Silence - Adrien Loesch - E-Book

Silence E-Book

Adrien Loesch

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Beschreibung

Passionné de littérature, Martin Tesson, étudiant en situation précaire, vit dans une chambre de bonne et fait la queue devant les banques alimentaires. Entre deux soirées alcoolisées et deux poèmes, cet artiste pessimiste rédige des articles pour un journal universitaire au sujet des conditions de vie de ses camarades étudiants. Un jour, alors qu’il se rend chez sa mère, atteinte d’un Alzheimer précoce depuis quelques années, une vengeance intéressée s’impose à lui : et s’il dérobait l’argent de celle qu’il méprise ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Adrien Loesch considère l’écriture comme un besoin impérieux, un souffle brûlant de l’âme qui doit être expulsé. Dans Silence, il explore un personnage aussi complexe que torturé, dont l’état d’esprit est tourmenté par ses doutes et ses contradictions.

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Seitenzahl: 221

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Adrien Loesch

Silence

Roman

© Lys Bleu Éditions – Adrien Loesch

ISBN : 979-10-377-6089-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

XXII – Parfum exotique

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,

Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,

Je vois se dérouler des rivages heureux

Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;

Une île paresseuse où la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;

Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,

Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

Je vois un port rempli de voiles et de mâts

Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,

Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,

Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

Charles Baudelaire,Les Fleurs du mal

Le silence est une lune de miel avec la vie.

Puissiez-vous le découvrir avant que dans votre cœur il ne fasse nuit.

Partie 1

Déclin

1

29 octobre 2021

À l’aube de sa vie, les perspectives de Martin Tesson étaient inéluctablement obscures, et parfois si désespérantes que ses déambulations nocturnes, chancelantes et avinées, risquaient à chaque occasion de mal se terminer. Si ce pessimiste n’avait pas eu en lui une âme de poète torturé, un amour absolu pour les femmes, ainsi qu’une rage sourde envers l’administration et les institutions en général, alors le fardeau qui pesait sur ses épaules aurait été plus léger. La vulgarité du monde l’écœurait avec une telle passion qu’il se surprenait à être étouffé par ses propres ruminations. Son esprit était pareil à un porte-folio des déceptions humaines que ses espérances inabouties rendaient davantage amer et maussade. Ce qui avait eu lieu plus tôt dans sa vie semblait lui dévoiler, dans des lignes aussi sinueuses qu’enténébrées, les aléas furibonds de son avenir.

« Sur l’échelle des hommes, j’ai le malheur de me trouver sur les premières marches, parmi la jeunesse qui côtoie la faim au gré des journées qui s’éternisent », se disait-il à lui-même, en patientant, comme à son habitude, devant la banque alimentaire du treizième arrondissement, à quelques centaines de mètres de la chambre de bonne qu’il louait à son oncle depuis maintenant deux ans.

Alors qu’un vent frais s’insinuait entre son écharpe orange et son cou, provoquant un frisson, la jeune femme qu’il précédait se retourna pour le toiser, le sortant ainsi du maelstrom mental dans lequel sa conscience s’était égarée.

Il avait l’œil américain, et, dans un coin de son champ de vision, il avait aperçu son regard vert voyager jusqu’à lui pour l’observer. En dépit de son nez busqué et de quelques défauts physiques, il y avait quelque chose dans son attitude légèrement négligée qui le rendait attirant. Derrière ses lunettes rondes, ses yeux, d’un bleu électrique peu commun, lui conféraient un magnétisme qui ne laissait pas les femmes indifférentes.

Elle devait avoir son âge, soit vingt-trois ans, et portait une jupe courte, qui, pour la période de l’année, constituait une entrave au confort, mais renforçait toutefois l’aura sensuelle qui émanait de sa personne. Ses yeux de biche, plus verts que l’émeraude, soulignés par un fin trait de maquillage noir, dissimulaient une tristesse qui lui eût été impossible de ne pas discerner.

Martin ne regardait pas les autres, il les sondait avec une rare intensité. Des heures durant, il pouvait vous regarder et vous écouter, et vous pouviez être certain qu’il avait saisi une partie de ce que vous désiriez cacher au monde. Il n’y avait pas une contradiction inavouée, un habile mensonge ou une discrète omission qui échappait à son observation. Parfois, seule une poignée de secondes lui était nécessaire pour déterminer s’il vous éviterait ou pas. Ces derniers temps, il avait fait de l’évitement sa spécialité.

La première lueur fébrile qu’il discerna dans les deux prairies verdoyantes avec lesquelles elle regardait le monde fut celle de la solitude ; celle-ci semblait si abyssale qu’elle frappa son âme. Martin la comprenait, d’autant plus qu’il partageait son malheur, celui d’attendre trois quarts d’heure dans le froid pour enfin recevoir le repas chaud et insipide qui comblerait leur estomac d’étudiant. Ce soir, il faudrait se contenter d’un couscous bon marché, quasiment immangeable. Il l’acceptait, car il pensait que pour que l’on puisse considérer un produit comme excellent, il fallait bien qu’il existe des produits de qualité inférieure. Pour apprécier le bon, il fallait aussi manger du moins bon. « Les bons produits existeraient-ils s’il n’y en avait pas de mauvais pour les comparer ? Les pauvres existeraient-ils sans les riches ? L’un n’existe pas sans l’autre. »

Sans mot dire, tout en la fixant des yeux, Martin tira sur sa cigarette mal roulée, puis la coinça entre son pouce et son index pour la lui tendre. Elle s’en empara d’un geste lent et la porta à ses lèvres bordeaux. Ses vêtements, une veste en jean peu épaisse, une jupe courte rouge et un débardeur plongeant, qu’il supposait volontairement aguicheurs, ne s’accordaient pas avec son apparente timidité. Il voyait qu’elle en faisait trop, mais aussi que, en dépit de cet attirail d’artifices, son charme aurait suffi à attendrir un cœur de fer. Elle n’était pas aussi authentique qu’elle aurait pu l’être, mais son visage ébouriffa sa sensibilité d’esthète.

Il était évident que ses ambitions personnelles étaient à des lieux de sa situation présente, et si elle s’était retournée, c’était parce qu’elle voyait en lui un moyen de résoudre aux deux problèmes de sa vie : le froid et la solitude.

Alors que Martin était sensible à la singulière beauté de son visage, il demeura de marbre et leva une main autoritaire pour que sa cigarette lui soit rendue.

Si elle n’avait pas été aussi timorée, elle n’aurait sûrement pas attendu aussi longtemps avant de débuter la discussion, ce que Martin, lui, n’aurait jamais fait.

Sans surprise, sa voix douce et tremblante s’harmonisait avec ses yeux clairs, sa peau blanche et ses joues légèrement rosées, mais ne s’accordait pas avec l’inhabituelle impudeur qu’elle avait décidé d’exposer, et dont elle avait secrètement honte. En voulant se mettre en valeur, elle avait fait l’erreur de se vêtir d’une vulgarité qui ne lui ressemblait guère. C’était parce qu’elle ne supportait plus le vide qu’elle ressentait à longueur de journée qu’elle s’était risquée à s’habiller comme une putain, et à trop vouloir s’embellir, elle s’était enlaidie. Si Martin avait été un prédateur sexuel, elle aurait été une proie facile, car au plus profond d’elle-même, elle se sentait si morte que son désir de goûter à nouveau à la vie était devenu plus ardent qu’un brasier. C’est pour cette raison que, contrairement à ses habitudes, elle avait quitté son appartement en laissant le plus de surface de peau possible à l’air libre.

— Étudiant ? s’enquit-elle d’un œil scrutateur, en pointant du doigt le livre que tenait Martin.
— Oui. Nous portons le même fardeau…
— En lettres ?
— Belle déduction. Et toi ?
— Je suis en Droit.
— Oh, mon vieil ennemi, fit-il avant de tirer sur sa cigarette. Je suis en troisième année. J’écris pour une revue étudiante engagée : La Gazette. Je ne suis pas payé, mais je rédige la plupart des articles.
— J’imagine qu’avec l’actualité, les mots ne doivent pas te manquer.
— Eh bien, l’inspiration ne manque pas, à mon plus grand regret, car c’est quand la bêtise de l’homme atteint des sommets qu’il y a le plus de sujets à traiter.
— Il doit bien y avoir d’autres thèmes dont tu apprécies l’exploration. Des sujets plus agréables, fit-elle avec un soupçon de malice dans les yeux.
— J’écris sur les femmes. Vous êtes de passionnants sujets. Il est évident que c’est grâce à vous que la poésie a été inventée. Vous et la nature ! lança Martin, faussement indifférent, mais conscient de l’effet qu’il pouvait provoquer. Vous êtes sa plus belle création. Comment t’appelles-tu ?
— Julie, bredouilla-t-elle en fuyant son regard et en baissant la tête.
— Enchanté, Julie. Tu trembles, fit-il en rallumant sa cigarette avec des gestes lents, et en préparant, avec une assurance mordante, sa prochaine phrase. Tu n’avais pas besoin de te découvrir pour te mettre en valeur… Il y en a pour un moment et les nuits d’automne ne sont pas propices aux séances de bronzage.

Un doux sourire vint éclaircir son visage, et de nouveau, Julie baissa les yeux pour regarder ses bottines bordeaux, de la même couleur que sa jupe et son rouge à lèvres. Prononcée avec un calme fiévreux, cette phrase fit trembler son fort besoin d’attention ; l’idée qu’elle puisse être le sujet d’un texte ou d’un poème renforça l’intensité de ses désirs, que le temps et l’isolation avaient rendus bien trop impétueux pour qu’elle puisse les dissimuler convenablement.

À l’issue de leur maigre collation et de quelques discussions amicales, Martin réprima le sentiment de pitié qu’elle faisait naître en lui, et l’invita chez lui, ce qu’elle accepta aussitôt d’un subtil mouvement de tête.

Sur le chemin, sans qu’elle puisse en comprendre la raison, Martin s’arrêta devant ce qui avait été le bar de son frère. Cela faisait vingt mois qu’il était fermé. Derrière les larges planches en bois qui condamnaient l’entrée, les étagères prenaient la poussière. Par endroits, la vitrine était brisée, et la porte, elle, était définitivement scellée. Cet arrêt provoqua en lui une vague de tristesse, aussi violente qu’irrépressible, d’autant plus qu’il s’était juré de ne plus jamais emprunter cette ruelle. À compter d’aujourd’hui, en se le promettant à nouveau, il la contournerait, quitte à marcher davantage.

En quittant l’enseigne du regard, tout en dissimulant le désarroi qui le traversait, la seule chose à laquelle Martin pensa fut les sanglots de sa mère quand elle avait appris la nouvelle. S’il n’avait pas écarté cette image, il en était sûr, il aurait entendu ses cris résonner dans sa boîte crânienne.

Ils traversèrent un à un les halos lumineux des lampadaires qui éclairaient le trottoir jusqu’à sa résidence.

Sans qu’un mot ne soit échangé, dans la cage d’escalier qui menait à sa chambre de bonne, un modeste et morne placard de onze mètres carrés, Martin vit l’éclat brillant du consentement dans ses yeux, et hypnotisée, c’était comme si elle l’aimait déjà, lui qui, une heure et demie auparavant, était un simple inconnu à l’air sombre lui offrant ce qu’elle désirait tant, une absence d’indifférence froide et brutale à son encontre.

Le cœur battant, le désespoir fiévreux qui habitait Julie rendit sa respiration bruyante et profonde. Quelques instants plus tôt, après qu’il eut pris sa main pour l’entraîner contre lui, elle lui avait susurré qu’elle n’avait plus de place en elle pour des regrets.

Martin approcha lentement ses lèvres des siennes, et en réalité, jusqu’à ce qu’il soit impossible pour elle de ne pas céder à la tentation de se sentir humaine, désirée, et surtout, vivante.

Plus tard, après un soupir d’extase, Julie le remercia d’un murmure dans le creux de l’oreille, avant de s’allonger sur son lit une place, comme si un grand service venait de lui être rendu, et pour lequel elle était reconnaissante. Il avait été doux et passionné, et elle s’était enfin sentie femme, lui enlevant ainsi les sensations de brûlure qui torturaient son âme depuis de nombreux mois.

En s’endormant, elle lui avait rendu sa solitude, et Martin pourrait l’exploiter sans être dérangé. Dans le calme de la chambre de bonne, il alluma une cigarette et la contempla dormir. Sa crinière d’ébène cascadait sur ses épaules de neige. Tandis qu’elle dormait à poings fermés, il caressa délicatement son bras dénudé, puis éteignit sa cigarette mal roulée, se leva pour prendre une bière dans son petit réfrigérateur et s’installa à la chaise de son bureau, en face de la page de traitement de texte qui attendait d’être assombrie.

En chassant la soudaine obscurité qui avait envahi son monde intérieur, il fit le vide en lui en tâchant de cerner ce que la vie avait de plus essentiel et de plus beau. La douceur de sa peau blanche avait réveillé en lui un amour inassouvi, le seul véritable qui l’eût jamais consumé.

Entraîné par une force incandescente, il écrivit les premières phrases qui lui passèrent par la tête, avant de les retravailler, encore et encore, jusqu’à ce qu’il en soit complètement satisfait.

Mais où s’en vont les corbeaux et les nuées grises ?

J’entends au loin, apporté par la douce brise,

Que le printemps et l’été ont eu une fille.

De ce qui est conté, elle avait ton sourire,

Un mont de charmes, une peau saveur vanille.

Si demain, par malheur, je venais à périr,

Alors je braverais un océan de flammes

Pour contempler les belles couleurs de ton âme.

Et si l’échec me barre la route à nouveau,

Alors, plus orgueilleux que le premier taureau,

Je frapperais la terre de mes propres mains,

Jusqu’à ce que tu sentes trembler ton destin.

Une fois qu’il eut terminé, Martin s’étira et alla s’allonger à ses côtés. Il fit courir ses doigts sur son dos brûlant et elle se retourna pour barrer son torse d’un bras blanc.

Allongé sur le dos, une clope à moitié terminée au bord des lèvres, Martin observa le plafond de la minuscule pièce, où son imagination fit défiler des fresques telles que des combats à mort dans des arènes bondées, des banquets organisés par de mystérieux oligarques, des mineurs crasseux, prisonniers de longs tunnels souterrains, des militaires au garde à vous, et enfin, des cuisiniers dépêchés autour de fourneaux béants, de géantes gueules de flammes. Ses visions s’imposaient à sa conscience dans untourbillon d’images précises et mobiles, tantôt réalistes, tantôt extraordinaires. Ses songes étaient pareils à des terres fertiles sur lesquelles poussaient les fruits de son imagination. Si ces illusions n’étaient pas si envoûtantes, il aurait alors eu à faire face à la réalité qui, elle, dans la majorité des cas, paraissait bien moins passionnante. Régulièrement, Martin se perdait dans ces vagabondages de l’esprit, avant d’être rattrapé par les folies de l’existence. Tout ailleurs était vital à sa santé mentale, car s’échapper était une nécessité imposée par sa condition, trop souvent insatisfaisante.

La fin du mois approchait à grands pas et il ne recevrait pas sa bourse avant quelques jours. Combien d’étudiants vivaient dans des circonstances similaires ? Il l’ignorait, mais il devait trouver un moyen de gagner un peu d’argent de poche, de quoi s’acheter quelques vêtements neufs, car les siens étaient si usés que d’ici quelques semaines, il serait confondu avec les jeunes sans-abri qui s’inséraient discrètement dans les queues bondées des banques alimentaires avant de se faire refouler à l’entrée. Les vêtements ne constituaient cependant pas sa priorité, car son réfrigérateur était comme son compte en banque, vide.

Il mit son réveil à six heures trente du matin et s’endormit deux heures plus tard, alors qu’il calculait le temps de sommeil qui lui restait.

À l’image des nuits précédentes, celle-ci fut agitée par les rêves étranges qui empoisonnaient ses repos.

2

Certains matins, elle fredonne de doux airs,

Et à chaque fois, dans mon cœur, elle y chasse l’hiver.

L’élégance est parfois une tornade de simplicité.

À ses côtés, mes maux, je les sens dissipés.

Certains matins, une hanche dépasse des draps,

Et quand elle se lève, s’étire, puis s’en va à petits pas,

Ses pieds effleurent le carrelage avec délicatesse ;

Sa grâce n’a d’égal que son allégresse.

Sur la pointe des pieds, elle prépare le café.

J’ai commencé son histoire sans pouvoir m’arrêter.

C’était comme parcourir un chemin sans se tanner,

Jouir, aimer et grandir avec un regard hébété.

Dévêtue, Julie était tout ce que la vulgarité n’est pas : une déesse inconsciente de son charme, si élégante que ses gestes étaient pareils à des mouvements de danse effectués avec légèreté. Elle était si désirable qu’il pensait qu’un bon nombre de femmes enviaient ses formes impeccables, et de ses pieds délicats à sa longue crinière noire, elle justifiait toute convoitise.

Par-dessus tout, Julie voulait aimer et être aimée, et rien n’était plus plaisant pour elle que d’être l’heureuse prisonnière de ses bras. Elle le dévorait des yeux en attendant de sa part une fougue animale dans ses désirs sexuels, sans doute pour se sentir exister à nouveau, elle qui s’était habituée d’une solitude morne, une interminable torpeur qui prend les noms d’impatience, d’ennui et de vide. L’étudiante faisait l’autopsie des sensations qu’il lui procurait en s’appliquant à la faire vibrer, lui faisant ainsi oublier le jardin à soucis qu’elle avait encombré avec les ruines de ses relations passées.

Sans l’interrompre pour parler de lui ou de ses expériences, Martin l’écoutait comme chaque femme désire être écoutée. Alternant entre d’agréables démonstrations de douceurs et une froideur magnétique et sérieuse, il demeurait pour elle une énigme, un mystère que l’on essaye en vain de percer. Insister pour le connaître davantage c’était réduire ses chances à zéro. S’approcher c’était le perdre, le découvrir c’était s’enfoncer dans des eaux profondes et tumultueuses.

À mesure qu’il la découvrait, il passait sa main dans ses cheveux. Seuls leurs ébats débridés mettaient un terme aux discussions et aux regards silencieux.

Sur les coups de huit heures du matin, ils se quittèrent au bas de l’immeuble, sans que Martin pense à la revoir une troisième fois. Ensuite, il marcha jusqu’à l’université, où il arriva en avance pour travailler sur l’article qu’il devait finir avant la fin de la semaine.

Ce matin-là, pour le magazine de son école, il essaya tant bien que mal d’inventer le témoignage d’un étudiant, qui, sans qu’il en ait conscience, n’était autre que le sien. Toutefois, désabusé et d’une humeur macabre, il ne trouva pas l’inspiration et cela l’irrita. Les mots et les impressions se bousculaient dans sa boîte crânienne, mais il était incapable de leur donner la forme voulue. En réalité, il était agacé de crier en silence sur les pages de cette revue, que la plupart des étudiants, pensait-il, ne lisaient pas. Parfois, Martin se disait que rien ne l’empêchait de réserver une rubrique pour raconter sa vie, et ainsi, se soulager du poids qui pesait sur sa conscience. Il voulait faire de ce magazine un parfait exécutoire, mais il n’avait pas encore trouvé la réponse à la question qui l’obsédait : comment ? Les idées s’entrechoquaient dans toutes les directions et l’absence de ligne directrice ajoutait davantage de confusion à son évident manque de concentration. Plus il y avait de conditions à explorer, de faits à critiquer ou de décisions stupides à décortiquer, plus il avait l’impression de perdre pied et de s’éparpiller. Une négativité diffuse pourfendait son existence.

« Comme bon nombre de mes camarades étudiants, j’étouffe. Nous subissons une asphyxie aussi injuste que désespérante. Peu à peu, la vie s’enfuit de moi et l’espoir ne connaît plus d’éclaircie. »

Martin songea à la jeune femme qu’il avait ramenée chez lui à deux reprises, à ses airs tristes, parfois taciturnes, ses regards langoureux renforcés par l’intensité de sa solitude, et il imagina les contours de sa vie, tout ce qu’il ignorait sur sa condition d’étudiante précaire. La mélancolie hivernale qui s’était lovée dans ses yeux offrait des causes multiples à son imagination.

« À tous les étudiants seuls et en difficulté, sachez que votre fardeau est partagé par un grand nombre. Votre sort ne m’est pas inconnu, moi qui vis dans une boîte à chaussures mal chauffée, en bordure… »

Il soupira, mécontent de ce qu’il composait, et effaça tout ce qu’il avait écrit.

Encore une matinée de perdue, pensa-t-il.

Soudain, quelqu’un fit irruption dans la petite pièce où il essayait de travailler.

— Martin ! s’exclama Timothy, le responsable de la vie étudiante et directeur de la Gazette.
— Merde, Timy, t’es pire qu’un éléphant ! C’est les murs du ministère qu’il faut faire trembler, pas mon bureau et la fine couche de placo qui me sépare du monde, tempêta Martin.
— Je vois, Monsieur est encore de mauvaise humeur ! Tes états d’âme m’accablent ! s’amusa Timothy.
— Ton agitation m’irrite quand je travaille ! C’est déjà assez difficile comme ça de se concentrer, précisa-t-il avant de se remettre à pianoter sur le clavier, encore distrait par l’irruption de son camarade. Il va me falloir un temps fou avant de me replonger dans l’écriture.
— Ça tombe bien ! Arrête d’écrire ! On a un sujet bien plus important !

Martin se tourna vers son collègue et porta sa tasse de café fumant à ses lèvres. La manifestation de sa curiosité, que son visage impassible ne trahissait pas, se fit par un long silence qui intimait à son ami de développer ce qui paraissait sautiller sur le bout de sa langue. Pour ceux qui ne le connaissaient pas, cette apparente tranquillité était trompeuse, car ce qu’il s’autorisait à dévoiler aux autres n’avait rien à voir avec l’incendie qui brûlait son monde intérieur. Timothy, qui le côtoyait depuis plus de deux années, ignorait tout de lui, et pour cause, Martin était entouré de mystères ; son insondabilité faisait partie de sa personnalité, à la fois singulière et étrange.

— Tu as entendu parler de la manifestation d’avant-hier ?

Impatient, Martin acquiesça.

— Une des étudiantes de notre université est à l’hôpital. Elle a reçu un projectile dans l’œil.

Tout en l’écoutant attentivement, Martin roula une cigarette qu’il coinça ensuite entre ses lèvres, légèrement gercées par la bise automnale.

Il analysait tout. À chaque fois qu’il entendait une personne affirmer quelque chose, il se posait la question de savoir si, oui ou non, celle-ci possédait tous les faits nécessaires pour tenir un tel propos. Il appliquait cette gymnastique aux autres, mais aussi à lui-même, au point qu’il réalisait parfois à quel point l’homme était une créature ignorante et pleine de confiance, capable d’imposer avec assurance, des opinions basées sur des données à la fois subjectives et incomplètes. En esprit sans corps, Martin étudiait tout ce qui était dit, du moindre mot à l’idée générale, mais aussi, tout ce qui avait été omis, involontairement ou pas. Il était toujours prêt à titiller et à contredire, quitte à provoquer ou devenir l’objet de sentiments négatifs. Néanmoins, cela faisait quelque temps que ce petit jeu l’ennuyait ; il était épuisé que certains puissent voir en lui un haut degré d’arrogance alors qu’il tâchait seulement d’explorer l’éventail des possibilités dans un monde infiniment complexe. L’ouverture d’esprit était l’une des qualités qu’il chérissait le plus chez les autres. Sa personnalité singulière faisait de lui une énigme pour son entourage, et la solitude était le prix à payer pour son esprit libre.

— Laisse-moi deviner, tu veux que j’aille lui parler ? s’enquit Martin en le fixant du regard.
— Oui ! Et il faut en parler sur la première page de la Gazette. On va aussi poster ton article sur les réseaux.
— Eh merde, murmura Martin en se grattant le cuir chevelu. Je déteste les hôpitaux !
— Oui, eh bah, c’est trop important pour que tes sentiments s’en mêlent.
— T’en as besoin pour quand ? interrogea-t-il en se levant pour se servir un énième café.
— Pour dans deux jours, si possible.
— Ah oui… Tu aurais pu commencer par me dire que c’était urgent, précisa Martin en regardant sa montre, déjà las de tout le travail qu’il devait abattre avant la fin de la semaine.

Le jeune rédacteur n’avait pas encore commencé les devoirs à rendre pour cette semaine et il sentait qu’ils demeureraient inachevés, voire complètement bâclés. Toutefois, il fit de l’interview et de l’article l’une de ses priorités, et nota l’adresse de l’hôpital sur un morceau de papier.

— Tu sais, tu peux la noter sur ton téléphone, ça sera plus simple pour toi, l’informa Timothy avec amusement.
— Hum… fit Martin en se dirigeant vers la porte. Tu sais ce que je pense de la technologie en général.
— Tu vas où, vieux dinosaure ? s’amusa Timothy.
— Prendre l’air !

Dehors, l’automne menait sa loi sur le monde et les passants se cachaient sous leurs parapluies.

Alors qu’il cherchait un endroit pour se protéger de la pluie, son regard tomba sur la une d’un journal indépendant, engagé depuis le premier jour de sa création. « Suppression progressive des droits à manifester. ». Par décret, de la plus arbitraire des manières, des lieux iconiques de rassemblement et de contestation avaient été jugés inadaptés aux foules. L’article mettait en évidence les réflexions douteuses concernant la sécurité, et qui justifiaient cette énième atteinte aux droits fondamentaux.

Martin n’avait que de l’animosité pour le droit contemporain qui, selon lui, aurait dû s’appeler : « la science du contrôle et des interdits au profit des puissants. ». Le droit était au service des possédants, qui soufflaient les contenus des futures lois aux oreilles des pions qui les formulaient, les faisaient voter puis appliquer. Tout était réfléchi de manière insidieuse ; conforme à la mentalité moderne, centrée sur l’optimisation des intérêts privés. Malheureusement, rien n’était plus simple pour le jeune rédacteur que de deviner les motivations à l’origine des récentes évolutions juridiques, et cela le désespérait au plus haut point, car tout ce qui était fait allait à l’encontre du bon sens et d’une volonté bienveillante axée sur le progrès et le respect de l’être humain. Martin faisait partie de la génération consciente des enjeux de son époque, mais qui se sentait impuissante face au pouvoir de ceux qui étaient en train de façonner le monde à leur insu. Si la parole n’était que très rarement donnée aux jeunes dans les médias, c’était parce que leurs propos avaient valeur de conviction, et étaient, par conséquent, dangereux. L’anxiété grandissante des étudiants était justifiée par un avenir commun plus qu’incertain, qui connaîtrait des crises économiques, sociales et environnementales sans précédent. Ces évènements sombres n’avaient pas encore de substance, mais leur anticipation avait un effet pervers sur le mental et la vitalité de toute une génération. Foudroyés par l’impossibilité de se projeter dans un monde marchant sur la tête, ceux qui se trouvaient dans les situations les plus précaires tombaient dans une profonde détresse.