La maréchale - Octave Mirbeau - E-Book

La maréchale E-Book

Octave Mirbeau

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Extrait : Un grand bruit d'eau venait de la chaussée, fouettée par une subite averse : et c'était dans la nuit une galopade d'ombres agrandies de parapluies énormes, un roulis de voitures, des lumières qui filaient, des cris, des portières claquées. Puis, comme les valets de pied accouraient, le caoutchouc ruisselant, le pardessus troussé comme une robe, il rentra. -- Vous savez, mon cher ! fit la comtesse d'Andilly en se levant, si mes chevaux ont une fluxion de poitrine, je vous enverrai la note, comptez-y !... Adieu ! adieu ! Embrassez votre maman pour moi !... Vrai ? Vous ne voulez pas que je vous reconduise, amiral ? Vous allez fondre, je vous préviens !... Viens-tu, Sabine ? Il doit être une heure indue. Elles traversèrent le trottoir, dans une envolée de pelisses et de mantilles. -- Bonne nuit, ma chérie ! dit la baronne, qui montait en voiture, avec un joli merci des yeux à son amant qui l'aidait. -- Bonne nuit ! répliqua la duchesse. -- Elle la baisa au front par la portière. -- Couvre-toi bien !

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La maréchale

La maréchaleLettre-préfaceI – Un mardi aux FrançaisII – La soupente de l’hôtel de VarèseIII – Five o’clockIV – Une fleur dans les ruinesV – Journal du premier cocherVI – Amours sénilesVII – En familleVIII – La « première » du Cercle de l’ÉpéeIX – Un déjeuner à ÉleusisX – Ministère de la charité publique (département des belles relations extérieures)XI – Matin en fleurs, midi en pleursXII – L’aïeuleXIII – Un scandale parisienXIV – La fin d’un ducXV – ChantalXVI – Vierge à vendreXVII – La maréchaleXVIII – Journal d’un premier cocher (suite)XIX – Où l’on va au pasXX – Où l’on va au trotPage de copyright

La maréchale

Octave Mirbeau

À Alphonse Daudet

hommage de l’admiration la plus profonde et du plus reconnaissant respect

Lettre-préface

Cher Monsieur,

Vos épreuves lues avec soin, voici très sincèrement ce que je pense de votre livre.

Avant tout, je crois au succès : une fable amusante et terrible, avec la pointe de carry qui va maintenant dans toutes nos sauces, – la figure de votre maréchale, un Shylock femelle dont Balzac et Dickens vous auraient envié la rencontre, grande dame redescendue aux vilenies de l’instinct, entassant à poignées dans ses vieux bas les actes notariés, les baux, les obligations, les pièces d’or et les billets de banque – une action rapide courant sur des phrases délicatement peintes, puis de l’esprit, beaucoup d’esprit, c’est plus qu’il n’en faut pour la fortune d’un volume.

J’aime votre petite Chantal au joli prénom aristo et catholique, gardant son charme évaporé de naturel et de jeunesse malgré le souvenir de Renée Mauperin.

Par exemple, je lui en veux de l’omelette qu’elle va faire chez le Grec Baccaris. Ces œufs-là ne sont plus frais. Relisez La Faustin [1] et vous pourrez vous en convaincre.

Ou plutôt non, ne lisez plus rien, mon camarade. Tâchez au contraire d’oublier vos admirations et vos lectures, elles seules me gâtent votre joli roman.

ALPHONSE DAUDET.

[1]Renée Mauperin et La Faustin, deux romans des frères Goncourt.

I – Un mardi aux Français

… On claqua des mains : le rideau tombait, prenant des temps, comme si, lui aussi, il eût été sociétaire. Et l’orchestre se rua à la queue leu leu des couloirs. Seuls, des vieux à calottes demeuraient, des étrangers, en costumes de voyage, qui, debout, le nez en l’air, lorgnaient les allégories peintes du plafond. Les beaux, les belles au théâtre dormant, se secouaient, cherchaient leur monde, puis, après un petit signe aux intimes, une œillade à l’unique loge vide aux premières, presque vis-à-vis l’avant-scène d’Andilly, se remettaient à caqueter, même à coqueter quelquefois.

Aux passages du balcon, pris d’assaut, les jumelles braquées tiraient à feux plongeants dans les baignoires : des portes battaient dans le pronenoir, plein d’allées, de venues, d’hommes en fracs, les mains aux poches, les coudes en dehors comme des anses. Et, parmi la bourdonnante symphonie des parlottes, le cri des marchands de programmes détonnait.

L’air sévère, l’huissier du foyer des artistes venait de se rasseoir, après une courbette, lorsque quelqu’un, qui s’approchait, le jeta debout, très humble, l’échine ployée, et un petit jeune homme, blond fade, prétentieusement étriqué dans sa mise, la moustache poisseuse troussée brin par brin à l’antique, demanda de son peu de voix :

— Le duc est là ?

— Monsieur le général Jarry, duc de Varèse ? fit l’huissier, détachant ses mots. Non, monsieur le vicomte.

— Ah ! monsieur de Ronserolles, vous allez pouvoir me dire…

Le blondin se retourna :

— Tiens ! cher, bonsoir ! – Puis, ayant chaussé son binocle : « Pardon, ah ! pardon, amiral, je vous prenais pour… »

Et il aventura sa main nue comme à regret entre les larges doigts spatulés d’un grand homme solennel et grisonnant, sans moustache, les favoris en brosse, une rosette rouge au revers de l’habit.

— Madame de Quéroignes va bien ? ajouta le vicomte.

— Mais oui, merci !… C’est-à-dire non : toujours bien souffrante, vous savez ? Cette année, on l’a envoyée à Cannes… C’est pénible… très pénible… Je ne puis pas l’accompagner, moi, avec mes travaux, mon Institut. Et ce cher duc ?… Avez-vous des nouvelles ?

— Des nouvelles ?… Mais, j’allais vous en demander, des nouvelles. Hein ? quel potin ! Vous avez lu, ce matin, dans Le Moustique ? « La main droite et la main gauche d’un de nos plus jeunes et plus brillants stratèges (stratêgos)… etc., etc. » – C’est limpide ?

— Mais oui, il paraîtrait que… quoique… cependant… Et qui est-ce, la… « main gauche » ?

— Comment ! Qui est-ce ?… Vous voulez me faire poser !… Non ?… Votre parole ?… C’est beau, l’innocence !… Hé ! Tout Paris connaît la baronne Simier, amiral !

— En vérité ?… Madame la baronne Simier ? Celle… qui s’occupe de bonnes œuvres ? Une blonde… superbe, n’est-il pas vrai, que j’ai eu l’honneur de rencontrer chez madame la duchesse de Varèse… son amie… je crois ?

— Amie de pension, parfaitement… à tu, à toi ! Et il faut que la duchesse soit myope comme… elle est… pour n’avoir rien vu… C’est le secret de polichinelle.

— Ah ! bah ! vraiment ? de… polichinelle ?… Mais cette scène, dont parle le journal, ces… ?

— Ces calottes de main droite à main gauche ?… Dame ! Je… ne les ai pas reçues.

— J’ai peine à admettre, pour ma part, qu’une personne aussi comme il faut que la duchesse ait pu se laisser emporter à… de pareilles extrémités. Alors ce serait à la suite de ce… drame domestique, que la duchesse aurait déposé une demande en séparation ?

— D’après Le Moustique, oui !… Moi, je ne sais rien, dit Ronserolles. Pas faute d’avoir couru !… Tel que vous me voyez, amiral, j’ai fait mes quatre cercles avant de venir, ce soir… Inutile de chercher la quadrature. La voilà, la quadrature ! Eurêka ! Je vous autorise à en instruire l’Académie des Sciences… Savez-vous ce qu’ils m’ont répondu au cercle ? « Tiens ! à propos ! le duc ! C’est vrai qu’il plaide en séparation ?… » Voilà pourtant comme ils sont renseignés, ces crétins-là !… J’entrais au foyer… Mais zut ! Du moment que le duc n’y est pas ! Pour me trouver avec son hippopotame de Préville…

— Ah ! est-ce que… ?

— Oui ! il n’a pas encore assez de la baronne… sans compter les passades : il vient de se recoller avec Préville, retour de Russie… Oh ! pour la pose seulement ; il casque, mais il ne couche pas… D’abord il n’y aurait pas la place : avec une poitrine pareille !… Une poitrine pour six, boum !… C’est la rédaction du Moustique qui couche… en se fractionnant… à tour de rôle ?… Tiens ! Mais j’y pense ! Est-ce que… ? – Voulez-vous venir par là, amiral ?… Nous serons peut-être moins carambolés qu’ici.

Le vicomte Ubald de Ronserolles passa son bras sous celui de M. de Quéroignes, et l’entraîna dans la galerie.

— Merci, non ! dit-il à l’amiral, qui lui tendait son étui à cigarettes. Cristi ! Vous voulez sortir sur le balcon ?… Il fait un froid de chien, vous savez !

— Oh ! dans le cas où vous craignez… ! Vraiment, vous ne fumez pas ?… Est-ce que vous auriez les bronches… ?

— Oui, les bronches, un peu…

— Comme madame de Quéroignes. Elle aussi, ce sont les bronches ! soupira l’amiral. Vous n’avez jamais essayé de Cannes ?… C’est très bon, je vous assure !… Vous devriez essayer… Madame de Quéroignes serait ravie de… Pour en revenir au duc, on assure qu’il est très… gêné… depuis le krach…

— Gêné, le duc ? Oh ! non !… C’est ratissé qu’il est, et raide ! repartit Ronserolles, en se rapprochant de la grande cheminée, où des charbons s’écroulaient dans un poudroiement d’étincelles. Mais pas la faute du krach ! La baronne avait de l’Union, elle ; lui pas, allez ! Il n’a même plus d’Union, le beau duc. Dame ! au train dont il va ! En couvrant d’or… Cristi ! Que ce feu est chaud !… En couvrant d’or les femmes ! Ah ! j’en sais long… Mais vous, amiral, vos travaux ? Ça va toujours ?… J’ai aperçu quelque chose de vous dans la Revue… Je n’ai pas lu, parce que je ne lis jamais ces choses-là… c’est trop fort !… La marine cochinchinoise, hein ?… Il était question de sirènes, là-dedans ?

— De trirèmes, permettez, de trirèmes… hum !… carthaginoises… ! Alors c’est votre idée que le duc… ? Sa mère est fort riche cependant ?

— La maréchale ?… Je vous crois ! Mais raide à la détente, elle, oh ! bigre !… J’ai l’œil, moi, voyez-vous… ! Un pari qu’il bazarde sa galerie et tout avant six mois ?… Je tiens mon Velasquez ! Un Velasquez épatant, que je guigne depuis que le duc l’a acheté à la vente d’Albe… Ah ! pardon, amiral, Machin qui passe là !… Il sait peut-être quelque chose, lui…

Et, sa canne sous le bras, le vicomte de Ronserolles s’élança dans le couloir.

On commençait à rentrer : l’escalier s’emplissait d’un flot de monde. En faction, devant la porte des artistes, l’huissier sommeillait sur sa chaise.

— Dites donc, mon ami, vous n’auriez pas vu par hasard le duc de Varèse ? fit une voix bourrue derrière lui.

Il allait se mettre droit, quand, tordant son cou maigre, il se trouva nez à nez avec un petit homme sec, rouge de peau, blanc de moustache et de cheveux, sanglé dans une redingote montante. Alors, sans achever le mouvement pour cette figure quelconque, il répéta :

— Mon-sieur le gé-né-ral Jar-ry, duc de Va-rèse ?

— Oui, je vous dis, le général de Varèse… Je suis le général Salmon, son parrain, le général de division d’artillerie en retraite Salmon… de Metz… sénateur… ancien ministre… Ça vous est égal ?… Je comprends ça ! Enfin, l’avez-vous vu, sacredié ?… Oui ? Non ?… Non ?… Eh bien ! On répond non, voilà ! Est-ce que je vous demande une conférence, moi ?

Et, sur un contre-dégagé de sa canne, le général furieux fit demi-tour par principes, et disparut, sacrant, dans le promenoir, tandis que l’huissier, perplexe, songeait :

— Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous, ce soir, après monsieur le général duc ?

— Auguste, le duc est-il arrivé ? dit quelqu’un.

L’huissier se leva, cette fois, devant un gros homme roux, à mine de quaker, dont les yeux pochés, la bouche largement fendue, surmontée d’un nez rouge en bec d’aigle qui saignait comme une plaie dans la pâleur farineuse et glabre du visage, étaient bien connus de « ces dames ». Et ce fut avec son sourire des grands jours qu’il répondit :

— Non, monsieur Varon-Bey, pas encore…

— Ah !

— Monsieur Varon-Bey a vu dans la salle ?

Mais, sans répondre, anhélant et soucieux, le gros homme regagnait le foyer du public, où tintait la sonnette d’entracte. Il tourna dans le couloir, et, arrivé au bout, fit un signe à l’ouvreuse, qui courut lui ouvrir l’avant-scène.

Un coin tiède et parfumé, ce fond de loge, dans le demi-jour opalin de ses globes, plein de rires, de jacasseries, de frous-frous. Pas d’autres femmes que la comtesse d’Andilly – pimpante vieille, en robe puce, et des diamants partout, une dentelle jetée sur ses cheveux blancs à la diable –, et sa fille, Mlle Sabine, une brune, en rose, décolletée à outrance, l’air d’un garçon avec sa petite tête falote, ébouriffée à la Titus, toutes deux noyées parmi une douzaine d’habits noirs. – La comtesse avait toujours eu un joli faible pour les hommes, ses maris exceptés, comme de juste : pauvres gens, auxquels elle avait fait voir du pays, le premier en date, un marin, malade à la mer, et qui s’y était vu à vie condamné, le second, un maniaque, de l’Académie des Inscriptions, mort très avant dans l’intimité des momies. Veuve, et l’âge venu, qui lui commandait la sagesse, elle se consolait en donnant à dîner et plus encore à bavarder dans son hôtel de la rue de Varennes, avec un parfait dessouci des vingt-huit ans de Mlle Sabine, qu’elle croyait fille du maniaque, sans en être plus sûre que cela.

Aussi loin qu’elle aperçut Varon-Bey, elle battit des mains, faisant l’enfant.

— Ubald, dit-elle au vicomte de Ronserolles, son neveu, assis près d’elle sur le divan, vite une place au plus vertueux des amis !… C’est ça qui est bien de penser aux vieux débris !… Vous venez purger votre purgatoire, cher monsieur ? C’est comme cela qu’on gagne le ciel… Parions que vous avez commencé par l’enfer !… Vous arrivez des coulisses, ne le niez pas ?

— Mais non, je vous assure… Votre santé est bonne, ce soir, madame la comtesse ?

— Oui, oui, bon pied, bon œil… bonne langue surtout. Vous tombez bien. Je suis dans mon jour d’œuvre-pie : ce que nous allons jaboter !… Tenez ! Mettez-vous là que je vous confesse.

Puis, plus bas, elle ajouta :

— Quelles nouvelles ?

— Mais… Du krach ?

— Non. Vous savez bien que je ne tripote pas… Que dit-on de ce canard du journal ? Je suis d’une mortelle inquiétude… Oh ! n’ayez peur, on n’en meurt pas !… Ce matin, dès patron-rninette, j’ai volé chez la maréchale… Elle ne savait rien !… Quant à tirer les vers du nez à Honorine, on aurait plutôt fait de les tirer à la Vénus de Milo… sans comparaison… La duchesse sortie avec ça !… J’y suis retournée trois fois… Couleur de renseignements à prendre… Oh ! J’étais d’une colère !… Rester ainsi toute une journée le bec dans l’eau, et dans de l’eau trouble encore !… Enfin, plaident-ils ?

— Je ne le crois pas, répondit Varon-Bey. Pourquoi plaideraient-ils ?

— Eh bien ! et cette scène avec la baronne… ? Sans compter les autres…

— Bah ! la duchesse doit être habituée, depuis le temps…

— Il paraît que non, puisqu’elle se rebiffe… Et ses dettes donc ! Il a des montagnes de dettes…

— Le duc ?… Il en a toujours eu, comtesse. Cela fait partie du train, cela : on a des dettes comme on a des chevaux !

— Pauvre petite duchesse !… Hein ! les amies intimes !… Non, restez, ce n’est rien, c’est l’amiral… Est-ce que vous ne le trouvez pas tout bonnement effrayant, ce beau duc, avec ses maîtresses… par paire ?… Cependant je n’ai jamais ouï dire que…

Elle finit bas sa phrase, puis reprit dans le plein de la voix :

— Et vous ?… en votre double qualité d’oriental et de débauché ?… Non plus ?

— Je plains du plus profond de mon cœur cette infortunée petite duchesse, intervint l’amiral.

— Bravo ! Vous êtes toujours du côté des femmes, à ce qu’il paraît… Oh ! pas de la vôtre, entendons-nous. Vous préférez le ménage à longue portée… comme les canons… Avez-vous vu les boutons d’oreille de cette Préville ? C’est de l’obscénité !… Un cadeau du beau duc ?

— Oui ! dit Varon-Bey ! Ci : trente-cinq mille francs à la vente Blanc.

— Trente-cinq mille ! Peste !… Ah ! comme il n’est pas le fils de sa maman ! Pauvre Clémentine… elle, si… si peu… Et on prétend que les garçons tiennent de leur mère !… Encore une illusion qui tombe. Amiral, vous devriez bien mettre cela au prochain concours de l’Académie des Sciences : une pommade hygiénique contre la chute des…

— Chut ! chut !

Un grand silence tomba : l’acte commençait.

— Comtesse… ! fit Varon-Bey, qui saluait pour sortir.

— Ah ! vous partez ? Bonsoir et merci. Quand me montrez-vous votre musée secret ?

— Je suis à vos ordres…

— Vous dites cela… Et puis si on vous prenait au mot… ! – Et, se penchant, elle lui souffla à l’oreille :

— Vous êtes toujours amoureux de Chantal ?

Il fit « oui » des paupières, soufflant très fort, et du sang lui monta aux oreilles.

— Allons ! adieu et… bonne chance !

Il y eut un chassé-croisé dans la loge, où entrait un bel homme blond, la barbe en éventail.

— Pstt !… Marquis ?

La comtesse lui indiqua un fauteuil près d’elle, dans l’angle opposé à la scène.

— Là ! Et ne causez pas trop fort : le paradis vous jetterait des oranges, tout marquis de Boisgelais que vous êtes. La marquise… ?

— Va bien, madame, je vous remercie !… Vous savez qu’elle ne met jamais les pieds au théâtre.

— Jamais ? Oh ! c’est sublime, une foi pareille.

Et, à son tour, elle lui donna la question, longuement, à demi-mots entêtés. Lui se défendait avec de grands bras, des hochements de tête, parfois une main à plat sur son plastron, dans une pantomime cocasse de vertu outragée.

— Enfin vous ne voulez rien dire ? Le duc est votre beau-frère : ça se comprend… Quoique pourtant dans les familles… ajouta-t-elle, avec un petit clignement qui soulignait des brouilles intestines.

— Maintenant je vous permets de lorgner Préville… S’est-elle assez arrondie ! Vous la rappelez-vous dans le Caprice ? Elle était tout en côtes – comme le chemin du Paradis… Oh ! ce n’est pas de moi. C’est de Breux… Hein, de Breux ?

— Parfaitement, dit celui-ci, sans entendre.

C’était un joli brun, la moustache assassine, qui, assis derrière Mlle d’Andilly, d’une mine très froide, l’air en bois, lui contait des choses lestes. Celle-ci, tout en croquant des fruits frappés, riait à petits coups sous l’éventail. Comme il s’arrêtait au fin bord d’une plaisanterie plus risquée, elle l’encouragea :

— Allons donc ! dites toujours ! Qu’est-ce que ça fait ? Moi, je suis si mal élevée !

De la scène des bribes de phrases montaient, dans un goutte à goutte de chantepleure, ponctuées de toux, de chuchoteries, de bravos grêles.

— N’est-ce pas ? poursuivit la comtesse. Préville est très bien, très bien… Votre beau-frère a de la chance : il quitte un œuf, on lui rend un bœuf, et gras encore… Elle joue presque à présent… À peine si elle zézaye un tout petit peu… Ubald prétend que c’est un Grand-Duc, là-bas, en Russie, qui lui a donné des leçons… à coups de pieds… Et il lui a enlevé ça… comme avec la main… Quel homme charmant que votre beau-frère ! Un grand cœur, trop grand même… un peu… omnibus : il met du monde jusque sur l’impériale… C’est égal, ils devraient bien arriver… J’en ai des palpitations. C’est agaçant, cette loge vide. Connaissez-vous le nom de cet acteur qui fait Dorante ? Demandez à de Breux : un confrère, il doit connaître… Mais oui, vous ne savez donc pas ? Ce petit, il va débuter au Gymnase. Une toquade… Sa mère est folle de chagrin.

— Je crois que c’est Laroche, madame.

— Avez-vous jamais rien vu de si crispant que cette loge vide ?… Ils le font exprès de ne pas venir… il est trop tard maintenant… Voulez-vous gager qu’ils ne viendront plus ?… Oh ! dites-moi donc comment s’appelle cette belle petite… là… au balcon… près de ce monsieur chauve… qui se mouche ! Belle petite ou grande laide, si vous aimez mieux !… Sabine m’a demandé son nom, tantôt, au Bois, et je n’ai pas su… C’est humiliant, vous comprenez, pour une mère… Réveillez donc l’amiral, il se croit à l’Académie… Quelle voix pointue, cette Jouassain ! J’ai les oreilles qui saignent… Là, quand je vous disais qu’ils viendraient, moi !

Il y eut un frémissement dans la salle. Le balcon se bougeait, lorgnant de côté, pendant que l’orchestre, lui, se retournait carrément.

La petite duchesse de Varèse arrivait, en tulle mauve, sans un bijou, avec son amie, la baronne Simier, une blonde, royalement belle, habillée de satin feu et diamantée jusque-là. Derrière, au-dessus de la fine tête brune de la duchesse, la mâle et souriante figure du duc apparaissait, ses cheveux courts frisottants d’un noir bleu, sa moustache forte, retroussée d’un long pointu qui s’accrochait aux joues.

De-ci de-là on se penchait dans les loges, la jumelle haut, guettant ses moindres gestes, ses battus de paupières aux intimes et son salut régence avec trois doigts. Vrai coup de fouet que cette arrivée, qui ressuscitait la salle morte. Cependant il y avait de la déception dans les regards. Pur racontar, alors, cet article du Moustique ? Tant pis !

L’histoire était charmante, qui disait que, la veille, à son « cinq heures », la duchesse de Varèse avait ni plus ni moins fait jeter dehors son amie, après explication de vive… main ; on parlait de pierreries achetées à une vente fameuse et offertes par le duc à sa maîtresse avec le bordereau acquitté d’une forte différence de Bourse. D’où scandale et instance en séparation. Et voici qu’ils venaient ensemble au spectacle. Tard, c’est vrai. À peine pour le dernier acte : et la duchesse était pâle et la baronne rayonnait…

Préville enrageait sur la scène : quoi ! ensemble, la femme et la maîtresse ? Elle augurait mieux de cet article de journal. Un peu son œuvre, en effet, ce cancan du Moustique, où la comédienne comptait à tout le moins un amant. Mise en goût par le renouveau de passion du « beau duc » – une passion qui valait une mine d’or –, le partage de cette mine taquinait tous ses principes d’économie bourgeoise, et elle l’eût souhaité à elle – sans baronne. Quoi de mieux pour cela que de jeter du drame dans le ménage ? Et rien : pas le plus petit éclat ! Mais quelle femme était-ce donc que cette duchesse ?

Une des premières, elle avait aperçu le duc, l’avait salué d’un clin d’œil, et, sans comprendre, elle épluchait ses rivales, tout en distillant ses répliques.

Pas un effet ne portait. Araminte ? Dorante ? Marton ? Qui s’en souciait ? La duchesse de Varèse, à la bonne heure ! Et le balcon, les loges, l’orchestre, de potiner à qui mieux sur l’extraordinaire de la chose, absence de parures chez la femme, pluie de diamants chez les maîtresses et si parfaite harmonie entre deux. – Quelques-uns guettaient un éclat.

De loin en loin, une phrase du rôle, perfidement accentuée, était soulignée d’un murmure.

Et à chaque fois on lorgnait la duchesse, immobile et sereine dans son beau calme de statue.

… On commençait à partir. Juste dans le plein d’une tirade à passion, le « numéro 36 ! » appelé fort d’un vestiaire, excita un fou rire dans la salle. Et ce fut un sauve-qui-peut. Dehors on se hâtait, curieux d’entrevoir le duc à la sortie, flanqué de « ses femmes ». Des couples se massèrent en haut sur l’escalier, tandis que d’autres s’échelonnaient jusqu’au vestibule.

Soudain, sur une toux en signal, on se rangea, faisant la haie : c’étaient eux. Le duc d’abord, superbe, dans sa belle prestance d’ex-Cent-Gardes, le collet de loutre de sa pelisse largement rabattu aux épaules, donnant le bras à la baronne Simier ; la duchesse suivait, avec le général Salmon, petite et frêle, mais très crâne sous le feu de tous ces regards allumés.

On se taisait.

Alors quelqu’un se précipita, demi-prosterné, soufflant des :

— Madame la duchesse… ! Madame la baronne… ! Mon cher duc… !

C’était Varon-Bey.

— Bonsoir… bonsoir, mon cher ! fit le duc, bon garçon toujours, mais souriant de haut, sans s’arrêter.

Le Bey, lui, s’accrochait à ses mains. Oh ! comme il les serrait, ces chères mains aristocratiques ! – Elles étaient vides cependant.

Ils passèrent enfin, salués très bas presque à chaque marche : connaissances de cercle, de rue ou de boudoir, très jalouses de ce fameux coup de chapeau du général Jarry, duc de Varèse, qui suffisait à vous sacrer Tout-Paris.

Au fond, dans le petit vestibule battu par le vent des doubles portes, la comtesse d’Andilly et sa fille, emmitouflées, attendaient leur voiture, tenant à elles seules une banquette.

— Eh ! Mon cher François, bonsoir ! s’écria-t-elle, sitôt qu’elle aperçut le duc. Ça va bien, ma belle ?

Elle tendit la main à la baronne. Puis, venant à la duchesse :

— Bonsoir, mignonne. Les enfants se portent bien ? Chantal ? François ? Toute la maisonnée ?… Que je vous explique pourquoi je vous ai relancée trois fois chez vous aujourd’hui… C’était pour un renseignement… un… petit valet de pied… qui a été chez vous… Mais c’est inutile, j’ai trouvé mon affaire… Dieu ! êtes-vous arrivés assez tard !… On n’avait d’yeux que pour votre loge.

— J’avais un peu de migraine… commença la duchesse.

— Ah ! la migraine… seulement ? Pauvre petite !… C’est passé, hein ? Préville faisait un nez ! Dame ! Débarquer de Russie, pour jouer devant la mer de glace… N’est-ce pas ? comme elle est engraissée ? ajouta-t-elle, en se tournant vers le duc. Je ne l’aurais pas reconnue… et vous ?

— Je vous confie ces dames, dit-il sans répondre. Les gens sont en retard, ou nous en avance, je ne sais pas.

Il sortit, héla un gavroche :

— Appelle le cocher Pierre de la rue Barbet de Jouy, et Godefroy de la rue de Grenelle !

Il alluma une cigarette et se mit à arpenter la galerie, où des hommes engoncés se tenaient droits, montant la garde devant la porte des artistes.

Un grand bruit d’eau venait de la chaussée, fouettée par une subite averse : et c’était dans la nuit une galopade d’ombres agrandies de parapluies énormes, un roulis de voitures, des lumières qui filaient, des cris, des portières claquées.

Puis, comme les valets de pied accouraient, le caoutchouc ruisselant, le pardessus troussé comme une robe, il rentra.

— Vous savez, mon cher ! fit la comtesse d’Andilly en se levant, si mes chevaux ont une fluxion de poitrine, je vous enverrai la note, comptez-y !… Adieu ! adieu ! Embrassez votre maman pour moi !… Vrai ? Vous ne voulez pas que je vous reconduise, amiral ? Vous allez fondre, je vous préviens !… Viens-tu, Sabine ? Il doit être une heure indue.

Elles traversèrent le trottoir, dans une envolée de pelisses et de mantilles.

— Bonne nuit, ma chérie ! dit la baronne, qui montait en voiture, avec un joli merci des yeux à son amant qui l’aidait.

— Bonne nuit ! répliqua la duchesse. – Elle la baisa au front par la portière. – Couvre-toi bien !

Et Ronserolles, qui s’en allait à pied avec l’amiral, se haussa pour lui jeter dans l’oreille :

— Hein ? Elle est roide ! Les voilà qui se bécotent à présent !… Qu’est-ce qu’il chantait donc alors, cet idiot de journal ?

II – La soupente de l’hôtel de Varèse

— C’est Casimir ! fit Honorine, de sa voix rude et traînée de Lorraine, en introduisant un petit homme chafouin en lunettes.

— Madame la maréchale, j’ai bien l’honneur…

— Bonjour, dit la vieille femme, sans quitter sa bergère près de la fenêtre. J’ai fini… Suis à vous… Honorine !

Elle tendit à la bonne un poêlon de faïence, où fumait un reste de panade.

M. Casimir tournait sans bruit dans la chambre, de son pas menu chaussé d’étoffe : il alla quérir tout au fond un guéridon de mosaïque, le planta sur son pied devant la maréchale et, s’installant, son chapeau glissé sous une chaise, sa serviette d’homme d’affaires ouverte, il envoya une grimace avec un « merci, ma tante ! » à Honorine, qui lui apportait l’encrier, et ressortait, le poêlon dans les bras, ployant sous la porte sa haute carrure de gendarme.

— Si madame la maréchale veut bien me faire l’honneur… ? dit-il.

D’une tape elle rentra une mèche blanche, qui pointait sous son bonnet de tulle noir, et, prenant la plume, le corps droit, la tête seulement un peu versée sur l’épaule, elle commença à signer les quittances « Hussenot Jarry Varèse », sans titre, d’une grande écriture commerciale à peine tremblée, barrée en dessous d’un parafe. M. Casimir lui passait les feuilles à mesure, les biaisant d’abord contre ses lunettes pour les lire, puis, séchées à la sciure, il les empilait par tas, avec des fiches roses pour séparer les immeubles. Entre-temps il donnait des détails, prenait des notes, non sans discourir très vite, d’un timbre grêle semblable à un grignotement. – Le bail de la rue du Temple, renouvelé, enfin ! Pas sans peine.

Le principal locataire voulait du papier dans les chambres, l’eau, le gaz, cœtera… cœtera. Le portier, un finaud (il lui avait fait la leçon), avait promis sans promettre. Et voilà ! un boni de 1275 francs et des centimes… Congé à l’établissement de bains, d’après les ordres de madame la maréchale, et, vu le défaut d’état de lieux, exigé 1700 francs d’indemnité de réparations locatives, cœtera… cœtera… Pas pour plus de cent écus de dépense… Boulevard Beaumarchais, le dentiste s’en allait : bon débarras ! Un éventailliste prenait la suite, Zingler et neveu, gens sûrs…

Puis ce furent les maisons de la rue de la Roquette, de Bondy, des hôtels au Marais, une moitié de Montmartre – vraies casernes, avec des liasses de petits loyers : les passages enfin, et les gros morceaux des quartiers de la Madeleine et Malesherbes. il entrelardait ses résumés d’affaires de racontars, de cancans de concierges, panachés de mots crus. – Rue Duphot, la comtesse Rosetti s’était encore fait pincer dans une sale affaire de mineures : les locataires réclamaient. La nuit, c’étaient des bacchanales, cœtera… cœtera… Mais elle payait bien et d’avance, et puis… protégée par le gouvernement !… Le vieux, rue d’Astorg, ramenait toujours ses traînées, cœtera… cœtera. Mis l’écriteau boulevard Malesherbes : le jeune ménage se séparait décidément…

Ici ou là il glissait une réclamation : le « premier » de la rue de Téhéran demandait une chambre de domestique en sus ; peut-être que… Le tapis du 80 s’effilochait… peut-être que…

À chaque « peut-être », la maréchale relevait sa longue face blafarde, hérissée, et lui fermait la bouche d’un seul regard de ses yeux gris terribles.

Cependant elle signait toujours, impassible, additionnant chaque terme de souvenir, donnait ses ordres d’un geste, d’un coup de paupières, la main ouverte ou fermée, suppléant aux lacunes par un bout de phrase télégraphique :

— Loge au soldat… préférence… Deux cent soixante et chauffé… Travaux au printemps… Voir devis de l’architecte… Bail, trois, six, neuf…

Rien ne lui échappait, l’esprit présent aux impositions, aux abonnements d’eau, au balayage, avec une mémoire singulière des noms, des métiers de tout ce peuple de locataires. Et quelles colères pour un délai accordé, une moitié de terme en retard, un défaut de poursuite !

— À la rue, à la rue, les mauvaises payes !

Lui n’insistait point et filait doux sans trompette.

Ah ! il la connaissait bien, depuis plus de vingt ans qu’il soignait ses affaires, de clerc d’avoué passé factotum et conseil, caressant ses manies au fil du poil, raffinant sur sa lésine, habile à faire suer l’argent. À ce point que, seul avec Honorine, sa tante, il savait flairer les nuances, noter mille finesses de langue dans ces doigtés de sourde et muette, cette sténographie de paroles, où les enfants de la maréchale eux-mêmes n’entendaient mot.

Les quittances finies, il s’embarqua dans des comptes, primes dont dix sous, ferme, reports, liquidation, glissant le bordereau à l’appui, un doigt posé sur le total ; puis, d’un calcul bien net, en deux temps, il inscrivait les différences.

— Bien ! faisait la maréchale. Après ?… après ?

Et la pointe de son nez en lame de serpe semblait tailler à chaque mot dans sa bouche molle, que le vide des dents crevassait.

Un moment elle roula très fort son cou d’épaule à épaule, et, comme il poursuivait, jeté à l’élan d’une addition de neuf chiffres, elle l’arrêta net d’un grand coup de poing sur la table.

— Et je retiens 3… et je retiens 3… C’est cependant bien un 3, madame la maréchale… Tiens ! que je suis bête ! Madame la maréchale a raison. Et je retiens 4… Je sais fichtre ! pas où j’avais la tête… Si madame la maréchale veut bien me faire l’honneur de mettre ici : Bon pour transfert, on vendra au premier cours. J’ai idée qu’on viendra en Bourse sous l’impression de ces affaires d’Égypte… En même temps on déposera en compte courant à la Banque les francs : 176 634,85. – Belle liquidation pour une liquidation de krach, madame la maréchale… Hein ? J’étais dans le vrai pour l’Union ?

Il ramassa ses paperasses en paquet et demanda :

— Madame la maréchale a pas d’autres ordres à me donner ? Acheter 300 Suez et 45 000 de trois… ? On reparle de conversion : madame la maréchale a le nez creux… Ah ! volontiers !… Madame la maréchale me gâte !

Et, se baissant, il fourra deux doigts dans la tabatière de corne, que la vieille femme lui tendait, puis s’en alla, très humble, à reculons.

— J’oubliais, fit-il en se retournant, j’oubliais de dire à madame la maréchale qu’elle se trouve propriétaire du dernier immeuble de M. le duc, rue de Rivoli, 246 bis, acheté hier en sous-main par maître Magrimod pour la somme de francs… 975 000, sans les frais – 900, sur l’acte – à charge de madame la maréchale de purger les hypothèques… Ça va pas, les affaires de M. le duc : pas plus tard que lundi M. le duc a encore emprunté dans les cinquante mille sur sa terre de Belœil… Je connais le prêteur… C’est Spitzer, madame la maréchale connaît que ça…

— Ah ! dit-elle seulement.

Et ses yeux gris, lourds de haine, s’en allèrent souffleter le portrait du maréchal.

La porte s’était refermée, mettant un silence dans la chambre, une pièce étroite et longue en soupente, mal éclairée par les petites vitres verdâtres de la fenêtre qui ouvrait sur la cour d’honneur de l’hôtel. Point de tapis sur le carreau : peu de meubles et de pauvre mine, une paire de chaises en paille de style Louis XVI à la lyre, un bureau à cylindre, et, devant le feu de coke, qui rosissait à peine entre les cendres, une causeuse Empire et un mignon siège d’enfant, couvert d’une soie passée.

Face à la cheminée, garnie d’une pendule en biscuit sous globe, flanquée de massifs chandeliers d’argent sans bougies, un portrait peint du feu maréchal duc de Varèse le représentait en costume, sa grosse tête de luron bon enfant, élargie d’un collier de barbe, comme empalée sur son col carcan d’uniforme, avec, au-dessus, dans la bordure du cadre, les armoiries « écartelées de gueules au lion de sable passant », et la devise : J’en ris, enrubannant la couronne. Au fond l’alcôve béante laissait voir le lit défait, un édredon de coton rouge écroulé, des châles, des linges en tapon.

Il était loin, le temps que la belle Clémentine, fille unique de Clément Hussenot, banquier, rue Fournirue, à Metz, donnait la tournise à tous les fils de famille, la jaunisse à toutes les mamans. De chairs fermes et de santé robuste, passant de la tête les artilleurs de l’école, elle rappelait ces gaillardes flamandes, que Rubens a mises nues dans ses toiles, le regard dur et la lèvre entêtée.

Fine avec cela, entendue aux affaires, sans grand embarras de piété ni de tendresse, lorsque, à quatorze ans, après la mort de sa mère, elle prit les écritures, elle savait déjà comme pas un rouler les escompteurs, fermiers, maîtres de forges ou verriers.

— Quel dommage, disait le père Hussenot, que ma Tine ne soit pas un garçon ! Elle aurait révolutionné toute la banque.

Elle ne révolutionna que la ville. À dix-huit ans, elle en avait déjà refusé la moitié, tant les nobles de la place Saint-Martin, que les bourgeois du quartier du Fort-Moselle. Cela lui disait : le tripot de la caisse, le pelotage des écus, les roueries de l’escompte et le corps à corps de l’agio. Cela lui disait, la tremblote des veilles d’échéance, l’agenouillement des petits, voire des gros bonnets, aux heures étranglées des crises. Et pas de doute qu’elle n’eût succédé à son père (de Clément à Clémentine il y a juste l’épaisseur d’un cheveu de femme), si le maréchal Jarry, duc de Varèse, boudant Louis XVIII, ne s’était venu, l’année même de la mort de l’empereur, retirer à Metz, sa ville natale, lui, son majorat hypothéqué, ses titres dévernis, ses dix-sept campagnes et quatorze blessures.

Un beau jour pour la rue d’Asfeld, dont les vieux hôtels mitoyens en eurent comme un regain de jeunesse.