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Agnès a quinze ans quand elle est recueillie par sa grand-mère paternelle, Amélie, après la mort accidentelle de ses parents. Beaucoup plus tard, après le décès de celle-ci, elle trouve dans le double fond d’une vieille armoire de la maison ancestrale « Le Porche aux lions », des dizaines de cahiers intimes, de photos jaunies et des lettres d’amour enflammées qui ne sont pas signées. Elle se met à lire, à tout déchiffrer, traversant un siècle d’Histoire de France et d’histoires de famille. Elle découvre ainsi le lourd secret qui pèse sur son aïeule et que jamais personne n’a évoqué. Sa grand-mère lui apparaît sous un jour qu’elle n’aurait jamais imaginé, loin d’être aussi sage qu’elle le croyait et surtout capable de garder le silence jusqu’à sa mort et au-delà.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Marie-Claude Bur-Bobin est l’auteure de plusieurs ouvrages tels que
Rallumer les étoiles,
Du chaos en soi et
Les ailes des libellules. Dans
La mémoire en feu, elle découvre avec fascination les écrits de ses ancêtres et leurs amours secrètes… Ce roman, vibrant et captivant, allie l’émotion, la grande Histoire et le cœur des femmes ainsi que celui des hommes qui les accompagnent dans leurs combats toujours d’actualité.
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Seitenzahl: 229
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Marie-Claude Bur-Bobin
La mémoire en feu
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marie-Claude Bur-Bobin
ISBN : 979-10-377-5569-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Adolescente, j’ai souvent vu ma mère lire un livre dont je trouvais le titre magnifique mais qui m’intriguait : « Agnès de Rien ». Agnès, mon prénom.
Je n’en connaissais pas l’auteur, Germaine Beaumont – dont j’appris plus tard qu’elle fut la première femme à avoir obtenu le Prix Renaudot au siècle dernier – mais ce livre aux pages non massicotées et coupées à la hâte par son impatiente lectrice m’attirait. Je l’ai souvent feuilleté sans me décider à le lire vraiment. L’intrigue semblait se situer dans un vieux manoir en péril, les Fonts de Laumes, rejoignant dans mon imaginaire la Combe aux Loups, la Roche Mauprat, les Hauts de Hurlevent, Manderley… sans oublier le Porche aux lions, maison ancestrale de ma grand-mère paternelle.
J’ai toujours aimé ces noms mystérieux de vieilles demeures et c’est ce qui m’incita un jour à me plonger dans le livre. Était-ce à cause de lui que j’avais été prénommée Agnès ? Agnès des Fonts de Laumes… ajoutait aussitôt l’incorrigible romantique que j’étais, comme si Agnès du Porche aux Lions ne me suffisait pas.
« Agnès de Rien » était un simple roman mais l’ambiance qui s’en dégageait était glauque, mystérieuse, secrète. Je le lus entièrement à la recherche de ce qui avait tant plu à ma mère, comme pour y trouver une clé. Pourquoi cette histoire – somme toute le récit d’un tragique amour adultérin entre les deux personnages principaux au sein d’une famille toxique – l’avait-elle fascinée à ce point ? Était-elle si romantique ? Ce n’est pas l’image qu’elle donnait d’elle. Son mariage avec mon père l’avait-il déçue ? Cela aurait pu expliquer son caractère aigri, son autoritarisme, la domination qu’elle exerçait sur son mari qui se réfugiait dans le silence, sa manière de mener la maisonnée à la baguette où on n’écoutait personne et où je me suis souvent sentie Agnès de Rien.
Mon père s’appelait Julien. Julien de Cressac. Il était né de l’union de Louis de Cressac et d’Amélie Duhamel-Vandaele. À quand remontait la particule nobiliaire ? Difficile de le savoir, son propre père était mort dans les tranchées de Verdun pendant la Première Guerre mondiale, ses parents n’avaient pas survécu et à vrai dire la généalogie m’attire peu.
Ma mère se prénommait Lucie et était très belle à ce qu’on dit. Ils avaient à peine vingt ans quand ils se connurent et tombèrent follement amoureux.
Mon père, à la fin de ses études, reprit à Lille la brasserie de son grand-père et l’a modernisa ; les affaires marchaient bien à cette époque.
Mais la Deuxième Guerre mondiale vint tout gâcher. Quand elle éclata en 1939, il dut partir comme tous les hommes de son âge.
Ma mère était enceinte de moi ; ils n’eurent pas le temps de se marier.
Blessé gravement à la jambe deux ans plus tard et démobilisé, il rentra à Lille. Une claudication persisterait. Nous fîmes connaissance alors que je marchais déjà. Il épousa ma mère rapidement.
On me raconta que, patriote convaincu, le gouvernement de Vichy lui fut insupportable. Il rejoignit les Forces Françaises Libres, une organisation de la résistance. Ma mère était de nouveau enceinte et ils ne le savaient pas encore. Ma sœur vint au monde alors qu’il était à Londres ; quand il revint j’avais déjà quatre ans et j’entendais parler de lui par ma grand-mère comme d’un héros. Ma mère, qui avait vécu ses deux grossesses, ses deux accouchements et les soins à apporter à deux jeunes enfants toute seule même si notre grand-mère paternelle l’aidait beaucoup, était plus mitigée et beaucoup plus circonspecte dans ce qu’elle en disait. Elle n’avait jamais accepté qu’il parte pour sauver la France plutôt que de rester pour protéger sa famille… On peut comprendre.
À son retour, il avait beaucoup changé, paraît-il, amaigri et triste, mais la vie reprit malgré tout. La brasserie avait été endommagée par la dernière guerre, il fallut la reconstruire en partie et la faire redémarrer. Mon père travaillait énormément. Nous habitions une maison qui appartenait à ma famille paternelle, une solide maison certes mais je ne l’aimais pas, elle n’avait pas d’âme.
Ma sœur Louise et moi grandissions et, dès que je le pouvais, je filais chez ma grand-mère Amélie que j’avais baptisée Mounette et qui habitait le Porche aux Lions à quelques encablures de chez nous et, qui plus est, sur le chemin de l’école. On s’aimait beaucoup et nous étions très complices. Et en plus, j’adorais sa maison.
Depuis un moment, je percevais une fracture entre mon père et ma mère. Tout en lui la hérissait, c’en était même palpable et quand parfois il la prenait dans ses bras et que je pouvais voir son visage coincé entre son cou et son épaule, elle avait les yeux levés au ciel et les lèvres pincées. Elle ne l’aimait plus, c’était évident, mais depuis quand ? Ils avaient dû s’aimer pourtant puisqu’ils nous avaient faites, ma sœur et moi. Qu’est-ce qui avait fait mourir cet amour ? Pour la moindre des choses, une scène éclatait : le son de la radio porté trop haut au moment du journal parlé, une tache sur sa veste ou sur sa cravate, ses chaussures crottées sur le paillasson suffisaient pour qu’elle se déchaîne.
Quand je commençai à me rendre compte de ses injustices flagrantes vis-à-vis de mon père, j’intervenais en disant : « Mais maman, ce n’est pas grave, il ne l’a pas fait exprès ! » ce qui avait le don de l’exaspérer davantage, « Oh toi, tais-toi, je ne t’ai pas demandé ton avis ! » Mon père me faisait discrètement signe de me taire et attendait stoïquement que l’orage passe. Je ne comprenais pas qu’il reste sans réaction, avait-il peur d’elle et de ses réactions imprévisibles ?
Il avait les yeux tristes, chaque jour un peu plus, mais quand il me regardait son regard s’éclairait et il me souriait doucement. Je l’aimais tellement. Comment avait-il encore envie de prendre cette harpie dans ses bras ? Cela se produisait de moins en moins d’ailleurs. Il se noyait dans le travail, son échappatoire. Enfermé dans son bureau où je le rejoignais parfois, il vérifiait les comptes de la brasserie et pouvait y fumer sa pipe sans encourir de reproches. J’aimais le regarder la préparer avec un soin minutieux, observer la flamme de son briquet qui semblait entrer tout entière dans le fourneau quand il tirait les premières bouffées d’un tabac blond qui sentait le miel et la cannelle. Il semblait alors heureux et moi j’étais en paix, pouvant enfin me consacrer à mes devoirs de collégienne sans me sentir le devoir de le protéger.
Parfois, je demandais à ma sœur si elle ne trouvait pas que maman exagérait avec notre père. Invariablement, elle me répondait qu’elle avait sûrement ses raisons, qu’elle ne voulait pas se mêler de leurs problèmes et que je ferais bien d’en faire autant.
Mounette passait régulièrement nous voir. En sa présence, les scènes cessaient mais elle n’était pas dupe. Elle avait été témoin de quelques-unes d’entre elles et savait ce que mon père subissait. Elle venait pour l’en protéger, je le sentais bien. Je l’aimais pour cela et je savais qu’elle comprenait beaucoup de choses.
J’avais quinze ans quand une nouvelle scène éclata. Une scène plus froide, plus dure, plus menaçante, à laquelle je ne compris rien pour n’avoir pas assisté à son début. Le ton montait et j’entendis mon père déclarer « Maintenant, cela suffit, c’est trop cher payé ».
Je me cachai quand la porte s’ouvrit. Mon père était blanc comme un linge, il tenait fermement ma mère par le bras, l’obligeant à le suivre. Ils sortirent de la maison et j’entendis peu après la voiture démarrer et partir en trombe.
Où l’emmenait-il ? Qu’est-ce qui était trop cher payé ? Je me perdais en réflexions inquiètes, l’estomac noué. J’avais peur. Les heures passaient et la nuit tomberait bientôt.
C’est dans la soirée que la sonnette retentit. Ma sœur et moi courûmes ouvrir la porte. Deux gendarmes se tenaient devant nous.
L’accident avait eu lieu dans l’après-midi, à quelques kilomètres à peine de chez nous. La voiture s’était encastrée dans un arbre et ils avaient été tués sur le coup. Tous les deux.
Je perdis connaissance et me réveillai à l’hôpital où une ambulance appelée par les gendarmes m’avait amenée. Ma sœur avait été recueillie par nos voisins. J’étais seule avec des interrogations les plus affreuses et une conscience à jamais mise à mal. J’aurais pu les sauver si je les avais empêchés de partir. Mais j’étais restée là, sans rien faire, cachée derrière une porte. Agnès de Rien.
Mounette vint me rejoindre à l’hôpital ; bien que brisée par le drame, elle me souriait. Elle eut le courage de s’occuper des obsèques après que l’enquête de gendarmerie conclut à un accident dû à une vitesse inadaptée sur cette portion de route dangereuse ; c’est l’explication qu’elle me donna mais j’avais senti à une hésitation gênée dans sa voix que ce n’était pas l’exacte vérité.
Nous prenions souvent cette route et mon père roulait toujours prudemment sur le tronçon incriminé, que s’était-il passé ce jour-là ?
Il fallut bien continuer à vivre. Ma sœur choisit d’aller habiter Lyon d’où était originaire notre grand-mère maternelle que je trouvais ennuyeuse comme un jour de pluie et je lui préférai ma chère Mounette. Nous nous reconstruirions ensemble si toutefois il était possible de se reconstruire après un tel drame qui ne nous laissait que des interrogations. Les deux aïeules ne s’appréciant guère, ma sœur et moi ne nous voyions plus que deux ou trois fois par an sans jamais avoir grand-chose à nous dire.
Ma grand-mère vendit la brasserie dont le slogan publicitaire d’une banalité affligeante « Buvez la Bonne Bière Duhamel ! » fut heureusement remplacé par le consortium au nom très connu qui l’avait rachetée.
Elle avait de quoi vivre confortablement.
J’allai donc habiter le Porche aux lions qui m’enchantait depuis toujours. Ma grand-mère était native du Nord de la France et elle parlait de cette région avec émotion, l’appelant le pays des églantines et du chèvrefeuille, pas celui des terrils, des carreaux de mine et des corons, ce n’est pas ce qu’elle en connaissait le mieux. Fille de filateurs, petite-fille de brasseurs, c’est dans une grosse maison bourgeoise du 19e siècle, au cœur du vieux Lille, qu’elle était née et qu’elle habitait encore. Mon père y était né aussi, y avait grandi et j’avais l’impression de le retrouver dans ces vieux murs.
On ne voyait pas la maison depuis la rue et on y accédait après avoir franchi une porte cochère, traversé une cour pavée et gravi les quelques marches du perron. Je ne manquais jamais d’utiliser le heurtoir à mufle de lion de la porte d’entrée ni de lancer un coup d’œil complice au lion de pierre couché depuis plus d’un siècle sur le cintre du porche, en sentinelle bienveillante. Même les gargouilles du toit étaient en forme de tête de lion qui transformaient l’eau de la pluie en autant de cataractes. « J’habite le Porche aux Lions ! » disais-je dès que l’occasion s’en présentait et je me sentais alors comme une héroïne sortie d’un roman de Jane Austen ou d’Emily Brontë.
Je n’étais plus « Agnès de Rien ».
La maison elle-même, avec tous ses recoins, ses niveaux différents, ses cheminées, ses caves et ses greniers, avait toujours ravi l’imaginaire de la petite fille que j’étais et celui de la jeune fille que je devins. La pièce que je préférais était le salon où nous nous tenions le plus souvent, là où trônait le piano demi-queue dont ma grand-mère jouait encore et qui serait mien un jour m’avait-elle promis ; j’y avais fait mes premières gammes et plus tard joué des morceaux plus élaborés. Il fut pour moi un refuge et une joie. Complétant le décor, une vieille et grande cheminée attendait patiemment qu’on veuille bien l’allumer mais nous y renâclions, découragées à l’avance par les cendres à vider, les bûches à aller chercher à la cave ; seules les « grandes soirées », Noël, Nouvel An faisaient céder notre hésitation mais nous aimions les profonds fauteuils qui y faisaient face où je me lovais pour lire près de Mounette et où nous parlions beaucoup. Tous mes secrets, c’est là que je les lui confiais.
Cette maison était une partie de moi-même.
***
Ma grand-mère fit courageusement face à la mort de son fils mais je savais que c’était pour me donner la force d’oublier le drame atroce de sa disparition. J’eus beaucoup de mal à penser à la mort de ma mère, je la rendais responsable de celle de mon père sans savoir ce qu’il en était réellement. Le doute est une terrible souffrance quand on sait qu’il n’y aura jamais de réponse à ses interrogations.
Un vieil ami de la famille nous fut d’un grand soutien. Nous l’appelions toutes les deux « Parrain » sans doute parce qu’il avait été celui de mon père. Je crois qu’il ne s’était jamais marié et il vivait, solitaire, dans une grande maison Place Carnot, à quelques rues du Porche aux Lions.
D’une exquise politesse, utilisant des expressions délicieusement surannées, il dégageait, été comme hiver, un léger parfum de lavande. Je le trouvais beau et élégant. Il attachait ses cheveux de neige qu’il avait longs en catogan ; c’était original mais il se moquait éperdument des regards critiques qu’il attirait parfois.
Derrière ses lunettes cerclées de métal, son regard était à la fois doux, vif, pétillant de malice et d’intelligence. Il avait toujours quelque chose à raconter. J’aimais l’écouter et ma grand-mère disait de lui que c’était un érudit mais j’étais encore trop jeune pour en juger.
Mounette et lui avaient des discussions sans fin sur la politique, sur ce qui se passait dans le monde, sur les livres qu’ils avaient lus et moi je buvais leurs paroles. Quand ils abordaient certains sujets sur lesquels elle s’enflammait, Parrain lui disait parfois en riant « Ma chère Amélie, vous ne changerez jamais ! »
Nos dimanches les plus réussis étaient ceux où nous allions au cinéma, quand il y avait un film « à voir en famille », à la séance de seize heures.
C’était un cinéma de quartier comme on n’en fait plus et c’est là que j’ai découvert le Septième Art qui m’enchanterait pour toujours. Il s’appelait « Le Tsar ». En fait, à l’origine c’était le « Star » mais deux lettres étaient tombées et furent mal repositionnées par celui qui répara, ce qui donna « Tsar » ; on ne les changea plus.
Le Tsar donc n’était pas très grand mais avait un balcon, là où les places étaient plus chères parce qu’on voyait mieux ; ses murs étaient peints en bleu nuit pour mieux faire ressortir le rideau rouge qui dissimulait l’écran. Au parterre s’alignaient des rangées de sièges en bois, inconfortables dont l’assise se rabattait avec un claquement sec quand on se relevait.
Je dois à Charlie Chaplin mes premières interrogations « politiques », en particulier le nazisme, grâce à son « Dictateur » et mes premières interrogations « philosophiques » à « Orphée » de Jean Cocteau, avec la traversée du miroir, les mystérieuses phrases codées qu’écoute clandestinement Orphée/Jean Marais, fasciné par la Mort/Maria Casarès… « Le silence va plus vite à reculons ; Un seul verre d’eau éclaire le monde ; L’oiseau chante avec ses doigts ; Les miroirs feraient bien de réfléchir davantage ; Le crêpe des petites veuves est un déjeuner de soleil ; Jupiter rend sages ceux qu’il veut perdre : les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient »… Inoubliable !
Après la lecture qui m’avait suffi jusque-là, je savais désormais comment m’évader complètement pour rejoindre un monde extraordinaire : en poussant les portes des salles obscures. Elles m’attirent encore, le rêve s’y trouve à l’état pur.
Les dimanches, quand il n’y avait pas de film à voir « en famille », je raccompagnais Parrain après le déjeuner dominical et nous traversions un parc. Chemin faisant, il me parlait, m’expliquant la chlorophylle des arbres, les oiseaux dans les branches, les fleurs des parterres qu’il appelait de noms savants.
Ce dimanche-là, il m’invita, fait exceptionnel car il vivait comme un ermite, à entrer chez lui.
Je ne connaissais de sa maison que l’extérieur. Datant des années 1900, en briques et meulières, elle était imposante. Quelques marches menaient à une lourde porte de chêne sombre égayée d’un heurtoir en cuivre qu’il ouvrit à l’aide d’une clé anormalement longue, en cuivre elle aussi. Je le suivis tout au long d’un long couloir carrelé de noir et de blanc, les murs étaient tendus d’un tissu qui dut être vert jade. Nous dépassâmes un escalier en bois foncé et sa rampe aux colonnes torsadées qui menait aux étages, puis une salle à manger sombre et solennelle comme on les faisait avant, pour finalement arriver dans la pièce où il se tenait le plus, un endroit que personne n’aurait pu imaginer.
C’était une sorte de véranda s’ouvrant sur un jardin savamment sauvage. Il me dit doucement « tu sais, le bout du monde et le fond d’un jardin contiennent la même quantité de merveilles… point n’est besoin de voyager loin… » Je ne bougeais plus. L’endroit était magnifique de couleurs tendres et de vie. Il regardait en souriant ma mine éberluée, me prit par les épaules et me fit avancer dans la pièce baignée d’une douce lumière. Des glycines couraient sur le toit de verre, de profonds fauteuils recouverts de cretonne fleurie aux tons éteints et dont les coussins encore empreints de la forme de son corps lourd semblaient attendre qu’il revienne dans leur tiédeur. Des bouquets de fleurs séchées se décoloraient doucement dans des vases d’opaline, des livres s’entassaient sur plusieurs colonnes dans un désordre vivant. Un piano couvert de partitions s’appuyait contre un des murs. J’étais sous le charme que cette véranda diffusait. Je remarquai aussi une table couverte de feuilles éparses, de cahiers ouverts sur une écriture régulière à l’encre violette qui d’ailleurs tachait encore ses doigts et je le regardai d’un œil interrogateur.
« Oui, tu vois, j’écris. J’écris des pages que personne ne lira sans doute jamais, je suis un chercheur de sens… qui me lirait ? » me dit-il, songeur. Il m’offrit des bonbons à l’essence de violette qu’il faisait lui-même et me dit de rentrer chez ma grand-mère pour ne pas l’inquiéter.
Quand je pense à lui aujourd’hui, je trouve ces vers de Victor Hugo « Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière », écrits pour lui.
***
Mounette reportait sur moi tout ce qu’elle ne pouvait plus donner à son fils, sans m’étouffer cependant. J’adoucissais ses jours comme elle adoucissait les miens. Nous parlions beaucoup mais je n’osai pas poser la question qui me brûlait les lèvres : qu’était-il arrivé à mes parents pour qu’ils se haïssent ? Aurait-elle pu me répondre ? Il me semblait que oui. Peut-être fallait-il encore attendre.
Pourtant loquace sur son passé, elle ne me parlait jamais de son mari, mon grand-père, Louis de Cressac. Il avait été tué à Verdun pendant la Première Guerre mondiale en se comportant en héros, c’est tout ce que je savais de lui. Peut-être était-ce trop douloureux pour elle de parler de celui qui avait dû être son grand amour et le père de mon père, mais j’aurais aimé. Après tout, je m’appelle aussi Agnès de Cressac.
La vive douleur des disparitions tragiques de mes parents s’atténuait et, au fil du temps, notre vie devint presque agréable, J’étais devenue le point central de la vie de ma grand-mère. Je fréquentais le lycée où elle-même était allée et mes études rythmaient nos journées. J’étais une adolescente avec ses soucis d’adolescente ; brune aux yeux à la couleur indéfinissable, une masse de longs cheveux châtains la plupart du temps coiffés en « queue de cheval » et beaucoup plus grande que les filles de mon âge, je m’habillais de longs pulls noirs informes sur des pantalons tout aussi peu gracieux. Mounette le déplorait, elle me trouvait si jolie en robe. Mais elle écoutait patiemment mes soucis d’adolescente. Je trouvais mon nez trop grand… « Mais non, il n’est pas trop grand, il est adapté à ton visage, tu te vois avec un nez en trompette ? » Je riais.
« Ton atout principal sont tes yeux : verts avec un contour vert de gris foncé et des reflets céladon, quelques points dorés, ils sont magnifiques et rares… je ne serai pas la seule à te le dire, tu verras ! » Et elle m’embrassait en riant, accentuant le plissé soleil de ses yeux qu’elle avait toujours aussi vifs et bleus ; son visage, même flétri, était encore très beau et ses longs cheveux devenus d’un blanc pur qu’elle attachait en un chignon bas sur la nuque lui donnaient la douceur étonnée d’une femme surprise par la vieillesse.
Elle citait parfois une phrase de Montaigne qui traduisait sa crainte de mal vieillir et qu’elle avait simplifiée pour se la remémorer plus facilement : « Prenons garde que la vieillesse ne nous attache plus de rides à l’esprit qu’au visage. »
Sans être athée, elle ne pratiquait pas. « Dieu est pour tout le monde et les religions sont le plus souvent un barrage entre Lui et nous, mais nous en avons besoin pour nous aider dans notre désarroi face à la mort ».
Je me suis souvent souvenue de cette phrase lorsque je commençai, plus tard dans ma vie, à m’interroger sur l’existence – ou non – de Dieu et de la mort qui viendrait un jour.
Profondément républicaine et démocrate, Mounette s’intéressait beaucoup à la politique et assistait parfois à des meetings où elle m’emmenait « pour te forger les idées » disait-elle. « Il faut que tu sois informée parce que tu pourras voter à ta majorité, tu le devras d’ailleurs, les femmes ont assez lutté pour acquérir ce droit ! »
Elle lisait de nombreux journaux de toutes tendances pour comprendre ce qui se passait dans le monde en gardant un maximum d’objectivité. Je lui dois beaucoup car j’appris à ses côtés à ne pas me satisfaire des idées reçues, à réfléchir par moi-même et surtout à ne jamais renoncer à ma liberté de penser.
Elle était féministe dans l’âme et très tôt elle me parla des pionnières et, d’Olympe de Gouges à Simone de Beauvoir, j’appris tout d’elles ; je lus « Le deuxième sexe » bien avant toutes les filles de mon âge.
Un soir, alors que nous regardions les manifestations étudiantes du journal télévisé elle se leva comme piquée par une guêpe à la vue de certaines banderoles brandies par des jeunes filles.
« Tu t’en rends compte, voilà qu’elles revendiquent le féminisme ! Mais le féminisme existe depuis le 18e mesdemoiselles et même avant ! C’est même Alexandre Dumas qui a inventé ce mot ! Oui, voilà des siècles que nous nous battons et c’est grâce aux suffragettes que les femmes ont le droit de vote aujourd’hui… pour les Françaises seulement depuis 1944, bien après la Grande-Bretagne, la Norvège, la Russie et même la Turquie, pas de quoi être fiers, Messieurs ! »
Je riais de voir ainsi fulminer ma passionaria qui rit avec moi après s’être calmée et je lui posai une question qui visiblement la ravit.
— C’était quoi les suffragettes exactement ?
Effectivement, elle devint intarissable :
— C’est en Angleterre qu’est né le terme de « suffragette », en 1903, je crois. La première à utiliser ce mot fut Emmeline Pankhurst de Manchester. Il faut croire que les Britanniques étaient prêtes car elle fut suivie par de nombreuses autres femmes qui revendiquaient des droits nouveaux… inspirés d’ailleurs des idées de la Révolution française… Cocorico… pour faire évoluer la condition féminine. Ce mouvement gagna rapidement la France mené essentiellement par des femmes extraordinaires comme Maria Deraismes, Hubertine Auclert, Marguerite Durand, Louise Weiss… Ah ! Louise Weiss… que j’ai connue ! Mon héroïne ! Quelle femme ! Quelle rassembleuse !
— Et tu oublies Olympe de Gouges, Mounette ! Je l’ai étudiée en première année, elle est l’auteur de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ; elle a aussi beaucoup écrit pour l’abolition de l’esclavage des noirs… et elle est la deuxième femme française à avoir été guillotinée, après Marie-Antoinette pendant la révolution… Je me souviens qu’elle écrivit : « si les femmes ont le droit de monter à l’échafaud, elles doivent avoir celui de monter à la tribune »… Triste prémonition…
— Oui, on ne plaisantait pas à l’époque de Robespierre…
— Pour en revenir aux suffragettes, est-ce que vous revendiquiez seulement le droit de vote ?
— Que nenni ma chérie, pas seulement ! Nous revendiquions l’autonomie, l’égalité des droits civils, le droit à l’éducation, la lutte contre la prostitution, l’amélioration du sort des travailleuses… et j’en passe !
— Aucun homme ne vous a aidées dans ce combat ?
— Mais si, beaucoup ! à commencer par le grand Condorcet qui de son temps avait déjà dénoncé le viol du principe de l’égalité des droits dont les femmes étaient victimes ; il était le contemporain d’Olympe de Gouges justement dont il défendait les idées sur l’abolitionnisme, c’était en 1788… Avant elle, iI y avait eu François Poulain de la Barre, premier philosophe féministe, qui déclara que « l’esprit n’a pas de sexe », Et combien d’autres hommes encore se rallièrent à notre cause… dont Victor Hugo bien sûr ! La plupart furent traités de fous ou d’utopistes, ridiculisés par leurs pairs… ce qui explique pourquoi les choses ne bougèrent pas beaucoup… et ne bougent toujours pas assez, à part quelques percées bien timides… La plupart des hommes ne comprenaient pas notre combat, pensant que nous nous voulions supérieures à eux alors que nous ne voulions que devenir leurs égales !
À propos du féminisme, j’ai encore ceci à ajouter – et c’est très important – ce n’est pas parce que je suis féministe que je suis contre les hommes : nous sommes un pôle de l’humanité et les hommes sont l’autre, c’est notre complémentarité qui est extraordinaire, souviens t’en !
Nos discussions sur la justice et la liberté éveillèrent en moi une vocation et je voulus étudier le droit. C’est ce que je fis et Lille avait une excellente faculté. Cela me permit de continuer à habiter le Porche aux Lions pendant quelques années, pour mon plus grand bonheur et celui de Mounette. Elle suivait mes études de près. « Tu ne connaîtras bien que ce que tu comprends et ce que tu approuves », me disait-elle et, encore aujourd’hui, je le vérifie souvent.
Au fil des années, l’orientation que prendrait de ma future profession se précisait, je voulais devenir Magistrate et plus exactement juge d’instruction ou juge aux affaires de famille.
Je passai donc une année supplémentaire à l’Institut d’études judiciaires de Lille pour y préparer le concours de l’École de la Magistrature de Bordeaux, réputé très difficile.
Elle fut très fière que je réussisse ce concours d’entrée qui pourtant allait nous séparer pour presque trois années, la durée des études.
Un soir, voyant Mounette songeuse, je lui en demandai la raison. La réponse qu’elle me donna me fit éclater de rire.
— Je pense à Napoléon figure-toi !
— À Napoléon ? Mais pourquoi ?
— Lors de notre conversation de l’autre jour sur le féminisme, j’ai oublié de le citer parmi ceux qui furent des freins à l’évolution du droit des femmes.
— Tu penses au Code Civil ? Il est vrai qu’il était loin d’être progressiste à ce niveau-là !
— J’ai retrouvé l’autre jour le commentaire qu’il avait fait sur le mariage… je l’ai noté là, attends, je cherche, ah ! le voilà !