critique, menaient des vies tranquilles tandis que des millions de travailleurs et d’esclaves œuvraient dans champs, fermes, mines et bureaux pour assurer leur confort. Mais, au fil des années, à travers le globe, face au déclin de la qualité de vie dans les anciennes villes, des centaines de millions d’individus avaient commencé à contester cette hégémonie et s’étaient rebellés contre l’Empire. Dans les premiers temps, les opposants avaient été soit violemment châtiés, soit transformés en esclaves, soit emprisonnés dans des ghettos. Peu à peu, d’une main de fer, l’Empereur avait commencé à fermer les lieux d’éducation et à exécuter ses moindres adversaires. Seules quelques universités publiques étaient restées ouvertes pour former l’élite nécessaire au fonctionnement du régime, mais celles-ci avaient rapidement été remplacées par une poignée d’écoles privées. À mesure que lui-même et l’élite de milliardaires qui l’accompagnait gagnaient davantage d’emprise, la pauvreté et l’ignorance s’installaient lentement à travers les continents, assurant ainsi la solidité de son règne. Hormis les résidents des nouvelles villes à la pointe de la technologie, les conditions de vie s’étaient considérablement dégradées, au point que de nombreuses régions, soumises au régime impérial, étaient retournées à un état quasi moyenâgeux. Les milieux ruraux avaient été particulièrement touchés par ce phénomène de précarisation massif, et des millions d’innocents, dont Chao avaient rejoint les tragiques destinées, avaient été victimes de ce désolant retour en arrière. Il n’avait jamais eu l’opportunité d’intégrer les mégapoles récemment construites, mais il avait été un professeur prestigieux dans un des derniers lycées publics, et alors que la ville dans laquelle il enseignait et vivait avec sa famille se décomposait progressivement, il avait assisté, impuissant, à la désintégration des valeurs, de l’éducation, de la pensée et des libertés. Cet Empire était une machine froide et calculatrice, dont les membres qui le constituaient ne se refusaient aucun plaisir.
En fin de soirée, sur les coups de vingt et une heures trente, Chao arriva à proximité de sa destination. Depuis un quart d’heure déjà, il longeait une imposante muraille, haute de vingt mètres et épaisse d’au moins trois. Non loin, il entendait le grondement infernal et tumultueux d’une chute d’eau.
« Mon plan connaît mille manières d’échouer et je n’ai qu’une seule chance. Comment l’endroit le plus sécurisé au monde peut-il laisser un accès aussi peu protégé ? Autrefois arboriculteur au jardin d’été, mon camarade de chambrée m’a assuré que je ne prendrais aucun risque en m’y infiltrant selon ses conseils… C’est dangereux, certes, mais pas impossible… Il m’a donné les éléments nécessaires à l’organisation de mon expédition. Neuf mois plus tôt, avant d’être enfermé, mon humble ami s’occupait de l’entretien des arbres et des parterres fleuris du palais. D’après ses dires, il le voyait tous les jeudis soir dans le Jardin Impérial, aux alentours de vingt-deux heures… J’espère qu’il y sera… »
Chao consulta le cadran horaire sur la peau de son avant-bras droit, où les caractères étaient dessinés à même la peau, pareil à un tatouage mouvant.
Je suis à l’heure. J’ai même un peu d’avance.
En dépit de la fraîcheur crépusculaire, Chao retira son imperméable et enjamba un cours d’eau avant de s’engouffrer dans une crevasse de roche, sur laquelle se reflétaient en scintillant, éclatés tel un kaléidoscope bichrome, les rayons blancs de la pleine lune. À chacun de ses pas, ses chaussures aux semelles lisses glissaient sur les pierres humides, si bien qu’il se tenait aux parois pour ne pas trébucher.
Finalement, il déboucha dans une large grotte où les flots écumeux de la chute tombaient dans un bassin relativement profond.
Après avoir enfilé un ceinturon en cuir et ses chaussons d’escalade, il sortit de son sac une longue corde et des mousquetons qu’il déposa à ses côtés. Une fois qu’il eut de nouveau consulté sa montre intégrée, il s’assit en tailleur sur la plus imposante des roches grises avant de méditer une demi-heure.
À mesure que les minutes défilaient, son esprit vacillait dans des contrées sans contrainte, et seul le vacarme agité de la chute d’eau le ramenait à la réalité présente. En raison de l’inquiétude qui le tiraillait, provoquée par la folie qu’il s’apprêtait à accomplir, ses pensées l’arrachaient à la réalité. Incontrôlables et jaillissant par milliers dans un chaos en apparence sans ordre, elles allaient et venaient, le poussant à rebrousser le chemin et à redescendre la colline interdite.
Chao avait peur, et malgré ses efforts, il n’arrivait pas à délier le nœud qui lui tordait l’estomac.