Tempête - Adrien Loesch - E-Book

Tempête E-Book

Adrien Loesch

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Beschreibung

2090.

Les cataclysmes environnementaux menacent une gigantesque métropole peu à peu délaissée par des services publics exsangues. Dans cette atmosphère noire, Colin et Angela mènent une enquête après la sordide découverte de la dépouille d’une jeune femme dans les quartiers malfamés de la vieille ville où la pauvreté est grandissante. À partir de là, tous deux se trouveront embarqués dans une histoire dont ils n’auraient jamais pu envisager les ramifications.

Thriller d’anticipation pessimiste, Tempête explore les thématiques telles que la surconsommation, l’obscurantisme induit par les nouvelles technologies, le dérèglement climatique, les dérives d’un capitalisme débridé et la déshumanisation de la société.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Adrien Loesch considère l’écriture comme un besoin impérieux, un souffle brûlant de l’âme qui doit être expulsé. Avec Tempête, il propose un voyage au cœur des teintes de son essence.

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Seitenzahl: 553

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Adrien Loesch

Tempête

Roman

© Lys Bleu Éditions – Adrien Loesch

ISBN : 979-10-377-5858-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

La solitude ne vient pas de l’absence de gens autour de nous, mais de notre incapacité à communiquer les choses qui nous semblent importantes…

Carl Gustav Jung

Capitale : Gigapole de la côte Est

Diamètre : 35 km

Superficie : 3 961,25 km²

Population : 398 147 580 habitants

Densité : 100 510 hab./km²

Âge moyen : 51 ans

[Jeudi14 septembre 2090

00h46

Température : 19 °C

Humidité : 86 %

État physique : Fatigue chronique

Capacité respiratoire : 69 %

Qualité de l’air : 7/10]

1

Les lumières extérieures fendaient la pénombre de la pièce, caressant de leurs insaisissables faisceaux le cuir fauve du vieux fauteuil. Colin s’en approcha, lentement guidé par le poids écrasant de la fatigue, et toucha du bout des doigts le grain irrégulier du cuir, à la fois froid et craquelé. Les phares des navettes traversant l’avenue engorgée dessinaient des formes fantasmagoriques sur les murs du salon, lui donnant ainsi une ambiance mystique. Le passage régulier des véhicules faisait courir sur les cloisons des ombres longilignes, de longues lames d’obscurité.

Les volutes de fumée de sa cigarette semblaient dessiner des formes oubliées, de lointains souvenirs désincarnés. Dans cet espace clos et semi-ténébreux où le silence régnait en maître, il peinait à trouver le sentier qui le mènerait au repos, en partie parce qu’il avait vu et entendu trop de choses insoutenables pour s’endormir paisiblement.

À l’heure où les âmes s’essoufflent après une journée ordinaire, le détective privé et photographe judiciaire restait éveillé à imaginer le monde autrement, se prenant de temps à autre pour le puissant créateur, un idéaliste dépité réarrangeant les événements à sa guise, se conférant ainsi une liberté infinie, seulement limitée par les débordants aléas de son imagination. Au fil des saisons, il avait passé de longues heures à méditer sur des questions sans réponses, laissant ainsi ses méandreuses pensées et sa fine intuition provoquer de fulgurantes étincelles de lucidité parfois capables de lui ronger le crâne telles une maladie incurable, une douleur fantôme se propageant petit à petit dans les profondeurs insondables de son intellect torturé. Les échos du passé tournoyaient dans son esprit, semblables à de violentes vagues, déferlant sans répit sur les côtes d’un littoral ombreux. Pareil à un animal nocturne, Colin vivait la nuit et s’était récemment accommodé de sa vie de loup solitaire. Ses iris vert clair, dont la teinte peu commune était héritée de sa mère, accentuaient un regard magnétique pénétrant, dans lequel un soupçon de mélancolie hivernale s’était insinué.

Colin détacha l’arme de poing à sa ceinture, son Contracteur KITH II, ce loyal compagnon que l’on garde à ses côtés en cas de besoin, et le déposa sur la table basse du salon. Il rentrait de sa première enquête terminée depuis sa reprise d’activité, et rien ne s’était passé tel que prévu. Le sang sur ses mains avait séché.

Encore une prime dont je ne verrai jamais la couleur… C’est vrai que tu peux t’en passer, hein ! Tu commences à te faire vieux, ton flair n’est plus aussi aiguisé qu’autrefois. Cela dit, certains quartiers sont de plus en plus hostiles, pensa-t-il.

Las, il s’assit lourdement sur la vieille bergère en cuir en faisant tomber un peu de cendre fumante sur le parquet délatté, qui, avec le temps, s’était constellé de petites taches sombres, témoins de ses décadentes habitudes nocturnes.

Torturé par d’atroces insomnies, il avait essayé tous les remèdes possibles pour trouver le sommeil : la lecture, la méditation, les jeux fléchés et même des infusions à la valériane afin de diminuer son agitation nerveuse. Seule la musique parvenait à faire effet sur lui, mais rien à faire, il s’endormait rarement avant trois heures du matin.

À ses côtés trônait une pile de livres poussiéreux, dont les couvertures cartonnées dissimulaient les essais des plus grandes têtes pensantes de décennies oubliées. Certains étaient annotés de coups de crayon à papier, et sur d’autres, des phrases étaient maladroitement soulignées.

Il échappa un long soupir avant d’être à nouveau rattrapé par ses pensées. Depuis plus d’une heure, une migraine subsistait et le traitement qui lui avait été prescrit par son système d’auto-diagnostic ne faisait toujours pas effet. C’était une douleur sourde qui l’empêchait de réfléchir clairement. Des flots de sombres pensées le traversaient, pareil à un torrent déferlant dans un long et puissant grondement, comme une plainte de l’âme, un cri de désespoir. La journée, ses maux s’estompaient quelque peu, attendant patiemment les ténèbres pour se déchaîner à nouveau.

Le foyer de la cigarette qu’il venait d’allumer se mit à briller dans l’obscurité, pareil à une étoile rouge égarée dans la plus sombre des nuits.

Colin Longside se décida finalement à écouter de la musique et alluma le vieux tourne-disque qu’il avait récupéré chez un antiquaire, qui, étonnamment, résistait à l’épreuve du temps. Lorsqu’il fut enfoncé dans son siège, véritable autel de sa réflexion intérieure, le monde reprit peu à peu de ses couleurs. Ses nerfs se relâchèrent et sa tension diminua. À présent, les notes mélodieuses de musiciens oubliés s’infiltraient entre deux funestes pensées. Le blues parcourait ses veines, lui rappelant en quelques furtives visions des pages ternes de sa jeunesse. À cette époque, sa vie, simple et modeste, se résumait à une bouteille de whisky bon marché partagée entre amis, un pétard soigneusement roulé et de la musique électronique lourdingue.

Happé par les sonorités fiévreuses de la musique, le battement chaud des percussions exhuma de son esprit un souvenir nébuleux. Alors que les paroles narraient le destin tragique de milliers d’âmes vagabondes, une humeur immémorée, se mélangeant aux vibrations sonores, poussa son âme en des lieux célestes.

Le photographe judiciaire, contraint de jongler avec deux emplois, écoutait de vieux albums désormais indisponibles à la vente, du moins dans le monde physique. Au début des années trente, la plate-forme d’écoute en ligne proposée par Esperanza avait laminé toute concurrence ainsi que l’industrie du disque physique. Grâce à ses compositions ainsi que ses compilations, la filiale spécialisée dans le divertissement comblait un grand nombre d’utilisateurs et s’arrachait le pactole de millions d’abonnés, assoiffés de nouveautés. Ainsi les chefs-d’œuvre musicaux constituant le patrimoine de l’humanité avaient quasiment disparu des mémoires.

Dans un monde digitalisé, rien n’était plus gratifiant pour Colin que de posséder quelque chose qu’il pouvait manipuler, sentir sous ses doigts ; il y trouvait du réconfort même s’il lui arrivait parfois de penser que sa passion le faisait chavirer dans une sorte de fétichisme envers des objets désuets, issus de l’Ancien Monde.

Le charme perdu des choses vraies, pensa-t-il.

Il songea un instant à l’industrie musicale contemporaine, qui à ses yeux, semblait avoir perdu toute vie, tout relief, comme si son âme avait été capturée par une entité castratrice, empêchant ainsi les hommes de se laisser bercer par de sublimes mélopées. Remplacée par des lourdes percussions saccadées, sans mélodie ni harmonie, la musique actuelle ne l’intéressait plus. Pourtant dans sa jeunesse, Colin aimait danser sur de la musique électronique, appréciant les sensations qu’elle pouvait susciter, la sueur chaude dans ses cheveux, les perles d’eau salée coulant le long de sa nuque au rythme de collisions instrumentales aussi titanesques que répétitives, les murs d’enceinte crachant des flammes invisibles sur des foules endiablées.

À bientôt quarante ans, Colin poursuivait avec une certaine fatalité la destinée de ses parents, la vie étant souvent rude pour les artistes aux âmes fécondes, parcourues de pulsions créatrices, magnifique fardeau de la sensibilité. Sa mère, décédée alors qu’il n’était qu’un enfant encore bercé d’illusions et de questions, avait été une musicienne, une pianiste jouant dans les bars miteux de la basse-ville, donnant à ses notes les couleurs d’une vie accablée d’impasses. Une maladie pulmonaire, désormais commune et redoutée de tous, l’avait emportée au jeune âge de trente-trois ans, alors que Colin n’avait pas encore atteint sa sixième année. Le photographe qu’était son père n’avait, lui non plus, pas laissé grand-chose derrière lui, si ce n’est une fine alliance en or, une bergère délabrée, quelques beaux clichés et une dizaine d’appareils photo dont il faisait la collection. Féru de photographies et de documentaires, ses reportages lors de la crise sociale de 2063 lui avaient octroyé une courte célébrité. Malheureusement, son intense et éruptif succès fut aussi court que le montant du chèque à la clé, et pourtant, ses clichés dégageaient une puissance émotionnelle indiscutable. Dans une boîte métallique rangée dans un recoin de son appartement, Colin conservait précieusement ses tirages.

Aux premières lueurs du matin, une fois par mois jusqu’à ses neuf ans, Georges Longside emmenait son fils sur le toit de l’une des tours de verre du district intérieur pour y prendre des photos de la ville. Grâce à la complicité d’un ami d’enfance, ils accédaient au dernier étage de l’immeuble où il était possible de contempler un impressionnant panorama. Alors que la brume matinale se dissipait et que la cité bourdonnante commençait à s’éveiller, Colin observait les premiers rayons de l’aurore percer timidement le ciel violacé. À l’ouest, entre les cimes bétonnées des murs de protection et l’horizon, ils avaient la chance de contempler une parcelle de ce qu’on appelait autrefois la campagne. De hauts arbres et de vastes plaines tapissaient cette étendue oubliée de toute une génération. Alors que le futur détective privé apprenait l’art de la photographie en jouant avec les lumières éphémères de l’aube, son père lui narrait les péripéties de sa vie : la rencontre avec sa mère, les années difficiles, et bien d’autres histoires dont il était le dernier à détenir les secrets. Certains contes, plus légers, faisaient écho dans le cœur du jeune garçon, alors que d’autres, plus amers et incompréhensibles à sa juvénile innocence, seraient des coups de poing plus tard. Autour de ce qui était pour eux un copieux petit déjeuner, constitué en fait de brioche desséchée recouverte de pâte à tartiner bon marché, les heures semblaient s’éterniser, si bien qu’elles étaient encore aujourd’hui de doux souvenirs. Citadin de toujours, son père avait l’habitude d’arpenter la ville de long en large pour y prendre ses clichés, l’atmosphère glaciale du paysage urbain contrastant avec ses sujets humains victimes d’injustices.

Soudain, une vibration accompagnée d’un son aigu sortit Colin d’une torpeur éthérée, si bien qu’il eut l’impression de s’échapper d’un rêve à demi éveillé. Un fond blanc, immaculé, apparut sur le mur en face de lui grâce à l’antiquité qui lui servait de projecteur, solidement fixé par d’épais clous au plafond de son salon. Ses maigres revenus ne lui avaient jamais donné l’occasion de jouir des plaisirs qu’apportaient les nouveautés technologiques, celles permettant de créer artificiellement du bien-être, chassant ainsi les peines et les déplaisirs que l’avenir leur réservait.

Lettre par lettre, un texte s’afficha en caractères noirs.

Bonsoir Colin,

J’espère que tout va bien de ton côté. Ta présence est requise demain matin à 11 h au commissariat. J’ai une affaire à te confier que nous ne pourrons pas traiter en interne. Je vais te faire parvenir le dossier numérique. Hâte de te revoir. Tu nous manques.

Mark

La notification, qui s’était imposée à l’ambiance précédemment extatique, clignota trois fois avant de disparaître aussi vite qu’elle était apparue. Le mur retrouva sa couleur terne à mesure que le projecteur s’éteignait. Dans le coin gauche de la pièce, un petit logo orange en forme d’enveloppe resta suspendu indiquant qu’une notification était en attente. Le message était signé par le capitaine du commissariat du onzième district, Mark Torayne.

Un ami et un bon gars, pensa Colin, étouffé par des conditions de travail hors-norme, passant ses après-midi à mettre des ordres de priorité sur les montagnes de dossiers en cours… Il doit sûrement être en train de passer sa nuit à croquer des bonbons acidulés pour décompresser. Une vraie boule de nerfs, à l’énergie inébranlable. Et pour cause, son commissariat gère la superficie ridiculement vaste du district onze, où la misère et le crime ont définitivement élu domicile… J’espère que l’affaire qu’il va me transférer me sera favorable financièrement. Perdre mon temps pour des primes médiocres n’a rien de plaisant.

Cela faisait bientôt dix-sept ans que Colin était photographe judiciaire itinérant, par conséquent, il avait toujours été le témoin silencieux, son appareil photo en main, des horreurs perpétrées dans la cité. En raison des restrictions budgétaires, l’autorité administrative avait été contrainte de diminuer le nombre de fonctionnaires et de professionnels dans les rouages de la police, et faisait occasionnellement appel à ses services.

Malheureusement, médita-t-il, il est devenu tellement simple et banal de prendre des photos avec les appareils modernes, que la profession est en train de disparaître, et cela même dans le milieu artistique. C’est aujourd’hui à la portée de tout le monde de prendre une photo, tellement facile, tellement intuitif. Il y a bien longtemps que ce n’est plus un art, mais plutôt un moyen de se mettre en valeur, de vanter ses qualités physiques. L’image est l’obsession de notre temps…

Les photographes professionnels chargés de prendre les clichés des scènes de crimes avaient quasiment disparu. Il en restait tout au plus une dizaine dans toute la gigapole ; c’était l’un des métiers rejoignant la longue liste des professions en déclin. Tous les corps de métier liés à la photographie, sauf dans les domaines de la publicité et du mannequinat, se battaient pour survivre et garder une place dans la société. Colin avait la chance de posséder le matériel de photographie de son père, devenu objet de collection pour certains nostalgiques.

À toute heure de la journée et de la nuit, il recevait des appels pour des interventions en tout genre. Rétribué au noir, il avait l’occasion d’arpenter les différents districts de la gigapole ainsi que les quelques commissariats. Les interventions sur le terrain l’occupaient souvent quelques heures au milieu de la nuit. Ce rythme de vie, pourtant épuisant, lui laissait suffisamment de temps pour effectuer son travail de détective privé en parallèle, un emploi rendu possible grâce à la précieuse aide de son amie et collègue du commissariat, l’inspectrice de police, Angela Rawlk, dont les connaissances lui avaient permis d’obtenir une licence officielle. Ces licences se répandaient peu à peu aux quatre coins de la gigapole, et pour cause, les quelques postes de police de la cité ployaient sous le nombre de crimes et de délits, que les folies administratives avaient rendus intraitables. Souffrant cruellement d’un manque d’effectifs et de fonds, les commissariats des districts reculés disparaissaient progressivement, laissant ainsi certaines zones à la merci du chaos.

Colin se leva en se tenant d’une main à l’accoudoir du siège, puis s’étira, libérant ainsi certaines tensions musculaires persistantes. Sous la douche, il nettoya le sang sur ses mains, puis enfila une chemise blanche froissée et un pantalon marron, trop large pour lui depuis qu’il avait perdu du poids. Adepte de café noir et brûlant, il alluma la cafetière en frottant énergétiquement ses yeux, maintenant rouges et humides. Son dos, qui s’était légèrement voûté au fil des épreuves, faisait perdre quelques centimètres à son mètre quatre-vingt-neuf. Le regard pensif, il caressa les épais poils bruns de sa barbe avant de saisir sa tasse et de la vider d’une seule et unique goulée.

Il vissa son chapeau en feutre au sommet de sa tête et enfila son long manteau noir. Son masque de protection respiratoire dans une main, il saisit de l’autre son sac à dos en cuir contenant son appareil photo, puis ferma la porte de son appartement derrière lui, avant de disparaître dans les profondeurs de la nuit, oubliant derrière lui son seul et unique moyen de défense, son revolver KITH II.

2

Aujourd’hui, et pour la première fois depuis des mois, Angela Rawlk se plaçait au centre de sa propre vie. Un aparté dans son univers de frustrations, loin de la pression et du stress qui empoisonnaient son quotidien. Du haut de son appartement situé au soixante-deuxième étage, elle profitait des quelques instants de calme précédant la tempête. La séance de sport qu’elle venait tout juste de terminer faisait courir en elle les bienfaits de l’endorphine et de la dopamine, déliant ainsi un amas filaire intérieur, des nœuds formés de fins fils de soie négligés. Elle croyait que le corps était composé de millions de fils, de longues et fragiles fibres qui, au détour des habitudes, à force de négligence et de répétition, finissaient par s’entremêler. En début d’après-midi, elle avait senti un intense besoin de se purifier. Pendant deux heures, les efforts physiques avaient été un parfait exutoire pour elle qui avait pris soin de personnaliser son logement en y ajoutant des accessoires sportifs, notamment un tapis roulant et un vélo d’appartement.

Après s’être douchée, Angela attacha les longues boucles de sa chevelure dorée, les empêchant de s’exprimer en de suaves mouvements aériens. Du produit aqueux brunâtre, qu’elle venait d’y appliquer et de laisser sécher, émanaient des arômes rappelant l’amande artificielle. Les petits échantillons plastifiés, livrés par drone dans sa delivery box, constituaient les rares soins qu’elle s’autorisait, car autrement, sa conscience écologique la culpabilisait. De plus, elle n’appréciait guère de se tartiner de produits chimiques et encore moins de perdre son précieux temps à se maquiller. En se répétant fréquemment devant le miroir ; Je n’ai jamais vu le maquillage imiter le charme, elle avait fini par se convaincre que ces artefacts de la vanité, pourtant massivement commercialisés, ne lui étaient pas indispensables, d’autant plus que, jouissant d’un patrimoine génétique favorable, la nature lui avait offert cet agréable atout qu’accorde la beauté, qui, comme la fortune, ouvre des portes fermement barricadées.

Le canapé l’accueillit en épousant ses formes athlétiques, et la température des coussins s’ajusta naturellement à sa chaleur corporelle. Toutes les sensations de froid qu’elle éprouvait le long de son dos cambré disparurent. Confortablement installée, elle esquissa un sourire qu’elle ne pouvait malheureusement partager, car à trente-cinq ans, Angela n’avait pas eu beaucoup de compagnons, préférant souvent la solitude aux turpitudes égoïstes de la gent masculine. Comme beaucoup, elle vivait seule dans son appartement.

Elle commanda un repas qui fut déposé sept minutes plus tard dans sa delivery box, sorte de boîte aux lettres rétractables suspendues aux parois vitrées de chaque appartement. Ces boîtes en verre trempé permettaient de recevoir à toute heure des livraisons par drones. L’algorithme de l’application qu’elle avait utilisée lui avait proposé, en fonction de ses habitudes et de ses goûts alimentaires, un assortiment de sushis. Grâce aux données personnelles collectées par Algos, ses désirs de consommatrice avaient été anticipés avec une effrayante exactitude.

Pour une majeure partie de la classe moyenne habitant dans la deuxième couronne de la cité, les algorithmes décidaient en partie des événements de leur quotidien, mais aussi des biens et produits qu’ils allaient apprécier et consommer. Les choix individuels qui auraient dû construire les individus tout au long de leur vie étaient maintenant délégués en toute confiance à une intelligence artificielle apprenant et s’adaptant à une vitesse fulgurante.

Les panneaux télévisés qui tapissaient l’ensemble des murs de son logement, vitres comprises, avaient été agrémentés de cadres numériques flottants dans lesquels figuraient d’anciennes photos de sa famille. L’intégralité de son séjour, pareil à un cube de lumière, était constituée d’écrans numériques projetant un paysage vallonné recouvert d’une forêt de pins verts, faiblement agités par le vent. La démarche paisible d’un cerf aux bois proéminents donnait vie au décor de sa caverne de verre. Angela appréciait baigner dans cette atmosphère, car elle profitait de ces moments de calme pour recharger ses batteries.

Elle avait vécu à la campagne jusqu’à ses douze ans, dans un cadre familial aisé, dans l’une des dernières exploitations agricoles indépendantes de l’Ancien Monde. Ses ascendants directs, une mère comptable et un père agriculteur propriétaire d’une importante compagnie d’exploitation céréalière, lui avaient octroyé les avantages sociaux d’une éducation privilégiée. À l’approche de la retraite, son père avait vendu son importante exploitation au leader de l’agro-alimentaire, Althéis, et, profitant de son enviable pactole, il avait acheté pour ses enfants de beaux appartements qu’ils avaient reçus peu après leur majorité. Angela n’avait jamais vécu dans le besoin, cependant, passer des grands espaces verdoyants et sains à la froideur macabre de la cité avait été un bouleversement dont elle ne s’était jamais réellement remise. Angela avait fait partie des rares personnes à avoir été rapatriée dans la gigapole bien après l’édification des murs de protection. Dans certains de ses moments de solitude, teintés de souvenirs nostalgiques, elle revenait souvent à des sensations de son enfance, l’herbe fraîchement coupée, les champs dorés à perte de vue, les chemins rocailleux longeant de frais ruisseaux, l’odeur des rosiers dans le jardin de ses parents ou encore ses évasions nocturnes accompagnées de son petit frère. Ce qui lui manquait le plus était la paisible sensation de se retrouver en plein air. Ce précieux sentiment de paix avait aujourd’hui été remplacé par le stress, l’anxiété et les responsabilités de la vie d’adulte dans le fracas ambiant des transports, bars, disputes, cris et klaxons intempestifs de la gigapole.

Parfois, avant de se coucher, il lui arrivait d’écouter de plaisants fonds sonores naturels pour se relaxer. Elle préférait tout particulièrement la mélodie que pouvait offrir le son de la pluie et de l’orage, car celle-ci lui rappelait les soirées de printemps accoudées aux rebords de sa fenêtre. Dans cet entracte empreint de poésie dans un monde de fous, Angela s’évadait au rythme des aléas de la pluie et du tonnerre avant de tomber dans un sommeil ininterrompu.

Aujourd’hui tout le monde craint cette nature et les dangers qu’elle constitue. Elle est source d’inquiétude. En même temps, les catastrophes naturelles n’arrêtent pas de se succéder. Il n’y a qu’à penser aux traumatismes qui hantent notre conscience collective pour s’en rendre compte…

Soudain, un voile latéral noir balaya le thème forestier qu’elle avait choisi, et apparu sur le mur principal le logo de son émission de télé préférée, celle qui allait la libérer de son stress grâce à de nouvelles histoires scénarisées. Une voix féminine des plus agréables s’éleva dans l’appartement.

[Esperanza a le plaisir de vous présenter les trois derniers épisodes de sa série événement. Record de la soirée : vous êtes ce soir plus de quarante-trois millions de téléspectateurs à attendre les derniers épisodes de la trente-cinquième saison.]

Encore deux épisodes avant le grand final, se dit-elle avec une pointe d’excitation.

[L’épisode va débuter dans un instant. Souhaitez-vous vous faire livrer les sucreries que vous avez l’habitude de manger devant votre série ?]

Angela ne répondit pas et avala expéditivement les sushis commandés plus tôt. La nourriture était si fade qu’elle n’en éprouva aucun plaisir. Puis, elle s’allongea sur son canapé, une couverture chauffante délicatement posée sur ses genoux.

L’hologramme de la table basse située aux pieds du canapé affichait les détails de ses enquêtes en cours. Encore des affaires épuisantes et sans issues qui attendraient, tout comme les soixante-trois messages non lus sur son portable. En réalité, le seul message qu’elle attendait depuis des jours n’était toujours pas dans sa boîte de réception.

Angela ordonna à la commande vocale que sa table basse soit abaissée. L’attente fut inexistante, la réaction instantanée. L’hologramme disparut et la table s’enfonça dans le sol.

Accro au travail, Angela s’était rendu compte qu’elle devait se poser des limites pour passer du temps avec elle-même, d’autant plus que les affaires qu’elle recevait ne lui permettaient pas de développer son évident potentiel d’inspectrice de police. À ses débuts, elle s’était démarquée par sa témérité et ses capacités d’adaptation sur le terrain. Sa perspicacité, son aplomb et son mental de fer lui avaient valu de nombreux éloges sur les bancs de l’école, dont elle était sortie major de promotion. En plus d’une forme physique hors norme, c’était une fine observatrice. Sans peine, elle détectait les mensonges et les faiblesses cachées en analysant ce que les personnes ne disaient pas, partant du principe que le langage d’un individu se détermine d’une part, grâce aux mots et expressions soigneusement évitées et d’autre part, grâce à la gestuelle. C’était pour elle comme naviguer entre les méandres de la nature humaine.

Profitant d’une énième coupure personnalisée de publicité, Angela, ou « Angie » pour ses proches, demanda à ce que la vue du salon soit dégagée. La fine pellicule numérique qui recouvrait l’imposante baie vitrée disparut, dévoilant alors, du haut du soixante-deuxième étage, une scène vertigineuse. Les constructions verticales du district sept fendaient le paysage telles des lances d’acier pointées vers les cieux. Des milliers de drones sillonnaient le dédale formé par les gratte-ciels et chacun d’entre eux s’arrêtait aux delivery box des logements pour y livrer des produits en tout genre. Des perles de pluie, colorées par des diodes multicolores, ruisselaient le long des parois vitrées des panneaux publicitaires et des fenêtres numériques. Ces publicités aux couleurs vives recouvraient aussi bien les fenêtres des habitations que les bâtiments administratifs dans lesquels travaillaient encore, sans aucune passion, quelques centaines d’employés de bureau. De nuit comme de jour, les affiches mouvantes faisaient défiler des slogans pour tous types de produits.

Happée par cette vue à couper le souffle, elle s’extirpa du confort de son canapé pour rejoindre l’étourdissant panorama, sa chemise de nuit dansant de gauche à droiteau rythme de ses foulées. Elle s’assit sur le carrelage chauffé et s’appuya doucement contre la vitre, l’épaule et le front collés à l’épaisse feuille de verre. Contemplant le paysage urbain, dense et animé, son regard balaya l’horizon qui livrait l’impressionnant spectacle des hauts buildings, témoins du progrès humain.

La gigapole s’étendait sur plus de trente-cinq kilomètres de diamètre et avait englouti les banlieues, les communes avoisinantes, mais aussi les villages les plus reculés pour former une cité aux proportions gigantesques. Bordant le cœur de la cité, formé d’un vaste plateau rocheux surélevé, d’imposantes structures verticales s’élevaient à plus de cent mètres. En périphérie de ce cœur, le district un, s’étalaient quatre anneaux de tailles variables. Ces couronnes étaient elles-mêmes divisées en quatre, formant un total de seize districts. Après de nombreuses réformes étalées sur des décennies, urbanistes et architectes avaient redéfini l’agencement des villes, en prenant en compte les enjeux de la surpopulation ainsi que la nécessité de construire des bâtiments capables de résister aux conditions météorologiques extrêmes ainsi qu’aux catastrophes de grande ampleur. Petit à petit, en dépensant des sommes faramineuses, la société C.S.O Construction avait construit et réhabilité des bâtiments en accord avec la norme H.R.E, haute résistance environnementale. La politique de densification, mise en place pour préserver les milieux naturels, avait grassement favorisé la société de rénovation et de construction, qui redessinait à sa guise le paysage urbain, détruisant progressivement l’ancien bâti pour construire de hautes barres d’immeubles collectifs aux parois translucides incassables. Jusqu’à présent, seulement une infime partie de la gigapole avait pu bénéficier de ces évolutions et par conséquent, la majorité des résidents de la cité attendait de pouvoir enfin jouir de logements décents, assurant un minimum de sécurité face aux conditions météorologiques extrêmes telles que les insoutenables chaleurs de l’été. S’élevant parfois jusqu’à cent trente mètres, la capacité d’accueil de ces gigantesques phallus de verre était exceptionnelle. Ces mini-villes verticales à la pointe de la domotique comprenaient les commodités nécessaires à la vie de tous les jours, tout en constituant de luxueux dortoirs aux appartements cubiques, tous identiques les uns aux autres. Les employés en télétravail n’avaient nullement besoin de quitter leur appartement, car chaque propriété disposait d’une delivery box. À mi-hauteur, ces gratte-ciels incassables possédaient des statio-ports : des plates-formes d’atterrissage réservées aux navettes publiques.

La voix de femme s’éleva de nouveau, perturbant ainsi les rêveries d’Angela.

[Le programme va reprendre et votre attention est distraite du contenu télévisé. Voulez-vous mettre le visionnage en pause ?]

Finalement son émission reprit, mais elle n’y prêta guère attention, trop absorbée par le ballet des navettes et des drones virevoltant en contrebas. Des grues dépassaient des immeubles en face d’elle, et d’imposants échafaudages emmenaient les ouvriers à des hauteurs vertigineuses. Les avenues du district sept, illuminées par les enseignes multicolores des façades publicitaires ainsi que les thèmes personnalisés affichés aux fenêtres des logements, commençaient à se désengorger. Les longs trains suspendus déversaient les derniers flots d’individus, qui, du haut de son observatoire, lui évoquaient d’innombrables fourmis se pressant dans un océan de glaces réfléchissantes. L’affiche publicitaire de l’immeuble à sa droite vantait les exploits technologiques du dernier téléphone mobile, qui ressemblait à une fine pellicule plastifiée, apparemment plus souple que le modèle précédent. Bombardant les yeux de couleurs éclatantes et pulvérisant la rétine d’images épileptiques, les effets numériques, aussi psychédéliques que frénétiques, étaient exagérés par des graphistes dont la liberté artistique se limitait aux obligations de leurs contrats.

Le front d’Angela collait à la vitre froide. Ses pensées s’étaient abandonnées aux tragiques illusions de la rêverie, lui donnant un regard doux et chimérique. Elle savait aussi parfois apprécier l’ambiance calme et mélancolique que la ville endormie pouvait offrir, à défaut de lui proposer les paysages naturels qu’elle aimait tant et dont les réminiscences s’estompaient peu à peu.

Elle passa une nouvelle fois en revue ses messages sans trouver celui qui l’intéressait et qu’elle attendait avec inquiétude.

Bon sang, Mike, où es-tu ? se questionna-t-elle en pensant à son frère, prise d’un soudain élan de tristesse. Cela fait une éternité que je n’ai plus de tes nouvelles… Déjà que je n’ai pas pu te voir la dernière fois à cause de mon intervention dans les locaux de la société Rébos… Tes recherches dans les zones naturelles nous éloignent constamment… Tu me manques…

Avant d’aller se coucher, Angela regarda les deux épisodes restants de sa série. Une fois dans son lit, elle positionna son amplificateur de sommeil sur le haut de sa tête. Le casque Dreamer 02, facilitait l’endormissement et stimulait l’apparition de rêves. Une fois bien ajusté, le casque qui recouvrait la partie supérieure de son visage s’ajusta à la forme de son crâne et prit une teinte violette. À son plus grand soulagement, les ondes positives du casque créèrent en elle un sentiment de plénitude.

Elle remonta la couette et demanda à ce qu’un fond sonore soit mêlé à l’ambiance de sa chambre. Le cerf réapparut sur les parois boisées de sa chambre, les apaisantes sonorités de la forêt allaient enchanter son sommeil.

3

L’atmosphère lourde et humide pour un mois de septembre précédait l’orage et le ciel légèrement étoilé se teintait progressivement de plomb. Une imposante vague cotonneuse couleur pétrole voila la lune.

L’avenue qui longeait le modeste appartement de Colin était aussi bruyante qu’excessivement fréquentée. Du haut de son troisième étage, il s’était habitué à l’ambiance sonore et à ses désagréments, si bien qu’à force d’entendre les vrombissements des navettes et des drones, il n’y prêtait plus attention.

Étourdissant les sens de leurs nuances hétérogènes, les enseignes crépitantes des boutiques bordant les trottoirs animaient la promenade marchande et donnaient vie au spectacle urbain de la basse-ville, théâtre grouillant des activités humaines en périphérie des districts intérieurs. Les senteurs émanant des cuisines séduisaient l’odorat de Colin, dont l’estomac attendait patiemment d’être flatté. Cette allée de la tentation, surchargée d’informations et de logos publicitaires, exhibait un décor surréaliste. Ce climat effervescent était propre à ces modestes quartiers de la cité.

En contrebas des districts intérieurs, la troisième couronne correspondait à l’ancienne ville sur laquelle reposait aujourd’hui la gigapole. Légèrement encaissé et situé entre les tours de verre des districts intérieurs et les logements sociaux des districts extérieurs, ce lieu était principalement occupé par un grand nombre de chômeurs et d’anciens agriculteurs. La misère grandissante, provoquée par un abandon progressif des services publics ainsi qu’une désolante diminution des droits et minimas sociaux, l’avait enlisé dans une pauvreté sans précédent. Ici, les rêves d’exils n’étaient que de douloureuses illusions, et pour beaucoup, naître dans la basse-ville était la promesse d’une vie passée à dépérir et à errer sans but. Des millions de chômeurs vieillissants s’entassaient par dizaine dans des appartements vétustes aux conditions d’hygiène parfois exécrables.

Octroyé à tous les chômeurs, le revenu universel d’inactivité ne permettait pas à ces populations de se loger décemment et de se nourrir convenablement. Cependant, les revenus qui leur étaient versés étaient suffisants pour prolonger leur enfer. Ces miséreux, comparables à une race maladive, étaient condamnés à décliner à petit feu.

Alors qu’il marchait d’un pas rapide, Colin ne put contenir une violente quinte de toux qui le fit se tordre de douleur. Après être sorti de la travée commerciale, il ajusta son bio-masque, qui jusqu’à présent avait été attaché à sa ceinture. Ce masque respiratoire filtrait l’air ambiant, trop souvent étouffant, voire carrément irrespirable.

Quand je pense à toutes les taxes que nous devons payer pour que les laboratoires trouvent des remèdes. On ne voit aucun résultat. Je comprendrais si seulement ils parvenaient à des avancées significatives, médita-t-il intérieurement. Le taux de mortalité lié aux maladies pulmonaires ne fait qu’augmenter d’année en année, et cela malgré les suppliques des populations nécessiteuses… Si seulement c’était le seul enjeu. Cela fait six mois que les travaux de rénovation de la troisième couronne auraient dû commencer, six mois que les premiers signes d’amélioration devraient être là. Qui dit logement décent, dit aussi filtration de l’air. Combien de temps allons-nous encore attendre ?

Avançant parmi les déchets plastifiés aux logos fluorescents jonchant les allées pavées, Colin singeait à son insu les opprimés de la basse-ville, condamnés à court terme à voir leurs poumons encrassés jusqu’à l’asphyxie. En partie financée par les taxes environnementales, la filiale Carver Laboratories, détenue par la société Carver & Lawrence, dont l’une des missions consistait à trouver des remèdes aux maladies pulmonaires, n’était parvenue qu’à synthétiser un premier traitement dont l’efficacité était encore à démontrer. L’air pollué était devenu si irrespirable que les rares hôpitaux accueillaient un nombre inimaginable de malades, qui pour la plupart ne pouvaient pas être soignés. Sans une utilisation régulière d’un bio-masque, l’espérance de vie des résidents les plus fragiles se limitait à soixante ans. Les incendies causés par les chaleurs écrasantes de l’été y étaient en partie pour quelque chose. À force de creuser des carrières sans fond et de se priver de toute végétation, l’humanité avait fini par payer le prix des surexploitations. Aveugles face aux enjeux modernes et à leurs conséquences, les avides dévots du capitalisme des précédentes décennies n’avaient rien fait pour endiguer le réchauffement climatique, si bien que la nature était aujourd’hui synonyme d’une oppressante et indomptable hostilité.

Quel désastre qu’il a fallu attendre que des régions entières sombrent dans le chaos pour enfin entendre la sonnette d’alarme ! Pourtant, celle-ci sonnait depuis bien longtemps. Des millions d’individus ont été balayés par les cieux et les mers, vents et colères, dans le sang et la poussière. En réalité, cette cloche funèbre, annonciatrice de notre sombre destin, nous n’avions jamais su l’entendre. Pourtant sous notre nez, cet avertissement macabre que la nature nous proférait tonnait sans qu’aucun de nous ne réagisse, sans qu’aucun ne s’élève pour protester et porter la figure du changement durable et radical. Pourtant, cela ne fait pas moins d’un siècle et demi que ces questions animent les débats ainsi que nos inquiétudes les plus profondes. Les décennies d’opportunités, d’avertissements, de sensibilisation et de documentaires alarmants n’ont pas suffi à briser notre aveuglement ; un aveuglement alimenté par le confort des technologies, la passivité, les divertissements, et surtout, le profit à court terme.

Colin passa devant la boutique fermée du disquaire. C’était un magasin qu’il appréciait et où il était encore possible de dénicher des perles rares, même si la plupart d’entre elles étaient abîmées, rayées ou encore cassées, toutes victimes des ravages du temps et des révolutions technologiques. Pour quelques sous, il s’y procurait régulièrement une dizaine de vinyles avant de rentrer chez lui, de poser le disque noir sur la platine, de s’affaler sur sa bergère et de laisser la musique apaiser les tourments de son âme. Cela faisait quelques années déjà que Colin côtoyait l’humble vendeur, dernier disquaire et mélomane de la gigapole. À soixante-seize ans, Baptiste Quoin, toujours doté d’une vigueur incroyable pour son âge, accueillait chaleureusement les quelques clients à la recherche de frissons et d’expériences musicales uniques. Il contait des anecdotes sur les artistes de l’ancien temps, comme les interminables concerts devant des foules endiablées de cent cinquante mille personnes, les folies des paradis artificiels, mais aussi les scandales et autres histoires croustillantes décrivant des vies hors du commun. Colin appréciait ces moments de partage avec le septuagénaire, ils lui changeaient les idées et il pouvait également déguster les tisanes que préparait le mélomane à l’âme nostalgique. Tel un alchimiste, Baptiste avait l’habitude de préparer ses propres infusions en utilisant des plantes ou des fruits séchés qu’il cultivait lui-même dans une serre à l’arrière de son magasin, grâce à des graines qu’il conservait depuis des années. Colin se souvint une fois avoir été dégoûté par une infusion à la lavande dont le disquaire n’était pas peu fier, du moins jusqu’à ce qu’il goûte lui-même l’infâme potion qu’il venait d’inventer. Baptiste avait tout recraché sur le sol avant qu’ils n’en rient. Colin lui rendait régulièrement visite pour discuter, mais surtout pour entendre son vieil ami râler en évoquant l’état du monde tout en apportant humour et joie dans un univers qui s’assombrissait. Baptiste était drôle et savait raconter des histoires invraisemblables. Ses yeux, pleins de malice, rappelaient ceux d’un enfant préparant une mauvaise farce à l’un de ses chers camarades. Il n’était pas très grand, à peine un mètre soixante-cinq, avait de profondes rides sur son front dégarni, et deux fossettes creusées par une vie passée à rire aux éclats. Se disant « bon vivant raisonnable », il vivait de musique et des rares bonnes choses que la vie pouvait encore lui offrir. Sentant au fil des jours son énergie s’évaporer, le solitaire avait abandonné son instrument de musique préféré, un magnifique saxophone ayant appartenu à un artiste majeur de l’Ancien Monde. Malheureusement sa santé ne lui permettait plus d’en jouer. Tant bien que mal, il faisait face, seul, aux aléas de la vie et aux contraintes économiques de sa maigre retraite, sans pour autant altérer son caractère généreux, attentionné, toujours à l’écoute des autres. Il trouvait refuge dans la musique et ses plantes aromatiques. Pour Colin, cet homme avait tout d’une encyclopédie du savoir-être, car son contact aux autres était toujours amical, compréhensif, loin de tout jugement hâtif. Leur relation s’était d’autant plus soudée qu’ils avaient partagé en partie le même destin tragique. Si Colin avait alors perdu son sourire, Baptiste, lui, arborait toujours le sien.

Isolé du monde, Colin se laissa happer par le flot de ses pensées. Ses sens effleuraient à peine son environnement car son esprit parvenait difficilement à ralentir et à lâcher prise, si bien qu’il gardait en surface, comme si son environnement était une réalité subalterne et volatile, toutes les informations qui l’entouraient. Malgré son esprit bouillonnant et son imagination, il demeurait néanmoins continuellement aux aguets.

Le carrefour sur lequel il déboucha était assiégé par des manifestants : des free-birds, aisément reconnaissables à leurs cache-œils rouges et à leurs haillons. Vingt-neuf années auparavant, ce groupe contestataire avait été surnommé par les médias : « les simplistes », ou encore les « naïfs de l’ancien temps ». La population des districts intérieurs qui évoluait constamment au sein du réseau social Arborus, vecteur d’une pensée unique, s’était approprié ce surnom pour dévaloriser et ridiculiser publiquement une vision du monde jugée archaïque, simpliste, aussi ridicule qu’utopique. Les rares actes de violence de ces manifestants, rendus indispensables par leurs conditions de vie, n’avaient eu pour seul résultat que de les transformer aux yeux de l’opinion publique en un groupe menaçant, dangereux pour l’équilibre social. Les adeptes de ce mouvement avaient en partie disparu et seuls certains groupes isolés parvenaient encore à se rassembler pour se faire entendre. Outre des revendications sociales pour une vie plus décente, ce mouvement prônait le retour d’une philosophie écartée par les âges, une vie plus simple, indépendante de l’influence carnassière du progrès à outrance. Leurs ancêtres avaient été témoins des conséquences ravageuses du progrès, notamment technologique, sur la nature et sur l’Homme. Jugeant les innovations trop intrusives, ils se battaient pour une liberté d’expression étendue, et malgré une subtile et constante surveillance, ils s’époumonaient pour être entendus. En se déconnectant du monde virtuel, ils s’étaient libérés de leurs chaînes et avaient réappris à questionner leur réalité. En sa qualité de photographe judiciaire occasionnel, il comprenait bien les enjeux du mouvement.

Colin songea à ce que disait son père en développant ses photos dans la lumière rouge de son laboratoire. Dans un monde dévoré par la surveillance, l’information et le progrès, il pensait que la civilisation commencerait à s’écrouler le jour où, introduit dans le peuple, le jeu narcissique de l’apparence et des réseaux sociaux supplanterait la beauté de l’esprit, qui permet de questionner les fondements de la condition humaine, de la liberté et de ses droits inaliénables. « Un effondrement par la bêtise ! » lançait-il parfois. En effet, trop préoccupée par le regard des autres, les réseaux sociaux et les divertissements de masse, la classe moyenne avait succombé au confort de l’ignorance dont se nourrissaient les obscurs rouages de l’administration. Une partie du monde était devenue une vitrine numérique et les résidents de la deuxième couronne, cloîtrés dans leurs tours de verre, s’étaient transformés en affiches publicitaires, avec pour ambition cet unique mensonge : montrer aux autres le meilleur d’eux-mêmes à travers des filtres, des façades et des artifices.

Les manifestants brandissaient des pancartes et criaient des slogans à tue-tête tandis que les forces de l’ordre tentaient de les contenir pacifiquement. Une navette de la police se trouvait en position stationnaire au-dessus de leurs têtes ; ses propulseurs rugissaient férocement et crachaient un panache de combustible enflammé. Des silhouettes dépassant du véhicule, avec des armes de neutralisation dans les mains, scrutaient la foule à la recherche d’éventuels débordements, attendant l’instant propice pour tirer leurs fléchettes tranquillisantes.

Un frisson parcourut la nuque de Colin.

Ce type de regroupement est devenu rare ces dernières années. Ils sont de moins en moins nombreux… Et pourtant… les résidents de la basse-ville et de la quatrième couronne n’en peuvent plus de subir les conséquences désastreuses des restrictions budgétaires et des inventions technologiques, celles qui offrent des « vies » passives, dépendantes des outils numériques… Nous sommes devenus des zombies immobiles aux yeux rivés sur nos écrans, songea Colin. Les citoyens aisés ne sortent plus de chez eux, à part pour aller travailler. Encore que, le travail se raréfie à cause de l’automatisation progressive des métiers… À ce propos, le gouvernement vient de voter, dans l’indifférence la plus totale, la diminution du revenu universel d’inactivité. Ceux qui ne travaillent plus par manque d’offre gagneront encore moins… Ils auront uniquement ce que le gouvernement accepte de leur donner et rien d’autre… L’époque dans laquelle nous survivons est impitoyable. Elle ne fait aucun cadeau.

Malgré son pessimisme, constamment souligné par son regard vert mélancolique, Colin balaya ses pensées, fruits de ses incessantes ruminations, et parvint à se recentrer sur ce que sa vie lui offrait aujourd’hui de plus agréable. Le visage de Candy lui vint à l’esprit, suivi d’une odeur et d’un doux souvenir. À chaque fois que la jeune femme s’invitait dans ses rêveries, vêtue de rouge et de splendeur, telle une déité apparaissant dans une nuit privée d’étoiles, un sourire se dessinait sur ses lèvres.

Alors que les cieux commençaient à pleurer sur la cité de verre, il s’enfonça en bordure du district onze où il traversa d’étroites ruelles aux trottoirs délabrés. Au plus profond de la basse-ville, là où les caniveaux formaient d’infinis dédales, se trouvaient toutes sortes de boutiques allant des bars miteux aux restaurants surchargés. Les ruelles, pareils à d’étroits et poisseux dépotoirs, étaient agitées par les voix graves des sans-abri alcoolisés ainsi que les cris provenant des logements insalubres et surpeuplés. Quelques âmes, en proie aux effets de l’alcool, s’arrêtaient ébahies devant les vitrines de poussiéreuses et sombres boutiques proposant des objets aussi anciens que variés. Ces modestes musées constituaient les derniers refuges de trésors oubliés.

Ces dernières années, Colin avait mené ici-bas un grand nombre d’enquêtes, des contrats par-ci par-là qui lui avaient fourni son lot d’histoires sordides. Le quartier n’était pas bien fréquenté, mais ne représentait cependant pas un réel danger. La scène nocturne était principalement occupée par des âmes moribondes, épuisées de survivre et d’être les victimes du système.

Les catastrophes climatiques sont à l’origine de restrictions sans précédent dans l’histoire. Les impôts pour trouver des solutions alternatives et nous protéger des cataclysmes n’ont cessé d’augmenter ces dernières années… Les populations les plus fragiles paient le prix fort. Il n’y a qu’à faire un séjour dans les districts extérieurs pour s’en rendre compte… Les âmes s’empoisonnent et périssent lentement. Rien n’est plus désespérant que de traverser cette partie de la ville. C’est ignoble. Sommes-nous tous destinés à étouffer dans ces quartiers malfamés où règnent pauvreté, vols, pillages, viols et drogues ?

Ses pas énergiques effleuraient le sol à grandes enjambées et évitaient les bouteilles de verre, cannettes et autres déchets. Colin bifurqua à droite et percuta de plein fouet un individu encapuchonné. L’épaule de l’inconnu percuta violemment sa clavicule, et il lança un regard perçant en direction de la silhouette noire qui disparaissait peu à peu dans les ténèbres de l’allée. Le dos voûté, l’individu marchait lui aussi d’un pas rapide, visiblement impatient de rentrer chez lui et de retrouver le confort de son lit ou sa dose fraîchement récupérée de mécalion.

Conçu par Médilaw, la filiale de Carver & Lawrence, le mécalion était une drogue synthétique destinée à accompagner l’euthanasie. En principe, et ce depuis le début des années soixante, chaque citoyen à la lisière de la mort était en droit d’exiger une piqûre de ce liquide miracle de la part des médecins. Dans les derniers instants de la vie, ce produit brunâtre provoquait une pure allégresse, une joie si intense qu’elle faisait disparaître toutes les craintes liées à la mort. Sans provoquer la moindre douleur physique, une dose de dix millilitres assurait en moins de cinq minutes l’arrêt total des fonctions cérébrales. Ce produit chimique avait pour premier mais cependant désagréable effet de déverser dans la lumière de la conscience tous les contenus refoulés dans une explosion d’hallucinations psychédéliques. Mais une fois les amères révélations de l’esprit estompées, s’ensuivait alors un trip cosmique doublé d’un apaisement progressif de toutes les peurs inhérentes à la condition humaine. Les images oniriques aux émotions et sensations plus vraies que nature exauçaient l’ensemble des désirs inconscients. Le contenu de ces images idylliques, à la limite du surréalisme, était bien différent des vies vécues par les résidents de la gigapole, c’est-à-dire loin de la misère, de l’ignorance, du mal-être existentiel, de la passivité et de l’anxiété qui rongeaient la population. Dans un monde fait d’aliénation et de nihilisme, cette deuxième étape s’avérait aussi jouissive que libératrice. Au cours de l’ultime traversée, les chaînes de l’esprit que le conditionnement avait façonnées depuis des milliers d’années s’effondraient pour que l’esprit retrouve sa forme la plus pure, la plus instinctive et naturelle. Enfin, la vie se terminait sur un orgasme démesuré. Bien qu’il fût impossible de prouver leurs dires, ceux qui s’étaient approchés de la dose maximale assuraient que c’était comme tomber amoureux une ultime fois avant le saut final. Une poignée de trafiquants étaient parvenus à mettre la main sur des cargaisons de mécalion pour finalement revendre des doses réduites aux résidents des districts extérieurs. Les logements sociaux de la gigapole, situés entre la basse-ville et les bidonvilles, regorgeaient de cet agent hallucinatoire dévastateur. Quelques millilitres de ce produit artificiel suffisaient à faire s’effondrer en l’espace d’une heure, les barrières mentales ancrées en chacun. Les peines s’estompaient tout en offrant l’apaisement nécessaire aux songes pour éprouver de la joie. Toutefois, au long terme, les effets secondaires du mécalion étaient destructeurs, car en plus d’une dépendance garantie, les tentatives de rémissions constituaient une épreuve que peu étaient parvenus à surmonter sans séquelles. Colin connaissait les effets du produit synthétique ainsi que ses conséquences sur l’organisme, et parfois, sa main droite tremblait de manière incontrôlée, lui rappelant ainsi les erreurs de son passé.

Partout où Colin s’aventurait, un épais rideau de pluie semblait l’accompagner. Au loin, le ciel grondait, pareil à une fureur divine se préparant à punir l’être humain de sa présence et de son insolence. Il trottina sous les interminables trombes d’eau pendant une dizaine de minutes, et arriva devant l’entrée d’une bâtisse de briques rouges. Au-dessus de la porte en bois figurait un néon bleu et rose sur lequel était écrit en attaché « Blue Heaven » et dont la lettre « l » clignotait par courtes saccades. L’immeuble de quatre étages avait été construit au milieu du vingtième siècle et faisait partie des vestiges de cette époque, témoin de son temps et de ses enjeux. Tristement, les saisons ne l’avaient pas épargné ; la façade semblait être à deux doigts de s’écrouler tant les fissures lézardaient les murs. L’ancien hôtel était devenu un temple de la chair, un dortoir réservé aux pulsions humaines. C’était une adresse secrète, estimée de ceux qui se refusaient à goûter à la froideur désincarnée des robots sexuels, pourtant abondamment commercialisés dans les districts intérieurs.

Colin toqua quatre fois à la porte, secoua son long manteau marron, puis, frissonnant de tous ses membres, souleva son chapeau pour passer une main dans ses cheveux bruns en prenant soin d’essuyer son front et sa nuque.

Ce maudit temps, se dit-il, ça fait des jours qu’il n’arrête pas de pleuvoir, les égouts débordent et les rues de la basse-ville sont déjà inondées… Autant dire que la fonte des glaces n’arrange rien au phénomène… Je ne vois pas comment, dans les prochaines années, les quantités de pluie pourraient diminuer… À vrai dire, tous les phénomènes météorologiques sont amplifiés, multipliés par trois ou quatre. Les conditions de vie de la troisième couronne sont insupportables, et je ne parle même pas des odeurs nauséabondes, des problèmes d’hygiène et de cet état de délabrement général. Le district ne fait rien pour trouver des solutions et la situation empire de jour en jour. Les maires ne font absolument rien pour arranger les choses. On se demande à quoi ils servent… De toute façon, ils sont corrompus et les élections sont truquées.

Il pensa aux personnes vivant les pieds dans l’eau, attendant et priant pour une soudaine éclaircie dans leurs vies, un peu d’espoir.

Enfonçant ses mains au fond de ses poches, Colin sentit l’énervement le gagner. Il prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Son esprit ne parvenait pas à trouver le peu de paix nécessaire pour ralentir ses pensées, fruits de son éternelle insatisfaction. En passant son temps à ruminer, il arrivait parfois à pousser ses réflexions en des lieux reculés, s’approchant de certaines réponses sur la nature humaine.

Alors qu’il enlevait son bio-masque, le tintement métallique d’une clé suivi d’un léger cliquetis le sortit de ses pensées. La porte s’ouvrit, laissant apparaître un individu qu’il n’avait encore jamais vu au Blue Heaven. Malgré sa petite taille, sa voix résonna dans tout le hall. « Entrez ! » s’écria-t-il, une main plaquée au-dessus de ses yeux pour éviter de mouiller ses petites lunettes rondes. Le réceptionniste d’une cinquantaine d’années était vêtu d’une salopette en jean, mettant en évidence sa bedaine, et d’un imperméable jaune fluo. Par endroit, son crâne était mal rasé, et de fines coupures rouges parcouraient la peau irritée au sommet de sa tête.

« Que veux-tu ? » questionna-t-il en fixant ses prunelles dans celles du photographe, ne faisant rien d’autre que l’observer intensément. « Je viens voir Candy », répondit Colin d’une voix calme et assurée malgré le malaise que lui procurait l’inconnu en face de lui. Le regard du réceptionniste roula au-dessus de ses lunettes tandis qu’un sourire naissait sur le bord de ses lèvres.

Cette partie de la cité regorge de personnages intrigants. On ne s’ennuie jamais à défaut d’y passer un bon moment. C’est probablement un remplaçant. C’est bien dommage, Jeff était un bon gars… C’est sûrement pour cette raison qu’il ne faisait pas l’affaire… Je préfère me méfier du petit nouveau.

— Malheureusement, elle ne travaille pas ce soir. Mais je peux te proposer d’autres produits. Sinon repasse, mais ne me fais pas perdre mon temps !
— Pouvez-vous lui dire que c’est Colin ? demanda-t-il en dissimulant sa déception.
— Oh ! Voilà, un malin, pensant qu’il peut venir ici et demander ce qu’il veut, quand il veut. J’en ai vu pas mal des p’tits gars dans ton genre ! Tu sais, en manque d’affection. Ils s’attachent rapidement ceux-là. Une fois qu’ils ont leur petite poulette, ils ne s’en détachent plus. Je te préviens, maintenant que je suis là, j’ai tous les clients à l’œil. Tu ne fais pas exception !

Avant de se retourner et de s’asseoir sur une chaise rafistolée située derrière un bureau, celui-ci ajouta : « Notre Lucy s’ennuie ce soir, va donc lui rendre visite. Pour ce qui est de Candy, il faudra revenir. Va t’amuser maintenant ! »

En dépit d’une certaine irritation, Colin acquiesça.

Le réceptionniste trifouilla dans un des tiroirs de son bureau pour y extraire un badge rond de quelques centimètres. Tandis qu’il levait le bras pour lui remettre la clé, le détective privé remarqua des marques de brûlure sur les mains du nouveau venu : elles étaient recouvertes de tâches violettes, pareilles à des dessins abstraits gravés dans la chair. Sa peau semblait avoir fondu.

— Mes souvenirs te plaisent ? ricana-t-il en dévoilant une rangée de dents jaunies par le tabac et les sodas en tout genre. Ils font toujours le même effet aux étrangers. Tu verras, c’est comme tout dans ce monde, on finit par s’y habituer !

Derrière Colin, le mur s’alluma, laissant apparaître des personnages hauts en couleur, puis le volume augmenta sans qu’il eût été nécessaire d’actionner un quelconque bouton.

Ne sachant quoi ajouter, il s’extirpa du champ de vision du gardien de l’hôtel, avant de monter les marches deux à deux jusqu’au troisième étage.

Quel étrange personnage ! Insondable et imprévisible. Le cocktail parfait d’un individu peu fiable. Surtout qu’il sait cacher une arme. L’ancien réceptionniste n’était pas armé… Il s’est vraisemblablement passé quelque chose ces derniers jours. Et Candy ? Pourquoi n’est-elle pas disponible ce soir ? Cela n’arrive pas souvent.

Colin arriva à l’entrée d’un long couloir, parsemé de portes métalliques épaisses et luxuriantes, dénotant avec l’état général des murs tâchés par l’humidité. Le plafond était recouvert de guirlandes lumineuses bleues et des petits trous au-dessus de sa tête laissaient échapper sur la vieille moquette, des gouttelettes noircies par les teintes bleutées des ampoules.

Après être passé devant la porte blindée sur laquelle était inscrit « Lucy », Colin s’arrêta devant la troisième porte à gauche. Une agréable pensée traversa son esprit, accompagnée d’un léger pincement. Il posa délicatement sa main sur la porte lisse et froide. Cela faisait bientôt huit mois qu’il était devenu un client régulier de Candy. En quelques jours seulement, ils s’étaient pris d’affection et de tendresse l’un pour l’autre. D’interminables discussions en ébats torrides, ils passaient des nuits complètes à se soutenir mutuellement, comblant le vide intérieur que les aléas de la vie avaient creusé. Sans le moindre jugement, ils s’écoutaient et se comprenaient. Colin lui avait appris à jouer aux échecs en utilisant le plateau de jeu qu’il avait trouvé dans un des vieux cartons de son père. Avec le temps, Candy s’était révélée très douée et lui posait des difficultés lors de leurs longues séances nocturnes. Rien n’était aussi agréable à ses yeux que de partager un moment en sa compagnie, loin des technologies permettant de rester chez soi dans son confort individuel, se socialisant par écrans interposés.

Colin rebroussa le chemin, et une fois devant la porte de Lucy, positionna le badge sur un support de taille égale. Un voyant rouge s’alluma et une voix féminine robotisée sortit de l’interphone.

Demande d’autorisation prise en compte. En attente de confirmation… Veuillez décliner votre identité.

Familier du fonctionnement, Colin approcha le bas de sa paume droite à proximité du détecteur I.S.S, Identity Secure System, et sentit la puce de son poignet chauffer au contact du détecteur. Un second voyant rouge s’alluma en dessous du précédent.

I.S.S : Identifiant : CL2019-A1005608B. Identité confirmée. Colin LONGSIDE.

Le privé devait maintenant attendre que Lucy déverrouille sa porte pour pouvoir y entrer et goûter aux plaisirs de sa chair.

Votre compte a bien été débité. Nous vous souhaitons une agréable soirée.

La voix s’estompa, deux lumières vertes remplacèrent les voyants rouges et la porte s’ouvrit lentement.

Une odeur d’encens parfumé à la cardamome s’échappa de la pièce et séduisit Colin qui pénétra dans l’antre du stupre, là où il succomberait à la tentation.

4

Assoupi aux côtés de Lucy, l’esprit embrumé et les muscles légèrement endoloris, il ouvrit difficilement les yeux. Encore endormie et dos au détective, le corps tatoué de la prostituée était recouvert d’un fin drap transparent laissant peu de place aux douces folies de l’imagination. Son torse se soulevait au rythme de ses respirations. C’était une belle femme à la peau légèrement ambrée.

Reposant dans une ambiance tamisée aux teintes rouge orangé, Colin prit quelques secondes pour observer la chambre. Des bougies parfumées aux formes surprenantes éclairaient les tentures orientales recouvrant les parois numériques, et sur lesquelles elle avait peint des mandalas. Les senteurs rappelaient de subtiles saveurs sucrées ; de quoi conjurer les odeurs de transpiration et de vice précédant leur sommeil. Les flammes des bougies, mouvantes et incontrôlables, faisaient danser sur les tapisseries des ombres insaisissables. Il profita de cet instant de paix, en dehors du temps et de toute autre préoccupation pour allumer l’avant-dernière cigarette de son paquet.

La chambre donnait sur une étroite et rudimentaire cuisine et une salle de bain encrassée constituée d’une douche à l’italienne aux joints mangés par la moisissure, d’un WC, d’un miroir et d’un petit meuble accueillant un lavabo fissuré. Son attention fut attirée par un cadre posé sur le plan de travail de la cuisine. Au centre de la photo aux bords jaunâtres, une petite fille souriante d’à peine six ans posait pour ce qui devait être un membre de sa famille. Son regard pétillant de naïveté conférait à la photographie un caractère bouleversant. Qui que cette fillette fût, les chances que ce sourire soit aujourd’hui tout aussi radieux étaient bien minces.

Ce n’est pas Lucy, la photo n’est pas si ancienne que ça… En revanche, il existe peut-être un lien de parenté. Des similarités physiques, à défaut d’une innocence partagée. Il y a une ressemblance, un air dans le regard… Sa fille peut-être ? Oui, mais, Lucy fertile ? Capable de porter la vie ? Quelle probabilité ? C’est quasiment impossible avec les problèmes de fertilité que rencontre la population… La petite fille ne devait pas avoir plus de sept ans quand la photo a été prise.

Colin resta allongé un court moment sur le lit avant d’éteindre sa cigarette et de chercher ses habits. Une fois son manteau enfilé et son chapeau vissé sur sa tête, il quitta la pièce sans un bruit, puis descendit à l’accueil où se trouvait le réceptionniste, qui, ronflant bruyamment, se trouvait dans une position fort inconfortable. La série télévisée qu’il regardait était toujours affichée sur le mur numérique, mais le son s’était naturellement coupé dès qu’il s’était assoupi.