I
14
septembre.
Aujourd'hui,
14 septembre, à trois heures de l'après-midi, par un temps doux,
gris et pluvieux, je suis entrée dans ma nouvelle place. C'est la
douzième en deux ans. Bien entendu, je ne parle pas des places que
j'ai faites durant les années précédentes. Il me serait impossible
de les compter. Ah! je puis me vanter que j'en ai vu des intérieurs
et des visages, et de sales âmes... Et ça n'est pas fini... A la
façon, vraiment extraordinaire, vertigineuse, dont j'ai roulé, ici
et là, successivement, de maisons en bureaux et de bureaux en
maisons, du Bois de Boulogne à la Bastille, de l'Observatoire à
Montmartre, des Ternes aux Gobelins, partout, sans pouvoir jamais
me
fixer nulle part, faut-il que les maîtres soient difficiles à
servir maintenant!... C'est à ne pas croire.L'affaire
s'est traitée par l'intermédiaire des Petites Annonces du
Figaro et sans que
je voie Madame. Nous nous sommes écrit des lettres, ç'a été tout:
moyen chanceux où l'on a souvent, de part et d'autre, des
surprises.
Les lettres de Madame sont bien écrites, ça c'est vrai. Mais elles
révèlent un caractère tatillon et méticuleux... Ah! il lui en
faut des explications et des commentaires, et des pourquoi, et des
parce que... Je ne sais si Madame est avare; en tout cas, elle ne
se
fend guère pour son papier à lettres... Il est acheté au Louvre...
Moi qui ne suis pas riche, j'ai plus de coquetterie... J'écris sur
du papier parfumé à la peau d'Espagne, du beau papier, tantôt
rose, tantôt bleu pâle, que j'ai collectionné chez mes anciennes
maîtresses... Il y en a même sur lequel sont gravées des couronnes
de comtesse... Ça a dû lui en boucher un coin.Enfin,
me voilà en Normandie, au Mesnil-Roy. La propriété de Madame, qui
n'est pas loin du pays, s'appelle le Prieuré... C'est à peu près
tout ce que je sais de l'endroit où, désormais, je vais
vivre...Je
ne suis pas sans inquiétudes ni sans regrets d'être venue, à la
suite d'un coup de tête, m'ensevelir dans ce fond perdu de
province.
Ce que j'en ai aperçu m'effraie un peu, et je me demande ce qui va
encore m'arriver ici... Rien de bon sans doute et, comme
d'habitude,
des embêtements... Les embêtements, c'est le plus clair de notre
bénéfice. Pour une qui réussit, c'est-à-dire pour une qui épouse
un brave garçon ou qui se colle avec un vieux, combien sont
destinées aux malchances, emportées dans le grand tourbillon de la
misère?... Après tout, je n'avais pas le choix; et cela vaut mieux
que rien.Ce
n'est pas la première fois que je suis engagée en province. Il y a
quatre ans, j'y ai fait une place... Oh! pas longtemps... et dans
des
circonstances véritablement exceptionnelles... Je me souviens de
cette aventure comme si elle était d'hier... Bien que les détails
en soient un peu lestes et même horribles, je veux la conter...
D'ailleurs, j'avertis charitablement les personnes qui me liront
que
mon intention, en écrivant ce journal, est de n'employer aucune
réticence, pas plus vis-à-vis de moi-même que vis-à-vis des
autres. J'entends y mettre au contraire toute la franchise qui est
en
moi et, quand il le faudra, toute la brutalité qui est dans la vie.
Ce n'est pas de ma faute si les âmes, dont on arrache les voiles et
qu'on montre à nu, exhalent une si forte odeur de
pourriture.Voici
la chose:J'avais
été arrêtée, dans un bureau de placement, par une sorte de grosse
gouvernante, pour être femme de chambre chez un certain M. Rabour,
en Touraine. Les conditions acceptées, il fut convenu que je
prendrais le train, tel jour, à telle heure, pour telle gare; ce
qui
fut fait selon le programme.Dès
que j'eus remis mon billet au contrôleur, je trouvai, à la sortie,
une espèce de cocher à face rubiconde et bourrue, qui
m'interpella:
—
C'est-y
vous qu'êtes la nouvelle femme de chambre de M. Rabour?
—
Oui,
c'est moi.
—
Vous
avez une malle?
—
Oui,
j'ai une malle.
—
Donnez-moi
votre bulletin de bagages, et attendez-moi là...Il
pénétra sur le quai. Les employés s'empressèrent. Ils
l'appelaient «Monsieur Louis» sur un ton d'amical respect. Louis
chercha ma malle parmi les colis entassés et la fit porter dans une
charrette anglaise, qui stationnait près de la barrière.
—
Eh
bien... montez-vous?Je
pris place à côté de lui sur la banquette, et nous partîmes.Le
cocher me regardait du coin de l'oeil. Je l'examinais de même. Je
vis tout de suite que j'avais affaire à un rustre, à un paysan mal
dégrossi, à un domestique pas stylé et qui n'a jamais servi dans
les grandes maisons. Cela m'ennuya. Moi, j'aime les belles livrées.
Rien ne m'affole comme une culotte de peau blanche, moulant des
cuisses nerveuses. Et ce qu'il manquait de chic, ce Louis, sans
gants
pour conduire, avec un complet trop large de droguet gris bleu, et
une casquette plate, en cuir verni, ornée d'un double galon d'or.
Non vrai! ils retardent, dans ce patelin-là. Avec cela, un air
renfrogné, brutal, mais pas méchant diable au fond. Je connais ces
types. Les premiers jours, avec les nouvelles, ils font les malins,
et puis après ça s'arrange. Souvent, ça s'arrange mieux qu'on ne
voudrait.Nous
restâmes longtemps sans dire un mot. Lui faisait des manières de
grand cocher, tenant les guides hautes et jouant du fouet avec des
gestes arrondis... Non, ce qu'il était rigolo!... Moi, je prenais
des attitudes dignes pour regarder le paysage, qui n'avait rien de
particulier; des champs, des arbres, des maisons, comme partout. Il
mit son cheval au pas pour monter une côte et, tout à coup, avec un
sourire moqueur, il me demanda:
—
Avez-vous
au moins apporté une bonne provision de bottines?
—
Sans
doute! dis-je, étonnée de cette question qui ne rimait à rien, et
plus encore du ton singulier sur lequel il me l'adressait...
Pourquoi
me demandez-vous ça?... C'est un peu bête ce que vous me
demandez-là, mon gros père, savez?...Il
me poussa du coude légèrement et, glissant sur moi un regard
étrange dont je ne pus m'expliquer la double expression d'ironie
aiguë et, ma foi, d'obscénité réjouie, il dit en ricanant:
—
Avec
ça!... Faites celle qui ne sait rien... Farceuse va... sacrée
farceuse!Puis
il claqua de la langue, et le cheval reprit son allure
rapide.J'étais
intriguée. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Peut-être
rien du tout... Je pensai que le bonhomme était un peu nigaud,
qu'il
ne savait point parler aux femmes et qu'il n'avait pas trouvé autre
chose pour amener une conversation que, d'ailleurs, je jugeai à
propos de ne pas continuer.La
propriété de M. Rabour était assez belle et grande. Une jolie
maison, peinte en vert clair, entourée de vastes pelouses fleuries
et d'un bois de pins qui embaumait la térébenthine. J'adore la
campagne... mais, c'est drôle, elle me rend triste et elle
m'endort.
J'étais tout abrutie quand j'entrai dans le vestibule où
m'attendait la gouvernante, celle-là même qui m'avait engagée au
bureau de placement de Paris, Dieu sait après combien de questions
indiscrètes sur mes habitudes intimes, mes goûts; ce qui aurait dû
me rendre méfiante... Mais on a beau en voir et en supporter de
plus
en plus fortes chaque fois, ça ne vous instruit pas... La
gouvernante ne m'avait pas plu au bureau; ici, instantanément, elle
me dégoûta et je lui trouvai l'air répugnant d'une vieille
maquerelle. C'était une grosse femme, grosse et courte, courte et
soufflée de graisse jaunâtre, avec des bandeaux plats grisonnants,
une poitrine énorme et roulante, des mains molles, humides,
transparentes comme de la gélatine. Ses yeux gris indiquaient la
méchanceté, une méchanceté froide, réfléchie et vicieuse. A la
façon tranquille et cruelle dont elle vous regardait, vous
fouillait
l'âme et la chair, elle vous faisait presque rougir.Elle
me conduisit dans un petit salon et me quitta aussitôt, disant
qu'elle allait prévenir Monsieur, que Monsieur voulait me voir
avant
que je ne commençasse mon service.
—
Car
Monsieur ne vous a pas vue, ajouta-t-elle. Je vous ai prise, c'est
vrai, mais enfin, il faut que vous plaisiez à Monsieur...J'inspectai
la pièce. Elle était tenue avec une propreté et un ordre extrêmes.
Les cuivres, les meubles, le parquet, les portes, astiqués à fond,
cirés, vernis, reluisaient ainsi que des glaces. Pas de flafla, de
tentures lourdes, de choses brodées, comme on en voit dans de
certaines maisons de Paris; mais du confortable sérieux, un air de
décence riche, de vie provinciale cossue, régulière et calme. Ce
qu'on devait s'ennuyer ferme, là-dedans, par exemple!...
Mazette!Monsieur
entra. Ah! le drôle de bonhomme, et qu'il m'amusa!... Figurez-vous
un petit vieux, tiré à quatre épingles, rasé de frais et tout
rose, ainsi qu'une poupée. Très droit, très vif, très ragoûtant,
ma foi! il sautillait, en marchant, comme une petite sauterelle
dans
les prairies. Il me salua et avec infiniment de politesse:
—
Comment
vous appelez-vous, mon enfant?
—
Célestine,
Monsieur.
—
Célestine...
fit-il... Célestine?... Diable!... Joli nom, je ne prétends pas le
contraire... mais trop long, mon enfant, beaucoup trop long... Je
vous appellerai Marie, si vous le voulez bien... C'est très gentil
aussi, et c'est court... Et puis, toutes mes femmes de chambre, je
les ai appelées Marie. C'est une habitude à laquelle je serais
désolé de renoncer... Je préférerais renoncer à la
personne...Ils
ont tous cette bizarre manie de ne jamais vous appeler par votre
nom
véritable... Je ne m'étonnai pas trop, moi à qui l'on a donné
déjà tous les noms de toutes les saintes du calendrier... Il
insista:
—
Ainsi,
cela ne vous déplaît pas que je vous appelle Marie?... C'est bien
entendu?...
—
Mais
oui, Monsieur...
—
Jolie
fille... bon caractère... Bien, bien!Il
m'avait dit tout cela d'un air enjoué, extrêmement respectueux, et
sans me dévisager, sans fouiller d'un regard déshabilleur mon
corsage, mes jupes, comme font, en général, les hommes. A peine
s'il m'avait regardée. Depuis le moment où il était entré dans le
salon, ses yeux restaient obstinément fixés sur mes
bottines.
—
Vous
en avez d'autres?... me demanda-t-il, après un court silence,
pendant lequel il me sembla que son regard était devenu étrangement
brillant.
—
D'autres
noms, Monsieur?
—
Non,
mon enfant, d'autres bottines...Et
il passa, sur ses lèvres, à petits coups, une langue effilée, à
la manière des chattes.Je
ne répondis pas tout de suite. Ce mot de bottines, qui me rappelait
l'expression de gouaille polissonne du cocher, m'avait interdite.
Cela avait donc un sens?... Sur une interrogation plus pressante,
je
finis par répondre, mais d'une voix un peu rauque et troublée,
comme s'il se fût agi de confesser un péché galant:
—
Oui,
Monsieur, j'en ai d'autres...
—
Des
vernies?
—
Oui,
Monsieur.
—
De
très... très vernies?
—
Mais
oui, Monsieur.
—
Bien...
bien... Et en cuir jaune?
—
Je
n'en ai pas, Monsieur...
—
Il
faudra en avoir... je vous en donnerai.
—
Merci,
Monsieur!
—
Bien...
bien... Tais-toi!J'avais
peur, car il venait de passer dans ses yeux des lueurs troubles...
des nuées rouges de spasme... Et des gouttes de sueur roulaient sur
son front... Croyant qu'il allait défaillir, je fus sur le point de
crier, d'appeler au secours... mais la crise se calma, et, au bout
de
quelques minutes, il reprit d'une voix apaisée, tandis qu'un peu de
salive moussait encore au coin de ses lèvres:
—
Ça
n'est rien... c'est fini... Comprenez-moi, mon enfant... Je suis un
peu maniaque... A mon âge, cela est permis, n'est-ce pas?... Ainsi,
tenez, par exemple je ne trouve pas convenable qu'une femme cire
ses
bottines, à plus forte raison les miennes... Je respecte beaucoup
les femmes, Marie, et ne peux souffrir cela... C'est moi qui les
cirerai vos bottines, vos petites bottines, vos chères petites
bottines... C'est moi qui les entretiendrai... Écoutez bien...
Chaque soir, avant de vous coucher, vous porterez vos bottines dans
ma chambre... vous les placerez près du lit, sur une petite table,
et, tous les matins, en venant ouvrir mes fenêtres... vous les
reprendrez.Et,
comme je manifestais un prodigieux étonnement, il ajouta:
—
Voyons!...
Ça n'est pas énorme, ce que je vous demande là... c'est une chose
très naturelle, après tout... Et si vous êtes bien
gentille...Vivement,
il tira de sa poche deux louis qu'il me remit.
—
Si
vous êtes bien gentille, bien obéissante, je vous donnerai souvent
des petits cadeaux. La gouvernante vous paiera, tous les mois, vos
gages... Mais, moi, Marie, entre nous, souvent, je vous donnerai
des
petits cadeaux. Et qu'est-ce que je vous demande?... Voyons, ça
n'est pas extraordinaire, là... Est-ce donc si extraordinaire, mon
Dieu?Monsieur
s'emballait encore. A mesure qu'il parlait, ses paupières
battaient,
battaient comme des feuilles sous l'orage.
—
Pourquoi
ne dis-tu rien, Marie?... Dis quelque chose... Pourquoi ne
marches-tu
pas?... Marche un peu que je les voie remuer... que je les voie
vivre... tes petites bottines...Il
s'agenouilla, baisa mes bottines, les pétrit de ses doigts fébriles
et caresseurs, les délaça... Et, en les baisant, les pétrissant,
les caressant, il disait d'une voix suppliante, d'une voix d'enfant
qui pleure:
—
Oh!
Marie... Marie... tes petites bottines... donne-les moi, tout de
suite... tout de suite... tout de suite... Je les veux tout de
suite... donne-les moi...J'étais
sans force... La stupéfaction me paralysait... Je ne savais plus si
je vivais réellement ou si je rêvais... Des yeux de Monsieur, je ne
voyais que deux petits globes blancs, striés de rouge. Et sa bouche
était tout entière barbouillée d'une sorte de bave
savonneuse...Enfin,
il emporta mes bottines et, durant deux heures, il s'enferma avec
elles dans sa chambre...
—
Vous
plaisez beaucoup à Monsieur, me dit la gouvernante en me montrant
la
maison... Tâchez que cela continue... La place est bonne...Quatre
jours après, le matin, à l'heure habituelle, en allant ouvrir les
fenêtres, je faillis m'évanouir d'horreur, dans la chambre...
Monsieur était mort!... Étendu sur le dos, au milieu du lit, le
corps presque entièrement nu, on sentait déjà en lui et sur lui la
rigidité du cadavre. Il ne s'était point débattu. Sur les
couvertures, nul désordre; sur le drap, pas la moindre trace de
lutte, de soubresaut, d'agonie, de mains crispées qui cherchent à
étrangler la Mort... Et j'aurais cru qu'il dormait, si son visage
n'eût été violet, violet affreusement, de ce violet sinistre
qu'ont les aubergines. Spectacle terrifiant, qui, plus encore que
ce
visage, me secoua d'épouvante... Monsieur tenait, serrée dans ses
dents, une de mes bottines, si durement serrée dans ses dents,
qu'après d'inutiles et horribles efforts je fus obligée d'en couper
le cuir, avec un rasoir, pour la leur arracher...Je
ne suis pas une sainte... j'ai connu bien des hommes et je sais,
par
expérience, toutes les folies, toutes les saletés dont ils sont
capables... Mais un homme comme Monsieur?... Ah! vrai!... Est-ce
rigolo, tout de même, qu'il existe des types comme ça?... Et où
vont-ils chercher toutes leurs imaginations, quand c'est si simple,
quand c'est si bon de s'aimer gentiment... comme tout le
monde...Je
crois bien qu'ici il ne m'arrivera rien de pareil... C'est,
évidemment, un autre genre ici. Mais est-il meilleur?... Est-il
pire?... Je n'en sais rien...Il
y a une chose qui me tourmente. J'aurais dû, peut-être, en finir
une bonne fois avec toutes ces sales places et sauter le pas,
carrément, de la domesticité dans la galanterie, ainsi que tant
d'autres que j'ai connues et qui—soit dit sans orgueil—étaient
«moins avantageuses» que moi. Si je ne suis pas ce qu'on appelle
jolie, je suis mieux; sans fatuité, je puis dire que j'ai du
montant, un chic que bien des femmes du monde et bien des cocottes
m'ont souvent envié. Un peu grande, peut-être, mais souple, mince
et bien faite... de très beaux cheveux blonds, de très beaux yeux
bleu foncé, excitants et polissons, une bouche audacieuse... enfin
une manière d'être originale et un tour d'esprit, très vif et
langoureux, à la fois, qui plaît aux hommes. J'aurais pu réussir.
Mais, outre que j'ai manqué par ma faute des occasions «épatantes»
et qui ne se retrouveront probablement plus, j'ai eu peur... J'ai
eu
peur, car on ne sait pas où cela vous mène... J'ai frôlé tant de
misères dans cet ordre-là... j'ai reçu tant de navrantes
confidences!... Et ces tragiques calvaires du Dépôt à l'Hôpital
auxquels on n'échappe pas toujours!... Et pour fond de tableau,
l'enfer de Saint-Lazare!... Ça donne à réfléchir et à
frissonner... Qui me dit aussi que j'aurais eu, comme femme, le
même
succès que comme femme de chambre? Le charme, si particulier, que
nous exerçons sur les hommes, ne tient pas seulement à nous, si
jolies que nous puissions être... Il tient beaucoup, je m'en rends
compte, au milieu où nous vivons... au luxe, au vice ambiant, à nos
maîtresses elles-mêmes et au désir qu'elles excitent... En nous
aimant, c'est un peu d'elles et beaucoup de leur mystère que les
hommes aiment en nous...Mais
il y a autre chose. En dépit de mon existence dévergondée, j'ai,
par bonheur, gardé en moi, au fond de moi, un sentiment religieux
très sincère, qui me préserve des chutes définitives et me
retient au bord des pires abîmes... Ah! si l'on n'avait pas la
religion, la prière dans les églises, les soirs de morne purée et
de détresse morale, si l'on n'avait pas la Sainte-Vierge et saint
Antoine de Padoue, et tout le bataclan, on serait bien plus
malheureux, ça c'est sûr... Et ce qu'on deviendrait, et jusqu'où
l'on irait, le diable seul le sait!...Enfin—et
ceci est plus grave—je n'ai pas la moindre défense contre les
hommes... Je serais la constante victime de mon désintéressement et
de leur plaisir... Je suis trop amoureuse, oui, j'aime trop
l'amour,
pour tirer un profit quelconque de l'amour... C'est plus fort que
moi, je ne puis pas demander d'argent à qui me donne du bonheur et
m'entr'ouvre les rayonnantes portes de l'Extase... Quand ils me
parlent, ces monstres-là... et que je sens sur ma nuque le piquant
de leur barbe et la chaleur de leur haleine... va te promener!...
je
ne suis plus qu'une chiffe... et c'est eux, au contraire, qui ont
de
moi tout ce qu'ils veulent...Donc,
me voilà au Prieuré, en attendant quoi?... Ma foi, je n'en sais
rien. Le plus sage serait de n'y point songer et de laisser aller
les
choses au petit bonheur... C'est peut-être ainsi qu'elles vont le
mieux... Pourvu que, demain, sur un mot de Madame, et poursuivie
jusqu'ici par cette impitoyable malchance qui ne me quitte jamais,
je
ne sois pas forcée, une fois de plus, de lâcher la baraque!... Cela
m'ennuierait... Depuis quelque temps, j'ai des douleurs aux reins
et
au ventre, une lassitude dans tout le corps... mon estomac se
délabre, ma mémoire s'affaiblit... je deviens, de plus en plus,
irritable et nerveuse. Tout à l'heure, me regardant dans la glace,
je me suis trouvé le visage vraiment fatigué, et le teint—ce
teint ambré dont j'étais si fière—presque couleur de cendre...
Est-ce que je vieillirais déjà?... Je ne veux pas vieillir encore.
A Paris, il est difficile de se soigner. On n'a le temps de rien.
La
vie y est trop fiévreuse, trop tumultueuse... on y est, sans cesse,
en contact avec trop de gens, trop de choses, trop de plaisirs,
trop
d'imprévu... Il faut aller quand même... Ici, c'est calme... Et
quel silence!... L'air qu'on respire doit être sain et bon... Ah!
si, au risque de m'embêter, je pouvais me reposer un peu...Tout
d'abord, je n'ai pas confiance. Certes, Madame est assez gentille
avec moi. Elle a bien voulu m'adresser quelques compliments sur ma
tenue, et se féliciter des renseignements qu'elle a reçus... Oh! sa
tête, si elle savait qu'ils sont faux, du moins que ce sont des
renseignements de complaisance... Ce qui l'épate surtout, c'est mon
élégance. Et puis, le premier jour, il est rare qu'elles ne soient
pas gentilles, ces chameaux-là... Tout nouveau, tout beau... C'est
un air connu... Oui, et le lendemain, l'air change, connu, aussi...
D'autant que Madame a des yeux très froids, très durs, et qui ne me
reviennent pas... des yeux d'avare, pleins de soupçons aigus et
d'enquêtes policières... Je n'aime pas non plus ses lèvres trop
minces, sèches, et comme recouvertes d'une pellicule blanchâtre...
ni sa parole brève, tranchante qui, d'un mot aimable, fait presque
une insulte ou une humiliation. Lorsque, en m'interrogeant sur
ceci,
sur cela, sur mes aptitudes et sur mon passé, elle m'a regardé avec
cette impudence tranquille et sournoise de vieux douanier qu'elles
ont toutes, je me suis dit:
—
Il
n'y a pas d'erreur... Encore une qui doit mettre tout sous clé,
compter chaque soir les morceaux de sucre et les grains de raisin,
et
faire des marques aux bouteilles... Allons! allons! C'est toujours
la
même chose pour changer...Cependant,
il faudra voir et ne pas m'en tenir à cette première impression.
Parmi tant de bouches qui m'ont parlé, parmi tant de regards qui
m'ont fouillé l'âme, je trouverai, peut-être, un jour—est-ce
qu'on sait?—la bouche amie... et le regard pitoyable... Il ne m'en
coûte rien d'espérer...Aussitôt
arrivée, encore étourdie par quatre heures de chemin de fer en
troisième classe, et sans qu'on ait, à la cuisine, seulement songé
à m'offrir une tartine de pain, Madame m'a promenée, dans toute la
maison, de la cave au grenier, pour me mettre immédiatement «au
courant de la besogne». Oh! elle ne perd pas son temps, ni le
mien... Ce que c'est grand cette maison! Ce qu'il y en a,
là-dedans,
des affaires et des recoins!... Ah bien! merci!... Pour la tenir en
état, comme il faudrait, quatre domestiques n'y suffiraient pas...
En plus du rez-de-chaussée, très important—car deux petits
pavillons, en forme de terrasse s'y surajoutent et le
continuent—elle
se compose de deux étages que je devrai descendre et monter sans
cesse, attendu que Madame, qui se tient dans un petit salon près de
la salle à manger, a eu l'ingénieuse idée de placer la lingerie,
où je dois travailler, sous les combles, à côté de nos chambres.
Et des placards, et des armoires, et des tiroirs et des resserres,
et
des fouillis de toute sorte, en veux-tu, en voilà... Jamais, je ne
me retrouverai dans tout cela...A
chaque minute, en me montrant quelque chose, Madame me
disait:
—
Il
faudra faire bien attention à ça, ma fille. C'est très joli, ça,
ma fille... C'est très rare, ma fille... Ça coûte très cher, ma
fille.Elle
ne pourrait donc pas m'appeler par mon nom, au lieu de dire, tout
le
temps: «ma fille» par ci... «ma fille» par là, sur ce ton de
domination blessante, qui décourage les meilleures volontés et met
aussitôt tant de distance, tant de haines, entre nos maîtresses et
nous?... Est-ce que je l'appelle: «la petite mère», moi?... Et
puis, Madame n'a dans la bouche que ce mot: «très cher». C'est
agaçant... Tout ce qui lui appartient, même de pauvres objets de
quatre sous, «c'est très cher». On n'a pas idée où la vanité
d'une maîtresse de maison peut se nicher... Si ça ne fait pas
pitié..., elle m'a expliqué le fonctionnement d'une lampe à
pétrole, pareille d'ailleurs à toutes les autres lampes, et elle
m'a recommandé:
—
Ma
fille, vous savez que cette lampe coûte très cher, et qu'on ne peut
la réparer qu'en Angleterre. Ayez-en soin, comme de la prunelle de
vos yeux...J'ai
eu envie de lui répondre:
—
Hé!
dis donc, la petite mère, et ton pot de chambre... est-ce qu'il
coûte très cher?... Et l'envoie-t-on à Londres quand il est
fêlé?Non,
là, vrai!... Elles en ont du toupet, et elles en font du chichi,
pour peu de chose. Et quand je pense que c'est uniquement pour vous
humilier, pour vous épater!...La
maison n'est pas si bien que ça... Il n'y a pas de quoi, vraiment,
être si fière d'une maison... De l'extérieur, mon Dieu!... avec
les grands massifs d'arbres qui l'encadrent somptueusement et les
jardins qui descendent jusqu'à la rivière en pentes molles, ornés
de vastes pelouses rectangulaires, elle a l'air de quelque chose...
Mais à l'intérieur... c'est triste, vieux, branlant, et cela sent
le renfermé... Je ne comprends pas qu'on puisse vivre là-dedans...
Rien que des nids à rats, des escaliers de bois à vous rompre le
col et dont les marches gauchies tremblent et craquent sous les
pieds... des couloirs bas et sombres où, en guise de tapis
moelleux,
ce sont des carreaux mal joints, passés au rouge et vernis, vernis,
glissants, glissants... Les cloisons trop minces, faites de
planches
trop sèches, rendent les chambres sonores, comme des intérieurs de
violon... C'est toc et province, quoi!... Elle n'est pas meublée,
pour sûr, comme à Paris... Dans toutes les pièces, du vieil
acajou, de vieilles étoffes mangées aux vers, de vieilles carpettes
usées, décolorées, et des fauteuils et des canapés, ridiculement
raides, sans ressorts, vermoulus et boiteux... Ce qu'ils doivent
vous
moudre les épaules, et vous écorcher les fesses!... Vraiment, moi
qui aime tant les tentures claires, les vastes divans élastiques où
l'on s'allonge voluptueusement sur des piles de coussins, et tous
ces
jolis meubles modernes, si luxueux, si riches et si gais, je me
sens
toute triste de la morne tristesse de ceux-là... Et j'ai peur de ne
pouvoir jamais m'habituer à si peu de confortable, à un tel manque
d'élégance, à tant de poussières anciennes et de formes
mortes...Madame,
non plus, n'est pas habillée comme à Paris. Elle manque de chic et
ignore les grandes couturières... Elle est plutôt fagotée, comme
on dit. Bien qu'elle affiche une certaine prétention dans ses
toilettes, elle retarde d'au moins dix ans sur la mode... Et quelle
mode!... Quoique ça elle ne serait pas mal, si elle voulait; du
moins, elle ne serait pas trop mal... Son pire défaut est qu'elle
n'éveille en vous aucune sympathie, qu'elle n'est femme en rien...
Mais elle a des traits réguliers, de jolis cheveux naturellement
blonds, et une belle peau... une peau trop fraîche, par exemple, et
comme si elle souffrait d'une mauvaise maladie intérieure... Je
connais ces types de femmes et je ne me trompe point à l'éclat de
leur teint. C'est rose dessus, oui, et dedans, c'est pourri... Ça
ne
tient debout, ça ne marche, ça ne vit qu'au moyen de ceintures, de
bandages hypogastriques, de pessaires, un tas d'horreurs secrètes
et
de mécanismes compliqués... Ce qui ne les empêche pas de faire
leur poire dans le monde... Mais oui! C'est coquet, s'il vous
plaît... ça flirte dans les coins, ça étale des chairs peintes,
ça joue de la prunelle, ça se trémousse du derrière; et ça n'est
bon qu'à mettre dans des bocaux d'esprit de vin... Ah! malheur!...
On n'a guères d'agrément avec elles, je vous assure, et ça n'est
pas toujours ragoûtant de les servir...Soit
tempérament, soit indisposition organique, je serais bien étonnée
que Madame fût portée sur la chose... Aux expressions de son
visage, aux gestes durs, aux flexions raides de son corps, on ne
sent
pas du tout l'amour, et, jamais, le désir, avec ses charmes, ses
souplesses et ses abandons, n'a passé par là... Des vieilles filles
vierges, elle garde, en toute sa personne, je ne sais quoi d'aigre
et
de suri, je ne sais quoi de desséché, de momifié, ce qui est rare
chez les blondes... Ce n'est pas Madame qu'une belle musique
comme
Faust—ah! ce
Faust!—ferait
tomber de langueur et s'évanouir de volupté entre les bras d'un
beau mâle... Ah, non, par exemple! Elle n'appartient pas à ce genre
de femmes très laides, sur les figures de qui l'ardeur du sexe met
parfois tant de vie radieuse, tant de séductions et tant de
beauté... Après tout, il ne faut pas se fier à des airs comme
celui de Madame... J'en ai connu de plus sévères et de plus
grincheuses, qui éloignaient toute idée de désir et d'amour, et
qui étaient de fameuses gourgandines, et qui faisaient les quatre
cent dix-neuf coups, avec leur valet de chambre ou leur
cocher...Par
exemple, bien que Madame se force pour être aimable, elle n'est
sûrement pas à la coule, comme des fois j'en ai vu... Je la crois
très méchante, très moucharde, très ronchonneuse; un sale
caractère et un méchant coeur... Elle doit être, sans cesse, sur
le dos des gens, à les asticoter de toutes les manières... Et des
«savez-vous faire ceci?»... Et des «savez-vous faire cela?» Ou
bien encore: «Êtes-vous casseuse?... Êtes-vous soigneuse?...
Avez-vous beaucoup de mémoire? Avez-vous beaucoup d'ordre?» Ça
n'en finit pas... Et aussi: «Êtes-vous très propre?... Moi, je
suis exigeante sur la propreté... je passe sur bien des choses...
mais sur la propreté, je suis intraitable...» Est-ce qu'elle me
prend pour une fille de ferme, une paysanne, une bonne de
province?... La propreté?... Ah! je la connais, cette rengaine.
Elles disent toutes ça... et, souvent, quand on va au fond des
choses, quand on retourne leurs jupes et qu'on fouille dans leur
linge... ce qu'elles sont sales!... Quelquefois à vous soulever le
coeur de dégoût...Aussi,
je me méfie de la propreté de Madame... Lorsqu'elle m'a montré son
cabinet de toilette, je n'y ai remarqué ni petit meuble, ni
baignoire, ni rien de ce qu'il faut à une femme soignée et qui la
pratique dans les coins... Et ce que c'est sommaire, là-dedans, en
fait de bibelots, de flacons, de tous ces objets intimes et
parfumés
que j'aime tant à tripoter... Il me tarde de voir Madame, toute
nue,
pour m'amuser un peu... Ça doit être du joli...Le
soir, comme je mettais le couvert, Monsieur est entré dans la salle
à manger... Il revenait de la chasse... C'est un homme très grand,
avec une large carrure d'épaules, de fortes moustaches noires, et
un
teint mat... Ses manières sont un peu lourdes, un peu gauches, mais
il paraît bon enfant... Évidemment, ce n'est pas un génie comme M.
Jules Lemaître, que j'ai tant de fois servi, rue Christophe-Colomb,
ni un élégant comme M. de Janzé.—ah, celui-là! Pourtant, il est
sympathique... Ses cheveux drus et frisés, son cou de taureau, ses
mollets de lutteur, ses lèvres charnues, très rouges et souriantes,
attestent la force et la bonne humeur... Je parie qu'il est porté
sur la chose, lui... J'ai vu cela, tout de suite, à son nez mobile,
flaireur, sensuel, à ses yeux extrêmement brillants, doux en même
temps que rigolos... Jamais, je crois, je n'ai rencontré, chez un
être humain, de tels sourcils, épais jusqu'à en être obscènes,
et des mains si velues... Ce qu'il doit en avoir un dessus de
malle,
le gros père!... Comme la plupart des hommes peu intelligents et de
muscles développés, il est d'une grande timidité.Il
m'a examinée d'un air tout drôle, d'un air où il y avait de la
bienveillance, de la surprise, du contentement... quelque chose
aussi
de polisson sans effronterie, de déshabilleur, sans brutalité. Il
est évident que Monsieur n'est pas habitué à des femmes de chambre
comme moi, que je l'épate, que j'ai fait, sur lui, du premier coup,
une grande impression... Il m'a dit, avec un peu d'embarras:
—
Ah!...
ah!... c'est vous, la nouvelle femme de chambre?...J'ai
tendu mon buste en avant, j'ai baissé légèrement les yeux, puis,
modeste et mutine, à la fois, de ma voix la plus douce, j'ai
répondu
simplement:
—
Mais
oui, Monsieur, c'est moi...Alors,
il a balbutié:
—
Ainsi,
vous êtes arrivée?... C'est très bien... c'est très bien...Il
aurait voulu parler, encore... cherchait quelque chose à dire,
mais,
n'étant pas éloquent ni débrouillard, il ne trouvait rien... Je
m'amusais vivement de sa gêne... Après un court silence:
—
Comme
ça, a-t-il fait, vous venez de Paris?
—
Oui,
Monsieur...
—
C'est
très bien... c'est très bien.Et
s'enhardissant:
—
Comment
vous appelez-vous?
—
Célestine...
Monsieur...Par
manière de contenance, il s'est frotté les mains, et il a
repris:
—
Célestine!...
Ah! ah!... C'est très bien... Un nom pas commun... un joli nom, ma
foi!... Pourvu que Madame ne vous oblige pas à le changer... elle a
cette manie...J'ai
répondu, digne et soumise:
—
Je
suis à la disposition de Madame...
—
Sans
doute... sans doute... Mais c'est un joli nom...J'ai
manqué éclater de rire... Monsieur s'est mis à marcher dans la
salle, puis, tout d'un coup, il s'est assis sur une chaise, il a
allongé ses jambes et, mettant dans son regard comme une excuse,
dans sa voix, comme une prière, il m'a demandé:
—
Eh
bien, Célestine... car moi, je vous appellerai toujours
Célestine...
voulez-vous m'aider à retirer mes bottes?... Ça ne vous ennuie pas,
au moins?
—
Certainement,
non, Monsieur...
—
Parce
que, voyez-vous... ces sacrées bottes... elles sont très
difficiles... elles glissent mal...Dans
un mouvement que j'essayai de rendre harmonieux et souple, et même
provocant, je me suis agenouillée en face de lui. Et pendant que je
l'aidais à retirer ses bottes, qui étaient mouillées et couvertes
de boue, j'ai parfaitement senti que son nez s'excitait aux parfums
de ma nuque, que ses yeux suivaient, avec un intérêt grandissant,
les contours de mon corsage et tout ce qui se révélait de moi, à
travers la robe... Tout à coup, il murmure:
—
Sapristi!
Célestine... Vous sentez rudement bon... fumet de fauve, pénétrant
et chaud... qui ne m'est pas désagréable.Quand
ses bottes eurent été retirées, et pour le laisser sur une bonne
impression de moi, je lui ai demandé, à mon tour:
—
Je
vois que Monsieur est chasseur... Monsieur a fait une bonne chasse,
aujourd'hui?
—
Je
ne fais jamais de bonnes chasses, Célestine, a-t-il répliqué, en
hochant la tête... C'est pour marcher... pour me promener... pour
n'être pas ici, où je m'ennuie...
—
Ah!
Monsieur s'ennuie ici?...Après
une pause, il a rectifié galamment:
—
C'est-à-dire...
je m'ennuyais... Car maintenant... enfin... voilà!...Puis,
avec un sourire bête et touchant:
—
Célestine?...
—
Monsieur!
—
Voulez-vous
me donner mes pantoufles?... Je vous demande pardon...
—
Mais,
Monsieur, c'est mon métier...
—
Oui...
enfin... Elles sont sous l'escalier... dans un petit cabinet
noir...
à gauche...Je
crois que j'en aurai tout ce que je voudrai de ce type-là... Il
n'est pas malin, il se livre du premier coup... Ah! on pourrait le
mener loin...Le
dîner, peu luxueux, composé des restes de la veille, s'est passé,
sans incidents, presque silencieusement... Monsieur dévore, et
Madame pignoche dans les plats avec des gestes maussades et des
moues
dédaigneuses... Ce qu'elle absorbe, ce sont des cachets, des
sirops,
des gouttes, des pilules, toute une pharmacie qu'il faut avoir bien
soin de mettre sur la table, à chaque repas, devant son assiette...
Ils ont très peu parlé, et, encore, sur des choses et des gens de
l'endroit qui sont pour moi d'un intérêt médiocre... Ce que j'ai
compris, c'est qu'ils reçoivent très peu. D'ailleurs, il était
visible que leur pensée n'était point à ce qu'ils disaient... Ils
m'observaient, chacun, selon les idées qui les mènent, conduits,
chacun, par une curiosité différente; Madame, sévère et raide,
méprisante même, de plus en plus hostile, et songeant, déjà, à
tous les sales tours qu'elle me jouera; Monsieur en dessous, avec
des
clignements d'yeux très significatifs et, quoiqu'il s'efforçât de
les dissimuler, d'étranges regards sur mes mains... En vérité, je
ne sais pas ce qu'ont les hommes à s'exciter ainsi sur mes
mains?...
Moi, j'avais l'air de ne rien remarquer à leur manège... J'allais,
venais digne, réservée, adroite et... lointaine... Ah! s'ils
avaient pu voir mon âme, s'ils avaient pu écouter mon âme, comme
je voyais et comme j'entendais la leur!...J'adore
servir à table. C'est là qu'on surprend ses maîtres dans toute la
saleté, dans toute la bassesse de leur nature intime. Prudents,
d'abord, et se surveillant l'un l'autre, ils en arrivent, peu à
peu,
à se révéler, à s'étaler tels qu'ils sont, sans fard et sans
voiles, oubliant qu'il y a autour d'eux quelqu'un qui rôde et qui
écoute et qui note leurs tares, leurs bosses morales, les plaies
secrètes de leur existence, tout ce que peut contenir d'infamies et
de rêves ignobles le cerveau respectable des honnêtes gens.
Ramasser ces aveux, les classer, les étiqueter dans notre mémoire,
en attendant de s'en faire une arme terrible, au jour des comptes à
rendre, c'est une des grandes et fortes joies du métier, et c'est
la
revanche la plus précieuse de nos humiliations...De
ce premier contact avec mes nouveaux maîtres je n'ai pu recueillir
des indications précises et formelles... Mais j'ai senti que le
ménage ne va pas, que Monsieur n'est rien dans la maison, que c'est
Madame qui est tout, que Monsieur tremble devant Madame, comme un
petit enfant... Ah! il ne doit pas rire tous les jours, le pauvre
homme!... Sûrement, il en voit, en entend, en subit de toutes les
sortes... J'imagine que j'aurai, parfois, du bon temps à être
là...Au
dessert, Madame, qui durant le repas n'avait cessé de renifler mes
mains, mes bras, mon corsage, a dit d'une voix nette et
tranchante:
—
Je
n'aime pas qu'on se mette des parfums...Comme
je ne répondais pas, faisant semblant d'ignorer que cette phrase
s'adressât à moi.
—
Vous
entendez, Célestine?
—
Bien,
Madame.Alors,
j'ai regardé, à la dérobée, le pauvre Monsieur qui les aime, lui,
les parfums, ou du moins, qui aime mon parfum. Les deux coudes sur
la
table, indifférent en apparence, mais, dans le fond, humilié et
navré, il suivait le vol d'une guêpe attardée au-dessus d'une
assiette de fruits... Et c'était maintenant un silence morne dans
cette salle à manger que le crépuscule venait d'envahir, et quelque
chose d'inexprimablement triste, quelque chose d'indiciblement
pesant
tombait du plafond sur ces deux êtres, dont je me demande vraiment
à
quoi ils servent et ce qu'ils font sur la terre.
—
La
lampe, Célestine!C'était
la voix de Madame, plus aigre dans ce silence et dans cette ombre.
Elle me fit sursauter...
—
Vous
voyez bien qu'il fait nuit... Je ne devrais pas avoir à vous
demander la lampe... Que ce soit la dernière fois, n'est-ce
pas?En
allumant la lampe, cette lampe qui ne peut se réparer qu'en
Angleterre, j'avais envie de crier au pauvre Monsieur:
—
Attends
un peu, mon gros, et ne crains rien... et ne te désole pas. Je t'en
donnerai à boire et à manger des parfums que tu aimes et dont tu es
si privé... Tu les respireras, je te le promets, tu les respireras
à
mes cheveux, à ma bouche, à ma gorge, à toute ma chair... Tous les
deux, nous lui en ferons voir de joyeuses, à cette pécore... je
t'en réponds!...Et,
pour matérialiser cette muette invocation, en déposant la lampe sur
la table, je pris soin de frôler légèrement le bras de Monsieur,
et je me retirai...L'office
n'est pas gai. En plus de moi, il n'y a que deux domestiques, une
cuisinière qui grinche tout le temps, un jardinier-cocher qui ne
dit
jamais un mot. La cuisinière s'appelle Marianne, le
jardinier-cocher, Joseph... Des paysans abrutis... Et ce qu'ils ont
des têtes!... Elle, grasse, molle, flasque, étalée, le cou sortant
en triple bourrelet d'un fichu sale avec quoi l'on dirait qu'elle
essuie ses chaudrons, les deux seins énormes et difformes roulant
sous une sorte de camisole en cotonnade bleue plaquée de graisse,
sa
robe trop courte découvrant d'épaisses chevilles et de larges pieds
chaussés de laine grise; lui, en manches de chemise, tablier de
travail et sabots, rasé, sec, nerveux, avec un mauvais rictus sur
les lèvres qui lui fendent le visage d'une oreille à l'autre, et
une allure tortueuse, des mouvements sournois de sacristain... Tels
sont mes deux compagnons...Pas
de salle à manger pour les domestiques. Nous prenons nos repas dans
la cuisine, sur la même table où, durant la journée, la cuisinière
fait ses saletés, découpe ses viandes, vide ses poissons, taille
ses légumes, avec ses doigts gras et ronds comme des boudins...
Vrai!... Ça n'est guère convenable... Le fourneau allumé rend
l'atmosphère de la pièce étouffante. Il y circule des odeurs de
vieille graisse, de sauces rances, de persistantes fritures.
Pendant
que nous mangeons, une marmite où bout la soupe des chiens exhale
une vapeur fétide qui vous prend à la gorge et vous fait tousser...
C'est à vomir!... On respecte davantage les prisonniers dans les
prisons et les chiens dans les chenils...On
nous a servi du lard aux choux, et du fromage puant;... pour
boisson,
du cidre aigre... Rien d'autre. Des assiettes de terre, dont
l'émail
est fendu et qui sentent le graillon, des fourchettes en fer-blanc
complètent ce joli service.Étant
trop nouvelle dans la maison, je n'ai pas voulu me plaindre. Mais
je
n'ai pas voulu manger, non plus. Pour m'abîmer l'estomac davantage,
merci!
—
Pourquoi
ne mangez-vous pas? m'a dit la cuisinière.
—
Je
n'ai pas faim.J'ai
articulé cela d'un ton très digne... Alors, Marianne a
grogné:
—
Il
faudrait peut-être des truffes à Mademoiselle?Sans
me fâcher, mais pincée et hautaine, j'ai répliqué:
—
Mais,
vous savez, j'en ai mangé des truffes... Tout le monde ne pourrait
pas en dire autant ici...Cela
l'a fait taire.Pendant
ce temps, le jardinier-cocher s'emplissait la bouche de gros
morceaux
de lard, et me regardait en dessous. Je ne saurais dire pourquoi,
cet
homme a un regard gênant... et son silence me trouble. Bien qu'il
ne
soit plus jeune, je suis étonnée de la souplesse, de l'élasticité
de ses mouvements;... ses reins ont des ondulations de reptile...
J'en arrive à le détailler davantage... Ses durs cheveux
grisonnants, son front bas, ses yeux obliques, ses pommettes
proéminentes, sa large et forte mâchoire, et ce menton long,
charnu, relevé, tout cela lui donne un caractère étrange que je ne
puis définir... Est-il godiche?... Est-il canaille?... Je n'en sais
rien. Pourtant, il est curieux que cet homme me retienne de la
sorte... A la longue, cette obsession s'atténue et s'efface. Et je
me rends compte que c'est là encore un des mille et mille tours de
mon imagination excessive, grossissante et romanesque, qui me fait
voir les choses et les gens en trop beau ou en trop laid, et qui,
de
ce misérable Joseph, veut à toute force créer quelqu'un de
supérieur au rustre stupide, au lourd paysan qu'il est
réellement.Vers
la fin du dîner, Joseph, sans toujours dire un mot, a tiré de la
poche de son tablier la
Libre Parole, qu'il
s'est mis à lire avec attention, et Marianne, qui avait bu deux
pleines carafes de cidre, s'est amollie, est devenue plus aimable.
Vautrée sur sa chaise, ses manches retroussées et découvrant le
bras nu, son bonnet un peu de travers sur des cheveux dépeignés,
elle m'a demandé d'où j'étais, où j'avais été, si j'avais fait
de bonnes places, si j'étais contre les Juifs?... Et nous avons
causé, quelque temps, presque amicalement... A mon tour, j'ai
demandé des renseignements sur la maison, s'il venait souvent du
monde et quel genre de monde, si Monsieur faisait attention aux
femmes de chambre, si Madame avait un amant?...Ah!
non, il fallait voir sa tête et celle de Joseph que mes questions
interrompaient, par à-coups, dans sa lecture... Ce qu'ils étaient
scandalisés et ridicules!... On n'a pas idée de ce qu'ils sont en
retard, en province... Ça ne sait rien... ça ne voit rien... ça ne
comprend rien... ça s'esbrouffe de la chose la plus naturelle...
Et,
cependant, lui, avec son air pataud et respectable, elle, avec ses
manières vertueuses et débraillées, on ne m'ôtera pas de l'esprit
qu'ils couchent ensemble... Ah! non!... il faut être vraiment
privée
pour se payer un type comme ça...
—
On
voit bien que vous venez de Paris, de je ne sais d'où?... m'a
reproché aigrement la cuisinière.A
quoi Joseph, dodelinant de la tête, a brièvement ajouté:
—
Pour
sûr!...Il
s'est remis à lire la
Libre Parole...
Marianne s'est levée pesamment et a retiré la marmite du feu...
Nous n'avons plus causé...Alors,
j'ai pensé à ma dernière place, à monsieur Jean, le valet de
chambre, si distingué avec ses favoris noirs et sa peau blanche
soignée comme une peau de femme. Ah! il était si beau garçon,
monsieur Jean, si gai, si gentil, si délicat, si adroit, lorsque,
le
soir, il nous lisait
Fin de siècle,
qu'il nous racontait des histoires polissonnes et touchantes, qu'il
nous mettait au courant des lettres de Monsieur... Il y a du
changement, aujourd'hui... Comment cela est-il possible que j'en
sois
arrivée à m'échouer ici, parmi de telles gens, et loin de tout ce
que j'aime?J'ai
presque envie de pleurer.Et
j'écris ces lignes dans ma chambre, une sale petite chambre, sous
les combles, ouverte à tous les vents, aux froids de l'hiver, aux
brûlantes chaleurs de l'été. Pas d'autres meubles qu'un méchant
lit de fer et qu'une méchante armoire de bois blanc, qui ne ferme
point et où je n'ai pas la place de ranger mes affaires... Pas
d'autre lumière qu'une chandelle qui fume et coule dans un
chandelier de cuivre... Ça fait pitié!... Si je veux continuer à
écrire ce journal, ou seulement lire les romans que j'ai apportés
et me tirer les cartes, il faudra que je m'achète de mon propre
argent, des bougies... car, pour ce qui est des bougies de
Madame...
la peau!... comme disait monsieur Jean... Elles sont sous
clé.Demain,
je tâcherai de m'arranger un peu... Au-dessus de mon lit, je
clouerai mon petit crucifix de cuivre doré, et je mettrai sur la
cheminée ma bonne vierge de porcelaine peinte, avec mes petites
boîtes, mes petits bibelots et les photographies de monsieur Jean,
de façon à introduire dans ce galetas un rayon d'intimité et de
joie.La
chambre de Marianne est voisine de la mienne. Une mince cloison la
sépare et l'on entend tout ce qui s'y fait... J'ai pensé que
Joseph, qui couche dans les communs, viendrait peut-être chez
Marianne... Mais non... Marianne a longtemps tourné dans la
chambre... Elle a toussé, craché, traîné des chaises, remué un
tas de choses... Maintenant elle ronfle... C'est sans doute dans la
journée qu'ils font ça!...Un
chien aboie, très loin, dans la campagne... Il est près de deux
heures, et ma lumière va s'éteindre... Moi aussi, je vais être
obligée de me coucher... Mais je sens que je ne pourrai pas
dormir...Ah!
ce que je vais me faire vieille, dans cette baraque!... Non, là,
vrai!
II
15 septembre.
Je n'ai pas encore écrit une
seule fois le nom de mes maîtres. Ils s'appellent d'un nom ridicule
et comique: Lanlaire... Monsieur et madame Lanlaire... Monsieur et
madame va-t'faire Lanlaire!... Vous voyez d'ici toutes les bonnes
plaisanteries qu'un tel nom comporte et qu'il doit forcément
susciter. Quant à leurs prénoms, ils sont peut-être plus ridicules
que leur nom et, si j'ose dire, ils le complètent. Celui de
Monsieur est Isidore; Euphrasie, celui de Madame... Euphrasie!...
Je vous demande un peu.
La mercière, chez qui je
suis allée tantôt pour un rassortissement de soie, m'a donné des
renseignements sur la maison. Ça n'est pas du joli. Mais, pour être
juste, je dois dire que je n'ai jamais rencontré une femme si rosse
et si bavarde... Si ceux qui fournissent mes maîtres en parlent
ainsi, comment doivent en parler ceux qui ne les fournissent
pas?... Ah! ils ont de bonnes langues, en province!...
Mazette!
Le père de Monsieur était
fabricant de draps et banquier à Louviers. Il fit une faillite
frauduleuse qui vida toutes les petites bourses de la région, et il
fut condamné à dix ans de réclusion, ce qui, en comparaison des
faux, abus de confiance, vols, crimes de toute sorte qu'il avait
commis, fut jugé très doux. Durant qu'il accomplissait sa peine à
Gaillon, il mourut. Mais il avait eu soin de mettre de côté et en
sûreté, paraît-il, quatre cent cinquante mille francs, lesquels,
habilement soustraits aux créanciers ruinés, constituent toute la
fortune personnelle de Monsieur... Et allez donc!... Ça n'est pas
plus malin que ça, d'être riche.
Le père de Madame, lui,
c'est bien pire, quoiqu'il n'ait point été condamné à de la prison
et qu'il ait quitté cette vie, respecté de tous les honnêtes gens.
Il était marchand d'hommes. La mercière m'a expliqué que, sous
Napoléon III, tout le monde n'étant pas soldat comme aujourd'hui,
les jeunes gens riches «tombés au sort» avaient le droit de «se
racheter du service». Ils s'adressaient à une agence ou à un
monsieur qui, moyennant une prime variant de mille à deux mille
francs, selon les risques du moment, leur trouvait un pauvre
diable, lequel consentait à les remplacer au régiment pendant sept
années et, en cas de guerre, à mourir pour eux. Ainsi, on faisait,
en France, la traite des blancs, comme en Afrique, la traite des
noirs?... Il y avait des marchés d'hommes, comme des marchés de
bestiaux pour une plus horrible boucherie? Cela ne m'étonne pas
trop... Est-ce qu'il n'y en a plus aujourd'hui? Et que sont donc
les bureaux de placement et les maisons publiques, sinon des foires
d'esclaves, des étals de viande humaine?
D'après la mercière, c'était
un commerce fort lucratif, et le père de Madame, qui l'avait
accaparé pour tout le département, s'y montrait d'une grande
habileté, c'est-à-dire qu'il gardait pour lui et mettait dans sa
poche la majeure partie de la prime... Voici dix ans qu'il est
mort, maire du Mesnil-Roy, suppléant du juge de paix, conseiller
général, président de la fabrique, trésorier du bureau de
bienfaisance, décoré, et, en plus du Prieuré qu'il avait acheté
pour rien, laissant douze cent mille francs, dont six cent mille
sont allés à Madame, car Madame a un frère qui a mal tourné, et on
ne sait pas ce qu'il est devenu... Eh bien... on dira ce qu'on
voudra... Voilà de l'argent qui n'est guère propre, si tant est
qu'il y en ait qui le soit... Pour moi, c'est bien simple, je n'ai
vu que du sale argent et que de mauvais riches.
Les Lanlaire—est-ce pas à
vous dégoûter?—ont donc plus d'un million. Ils ne font rien que
d'économiser... et c'est à peine s'ils dépensent le tiers de leurs
rentes. Rognant sur tout, sur les autres et sur eux-mêmes,
chipotant âprement sur les notes, reniant leur parole, ne
reconnaissant des conventions acceptées que ce qui est écrit et
signé, il faut avoir l'oeil avec eux, et, dans les rapports
d'affaires, ne jamais ouvrir la porte à une contestation
quelconque. Ils en profitent aussitôt pour ne pas payer, surtout
les petits fournisseurs qui ne peuvent supporter les frais d'un
procès, et les pauvres diables qui n'ont point de défense...
Naturellement, ils ne donnent jamais rien, si ce n'est, de temps en
temps, à l'église, car ils sont fort dévots. Quant aux pauvres, ils
peuvent crever de faim devant la porte du Prieuré, implorer et
gémir. La porte reste toujours fermée...
— Je crois même, disait la
mercière, que s'ils pouvaient prendre quelque chose dans la besace
des mendiants, ils le feraient sans remords, avec une joie
sauvage...
Et elle ajoutait, à titre
d'exemple monstrueux:
— Ainsi, nous tous ici qui
gagnons notre vie péniblement, quand nous rendons le pain bénit,
nous achetons de la brioche. C'est une question de convenance et
d'amour-propre... Eux, les sales pingres, ils distribuent, quoi?...
Du pain, ma chère demoiselle. Et pas même du pain blanc, du pain de
première qualité... Non... du pain d'ouvrier... Est-ce pas
honteux... des personnes si riches?... Même que la Paumier, la
femme du tonnelier, a entendu un jour Mme Lanlaire dire au curé qui
lui reprochait doucement cette crasserie: «Monsieur le curé, c'est
toujours assez bon pour ces gens-là!»
Il faut être juste, même
avec ses maîtres. S'il n'y a qu'une voix sur le compte de Madame,
on n'en veut pas à Monsieur... On ne déteste pas Monsieur... Chacun
est d'accord pour déclarer que Monsieur n'est pas fier, qu'il
serait généreux envers le monde, et ferait beaucoup de bien, s'il
le pouvait. Le malheur est qu'il ne le peut pas... Monsieur n'est
rien chez lui... moins que les domestiques, pourtant durement
traités, moins que le chat à qui on permet tout... Peu à peu, et
pour être tranquille, il a abdiqué toute autorité de maître de
maison, toute dignité d'homme aux mains de sa femme. C'est Madame
qui dirige, règle, organise, administre tout... Madame s'occupe de
l'écurie, de la basse-cour, du jardin, de la cave, du bûcher et
elle trouve à redire sur tout. Jamais les choses ne vont comme elle
voudrait, et elle prétend sans cesse qu'on la vole... Ce qu'elle a
un oeil!... C'est inimaginable. On ne lui pose pas de blagues, bien
sûr, car elle les connaît toutes... C'est elle qui paie les notes,
touche les rentes et les fermages, conclut les marchés... Elle a
des roueries de vieux comptable, des indélicatesses d'huissier
véreux, des combinaisons géniales d'usurier... C'est à ne pas
croire... Naturellement, elle tient la bourse, férocement, et elle
n'en dénoue les cordons que pour y faire entrer plus d'argent,
toujours... Elle laisse Monsieur sans un sou, c'est à peine s'il a
de quoi s'acheter du tabac, le pauvre. Au milieu de sa richesse, il
est encore plus dénué que tout le monde d'ici... Pourtant, il ne
bronche pas, il ne bronche jamais... Il obéit comme les camarades.
Ah! ce qu'il est drôle, des fois, avec son air de chien embêté et
soumis... Quand, Madame étant sortie, arrive un fournisseur avec
une facture, un pauvre avec sa misère, un commissionnaire qui
réclame un pourboire, il faut voir Monsieur... Monsieur est
vraiment d'un comique!... Il fouille dans ses poches, se tâte,
rougit, s'excuse, et il dit, l'oeil piteux:
— Tiens!... Je n'ai pas de
monnaie sur moi... Je n'ai que des billets de mille francs...
Avez-vous de la monnaie de mille francs?... Non?... Alors, il
faudra repasser...
Des billets de mille francs,
lui, qui n'a jamais cent sous sur lui!... Jusqu'à son papier à
lettre que Madame renferme dans une armoire, dont elle a, seule, la
clef, et qu'elle ne lui donne que feuille par feuille, en
grognant:
— Merci!... Tu en uses du
papier... A qui donc peux-tu écrire pour en user
autant?...
Ce qu'on lui reproche
seulement, ce que l'on ne comprend pas, c'est son indigne faiblesse
et qu'il se laisse mener de la sorte par une pareille mégère...
Car, enfin, personne ne l'ignore, et Madame le crie assez
par-dessus les toits... Monsieur et Madame ne sont plus rien l'un
pour l'autre... Madame, qui est malade du ventre et ne peut avoir
d'enfants, ne veut plus entendre parler de la chose. Il paraît que
ça lui fait mal à crier... A ce propos, il circule, dans le pays,
une bonne histoire...
Un jour, à la confession,
Madame expliquait son cas au curé et lui demandait si elle
pouvaittricheravec son
mari...
— Qu'est-ce que vous
entendez partricher, mon
enfant?... fit le curé.
— Je ne sais pas au juste,
mon père, répondit Madame, embarrassée... De certaines
caresses...
— De certaines caresses!...
Mais, mon enfant, vous n'ignorez pas que... de certaines caresses..
c'est un péché mortel...
— C'est bien pour cela, mon
père, que je sollicite l'autorisation de l'Eglise...
— Oui!... oui!... mais
enfin... voyons... de certaines caresses... souvent?...
— Mon mari est un homme
robuste... de forte santé... Deux fois par semaine,
peut-être...
— Deux fois par semaine?...
C'est beaucoup... c'est trop... c'est de la débauche... Si robuste
que soit un homme, il n'a pas besoin, deux fois par semaine, de...
de... de certaines caresses...
Il demeura, quelques
secondes, perplexe, puis finalement:
— Eh bien, soit... Je vous
autorise... à de certaines caresses... deux fois par semaine... à
condition toutefois...primo...
que vous n'y prendrez, vous, aucun plaisir coupable...
— Ah! je vous le jure, mon
père!...
— Secundo... que vous donnerez tous les ans une somme de deux cents
francs... pour l'autel de la Très-Sainte-Vierge...
— Deux cents francs?...
sursauta Madame... Pour ça?... Ah non!...
Et elle envoya promener le
curé en douceur...
— Alors, terminait la
mercière, qui me faisait ce récit... Pourquoi Monsieur est-il si
bon, est-il si lâche envers une femme qui lui refuse non seulement
de l'argent, mais du plaisir? C'est moi qui la mettrais à la raison
et rudement, encore...
Et voici ce qui arrive...
Quand Monsieur, qui est un homme vigoureux, extrêmement porté sur
la chose, et qui est aussi un brave homme, veut se payer—dame,
écoutez donc?—une petite joie d'amour, ou une petite charité envers
un pauvre, il en est réduit à des expédients ridicules, des
carottages grossiers, des emprunts pas très dignes, dont la
découverte par Madame amène des scènes terribles, des brouilles
qui, souvent, durent des mois entiers... On voit alors Monsieur
s'en aller par la campagne et marcher, marcher comme un fou,
faisant des gestes furieux et menaçants, écrasant des mottes de
terre, parlant tout seul, dans le vent, dans la pluie, dans la
neige... puis, rentrer le soir chez lui, plus timide, plus courbé,
plus tremblant, plus vaincu que jamais...
Le curieux et le
mélancolique aussi de cette histoire, c'est que, au milieu des
pires récriminations de la mercière, parmi ces infamies dévoilées,
ces saletés honteuses qui se colportent de bouche en bouche, de
boutique en boutique, de maison en maison, je sens que, dans la
ville, on jalouse les Lanlaire, plus encore qu'on les mésestime. En
dépit de leur inutilité criminelle, de leur malfaisance sociale,
malgré tout ce qu'ils écrasent sous le poids de leur hideux
million, c'est ce million qui leur donne, quand même, une auréole
de respectabilité et presque de gloire. On les salue plus bas que
les autres, on les accueille avec plus d'empressement que les
autres... On appelle... avec quelle complaisance servile!... la
sale bicoque où ils vivent dans la crasse de leur âme, le
château... A des étrangers qui viendraient s'enquérir des
curiosités du pays, je suis sûre que la mercière elle-même, si
haineuse, répondrait:
— Nous avons une belle
église... une belle fontaine... nous avons surtout quelque chose de
très beau... les Lanlaire... les Lanlaire qui possèdent un million
et habitent un château... Ce sont d'affreuses gens, et nous en
sommes très fiers...
L'adoration du million!...
C'est un sentiment bas, commun non seulement aux bourgeois, mais à
la plupart d'entre nous, les petits, les humbles, les sans le sou
de ce monde. Et moi-même, avec mes allures en dehors, mes menaces
de tout casser, je n'y échappe point... Moi que la richesse
opprime, moi qui lui dois mes douleurs, mes vices, mes haines, les
plus amères d'entre mes humiliations, et mes rêves impossibles et
le tourment à jamais de ma vie, eh bien, dès que je me trouve en
présence d'un riche, je ne puis m'empêcher de le regarder comme un
être exceptionnel et beau, comme une espèce de divinité
merveilleuse, et, malgré moi, par delà ma volonté et ma raison, je
sens monter, du plus profond de moi-même, vers ce riche très
souvent imbécile et quelquefois meurtrier, comme un encens
d'admiration... Est-ce bête?... Et pourquoi?...
pourquoi?
En quittant cette sale
mercière et cette étrange boutique où, d'ailleurs, il me fut
impossible de rassortir ma soie, je songeais avec découragement à
tout ce que cette femme m'avait raconté sur mes maîtres... Il
bruinait... Le ciel était crasseux comme l'âme de cette marchande
de potins... Je glissais sur le pavé gluant de la rue, et, furieuse
contre la mercière et contre mes maîtres, et contre moi-même,
furieuse contre ce ciel de province, contre cette boue, dans
laquelle pataugeaient mon coeur et mes pieds, contre la tristesse
incurable de la petite ville, je ne cessais de me
répéter:
— Eh bien!... me voilà
propre... Il ne me manquait plus que cela... Et je suis bien
tombée!...
Ah oui! je suis bien
tombée... Et voici du nouveau.
Madame s'habille toute seule
et se coiffe elle-même. Elle s'enferme à double tour dans son
cabinet de toilette, et c'est à peine si j'ai le droit d'y
entrer... Dieu sait ce qu'elle fait là-dedans des heures et des
heures!... Ce soir, n'y tenant plus, j'ai frappé à la porte,
carrément. Et telle est la petite conversation qui s'est engagée
entre Madame et moi.
— Toc, toc!
— Qui est là?
Ah! cette voix aigre,
glapissante, qu'on aimerait à faire rentrer, dans la bouche, d'un
coup de poing...
— C'est moi,
Madame...
— Qu'est-ce que vous
voulez?
— Je viens faire le cabinet
de toilette...
— Il est fait...
allez-vous-en... Et ne venez que quand je vous sonne...
C'est-à-dire que je ne suis
même pas une femme de chambre, ici... Je ne sais pas ce que je suis
ici... et quelles sont mes attributions... Et, pourtant, habiller,
déshabiller, coiffer, il n'y a que cela qui me plaise dans le
métier... J'aime à jouer avec les chemises de nuit, les chiffons et
les rubans, tripoter les lingeries, les chapeaux, les dentelles,
les fourrures, frotter mes maîtresses après le bain, les poudrer,
poncer leurs pieds, parfumer leurs poitrines, oxygéner leurs
chevelures, les connaître, enfin, du bout de leurs mules à la
pointe de leur chignon, les voir toutes nues... De cette façon,
elles deviennent pour vous autre chose qu'une maîtresse, presque
une amie ou une complice, souvent une esclave... On est forcément
la confidente d'un tas de choses, de leurs peines, de leurs vices,
de leurs déceptions d'amour, des secrets les plus intimes du
ménage, de leurs maladies... Sans compter que lorsqu'on est
adroite, on les tient par une foule de détails qu'elles ne
soupçonnent même pas... On en tire beaucoup plus... C'est, à la
fois, profitable et amusant... Voilà comment je comprends le métier
de femme de chambre...
On ne s'imagine pas combien
il y en a—comment dire cela?—combien il y en a qui sont indécentes
et loufoques dans l'intimité, même parmi celles qui, dans le monde,
passent pour les plus retenues, les plus sévères, pour des vertus
inaccessibles... Ah, dans les cabinets de toilette, comme les
masques tombent!... Comme s'effritent et se lézardent les façades
les plus orgueilleuses!...
J'en ai eu une qui avait un
drôle de truc... Tous les matins, avant de passer sa chemise, tous
les soirs, après l'avoir retirée, elle restait nue, à s'examiner
des quarts d'heure, minutieusement, devant la psyché... Puis, elle
tendait sa poitrine en avant, se renversait la nuque en arrière,
levait d'un mouvement brusque ses bras en l'air, de façon que ses
seins qui pendaient, pauvres loques de chair, remontassent un
peu... Et elle me disait:
— Célestine... regardez
donc!... N'est-ce pas qu'ils sont encore fermes?
C'était à pouffer...
D'autant que le corps de Madame... oh! quelle ruine lamentable!...
Quand, de la chemise tombée, il sortait débarrassé de ses blindages
et de ses soutiens, on eût dit qu'il allait se répandre sur le
tapis en liquide visqueux... Le ventre, la croupe, les seins, des
outres dégonflées, des poches qui se vidaient et dont il ne restait
plus que des plis gras et flottants... Ses fesses avaient
l'inconsistance molle, la surface trouée des vieilles éponges... Et
pourtant, dans cet écroulement des formes, une grâce survivait...
douloureuse... ou plutôt le souvenir d'une grâce... la grâce d'une
femme qui avait pu être belle autrefois et dont toute la vie avait
été une vie d'amour... Par un aveuglement providentiel qui atteint
la plupart des créatures vieillissantes, elle ne se voyait pas dans
son irréparable flétrissure... Elle multipliait les soins savants,
les coquetteries raffinées, pour appeler l'amour, encore... Et
l'amour accourait à ce dernier appel... Mais d'où?... Ah! que
c'était mélancolique!...
Quelquefois, juste avant le
dîner, essoufflée, un peu honteuse, Madame rentrait...
— Vite... vite... Je suis en
retard... Déshabillez-moi...
D'où revenait-elle, avec ce
visage fatigué, ces yeux cernés, épuisée jusqu'à tomber, comme une
masse, sur le divan du cabinet de toilette?... Et le désordre de
ses dessous!... La chemise saccagée et salie, les jupons rattachés
à la hâte, le corset de travers et délacé, les jarretelles libres,
les bas tirebouchonnés... Et les cheveux désondulés, à la pointe
desquels frissonnaient encore la raclure légère d'un drap, le duvet
d'un oreiller!... Et la croûte de fard tombée, sous les baisers, de
sa bouche, de ses joues, mettait à vif les meurtrissures et les
plis de son visage, si cruellement, comme des plaies...
Pour essayer de détourner
mes soupçons, elle gémissait:
— Je ne sais ce que j'ai
eu... Cela m'a pris, tout d'un coup, chez la couturière... une
syncope... On a été obligé de me déshabiller... Je suis encore
toute malade...
Et, souvent, prise de pitié,
je faisais semblant d'être la dupe de ces stupides
explications...
Une matinée, tandis que
j'étais auprès de Madame, on sonna. Le valet de chambre étant
sorti, j'allai ouvrir... Un jeune homme entra... Aspect louche,
sombre et vicieux... mi-ouvrier, mi-rôdeur... Un de ces êtres
ambigus, comme on en rencontre, parfois, au bal Dourlans, et qui
vivent du meurtre ou de l'amour... Il avait une figure très pâle,
de petites moustaches noires, une cravate rouge. Ses épaules
s'engonçaient dans un veston trop large et il se dandinait, selon
les rites les plus classiques. Il commença par inspecter, avec des
regards surpris et troubles, la richesse de l'antichambre, le
tapis, les glaces, les tableaux, les tentures... Puis il me tendit
une lettre pour Madame, en me disant d'une voix traînante,
grasseyante, mais impérieuse:
— Y a une
réponse...
Venait-il pour son
compte?... N'était-ce qu'un commissionnaire?... J'écartai cette
seconde hypothèse. Les gens qui viennent pour les autres ne mettent
pas tant d'autorité dans leur façon d'être et de
parler...
— Je vais voir si Madame y
est... fis-je prudemment, en tournant la lettre dans mes
mains.
Il répliqua:
— Elle y est... Je le
sais... Et pas de blagues!... C'est urgent...
Madame lut la lettre... Elle
devint presque livide, et, dans cet effroi subit, elle s'oublia
jusqu'à balbutier:
— Il est là, chez moi?...
Vous l'avez laissé seul, dans l'antichambre?... Comment a-t-il su
mon adresse?
Mais, se remettant très
vite, et d'un air détaché:
— Ce n'est rien... Je ne le
connais pas... C'est un pauvre... un pauvre très intéressant... Sa
mère va mourir...
Elle ouvrit en hâte son
secrétaire d'une main tremblante, en retira un billet de cent
francs:
— Portez-lui ça... vite...
vite... le pauvre garçon!...
— Mâtiche!... ne pus-je
m'empêcher de grincer, entre mes dents. Madame est bien généreuse,
aujourd'hui... Et ses pauvres ont de la chance.
Et j'appuyai sur ce mot de
«pauvre», avec une intention féroce...
— Mais, allez donc!...
ordonna Madame, qui ne tenait plus en place...
Quand je rentrai, Madame,
qui n'avait pas beaucoup d'ordre et qui, souvent, laissait traîner
ses affaires sur les meubles, avait déchiré la lettre, dont les
derniers menus morceaux achevaient de se consumer dans la
cheminée...
Je n'ai donc jamais su au
juste ce que c'était que ce garçon... Et je ne l'ai pas revu...
Mais ce que je sais, ce que j'ai vu, c'est que Madame, cette
matinée-là, avant de passer sa chemise, ne se regarda pas nue dans
la psyché... et elle ne me demanda point, en remontant ses
déplorables seins: «N'est-ce pas qu'ils sont encore bien fermes?»
Toute la journée, elle resta chez elle, inquiète et nerveuse, sous
l'impression d'une grande peur...
A partir de ce moment, quand
Madame était en retard, le soir, je tremblais toujours qu'elle
n'eût été assassinée, au fond de quel bouge!... Et, comme nous
parlions à l'office de mes terreurs, quelquefois, le maître
d'hôtel, un petit vieux très laid, cynique, et qui avait sur le
front une tache de vin, maugréait:
—