La mue - Karine Degunst - E-Book

La mue E-Book

Karine Degunst

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Beschreibung

J’ai toujours pensé que les choses étaient immuables. Ma vie était parfaite, bien ordonnée, il n’y avait rien qui dépassait.
Et puis, il y a eu « ça ».
« ça », c’est la mort. Soudaine, imprévisible.
La mort qui est la fin de tout. Le néant. Enfin, je croyais.
Alors, j’ai fait ce que la mort m’a imposé : déconstruire, renverser, s’ouvrir, sortir des schémas, emprunter d’autres chemins.
Avant « ça », je ne savais pas que les oiseaux avaient mille langues colorées. Je n’imaginais pas non plus que les arbres communiquaient entre eux et je ne soupçonnais guère que la forêt était cette entité pratiquant l’entraide et la coopération avec un langage disséminé au fil des pluies, des sécheresses, des tempêtes et des saisons avec des mots trop lents pour l’impatience de l’homme et des phrases trop pudiques dans un monde si bruyant, nous laissant croire que le Vivant pouvait s’appeler nature et que la mort était le néant.
La mort n’est pas la fin de tout et fiche un heureux bordel chez les vivants.


À PROPOS DE L'AUTRICE


Karine Degunst est enseignante de formation. Auteure de blogs et de livres sur des sujets aussi divers que l’enseignement, l’éco-anxiété et la Procréation Médicalement Assistée. Elle vit en Centre-Bretagne, continue à écrire et propose des animations autour de la transition écologique et la résilience locale.

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Karine Degunst

La Mue

Témoignage

ISBN : 9789-10-388-0709-9

Collection : Résonance

ISSN : 2970-7285

Dépôt légal : juillet 2023

© couvertures Ex Æquo

©2023 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

Toute modification interdite

Éditions Ex Æquo

Préface

La mort. Sujet redouté, souvent écarté. Elle se regarde de loin, au mieux. Et lorsque les circonstances obligent à l’évoquer, le ton de voix se fait hésitant, les mots se cherchent, une certaine gêne se ressent. Comme si en parler, c’était l’invoquer. Comme si prononcer son nom, c’était l’inviter à se manifester au plus grand drame de tous. Il est donc préférable de se taire et de l’ignorer. Notre société matérialiste a fait de la mort un paria. Elle a décrété qu’après l’arrêt des forces vitales du corps, il n’y avait rien. Elle a enlevé tout mystère à la vie. Elle a décidé de ce qui est et de ce qui n’est pas. Elle a imposé son dogme dans un mépris total du sacré. Elle a exclu des milliers d’années de croyances religieuses et d’expériences spirituelles. Elle a enfermé la mort dans le personnage de la grande faucheuse, faisant d’elle un objet costumé. Et quand on ne veut pas d’un objet, on le jette.

Karine Degunst nous livre ici un témoignage qui rompt délibérément avec cette perception attendue de la mort. Plutôt que de suivre les sentiers balisés du deuil, suite au décès brusque de son petit frère, Karine part à l’aventure. Elle refuse l’acceptation progressive et silencieuse de la perte qu’impose la société. Cette sorte d’abnégation garante du « surtout ne pas déranger, ne rien remettre en question ». Cette tentative de repousser la mort en faisant comme si elle n’existait pas. Cette pirouette pour échapper à la peur du vide. Non, Karine n’entre pas dans ce moule et décide de confronter celle qui lui a pris son petit frère. Pas à pas, jouant sur le fil du temps, elle partage son cheminement avec sincérité et humour. Elle transcende sa vie formatée, bien rangée comme il faut, pour s’ouvrir à l’inconnu. Cet inconnu qui se manifeste de manière surprenante et qui défie la raison. Elle décide de faire confiance en ses ressentis et d’écouter les signes. Elle découvre que la vie est bien plus vaste que ce qu’elle pouvait en imaginer. La mort du petit frère a engendré une autre mort : la sienne. Mais différente. Une profonde transformation. Grandie de cette « mue », elle prend alors la main du lecteur afin de l’entraîner dans cette aventure, sur le chemin de sa propre mue.

Voici un livre à lire et à partager, afin que la mort puisse retrouver sa juste place dans nos existences. Comme le montre le témoignage de Karine, non seulement la mort n’est pas une fin, mais elle donne du sens et des saveurs à la vie.

Bonne lecture !

Loan Miège

Avant-propos

Récit d’une transformation au plus près du Vivant tout en flirtant avec l’invisible… La Mue m’a émue dans une expérience commune de la mort tragique d’un proche qui laisse sans voix et pendant longtemps, sans mot.

Karine, elle, a su trouver les mots. Des mots pour raconter l’indicible, la douleur, l’amour, la douceur du réconfort, l’envol vers un nouveau chemin comme une renaissance.

Son texte m’a profondément touchée. Sa quête de l’au-delà, poussant les portes d’un EPHAD pour aller sonder ces petits vieux attachants qui lui apportent des réponses au compte-gouttes, sa recherche de sens dans une existence en chaos qui la fait avancer dans l’éphémère de l’instant et le mouvant de la vie. La tendresse de son regard et son humour lénifiant qui apaise tout.

J’adore les anesthésies générales. Je trouve cet abandon forcé fantastique. Quand on me place le masque, quand on me demande de compter jusqu’à 10, à chaque fois, je suis au défi : rester éveillée. Impossible qu’on arrive à m’endormir, qu’on me fasse lâcher prise et pourtant… Inéluctablement, je sens l’égrenage des chiffres se ralentir, ma bouche s’engourdir et je sombre, pour mon plus grand bonheur.

L’anesthésie m’ordonne un repos mérité dans des limbes inconnus, un répit dans nos temps effrénés, contrôlé par le bip des machines. Enfin je dors.

Puis j’ouvre les yeux. Engourdie, vaseuse, mais calmée.

Je n’ai jamais craint de ne pas me réveiller, je ne pense pas à la mort. C’est un non-sujet. Je suis jeune, je suis en pleine forme, j’ai une existence ordonnée et la grande faucheuse est loin, très loin.

J’aime la vie. On ne peut pas dire qu’on n’aime pas la vie, surtout quand on a tout, surtout quand elle nous a gâtés. On la prend, on la savoure, on la traverse et on dit qu’on l’aime, sans se poser de question, comment pourrait-il en être autrement ? Donc, j’aime la vie.

Sentir l’odeur musquée du crâne de mes enfants,

boire un Pic Saint Loup en terrasse,

commenter les errements du monde,

me faire masser en institut,

voir les yeux de mes élèves s’éveiller autour d’un conte,

apprendre l’humilité en caressant l’écorce d’un arbre parce que c’est à la mode et rentrer chez moi au chaud entre les murs de la ville.

J’aime beaucoup de choses, on m’a éduquée à aimer beaucoup de choses, à les consommer, à les utiliser, à les jeter, à faire comme tout le monde, car si tout le monde le fait, c’est que cela doit être ainsi.

J’aime cette vie, je crois, et la mort n’y a aucune place, c’est un concept insondable dont je me fous totalement. On est, on n’est plus. Il n’y a guère d’équation plus simple. De toute façon, je serai bien contente, quand, cheveux blancs et entourée de ma descendance, l’heure du dernier souffle sonnera, car je pourrai enfin pioncer un peu, dans ce noir bienvenu. Sans rien avoir à faire ni à gérer.

C’est le problème des « control freak » ; ils ne s’arrêtent jamais.

J’exige que les choses soient rangées, classées, organisées à ma convenance.

Cela demande une sacrée gestion mentale, la charge est lourde, mais elle me maintient à la surface, elle me structure, elle m’oblige.

Mon quotidien est une accumulation sans fin, de choses à penser et de choses à assembler, mon cerveau et mes mains ne s’arrêtent que rarement, juste le soir après le coucher des enfants, ma petite compensation pour une existence rondement menée, sagement stratifiée et parfaitement structurée : vin, clope, fromage, série. Voilà ma respiration.

On a fait plus sain, je sais. Je cours tous les matins pour maintenir l’équilibre, si fragile, si ténu, d’une existence stressante, aux injonctions multiples, semblable à tant d’autres et jusqu’ici ça a marché.

Et puis, il y a eu « ça ». Et depuis, c’est le bordel, c’est le désordre, c’est la déconstruction de tout.

Ça. « Ça », c’est la mort justement.

Ce mot qui commence si doucement, le « m » qui initie la mère, la maman, la lettre d’une promesse bienheureuse et d’une vie remplie de félicité et de miaulements de nouveau-né. Puis d’un coup, la gutturale qu’on n’attendait pas, le « r » fait de rage et de colère qui s’immisce sans prévenir dans le moelleux, dans la douce quiétude et les désagrège d’un coup rude.

Ça, c’est la mort soudaine, imprévue, le vautour qui agrippe, enserre le cœur jusqu’au dernier battement et le pulvérise, ne laissant que des miettes.

Je déteste les miettes. Les miettes, c’est l’enfer, c’est l’intrusion inacceptable sur une surface nette.

Les miettes par terre, les vêtements au sol, les poils dans la douche, tout cela interfère violemment avec ma vision manichéenne de l’ordre. Tout a une place.

Les miettes dans la poubelle, les vêtements pliés dans une armoire, les poils dans les tréfonds des tuyaux d’évacuation et surtout, surtout, les morts dans une tombe, tranquille-Émile, à se laisser pousser cheveux et ongles et déverser sans vergogne ni culpabilité des sécrétions dégueulasses sans se préoccuper de ceux qui restent…

Enfin c’est ce que je croyais…

Mais les morts ne savent pas rester à leur place.

Je déteste la mort, elle fout le bordel chez les vivants.

Je n’ai jamais eu affaire aux gouffres, les abîmes de l’âme étaient des contrées inconnues, des tragédies pour les autres, faites pour eux et ne passant pas par moi.

Comment continuer quand notre mythologie fout le camp ?

Comment reprendre pied sans sombrer ?

J’ai besoin d’avoir quelque chose à raconter, car sinon plus rien n’aura de sens et sans sens, j’imploserai, jusqu’à ne plus être qu’une infime particule insipide qui n’aura sa place nulle part. Je retournerai au chaos.

Il me faut un récit, il me faut expliquer la métamorphose, la mue, je dois comprendre ce qui s’est passé, comment tout a changé.

J’ai besoin d’analyser « ça », j’ai besoin d’explorer « ça ». 

Qui es-tu Mort ? Je veux te rencontrer, te voir, te toucher, te sentir, te parler. Je veux te sonder. Es-tu faite d’abysses ou de lumières ? Es-tu passage ou impasse ?

Mort, je viens à toi.ꄍ

18 mai 2020

Aujourd’hui, je n’ai pas couru.

D’habitude c’est tous les jours, de 7 h à 8 h, 14 km. Mon réveil, ma reconnexion, mes retrouvailles avec moi-même, après l’éther des rêves.

Aujourd’hui, je n’ai pas couru.

Cela ne m’était pas arrivé depuis vingt ans. J’ai gardé mes pantoufles et je me suis assise dans mon canapé orange qui a coûté une blinde. J’aime bien les couleurs vives. Je suis restée prostrée un temps infini, les yeux dans le vague, hagarde. Aucun geste de la journée, à part pour les mouchoirs, ils étaient dans la chambre, la suite parentale pardon. Je suis allée les chercher et les ai posés sur la jolie table basse, ronde, en bois, cerclée par de la ferraille, désignée pour les bourgeois et en vitrine chez Laroche Bobois. Elle est en face du canapé orange et de ma plante en pot qui ne cesse de pousser, que je rempote souvent. J’aime bien le bois, j’aime bien les plantes en pot et là, tout de suite, je suis incapable d’avoir des pensées complexes, je me cantonne aux éléments, aux objets, aux trucs qui tombent sous mes yeux, c’est une survie mentale.

Aujourd’hui, je n’ai pas couru. J’ai vidé le paquet de Kleenex et j’ai tourné la tête vers la rue, animée par le quotidien des autres, ceux pour qui tout était resté identique, ceux qui n’avaient pas reçu de coup de téléphone, ceux qui se contenteraient de continuer leur petite routine confortable, navrante, je les déteste.

Et, face à ce parc, en plein centre de Rennes, je regarde les gouttes glisser le long de nos grandes vitres, enroulant la poussière du dehors, se parant de la pollution des villes, qui accélère leur descente vers la traverse basse, les agglutinant les unes sur les autres.

Aujourd’hui, je n’ai pas couru, cette phrase n’est rien. Elle est d’une banalité absolue, insignifiante, affligeante. Et pourtant cette phrase est la césure. Entre la vie et la fin. Entre le bonheur apparent et le malheur bien concret. La sérénité et les louvoiements.

Cette phrase, je voudrais ne jamais l’avoir écrite, pensée ou prononcée. Elle n’existerait pas et tout serait comme avant. Aujourd’hui, ce 18 mai 2020, j’aurais couru, comme tous les jours.

Mais il y a eu « ça ».

La destinée, le chemin de vie, l’absurdité de l’existence, appelez cela comme bon vous semble, m’ont frappée durement, sans préliminaire, sans prologue, les salops. Ils m’ont imposé la perte :

Le petit frère est mort.

L’appel a eu lieu hier après-midi, après le départ de la femme de ménage, alors que je balayais méthodiquement mon sol, parce que je suis d’une maniaquerie maladive. Je l’ai même nommé ce satané coup de téléphone, je l’ai appelé : le coup de fil de l’effondrement.

Le coup de fil de l’effondrement qui fait stopper toutes activités et ralentit le temps, décompose chaque son, anesthésie le toucher et remplit la bouche d’une amertume immonde.

C’est une voix inconnue qui ruine tout, elle appelle depuis le portable de la mère. Elle appelle et la voix d’homme, sérieuse, abrupte, dit des mots incompréhensibles, des mots qu’on ne devrait jamais entendre.

La fin des choses est dure à saisir.

Je me suis remise à balayer les miettes après avoir raccroché. Les miettes occupaient tout mon être. Je n’étais plus que poussière, entièrement dédiée à me décomposer et ramasser les restes des gâteaux des enfants, nettoyer le haut des étagères, faire briller mes vitres qui se saliraient à nouveau avec la pluie et aspirer les fentes du parquet, qui me paraissaient immenses et abyssales.

Septembre 2021 — Isabelle

Il pleut. Les gouttes sont généreuses ici en Centre Bretagne. J’active les essuie-glaces qui semblent ravis de pouvoir fonctionner. J’aime la pluie, cette eau qui dit la vie, cette molécule sacrée qui inspire les cycles. Je déteste la sécheresse.

Souvent, dans des songes récurrents où la sueur glacée accompagne des matins nauséeux, je me souviens d’avoir rêvé avec angoisse à des pelouses jaunies, à la faune qui mourrait et la flore qui flétrissait, pendant que dans des jardins au cordeau, des hommes tous identiques, des robots inarrêtables et indifférents à la souffrance de la terre, tondaient à ras des crins épars et safranés, jadis d’un vert flamboyant, pour respecter le mythe de la pelouse bien entretenue, bien contrôlée.

Dans mes cauchemars, le chant des oiseaux s’était tu. Ils se terraient pour survivre, sortant seulement aux heures les moins chaudes, attirés par un bol d’eau, posé par terre, que je remplissais sans cesse, tel Sisyphe, vidé sans fin par une horde d’ailes assoiffées dont celles de George, notre rouge-gorge domestique. De ses pattes frêles à l’allure de brindille, il sautillait en poussant ses congénères, pour plonger son bec avec ardeur et recueillir l’eau dans sa mandibule, relevant la tête pour ingurgiter la vie. C’est à ce moment-là généralement que j’émergeais de la nuit, le cœur battant.

La pluie redouble de vigueur sur mon pare-brise, je lui souris, je la remercie. Je regarde l’heure, je suis en avance, ne maîtrisant pas les aléas de la route, je suis partie tôt, trop tôt.

Je longe les zones commerciales propres à toutes les villes moyennes, on pourrait être n’importe où en France. Des pantins désabusés et des victimes consentantes remplissent les places de parkings de la grande distribution, pour utiliser un bon d’achat ou parce qu’elles sont très en avance à un rendez-vous important et qu’il faut patienter quelque part, comme moi.

Dans ma voiture, entre la place handicapée et le distributeur de chariots, l’habitacle commence sérieusement à s’embuer, je tente de passer le temps. Je zieute mes messages, je textote à de vieux amis pour prendre des nouvelles. Je m’ennuie, il faut que je bouge.

Alors je fais cette chose inouïe, cette chose que je n’ai pas faite depuis longtemps, je sors, pour pénétrer dans l’antre du consumérisme.

Ici s’enchevêtrent des enseignes aux couleurs claquantes, vantant leur exception, attisant des besoins fictifs, nous disant quoi être, quoi porter, quoi manger et quoi penser.

Des « faites-vous coiffer », « faîtes-vous vêtir », « mangez-moi », « buvez-moi », « consommez-moi », vous ne repartirez pas sans rien, n’oubliez pas d’acheter ce truc inutile devant la caisse, ce n’est pas cher, c’est plastique, vous en avez besoin, c’est sûr.

J’ai la nausée.

Les couleurs m’aveuglent, la musique scande la frénésie, impulse des nécessités impérieuses factices. Et au milieu de cette ruche aux abeilles contrariées, enfumées, un mur végétal est installé, seul être vivant parmi les zombies.

Je pars à toute jambe et vais respirer l’habitacle de ma voiture, qui me protège de la tentation, du monde des morts. Il est temps de rencontrer Isabelle.

La rivière coupe cette petite ville de province et son eau sillonne les différents quartiers. Devant moi se dresse la maison des associations et une place inespérée qui vient de se libérer.

Des jeunes réparent des voitures dans la cour, tandis que les membres d’un club de sport semblent se préparer à un entraînement, je tente de deviner de quelle discipline il s’agit en observant les tenues, peine perdue.

Je me suis remise à la course depuis le drame, il a fallu du temps, j’essayais, mais mes jambes ne me portaient plus.

Je n’ai pas encore déballé toutes les affaires depuis notre déménagement et j’ai plusieurs sacs remplis de chaussures de running, toutes les mêmes, les vieilles paires que je n’utilise plus, qui ont parcouru ma vie. Des Misuno. Fabriquées en Chine à la chaîne, par ceux qui courent toute leur vie pour manger. Elles sont roses et violettes parce que les designers de running sont des gros machos rétrogrades, elles sont légères avec un amorti conséquent. Elles sont toutes usées sur l’extérieur droit. La faute à une jambe un peu plus longue et une foulée sur la pointe des pieds. Je cours comme le lézard Jésus-Christ, un Basilic vert pressé qui nous nargue en marchant sur l’eau.

Je sais pourquoi je suis là, devant cet immeuble de la maison des associations, le 24G. C’est un cheminement fait de hasards auxquels je ne crois plus. J’ai choisi d’emprunter cette route toute tracée, vers l’immeuble 24G, elle arrivait à point nommé.

Je me revois, il y a plus d’un an, sur mon canapé orange, près de ma table en bois, de ma plante en pot et de mon intérieur impeccable. Deux abîmes s’offraient à moi : le deuil intime de l’être cher et le deuil de mon monde, ma vie bien rangée, où chaque chose a sa place.

Je le croyais immuable, c’était pourtant un monde fini que jamais je ne retrouverai.

J’étais à un croisement. Deux directions tellement claires qu’il me semblait les voir clignoter de façon totalement impudente, ne laissant aucune porte de sortie, m’intimant un choix précis. Deux gouffres mêlés sans honte pour transmettre un message : remonter la pente ou rejoindre le petit frère, tout en bas.

Je monte les étages à pied, je porte Tweedledee dans les bras. C’est le chiot qu’on vient d’adopter, un berger australien, noir tricolore avec un œil bleu et un œil marron. Un Bowie à poil. Il me regarde et se demande où je l’emmène encore, je le trimballe partout, n’osant le laisser seul trop longtemps. Je prie simplement pour que ses sphincters juvéniles ne nous jouent pas de mauvais tours.

Je suis devant les bureaux, l’immeuble est vieux, dans son jus, un jus dont on se fiche, les associations, ça ne gagne pas de fric alors on ne va pas s’embêter à les installer dans le faste et la volupté.

Je tape à la porte et une voix douce me dit d’entrer.

Isabelle est un petit bout de femme aux cheveux grisonnants, toute en rondeurs et en bienveillance. Des feuilles sont éparpillées sur son minuscule bureau, beaucoup de fascicules et des tableaux qui ressemblent à des plannings ou à des listes de choses. J’aimais bien les listes avant. J’étais une professionnelle des listes, j’avais des listes de listes à faire. Je n’en ai plus fait depuis très longtemps, sauf cet été, il fallait bien organiser notre nouvelle vie.

Isabelle me salue et me fait signe de m’asseoir, elle semble surprise. Je suppose que le public qu’elle reçoit habituellement n’a pas mon profil. Pas si jeune. Ses yeux pétillent de malice et je caresse Tweedledee pour me donner une contenance.

Rapidement, je me refais le fil des évènements qui m’ont amenée ici, des évènements aussi fous qu’inexplicables et l’espace d’un instant, je doute.

Suis-je bien là où je dois être ?

« Bonjour et bienvenue ! Vous souhaitez donc faire partie de notre équipe de bénévoles pour les personnes en fin de vie ? »

Juin 2020 — Elsa

La mort est semblable à l’accouchement, les premières semaines sont floues, entrecoupées de fatigue et parsemées d’émotions qu’on ne connaissait guère. Je l’expérimente pleinement le mois qui suit le décès du petit frère.

Je suis à la fois remplie d’énergie, il en faut pour porter le père, la mère et l’autre frère qui sont dans un état déplorable et en même temps, je glisse dans une lassitude incomparable. Je suis abasourdie, mais j’ai les sens en alerte. Chaque geste, chaque sentiment sont d’une intensité incroyable. La tristesse évidemment, mais aussi les rares moments où l’humour s’introduit. Un mot, une phrase bien trouvée et j’explose dans un rire fracassant, que je regrette immédiatement, estimant à tort qu’on ne peut rire quand la mort est trop proche.

Quand les gens, la famille, les amis, me prennent dans leurs bras, j’ai cette sensation incroyable du moment unique, de l’étreinte authentique, du moment vrai où personne ne ment, car personne n’a intérêt à le faire. Je suis enveloppée.

Puis, sans crier gare, l’ébranlement, la souffrance. Eux aussi sont radicaux, surtout cette vague de douleur qui jaillit des tripes, se fraye un chemin jusqu’au cœur et me le cisaille consciencieusement jusqu’à l’éclatement.

Les émotions du deuil ne sont pas monotones ou tempérées, elles sont crues et passionnées, moi qui suis si linéaire d’ordinaire.

J’avance en silence dans les rues de Rennes, je prends le train pour retrouver les terres de l’enfance et rendre le dernier hommage. Les bruits se sont effacés sous la lune. Ils reviendront bientôt, quand la foule active reprendra sa sempiternelle ronde, un cycle que jamais plus le petit frère ne connaîtra. Jamais plus.

Ma valise rompt le calme en émettant un son cadencé, à chaque franchissement de pavé tactactac. Puis, le rythme cardiaque ralentit, les pavés ont laissé place au béton, sillonné par des bornes électriques, des barrières métalliques et des algécos de chantier. Les travaux n’arrêtent jamais ici, c’est une ville en pleine mutation, comme moi bientôt, mais je ne le sais pas encore.

Dans le hall de gare minéral, où tout est calme, je croise une amie. Elle ne savait pas pour le petit frère. Elle ne sait pas quoi dire. Je la sens décontenancée, ne sachant que faire, la gêne et le désemparement devant l’évènement.

Elle part me chercher un café, une quête prodigieuse tant elle y met du sien, les cafés sont soit fermés soit trop loin. Elle court, repasse devant moi, fait des gestes de la main, puis opère un demi-tour, le train va bientôt partir, mais elle continue sa course.

Faire quelque chose puisqu’on ne sait quoi dire, alors pourquoi pas la chasse au café.

L’espèce humaine possède un champ de réactions absolument fascinant devant la mort.

Il y a ceux qui ne peuvent rien dire, tant l’annonce est improbable, ils se taisent donc et laissent le silence, les moues, les yeux humides parler pour eux.

Il y a ceux qui serrent tout de suite et de façon incontrôlable dans les bras, actant l’indescriptible, ils ne nous lâchent pas pour ne pas croiser un regard qui sabote le quotidien, si doux, si normal, il y a un instant.

Il y a ceux qui parlent beaucoup, qui comblent les vides par des banalités, pour ne pas évoquer la mort, elle effraie tant.

Et enfin, ceux qui ont traversé la même tragédie, ceux qui savent, ils ont les mots, les gestes et les silences qui conviennent, qui apaisent.

Et il y a ceux qui partent à la chasse au café. L’amie m’a serrée dans ses bras et m’a tendu le breuvage qui contient les mots « je suis là », « comptez sur moi », « si vous avez besoin de n’importe quoi, n’hésitez pas ».

La mort est sombre. Au funérarium, la famille, les amis sont vêtus de noir comme on a toujours appris à le faire en de pareilles circonstances. Moi-même, j’ai ressorti une robe toute simple, sans fioriture, une robe gris foncé, que j’avais mis un jour pour un mariage, faisant fi des codes couleur de la joie et de l’allégresse. Aujourd’hui, les gens sont habillés de tristesse, de fronts plissés et de regards d’où le mascara a glissé vers les pommettes pour se perdre sous le masque chirurgical.

La mort n’est pas une fête. C’est la fin des choses en couleurs. Plus que du gris et du noir, partout. Et cette salle de recueillement a beau être d’un blanc immaculé, je la trouve terne, tout est si terne, même ces vitres qui sont teintées de rouge, d’orange, et de jaune comme des vitraux d’église.

Je ne suis pas croyante. Le père, la mère sont athées. Nous n’avons jamais fréquenté les églises, sauf l’été pour trouver la fraîcheur sous la nef. Enfant, j’aimais l’odeur propre aux lieux de culte, je la trouvais apaisante. Je ne comprenais pas qu’on glorifie ce gars, sur la croix, qui portait encore des couches à trente-trois ans.

Je prends place à côté de l’urne, qui m’a semblé si lourde, les cendres contiennent tellement d’autres choses que des résidus. Il y a dedans toutes les saisons, toutes les variations, toutes les promesses et les peines traversées et le coup de fil de l’effondrement qui fait tout basculer.