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La beauté et l’horreur s’entrelacent au cœur d’une danse macabre, rythmée par les détonations mortelles. Dans ce face-à-face implacable, des destins s’entremêlent et se brisent, tandis que les coquelicots, écarlates comme le sang qu’ils absorbent, demeurent les témoins muets d’un geste funeste. Ce moment fatidique ouvre la voie à une succession d’événements troublants, où la déraison dicte sa loi. Chaque page vous happe, vous laissant suspendu entre un frisson d’effroi et l’inexorable vérité.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Auteure de plusieurs ouvrages,
Marie-Claude Bur-Bobin a commencé à écrire au terme d’une carrière consacrée à l’Europe, au sein d’une de ses institutions. "Le sang des coquelicots" s’inspire d’une histoire réelle. En l’adaptant sous forme de fiction, elle est restée aussi fidèle que possible à la vérité, avec l’espoir de ne pas trahir ce récit bouleversant.
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Seitenzahl: 214
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Marie-Claude Bur-Bobin
Le sang des coquelicots
© Lys Bleu Éditions – Marie-Claude Bur-Bobin
ISBN : 979-10-422 6269-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
D’après une histoire vraie…
Sa vie était une drôle d’histoire, jalonnée de drames – il y a des familles comme ça qui attirent la poisse – qu’il n’avait jamais racontés à personne. Pourtant il en avait connu des gens, des gens de toutes sortes comme ceux qu’on rencontre quand on est batelier au cours de ses voyages. Des femmes surtout, dans les troquets des ports fluviaux où il s’amarrait pour un soir ou deux.
Il plaisait à la gent féminine, c’était évident, ses yeux, intensément bleus, y étaient pour beaucoup et surtout la manière qu’il avait de s’en servir, avec des regards appuyés sur celle qu’il avait élue pour la nuit avant qu’elle le sache.
Sa haute taille, sa large carrure, ses hanches étroites que soulignait son blouson d’aviateur et sa démarche de félin expliquaient que toutes tombaient dans le panneau de sa séduction silencieuse.
Il fumait beaucoup et avait une manière étrange et intrigante de tenir sa cigarette, entre le majeur et l’annulaire, les autres doigts écartés qui lui cachaient le bas du visage. Il gardait longtemps la fumée en bouche avant de la rejeter en volutes opaques, sensuellement, en relevant légèrement la tête, la bouche entr’ouverte. Sa cigarette consumée, il en jetait le mégot d’une chiquenaude entre le pouce et le majeur droit devant lui ou en l’écrasant longtemps, méticuleusement, dans un cendrier, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que quelques filaments brunâtres.
Il était né de parents allemands, un soir de l’automne 1944, à Sarrebruck, non loin de la frontière française. Son père enrôlé dans la 7e armée fut tué, après avoir combattu lors de la bataille de Normandie, dans la poche de Falaise en août 44.
Sa mère, Hanna accoucha, aidée d’une voisine, ne sachant pas encore que son mari était mort depuis plus d’un mois. Seul son père, marinier, une montagne de muscles, propriétaire de deux péniches réquisitionnées pendant les hostilités par l’armée allemande pour transporter du matériel de guerre, l’aida à élever son fils. Après la guerre, il travaillait encore beaucoup à acheminer du charbon vers les usines qui tentaient de redémarrer.
Hanna gérait une boutique où l’on trouvait de tout, du sac de farine à la lessiveuse en tôle galvanisée en passant par le fil à coudre, les aiguilles à tricoter, le savon noir ; sur le sol, de grands sacs en jute remplis de légumes secs, pois cassés, lentilles, fèves encombraient l’espace ; elle les vendait en vrac en s’aidant d’une vieille balance à plateaux de cuivre qui n’avait plus qu’un poids d’un kilo et un de cinq cents grammes.
Des tonneaux de choucroute emplissaient l’air de l’odeur aigre de sa fermentation. La boutique ne désemplissait pas, on manquait de tout à l’époque, surtout en Allemagne qui avait perdu la guerre.
Le petit Franz dormait dans un berceau de fortune dans l’arrière-boutique et sa mère venait l’allaiter entre deux fournées de clients.
Hanna était une jolie jeune femme au visage régulier et aux cheveux bruns. Grande, solide, la taille mince, la poitrine ronde, elle avait de beaux yeux noisette, qui souriaient seulement quand elle regardait son fils. Lorsqu’elle avait appris la mort de son mari, elle s’était vêtue de noir et pleurait la nuit en serrant leur enfant sur son cœur.
Franz grandissait, toujours fourré dans les jupes de sa mère. Quand il eut l’âge d’être scolarisé, ce fut un drame. Le jour de la rentrée pourtant bien préparée avec un cartable tout neuf que lui avait acheté son grand-père, dès que sa mère l’eut laissé à la porte de l’école communale, l’air retentit de « Mutti ! Mutti ! » désespérés. Pressentant ce qui allait arriver, Anna s’était éloignée de l’école à pas lents, hésitant à tourner le coin de la rue et c’est là qu’elle l’entendit. Elle fit aussitôt demi-tour et courut en direction de l’école. L’enfant lui tomba dans les bras en sanglotant.
Elle le réconforta, lui parla, lui expliqua qu’elle irait en prison s’il n’allait pas à l’école. C’est ce qui le calma instantanément. Revenus à la porte de l’établissement, il lui demanda de l’accompagner jusqu’à sa classe, ce qui n’était pas autorisé, mais le directeur redoutant une nouvelle crise de panique l’y autorisa. Elle entra même dans la salle de classe et l’instituteur leur indiqua le pupitre qu’il occuperait, à côté d’un garçon de son âge. Elle lui promit de venir le chercher à midi tapante et s’en alla. Franz ne bougea pas de son banc, il était blanc comme un linge à force de ravaler ses larmes.
Son instituteur était sévère. Il garda une horreur de l’école toute sa vie. Il apprit cependant à lire, à écrire, à compter, comme ses petits camarades, à jouer avec eux dans la cour de récréation. À attendre surtout que sa mère vint le chercher.
À force de travail, le commerce d’Hanna prospéra et sa boutique devint une épicerie coquette et bien achalandée. Elle avait aménagé un appartement au premier étage de l’immeuble et un escalier en colimaçon reliait l’épicerie à l’habitation. Mais Franz préférait venir occuper un petit coin du magasin d’où il voyait sa mère servir les clients et où il pouvait accessoirement faire ses devoirs.
En 1952, Hanna rencontra Bernard, un médecin militaire des forces françaises d’occupation de la Sarre. Elle ne parlait pas français, mais lui maîtrisait l’allemand parfaitement. Il était installé dans un camp près de Sarrebruck depuis 1947.
Au début de leur relation, elle n’en dit rien à Franz et c’est quand Bernard la demanda en mariage et qu’elle accepta qu’il lui fallût bien sauter le pas. Franz avait 8 ans.
Sans en donner la véritable raison à son fils, elle les présenta l’un à l’autre un dimanche où elle invita Bernard à prendre le café. Franz ne prêta pas une grande attention à cet homme, plus pressé de rejoindre ses copains que de faire salon. C’est le troisième dimanche du même cérémonial qu’il commença à regarder l’homme autrement. Il comprit qu’il était intéressé par sa mère et cela lui fut insupportable. Sa mère lui appartenait comme il appartenait à sa mère ; ils n’avaient besoin de personne d’autre.
Sa curiosité désormais éveillée, il observait l’intrus avec attention et suspicion. Bernard multipliait les gestes d’attention, voire d’affection envers lui, mais Franz les refusait tous. Sa mère le grondait gentiment en lui demandant d’être plus aimable.
Un jour, il les surprit enlacés pour un baiser qui n’en finissaitpas ; horrifié, il se sauva, marchant d’un pas rageur dans les rues de la ville jusqu’à la nuit tombée.
On ne s’était même pas aperçu de son absence. Il se mit à haïr Bernard jusqu’à souhaiter sa mort.
C’est alors que sa mère lui annonça leur prochain mariage. Il eut envie d’aller se jeter dans la Sarre toute proche.
Le jour du mariage arriva. C’était le début de l’été. Il étrenna pour l’occasion une nouvelle culotte courte, une paire de sandalettes en cuir et une chemisette blanche. Sa mère était radieuse et fort jolie dans une robe mi-longue en satinette rose à manches ballons, resserrée à la taille d’une large ceinture nouée qui la faisait paraître encore plus mince, perchée sur des talons qui ne lui étaient pas habituels et rendaient sa démarche incertaine. Elle avait mis des gants en crochet blanc et elle serrait dans sa main droite un petit bouquet de fleurs blanches si fort qu’elles ne pourraient survivre longtemps. Bernard avait revêtu un costume bleu marine, chemise blanche, une fleur prise dans le bouquet de la mariée à la boutonnière.
Ils étaient joyeux, s’embrassaient à tout instant. Franz se tenait près de son grand-père qui lui aussi avait l’air heureux pour sa fille. Il ne pouvait donc pas se confier à lui, lui faire partager sa détresse et le supplice qu’on lui infligeait. C’est chez lui qu’il habiterait pendant le voyage de noces que les nouveaux mariés feraient en France, dans la région natale de Bernard, la Bourgogne, qu’il voulait faire découvrir à sa jeune épouse.
Tout le temps que dura le repas de noces, Franz les observa, sans rien manger de ce qu’on lui mettait dans l’assiette, la jalousie lui tordait l’estomac. La table était longue sous la tonnelle, les invités de plus en plus joyeux à mesure que les bouteilles se vidaient. Après le dessert, un accordéon lança l’appel à la danse auquel nombre de convives répondirent. Les mariés s’élancèrent les premiers.
Franz, passant de chaise en chaise, vidait les verres de vin abandonnés sans qu’on s’en aperçoive. Quand on l’envoya se coucher, il était complètement ivre. Un état dans lequel il se trouva bien, enfin soulagé pour un temps du chagrin que sa mère en aimât un autre que lui.
Au retour du voyage de noces, Bernard vint habiter chez eux. Et dormir dans le lit de sa mère. Franz se bouchait les oreilles quand il entendait leur sommier grincer à espaces réguliers, parfois lents, parfois rapides et qui semblaient provoquer chez elle des gémissements et des petits cris qui ne semblaient pas être de douleur.
Quand ils lui annoncèrent qu’il aurait bientôt un petit frère ou une petite sœur, Franz leur lança « Vous me dégoûtez ! » avant de sortir de la maison en courant et de ne rentrer que le soir venu après avoir traîné dans les vieux remparts de la ville où se retrouvait régulièrement une bande de voyous dont il enviait la liberté, mais qu’il ne rejoignait pas.
Bernard exigea des excuses alors que sa mère le regardait avec des yeux pleins de larmes. Il s’excusa. La rage au ventre.
L’engagement dans l’armée de Bernard prit fin et ils décidèrent d’aller s’installer en France, à Dijon d’où Bernard était originaire et où il ouvrirait son cabinet dans un appartement qu’il louerait. Dans cette ville habitait sa sœur, Jeanne, dite Tatie, dont Hanna avait fait connaissance au cours de leur voyage de noces. Elle parlait mal le français et avait du mal à échanger avec elle.
Franz serait donc scolarisé dans une école française dont il ne connaissait pas le moindre mot de la langue. Cela lui fut une souffrance sans nom. On l’appelait le « chleu » et, dans l’impossibilité de s’exprimer, il restait seul dans un coin de la cour de récréation. Bernard se comportait en bon père et l’aidait à ses devoirs ; le ventre de sa mère s’arrondissait. Un jour, alors que le bébé bougeait, elle prit la main de Franz pour la poser sur son ventre ; le petit garçon la retira aussitôt, l’air dégoûté, comme s’il avait touché un crapaud. Hanna installait le nid familial dans un trois pièces qu’elle aménageait avec tendresse pour que chacun s’y sentît bien. Elle tricotait des heures pour le bébé qui allait arriver et il sortait de ses mains des petits miracles de dentelle de laine.
La patientèle de Bernard avait du mal à croître, car il déroutait par ses méthodes naturelles et faisait rarement de longues ordonnances. Il reprit des études qui dureraient trois ans pour devenir médecin homéopathe afin d’exercer la profession qu’il avait choisie en accord avec ses convictions. L’argent ne rentrait plus à la maison. Il fit des dettes pour faire vivre sa famille.
En décembre, une petite Clarisse vit le jour, une jolie petite fille bien portante qui fit la joie de ses parents, mais qui laissa son demi-frère parfaitement indifférent. Il continuait de fréquenter l’école et commençait à se débrouiller en français, mais ne se fit pas d’amis pour autant. Il avait alors dix ans.
Bernard et Hanna buvaient de la bière au moment des repas et Franz finissait leurs bouteilles en cachette. Son jeune organisme réagissait vite à la dose d’alcool qu’elles contenaient et il s’arrêtait quand il atteignait la sensation de bien-être qu’il avait connue au mariage de sa mère.
La petite Clarisseavait deux ans quand un autre enfant s’annonça. Des tiraillements dans le couple se firent sentir. Hanna était fatiguée par sa grossesse et Bernard par ses études. Il avait déjà accompli deux cycles ; encore un et il pourrait se présenter à l’examen national qui validerait sa formation et lui donnerait le droit d’exercer. Il ne fallait pas lâcher si près du but.
La naissance prématurée de deux mois du petit Paul s’avéra compliquée. Il fut mis en couveuse et un accident technique le priva de deux doigts de la main droite : un dysfonctionnement de l’appareil et la main longuement coincée dans une tubulure sophistiquée l’endommagèrent définitivement ; il dut être amputé de ces deux doigts nécrosés. Hanna lui apportait son lait plusieurs fois par jour et confiait Clarisse à Franz pendant son absence.
Clarisse était une petite fille douce et câline, maline en plus, qui savait jouer de son charme pour séduire son grand frère dont instinctivement elle sentait la réticence. Contre toute attente, Franz se mit à aimer cette enfant reportant sur elle tout ce qu’il ne pouvait plus donner à sa mère. Ils devinrent inséparables. Comme elle adorait les chats, il l’appelait « Katze » et lui apprenait l’allemand.
L’arrivée du petit Paul à la maison après son long séjour à l’hôpital bouleversa la famille ; le bébé était fragile et réclamait de nombreux soins et d’attention. Hanna était épuisée et son lait se tarissait, l’argent manquait à la maison et même si la perspective que Bernard termine bientôt ses études et puisse rouvrir son cabinet ne suffisait plus à lui faire prendre patience. Elle se mit à boire. Tatie, sœur aînée de Bernard, accueillait de plus en plus souvent les deux aînés.
À présent, Franz se débrouillait bien en français ; à quinze ans il passa même son certificat d’études primaires avec succès. On le fêta.
Cet été-là, il prit seul le train pour aller rejoindre son grand-père en Allemagne, sur sa péniche qui était de taille moyenne, baptisée « La Lorelei ». Il était grand et costaud pour son âge et Opa le mit vite à l’ouvrage. Il devait alors transporter du blé et de l’orge depuis les Pays-Bas. Ils partirent à vide jusqu’à Rotterdam et y chargèrent la péniche, le plus souvent à dos d’homme, des sacs en jute pesant jusqu’à cinquante kilos. Opa engagea quelques hommes pour les aider jugeant que le dos de son petit-fils n’était pas encore assez formé pour transporter de si lourdes charges et lui trouva d’autres tâches, le travail ne manquait pas sur la péniche. Ils passèrent quelques jours dans le port de Rotterdam grouillant d’un monde inconnu de Franz, fasciné par cette vie qu’il découvrait ; ils prenaient leur repas du soir dans des troquets où ça sentait la sueur, la bière et le mauvais vin ; Franz écœuré par les odeurs de fritures ne mangeait presque pas, mais, comme Opa, buvait de la bière, beaucoup de bière. Jusqu’à avoir atteint l’état qu’il affectionnait.
C’est pendant ce séjour, instructif à plus d’un titre, alors que son grand-père retrouvait une de ses amies qu’il avait nombreuses, que l’adolescent fut déniaisé par une prostituée, touchée par ce si beau gamin, plus un enfant, pas encore un homme, au point de l’entraîner gratuitement dans la chambre d’un hôtel sordide et de l’y garder plus longtemps qu’un autre client.
Quand ils rentraient sur la péniche, ils s’effondraient tous les deux dans la cabine et s’endormaient d’un sommeil lourd sur leur couchette. Demain, la journée serait encore chargée.
À la fin du séjour, son grand-père lui fit part de son intention de lui faire don, à sa majorité, de sa deuxième péniche – qu’il louait pour le moment à un batelier de ses amis – et qu’il pourrait ainsi se mettre à son compte. Il lui apprendrait les ficelles du métier de marinier.
Fort de cette promesse, Franz rentra à Dijon la veille de la rentrée scolaire où il avait encore une année de scolarité obligatoire à accomplir. Il ne fit part à personne de son projet de devenir marinier.
La découverte de la sexualité à Rotterdam avait éveillé son appétit et il eut une relation longue et suivie avec une femme mariée et délurée qui travaillait à la cantine du lycée où il prenait ses repas et qui lui apprit toutes les astuces pour faire durer le plaisir et en donner à sa partenaire sans lui faire d’enfant grâce au coït interrompu et à la méthode Ogino.
Clarisse, qui avait maintenant quatre ans, était heureuse d’avoir retrouvé son grand frère. Le petit Paul poussait malgré ses problèmes de santé. Bernard, muni de son nouveau diplôme, avait rouvert son cabinet sur la porte duquel il avait accroché une plaque de cuivre rutilante avec son nom et sa nouvelle spécialisation. La patientèle se construisait lentement, mais Hanna continuait de boire.
Quand il eut seize ans, Franz expliqua à ses parents qu’il voulait partir travailler avec son grand-père sur sa péniche pour apprendre le métier, car c’était batelier qu’il voulait devenir. Il promit à sa mère de lui envoyer régulièrement une partie de ce qu’il gagnerait.
Il abandonna l’école, sa cantine et sa cantinière.
La petiteClarisse pleura beaucoup à son départ, il lui promit de revenir le plus souvent possible. Ce qu’il fit, au début.
Quand il retrouva Opa, venu l’attendre à la gare, ils s’étreignirent à grand renfort de claques dans le dos. Les deux hommes s’aimaient bien et Franz savourait à l’avance la vie qui l’attendait à bord de cette péniche avec un homme aussi libre que son grand-père. Il connaissait une partie des contraintes et le travail qui l’attendait, mais cela ne lui faisait pas peur, il n’y aurait plus de lycée, plus d’horaires, plus de contrôles.
On était en 1960. Il n’était alors pas nécessaire d’avoir fait des études spécifiques pour devenir batelier, c’était une formation sur le tas, une transmission familiale. Franz apprendrait avec son grand-père pour avoir les connaissances techniques nécessaires pour la navigation et l’entretien du bateau, les connaissances législatives du règlement de police et du code fluvial. Apprendre à franchir une écluse le passionna. Le gabarit de la péniche leur permettait de naviguer sur de nombreux fleuves et canaux européens ; Opa avait tous les contacts nécessaires pour régler les problèmes qui se présentaient. Le transport fluvial était florissant et l’ouvrage ne manquait pas.
Opa lui versait un salaire de matelot que l’adolescent, après en avoir envoyé une partie à sa mère, mettait de côté pour pouvoir passer le permis de conduire et s’acheter une moto qui le suivrait partout, quand il aurait sa péniche à lui. Il lisait toutes les revues spécialisées et savait exactement ce qu’il achèterait comme « Trompe la mort » ainsi qu’il l’appelait déjà.
Franz mit les deux années qui le séparaient de ses dix-huit ans – âge légal auquel il pourrait conduire une péniche – à acquérir tout ce qu’il fallait savoir pour devenir indépendant lorsqu’il prendrait possession de la deuxième péniche de son grand-père qui ferait de lui un homme totalement indépendant. Et libre de faire tout ce qui lui plairait.
En attendant, il allait voir régulièrement sa mère et ses demi-frère et sœur. Sa mère n’allait pas bien, elle buvait trop et son mari ne lui confiait plus d’argent pour le ménage qui passait dans les bouteilles ; c’était à Franz qu’elle en réclamait toujours et toujours plus. Les enfants étaient de plus en plus souvent chez Tatie.
Les dix-huit ans de Franz arrivèrent et il prit possession de la péniche que son grand-père lui avait donnée et la rebaptisa « Katze » le surnom qu’il avait donné à sa demi-sœur Clarisse.
C’était une belle péniche Freycinet, construite en 1948, aisément convertible en bateau logement, ce que son grand-père n’avait pas fait estimant que pour un homme seul, la timonerie agrandie en pièce à vivre et à dormir équipée d’un couchage pour deux personnes, d’un frigo, d’une cuisinière à gaz butane, suffisait. Un débarras-cellier et une salle de douche y étaient reliés dans laquelle avaient été installés un lave-linge et des toilettes avec sanibroyeur.
Ça me suffisait et je m’en suis toujours contenté. Mais si tu veux la vendre un jour elle a un bon potentiel de transformation avec le volume de la cale dont on peut faire une immense pièce à vivre ; au-delà de la porte étanche, il y a encore deux autres cabines et une salle d’eau. Elle est prévue pour loger six personnes, tu as de quoi fonder une belle famille !
Maintenant, le plus important à savoir parce que c’est ce que tu devras soigneusement entretenir, c’est la chaudière fioul qui fournit le chauffage et une chaudière à gaz pour l’eau chaude. L’électricité est fournie par la prise de quai, mais il y a deux groupes électrogènes dans la salle des machines.
Tu dois apprendre à te servir de tout ça et être capable d’intervenir en cas de panne ; je t’apprendrai, un marinier doit savoir se débrouiller tout seul parce que sur l’eau on est tout seul et je ne te lâcherai pas avant que tu saches !
Franz écoutait d’une oreille distraite et pensait surtout à la moto qu’il venait d’acquérir avec ses économies. Une japonaise d’occasion, superbe engin de 250 cm3, rouge et noire, qu’il avait installée en majesté sur le pont de la péniche et il passait des heures à la regarder, à en briquer tous les chromes. « Trompe la mort » avait fière allure. Il montait de plus en plus dans les tours et devint un passionné de vitesse, s’entraînant sur les chemins de halage.
Après avoir passé une quinzaine de jours à quai pour apprendre tout ce qu’il devait savoir pour entretenir la péniche sous l’instruction sévère de son grand-père, l’heure arriva du premier transport qu’il ferait seul. C’était pour transporter du charbon destiné à des usines sidérurgiques qui étaient nombreuses dans l’est à l’époque ; la péniche était chargée au maximum et sa ligne de flottaison était très basse. Il avait aidé au chargement et son dos n’était plus que douleurs. Le soir venu, après un décrassage en règle de la collante poussière de charbon, il s’était écroulé comme une masse sur sa couchette. Ce n’est pas ainsi qu’il avait imaginé sa première soirée d’homme libre.
Au petit matin, son cœur battit plus vite qu’à l’habitude quand, avant toute autre chose, il mit le moteur en marche pour lui donner le temps de chauffer pendant qu’il prendrait un petit déjeuner solide, pain, pâté, fromage et café noir, jamais d’alcool avant de commencer la journée. Opa le lui avait appris : « quand on n’a rien dans l’estomac, on ne peut pas travailler dur et la bière jamais avant midi ! »
Il savait par cœur les manœuvres qu’il fallait faire pour démarrer la péniche, Opa les lui avait fait répéter mille fois : larguer les amarres de l’arrière, écarter l’arrière du bateau de 30° du quai, larguer les amarres de l’avant, écarter l’avant du bateau et enfin, en avançant lentement, placer le bateau au milieu du chenal et lover les amarres.
Tout ce travail accompli, il se mit devant le gouvernail dont il était le seul maître désormais, il eut un moment de panique vite réprimé tant il savait ce qu’un moment d’inattention pouvait avoir comme conséquences. Sa vitesse serait de huit km/h et, avec plusieurs écluses à passer, il ne ferait qu’une trentaine de kilomètres dans la journée.
Avant d’arriver à destination, il lui faudrait encore une autre bonne journée de navigation avant de livrer le charbon. Il passerait une nouvelle nuit sur la péniche amarrée – en formant l’espoir de pouvoir enfourcher sa moto pour aller au troquet le plus proche – naviguerait encore toute la journée du lendemain, passerait d’autres écluses pour enfin livrer le charbon. Il reviendrait, chargé de gravier cette fois, et aurait gagné le droit de se reposer quelques jours avant de repartir livrer autre chose, ailleurs.
Au fil des mois, de rivières en fleuves, de fleuves en affluents, d’affluents en canaux, il passait de La Sarre à la Moselle, de la Moselle au Rhin, du Rhin à la Meuse, de la Meuse à la Saône et au Rhône. Avec sa péniche, il pourrait ainsi parcourir une partie de la France et de l’Europe. Sans Dieu ni maître, le monde lui appartenait.