La Petite Fadette - George Sand - E-Book

La Petite Fadette E-Book

George Sand

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Beschreibung

Une édition de référence de La Petite Fadette de George Sand, spécialement conçue pour la lecture sur les supports numériques.

« Mais, comme il marchait la tête basse et les yeux fichés en terre, il sentit quelqu’un qui lui tapait l’épaule, et se retournant il vit la petite-fille de la mère Fadet, qu’on appelait dans le pays La Petite Fadette, autant pour ce que c’était son nom de famille que pour ce qu’on voulait qu’elle fût un peu sorcière aussi. Vous savez tous que le fadet ou le farfadet, qu’en d’autres endroits on appelle aussi le follet, est un lutin fort gentil, mais un peu malicieux. On appelle aussi fades les fées auxquelles, du côté de chez nous, on ne croit plus guère. Mais que cela voulût dire une petite fée, ou la femelle du lutin, chacun en la voyant s’imaginait voir le follet, tant elle était petite, maigre, ébouriffée et hardie. C’était un enfant très causeur et très moqueur, vif comme un papillon, curieux comme un rouge-gorge et noir comme un grelet. » (Extrait chapitre 8.)

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Le plus grand soin a été apporté à la mise au point de ce livre numérique de la collection Candide & Cyrano, afin d’assurer une qualité éditoriale et un confort de lecture optimaux.

Malgré ce souci constant, il se peut que subsistent d’éventuelles coquilles ou erreurs. Les éditeurs seraient infiniment reconnaissants envers leurs lectrices et lecteurs attentifs s’ils avaient l’amabilité de signaler ces imperfections à l’adresse [email protected].

La Petite Fadette

George Sand

Préface de l’auteur (1848)

Nohant, septembre 1848.

Et, tout en parlant de la République que nous rêvons et de celle que nous subissons, nous étions arrivés à l’endroit du chemin ombragé où le serpolet invite au repos.

– Te souviens-tu, me dit-il, que nous passions ici, il y a un an, et que nous nous y sommes arrêtés tout un soir ? Car c’est ici que tu me racontas l’histoire du Champi, et que je te conseillai de l’écrire dans le style familier dont tu t’étais servi avec moi.

– Et que j’imitais de la manière de notre Chanvreur. Je m’en souviens, et il me semble que, depuis ce jour-là, nous avons vécu dix ans.

– Et pourtant la nature n’a pas changé, reprit mon ami : la nuit est toujours pure, les étoiles brillent toujours, le thym sauvage sent toujours bon.

– Mais les hommes ont empiré, et nous comme les autres. Les bons sont devenus faibles, les faibles poltrons, les poltrons lâches, les généreux téméraires, les sceptiques pervers, les égoïstes féroces.

– Et nous, dit-il, qu’étions-nous, et que sommes-nous devenus ?

– Nous étions tristes, nous sommes devenus malheureux, lui répondis-je.

Il me blâma de mon découragement et voulut me prouver que les révolutions ne sont point des lits de roses. Je le savais bien et ne m’en souciais guère, quant à moi ; mais il voulut aussi me prouver que l’école du malheur était bonne et développait des forces que le calme finit par engourdir. Je n’étais point de son avis dans ce moment-là ; je ne pouvais pas si aisément prendre mon parti sur les mauvais instincts, les mauvaises passions, et les mauvaises actions que les révolutions font remonter à la surface.

– Un peu de gêne et de surcroît de travail peut être fort salutaire aux gens de notre condition, lui disais-je, mais un surcroît de misère, c’est la mort du pauvre. Et puis, mettons de côté la souffrance matérielle : il y a dans l’humanité, à l’heure qu’il est, une souffrance morale qui ne peut rien amener de bon. Le méchant souffre, et la souffrance du méchant, c’est la rage ; le juste souffre, et la souffrance du juste, c’est le martyre auquel peu d’hommes survivent.

– Tu perds donc la foi ? me demanda mon ami scandalisé.

– C’est le moment de ma vie, au contraire, lui dis-je, où j’ai eu le plus de foi à l’avenir des idées, à la bonté de Dieu, aux destinées de la révolution. Mais la foi compte par siècles, et l’idée embrasse le temps et l’espace, sans tenir compte des jours et des heures ; et nous, pauvres humains, nous comptons les instants de notre rapide passage, et nous en savourons la joie ou l’amertume sans pouvoir nous défendre de vivre par le cœur et par la pensée avec nos contemporains. Quand ils s’égarent, nous sommes troublés ; quand ils se perdent, nous désespérons ; quand ils souffrent, nous ne pouvons être tranquilles et heureux. La nuit est belle, dis-tu, et les étoiles brillent. Sans doute, et cette sérénité des cieux et de la terre est l’image de l’impérissable vérité dont les hommes ne peuvent tarir ni troubler la source divine. Mais, tandis que nous contemplons l’éther et les astres, tandis que nous respirons le parfum des plantes sauvages et que la nature chante autour de nous son éternelle idylle, on étouffe, on languit, on pleure, on râle, on expire dans les mansardes et dans les cachots. Jamais la race humaine n’a fait entendre une plainte plus sourde, plus rauque et plus menaçante. Tout cela passera et l’avenir est à nous, je le sais ; mais le présent nous décime. Dieu règne toujours ; mais, à cette heure, il ne gouverne pas.

– Fais un effort pour sortir de cet abattement, me dit mon ami. Songe à ton art et tâche de retrouver quelque charme pour toi-même dans les loisirs qu’il t’impose.

– L’art est comme la nature, lui dis-je : il est toujours beau. Il est comme Dieu, qui est toujours bon, mais il est des temps où il se contente d’exister à l’état d’abstraction, sauf à se manifester plus tard quand ses adeptes en seront dignes. Son souffle ranimera alors les lyres longtemps muettes ; mais pourra-t-il faire vibrer celles qui se seront brisées dans la tempête ? L’art est aujourd’hui en travail de décomposition pour une éclosion nouvelle. Il est comme toutes les choses humaines, en temps de révolution, comme les plantes qui meurent en hiver pour renaître au printemps. Mais le mauvais temps fait périr beaucoup de germes. Qu’importent dans la nature quelques fleurs ou quelques fruits de moins ? Qu’importent dans l’humanité quelques voix éteintes, quelques cœurs glacés par la douleur ou par la mort ? Non, l’art ne saurait me consoler de ce que souffrent aujourd’hui sur la terre la justice et la vérité. L’art vivra bien sans nous. Superbe et immortel comme la poésie, comme la nature, il sourira toujours sur nos ruines. Nous qui traversons ces jours néfastes, avant d’être artistes, tâchons d’être hommes ; nous avons bien autre chose à déplorer que le silence des muses.

– Écoute le chant du labourage, me dit mon ami ; celui-là, du moins, n’insulte à aucune douleur, et il y a peut-être plus de mille ans que le bon vin de nos campagnes sème et consacre, comme les sorcières de Faust, sous l’influence de cette cantilène simple et solennelle.

J’écoutai le récitatif du laboureur, entrecoupé de longs silences, j’admirai la variété infinie que le grave caprice de son improvisation imposait au vieux thème sacramentel. C’était comme une rêverie de la nature elle-même, ou comme une mystérieuse formule par laquelle la terre proclamait chaque phase de l’union de sa force avec le travail de l’homme.

La rêverie où je tombai moi-même, et à laquelle ce chant vous dispose par une irrésistible fascination, changea le cours de mes idées.

– Ce que tu me disais ici l’an dernier, est bien certain, dis-je à mon ami. La poésie est quelque chose de plus que les poètes, c’est en dehors d’eux, au-dessus d’eux. Les révolutions n’y peuvent rien. O prisonniers ! ô agonisants ! captifs et vaincus de toutes les nations, martyrs de tous les progrès ! Il y aura toujours, dans le souffle de l’air que la voix humaine fait vibrer, une harmonie bienfaisante qui pénétrera vos âmes d’un religieux soulagement. Il n’en faut même pas tant ; le chant de l’oiseau, le bruissement de l’insecte, le murmure de la brise, le silence même de la nature, toujours entrecoupé de quelques mystérieux sons d’une indicible éloquence. Si ce langage furtif peut arriver jusqu’à votre oreille, ne fût-ce qu’un instant, vous échappez par la pensée au joug cruel de l’homme, et votre âme plane librement dans la création. C’est là que règne ce charme souverain qui est véritablement la possession commune, dont le pauvre jouit souvent plus que le riche, et qui se révèle à la victime plus volontiers qu’au bourreau.

– Tu vois bien, me dit mon ami, que, tout affligés et malheureux que nous sommes, on ne peut nous ôter cette douceur d’aimer la nature et de nous reposer dans sa poésie. Eh bien, puisque nous ne pouvons plus donner que cela aux malheureux, faisons encore de l’art comme nous l’entendions naguère, c’est-à-dire célébrons tout doucement cette poésie si douce ; exprimons-la, comme le suc d’une plante bienfaisante, sur les blessures de l’humanité. Sans doute, il y aurait dans la recherche des vérités applicables à son salut matériel, bien d’autres remèdes à trouver. Mais d’autres que nous s’en occuperont mieux que nous ; et comme la question vitale immédiate de la société est une question de fait en ce moment, tâchons d’adoucir la fièvre de l’action en nous et dans les autres par quelque innocente distraction. Si nous étions à Paris, nous ne nous reprocherions pas d’aller écouter de temps en temps de la musique pour nous rafraîchir l’âme. Puisque nous voici aux champs, écoutons la musique de la nature.

– Puisqu’il en est ainsi, dis-je à mon ami, revenons à nos moutons, c’est-à-dire à nos bergeries. Te souviens-tu qu’avant la révolution, nous philosophions précisément sur l’attrait qu’ont éprouvé de tout temps les esprits fortement frappés des malheurs publics, à se rejeter dans les rêves de la pastorale, dans un certain idéal de la vie champêtre d’autant plus naïf et plus enfantin que les mœurs étaient plus brutales et les pensées plus sombres dans le monde réel ?

– C’est vrai, et jamais je ne l’ai mieux senti. Je t’avoue que je suis si las de tourner dans un cercle vicieux en politique, si ennuyé d’accuser la minorité qui gouverne, pour être forcé tout aussitôt de reconnaître que cette minorité est l’élue de la majorité, que je voudrais oublier tout cela, ne fût-ce que pendant une soirée, pour écouter ce paysan qui chantait tout à l’heure, ou toi-même, si tu voulais me dire un de ces contes que le chanvreur de ton village t’apprend durant les veillées d’automne.

– Le laboureur ne chantera plus d’aujourd’hui, répondis-je, car le soleil est couché et le voilà qui rentre ses bœufs, laissant l’arçon dans le sillon. Le chanvre trempe encore dans la rivière, et ce n’est pas même le temps où on le dresse en javelles, qui ressemblent à de petits fantômes rangés en bataille au clair de la lune, le long des enclos et des chaumières. Mais je connais le chanvreur ; il ne demande qu’à raconter des histoires, et il ne demeure pas loin d’ici. Nous pouvons bien aller l’inviter à souper ; et, pour n’avoir point broyé depuis longtemps, pour n’avoir point avalé de poussière, il n’en sera que plus disert et de plus longue haleine.

– Eh bien, allons le chercher, dit mon ami, tout réjoui d’avance ; et demain tu écriras son récit pour faire suite, avec La Mare au Diable et François le Champi, à une série de contes villageois, que nous intitulerons classiquement Les Veillées du Chanvreur.

– Et nous dédierons ce recueil à nos amis prisonniers ; puisqu’il nous est défendu de leur parler politique, nous ne pouvons que leur faire des contes pour les distraire ou les endormir. Je dédie celui-ci en particulier, à Armand...

– Inutile de le nommer, reprit mon ami ; on verrait un sens caché, dans ton apologue, et on découvrirait là-dessous quelque abominable conspiration. Je sais bien qui tu veux dire, et il le saura bien aussi, lui, sans que tu traces seulement la première lettre de son nom.

Le chanvreur ayant bien soupé, et voyant à sa droite un grand pichet de vin blanc, à sa gauche un pot de tabac pour charger sa pipe à discrétion toute la soirée, nous raconta l’histoire suivante.

George Sand.

Préface de l’auteur (1851) 

Nohant, 21 décembre 1851.

C’est à la suite des néfastes journées de juin 1848, que troublé et navré, jusqu’au fond de l’âme, par les orages extérieurs, je m’efforçai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi. Si je faisais profession d’être philosophe, je pourrais croire ou prétendre que la foi aux idées entraîne le calme de l’esprit en présence des faits désastreux de l’histoire contemporaine ; mais il n’en est point ainsi pour moi, et j’avoue humblement que la certitude d’un avenir providentiel ne saurait fermer l’accès, dans une âme d’artiste, à la douleur de traverser un présent obscurci et déchiré par la guerre civile.

Pour les hommes d’action qui s’occupent personnellement du fait politique, il y a, dans tout parti, dans toute situation, une fièvre d’espoir ou d’angoisse, une colère ou une joie, l’enivrement du triomphe ou l’indignation de la défaite. Mais pour le pauvre poète, comme pour la femme oisive, qui contemplent les événements sans y trouver un intérêt direct et personnel, quel que soit le résultat de la lutte, il y a l’horreur profonde du sang versé de part et d’autre, et une sorte de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur holocauste, à la suite des convulsions sociales.

Dans ces moments-là, un génie orageux et puissant comme celui du Dante, écrit avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de gémissements. Il faut être trempé comme cette âme de fer et de feu, pour arrêter son imagination sur les horreurs d’un enfer symbolique, quand on a sous les yeux le douloureux purgatoire de la désolation sur la terre. De nos jours, plus faible et plus sensible, l’artiste, qui n’est que le reflet et l’écho d’une génération assez semblable à lui éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l’imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d’innocence et de rêverie. C’est son infirmité qui le fait agir ainsi, mais il n’en doit point rougir, car c’est aussi son devoir. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l’artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l’amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés, que les mœurs pures, les sentiments tendres et l’équité primitive, sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l’appel aux passions qui fermentent, ce n’est point là le chemin du salut : mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.

Prêcher l’union quand on s’égorge, c’est crier dans le désert. Il est des temps où les âmes sont si agitées qu’elles sont sourdes à toute exhortation directe. Depuis ces journées de juin dont les événements actuels sont l’inévitable conséquence, l’auteur du conte qu’on va lire s’est imposé la tâche d’être aimable, dut-il en mourir de chagrin. Il a laissé railler ses bergeries, comme il avait laissé railler tout le reste, sans s’inquiéter des arrêts de certaine critique. Il sait qu’il a fait plaisir à ceux qui aiment cette note-là, et que faire plaisir à ceux qui souffrent du même mal que lui, à savoir l’horreur de la haine et des vengeances, c’est leur faire tout le bien qu’ils peuvent accepter : bien fugitif, soulagement passager, il est vrai, mais plus réel qu’une déclamation passionnée, et plus saisissant qu’une démonstration classique.

George Sand.

Chapitre I

Le père Barbeau de la Cosse n’était pas mal dans ses affaires, à preuve qu’il était du conseil municipal de sa commune. Il avait deux champs qui lui donnaient la nourriture de sa famille et du profit par-dessus le marché. Il cueillait dans ses prés du foin à pleins charrois, et, sauf celui qui était au bord du ruisseau, et qui était un peu ennuyé par le jonc, c’était du fourrage connu dans l’endroit pour être de première qualité.

La maison du père Barbeau était bien bâtie, couverte en tuile, établie en bon air sur la côte, avec un jardin de bon rapport et une vigne de six journaux. Enfin il avait, derrière sa grange, un beau verger, que nous appelons chez nous une ouche, où le fruit abondait tant en prunes qu’en guignes, en poires et en cormes. Mêmement les noyers de ses bordures étaient les plus vieux et les plus gros de deux lieues aux entours.

Le père Barbeau était un homme de bon courage, pas méchant, et très porté pour sa famille, sans être injuste à ses voisins et paroissiens.

Il avait déjà trois enfants, quand la mère Barbeau, voyant sans doute qu’elle avait assez de bien pour cinq, et qu’il fallait se dépêcher, parce que l’âge lui venait, s’avisa de lui en donner deux à la fois, deux beaux garçons, et, comme ils étaient si pareils qu’on ne pouvait presque pas les distinguer l’un de l’autre, on reconnut bien vite que c’étaient deux bessons, c’est-à-dire deux jumeaux d’une parfaite ressemblance.

La mère Sagette, qui les reçut dans son tablier comme ils venaient au monde, n’oublia pas de faire au premier-né une petite croix sur le bras avec son aiguille, parce que, disait-elle, un bout de ruban ou un collier peut se confondre et faire perdre le droit d’aînesse. Quand l’enfant sera plus fort, dit-elle, il faudra lui faire une marque qui ne puisse jamais s’effacer ; à quoi l’on ne manqua pas. L’aîné fut nommé Sylvain, dont on fit bientôt Sylvinet, pour le distinguer de son frère aîné, qui lui avait servi de parrain ; et le cadet fut appelé Landry, nom qu’il garda comme il l’avait reçu au baptême, parce que son oncle, qui était son parrain, avait gardé de son jeune âge la coutume d’être appelé Landriche.

Le père Barbeau fut un peu étonné, quand il revint du marché, de voir deux petites têtes dans le berceau. – Oh ! oh ! fit-il, voilà un berceau qui est trop étroit. Demain matin, il me faudra l’agrandir. – Il était un peu menuisier de ses mains, sans avoir appris, et il avait fait la moitié de ses meubles. Il ne s’étonna pas autrement et alla soigner sa femme, qui but un grand verre de vin chaud, et ne s’en porta que mieux.

– Tu travailles si bien, ma femme, lui dit-il, que ça doit me donner du courage. Voilà deux enfants de plus à nourrir, dont nous n’avions pas absolument besoin ; ça veut dire qu’il ne faut pas que je me repose de cultiver nos terres et d’élever nos bestiaux. Sois tranquille ; on travaillera ; mais ne m’en donne pas trois la prochaine fois, car ça serait trop.

La mère Barbeau se prit à pleurer, dont le père Barbeau se mit fort en peine.

– Bellement, bellement, dit-il, il ne faut te chagriner, ma bonne femme. Ce n’est pas par manière de reproche que je t’ai dit cela, mais par manière de remerciement, bien au contraire. Ces deux enfants-là sont beaux et bien faits ; ils n’ont point de défauts sur le corps, et j’en suis content.

– Alas ! mon Dieu, dit la femme, je sais bien que vous ne me les reprochez pas, notre maître ; mais moi j’ai du souci, parce qu’on m’a dit qu’il n’y avait rien de plus chanceux et de plus malaisé à élever que des bessons. Ils se font tort l’un à l’autre, et presque toujours, il faut qu’un des deux périsse pour que l’autre se porte bien.

– Oui-da ! dit le père : est-ce la vérité ? Tant qu’à moi, ce sont les premiers bessons que je vois. Le cas n’est point fréquent. Mais voici la mère Sagette qui a de la connaissance là-dessus, et qui va nous dire ce qui en est.

La mère Sagette étant appelée répondit :

– Fiez-vous à moi ; ces deux bessons-là vivront bel et bien, et ne seront pas plus malades que d’autres enfants. Il y a cinquante ans que je fais le métier de sage-femme, et que je vois naître, vivre ou mourir tous les enfants du canton. Ce n’est donc pas la première fois que je reçois des jumeaux. D’abord, la ressemblance ne fait rien à leur santé. Il y en a qui ne se ressemblent pas plus que vous et moi, et souvent il arrive que l’un est fort et l’autre faible ; ce qui fait que l’un vit et que l’autre meurt ; mais regardez les vôtres, ils sont chacun aussi beau et aussi bien corporé que s’il était fils unique. Ils ne se sont donc pas fait dommage l’un à l’autre dans le sein de leur mère ; ils sont venus à bien tous les deux sans trop la faire souffrir et sans souffrir eux-mêmes. Ils sont jolis à merveille et ne demandent qu’à vivre. Consolez-vous donc, mère Barbeau, ça vous sera un plaisir de les voir grandir ; et, s’ils continuent, il n’y aura guère que vous et ceux qui les verront tous les jours qui pourrez faire entre eux une différence ; car je n’ai jamais vu deux bessons si pareils. On dirait deux petits perdreaux sortant de l’œuf ; c’est si gentil et si semblable, qu’il n’y a que la mère-perdrix qui les reconnaisse.

– À la bonne heure ! fit le père Barbeau en se grattant la tête ; mais j’ai ouï dire que les bessons prenaient tant d’amitié l’un pour l’autre, que quand ils se quittaient ils ne pouvaient plus vivre, et qu’un des deux, tout au moins, se laissait consumer par le chagrin, jusqu’à en mourir.

– C’est la vraie vérité, dit la mère Sagette ; mais écoutez ce qu’une femme d’expérience va vous dire. Ne le mettez pas en oubliance ; car, dans le temps où vos enfants seront en âge de vous quitter, je ne serai peut-être plus de ce monde pour vous conseiller. Faites attention, dès que vos bessons commenceront à se reconnaître, de ne pas les laisser toujours ensemble. Emmenez l’un au travail pendant que l’autre gardera la maison. Quand l’un ira pêcher, envoyez l’autre à la chasse ; quand l’un gardera les moutons, que l’autre aille voir les bœufs au pacage ; quand vous donnerez à l’un du vin à boire, donnez à l’autre un verre d’eau, et réciproquement. Ne les grondez point ou ne les corrigez point tous les deux en même temps ; ne les habillez pas de même ; quand l’un aura un chapeau, que l’autre ait une casquette, et que surtout leurs blouses ne soient pas du même bleu. Enfin, par tous les moyens que vous pourrez imaginer, empêchez-les de se confondre l’un avec l’autre et de s’accoutumer à ne pas se passer l’un de l’autre. Ce que je vous dis là, j’ai grand-peine que vous ne le mettiez dans l’oreille du chat ; mais si vous ne le faites pas, vous vous en repentirez grandement un jour.

La mère Sagette parlait d’or et on la crut. On lui promit de faire comme elle disait, et on lui fit un beau présent avant de la renvoyer. Puis comme elle avait bien recommandé que les bessons ne fussent point nourris du même lait, on s’enquit vitement d’une nourrice.

Mais il ne s’en trouva point dans l’endroit. La mère Barbeau, qui n’avait pas compté sur deux enfants, et qui avait nourri elle-même tous les autres, n’avait pas pris ses précautions à l’avance. Il fallut que le père Barbeau partît pour chercher cette nourrice dans les environs ; et pendant ce temps, comme la mère ne pouvait pas laisser pâtir ses petits, elle leur donna le sein à l’un comme à l’autre.

Les gens de chez nous ne se décident pas vite, et, quelque riche qu’on soit, il faut toujours un peu marchander. On savait que les Barbeau avaient de quoi payer, et on pensait que la mère, qui n’était plus de la première jeunesse, ne pourrait point garder deux nourrissons sans s’épuiser. Toutes les nourrices que le père Barbeau put trouver lui demandèrent donc dix-huit livres par mois, ni plus ni moins qu’à un bourgeois.

Le père Barbeau n’aurait voulu donner que douze ou quinze livres, estimant que c’était beaucoup pour un paysan. Il courut de tous les côtés et disputa un peu sans rien conclure. L’affaire ne pressait pas beaucoup ; car deux enfants si petits ne pouvaient pas fatiguer la mère, et ils étaient si bien portants, si tranquilles, si peu braillards l’un et l’autre, quels ne faisaient presque pas plus d’embarras qu’un seul dans la maison. Quand l’un dormait, l’autre dormait aussi. Le père avait arrangé le berceau, et quand ils pleuraient tous deux à la fois, on les berçait et on les apaisait en même temps.

Enfin le père Barbeau fit un arrangement avec une nourrice pour quinze livres, et il ne se tenait plus qu’à cent sous d’épingles, lorsque sa femme lui dit :

– Bah ! notre maître, je ne vois pas pourquoi nous allons dépenser cent quatre-vingts ou deux cents livres par an, comme si nous étions des messieurs et dames, et comme si j’étais hors d’âge pour nourrir mes enfants. J’ai plus de lait qu’il n’en faut pour cela. Ils ont déjà un mois, nos garçons, et voyez s’ils ne sont pas en bon état ! La Merlaude que vous voulez donner pour nourrice à un des deux n’est pas moitié si forte et si saine que moi ; son lait a déjà dix-huit mois, et ce n’est pas ce qu’il faut à un enfant si jeune. La Sagette nous a dit de ne pas nourrir nos bessons du même lait, pour les empêcher de prendre trop d’amitié l’un pour l’autre c’est vrai qu’elle l’a dit ; mais n’a-t-elle pas dit aussi qu’il fallait les soigner également bien, parce que, après tout, les bessons n’ont pas la vie tout à fait aussi forte que les autres enfants ? J’aime mieux que les nôtres s’aiment trop, que s’il faut sacrifier l’un à l’autre. Et puis, lequel des deux mettrons-nous en nourrice ? Je vous confesse que j’aurais autant de chagrin à me séparer de l’un comme de l’autre. Je peux dire que j’ai bien aimé tous mes enfants, mais, je ne sais comment la chose se fait, m’est avis que ceux-ci sont encore les plus mignons et les plus gentils que j’aie portés dans mes bras. J’ai pour eux un je ne sais quoi qui me fait toujours craindre de les perdre. Je vous en prie, mon mari, ne pensez plus à cette nourrice ; nous ferons pour le reste tout ce que la Sagette a recommandé.

Comment voulez-vous que des enfants à la mamelle se prennent de trop grande amitié, quand c’est tout au plus s’ils connaîtront leurs mains d’avec leurs pieds quand ils seront en sevrage ?

– Ce que tu dis là n’est pas faux, ma femme, répondit le père Barbeau en regardant sa femme, qui était encore fraîche et forte comme on en voit peu ; mais si, pourtant, à mesure que ces enfants grossiront, ta santé venait à dépérir ?

– N’ayez peur, dit la Barbeaude, je me sens d’aussi bon appétit que si j’avais quinze ans, et d’ailleurs, si je sentais que je m’épuise, je vous promets que je ne vous le cacherais pas, et il serait toujours temps de mettre un de ces pauvres enfants hors de chez nous.

Le père Barbeau se rendit, d’autant plus qu’il aimait bien autant ne pas faire de dépense inutile. La mère Barbeau nourrit ses bessons sans se plaindre et sans souffrir, et même elle était d’un si beau naturel que, deux ans après le sevrage de ses petits, elle mit au monde une jolie petite fille, qui eut nom Nanette, et qu’elle nourrit aussi elle-même. Mais c’était un peu trop, et elle eût eu peine à en venir à bout, si sa fille aînée, qui était à son premier enfant, ne l’eût soulagée de temps en temps, en donnant le sein à sa petite sœur.

De cette manière toute la famille grandit et grouilla bientôt au soleil, les petits oncles et les petites tantes avec les petits neveux et les petites nièces, qui n’avaient pas à se reprocher d’être beaucoup plus turbulents ou plus raisonnables les uns que les autres.

Chapitre II

Les bessons croissaient à plaisir sans être malades plus que d’autres enfants, et mêmement ils avaient le tempérament si doux et si bien façonné qu’on eût dit qu’ils ne souffraient point de leurs dents ni de leur croît, autant que le reste du petit monde.

Ils étaient blonds et restèrent blonds toute leur vie. Ils avaient tout à fait bonne mine, de grands yeux bleus, les épaules bien avalées, le corps droit et bien planté, plus de taille et de hardiesse que tous ceux de leur âge, et tous les gens des alentours qui passaient par le bourg de Cosse s’arrêtaient pour les regarder, pour s’émerveiller de leur retirance, et chacun s’en allait disant : « C’est tout de même une jolie paire de gars. »

Cela fut cause que, de bonne heure, les bessons s’accoutumèrent à être examinés et questionnés et à ne point devenir honteux et sots en grandissant. Ils étaient à leur aise avec tout le monde, et, au lieu de se cacher derrière les buissons, comme font les enfants de chez nous quand ils aperçoivent un étranger, ils affrontaient le premier venu, mais toujours très honnêtement, et répondaient à tout ce qu’on leur demandait, sans baisser la tête et sans se faire prier. Au premier moment, on ne faisait point entre eux de différence et on croyait voir un œuf et un œuf. Mais, quand on les avait observés un quart d’heure, on voyait que Landry était une miette plus grand et plus fort, qu’il avait le cheveu un peu plus épais, le nez plus fort et l’œil plus vif. Il avait aussi le front plus large et l’air plus décidé, et mêmement un signe que son frère avait à la joue droite, il l’avait à la joue gauche et beaucoup plus marqué. Les gens de l’endroit les reconnaissaient donc bien ; mais cependant il leur fallait un petit moment, et, à la tombée de la nuit ou à une petite distance, ils s’y trompaient quasi tous, d’autant plus que les bessons avaient la voix toute pareille, et que, comme ils savaient très bien qu’on pouvait les confondre, ils répondaient au nom l’un de l’autre sans se donner la peine de vous avertir de la méprise. Le père Barbeau lui-même s’y embrouillait quelquefois. Il n’y avait, ainsi que la Sagette l’avait annoncé, que la mère qui ne s’y embrouillât jamais, fût-ce à la grande nuit, ou du plus loin qu’elle pouvait les voir venir ou les entendre parler.

En fait, l’un valait l’autre, et si Landry avait une idée de gaieté et de courage de plus que son aîné, Sylvinet était si amiteux et si fin d’esprit qu’on ne pouvait pas l’aimer moins que son cadet. On pensa bien, pendant trois mois, à les empêcher de trop s’accoutumer l’un à l’autre. Trois mois, c’est beaucoup, en campagne, pour observer une chose contre la coutume. Mais, d’un côté, on ne voyait point que cela fît grand effet ; d’autre part, M. le curé avait dit que la mère Sagette était une radoteuse et que ce que le Bon Dieu avait mis dans les lois de la nature ne pouvait être défait par les hommes. Si bien qu’on oublia peu à peu tout ce qu’on s’était promis de faire. La première fois qu’on leur ôta leur fourreau pour les conduire à la messe en culottes, ils furent habillés du même drap, car ce fut un jupon de leur mère qui servit pour les deux habillements, et la façon fut la même, le tailleur de la paroisse n’en connaissant point deux.

Quand l’âge leur vint, on remarqua qu’ils avaient le même goût pour la couleur, et quand leur tante Rosette voulut leur faire cadeau à chacun d’une cravate, à la nouvelle année, ils choisirent tous deux la même cravate lilas au mercier colporteur qui promenait sa marchandise de porte en porte sur le dos de son cheval percheron. La tante leur demanda si c’était pour l’idée qu’ils avaient d’être toujours habillés l’un comme l’autre. Mais les bessons n’en cherchaient pas si long ; Sylvinet répondit que c’était la plus jolie couleur et le plus joli dessin de cravate qu’il y eût dans tout le ballot du mercier et de suite Landry assura que toutes les autres cravates étaient vilaines.

– Et la couleur de mon cheval, dit le marchand en souriant, comment la trouvez-vous ?

– Bien laide, dit Landry. Il ressemble à une vieille pie.

– Tout à fait laide, dit Sylvinet. C’est absolument une pie mal plumée.

– Vous voyez bien, dit le mercier à la tante, d’un air judicieux, que ces enfants-là ont la même vue. Si l’un voit jaune ce qui est rouge, aussitôt l’autre verra rouge ce qui est jaune, et il ne faut pas les contrarier là-dessus, car on dit que quand on veut empêcher les bessons de se considérer comme les deux empreintes d’un même dessin, ils deviennent idiots et ne savent plus du tout ce qu’ils disent.

Le mercier disait cela parce que ses cravates lilas étaient mauvais teint et qu’il avait envie d’en vendre deux à la fois.

Par la suite du temps, tout alla de même, et les bessons furent habillés si pareillement, qu’on avait encore plus souvent lieu de les confondre, et soit par malice d’enfant, soit par la force de cette loi de nature que le curé croyait impossible à défaire, quand l’un avait cassé le bout de son sabot, bien vite l’autre écornait le sien du même pied ; quand l’un déchirait sa veste ou sa casquette, sans tarder, l’autre imitait si bien la déchirure, qu’on aurait dit que le même accident l’avait occasionnée : et puis, mes bessons de rire et de prendre un air sournoisement innocent quand on leur demandait compte de la chose.

Bonheur ou malheur, cette amitié-là augmentait toujours avec l’âge, et le jour où ils surent raisonner un peu, ces enfants se dirent qu’ils ne pouvaient pas s’amuser avec d’autres enfants quand un des deux ne s’y trouvait pas ; et le père ayant essayé d’en garder un toute la journée avec lui, tandis que l’autre restait avec la mère, tous les deux furent si tristes, si pâles et si lâches au travail, qu’on les crut malades. Et puis quand ils se retrouvèrent le soir, ils s’en allèrent tous deux par les chemins, se tenant par la main et ne voulant plus rentrer, tant ils avaient d’aise d’être ensemble, et aussi parce qu’ils boudaient un peu leurs parents de leur avoir fait ce chagrin-là. On n’essaya plus guère de recommencer, car il faut dire que le père et la mère, mêmement les oncles et les tantes, les frères et les sœurs avaient pour les bessons une amitié qui tournait un peu en faiblesse. Ils en étaient fiers, à force d’en recevoir des compliments, et aussi parce que c’était, de vrai, deux enfants qui n’étaient ni laids, ni sots, ni méchants. De temps en temps, le père Barbeau s’inquiétait bien un peu de ce que deviendrait cette accoutumance d’être toujours ensemble quand ils seraient en âge d’homme, et se remémorant les paroles de la Sagette il essayait de les taquiner pour les rendre jaloux l’un de l’autre. S’ils faisaient une petite faute, il tirait les oreilles de Sylvinet, par exemple, disant à Landry : pour cette fois, je te pardonne à toi, parce que tu es ordinairement le plus raisonnable. Mais cela consolait Sylvinet d’avoir chaud aux oreilles, de voir qu’on avait épargné son frère, et Landry pleurait comme si c’était lui qui avait reçu la correction. On tenta aussi de donner, à l’un seulement, quelque chose dont tous deux avaient envie ; mais tout aussitôt, si c’était chose bonne à manger, ils partageaient, ou si c’était toute autre amusette ou épelette à leur usage, ils le mettaient en commun, ou se le donnaient et redonnaient l’un à l’autre, sans distinction du tien et du mien. Faisait-on à l’un un compliment de sa conduite, en ayant l’air de ne pas rendre justice à l’autre, cet autre était content et fier de voir encourager et caresser son besson, et se mettait à le flatter et à le caresser aussi. Enfin, c’était peine perdue que de vouloir les diviser d’esprit ou de corps, et comme on n’aime guère à contrarier des enfants qu’on chérit, même quand c’est pour leur bien, on laissa vite aller les choses comme Dieu voulut ; ou bien on se fit de ces petites picoteries un jeu dont les deux bessons n’étaient point dupes. Ils étaient fort malins, et quelquefois pour qu’on les laissât tranquilles, ils faisaient mine de se disputer et de se battre ; mais ce n’était qu’un amusement de leur part, et ils n’avaient garde, en se roulant l’un sur l’autre, de se faire le moindre mal ; si quelque badaud s’étonnait de les voir en bisbille, ils se cachaient pour rire de lui, et on les entendait babiller et chantonner ensemble comme deux merles dans une branche.

Malgré cette grande ressemblance et cette grande inclination, Dieu, qui n’a rien fait d’absolument pareil dans le ciel et sur la terre, voulut qu’ils eussent un sort bien différent, et c’est alors qu’on vit que c’étaient deux créatures séparées dans l’idée du bon Dieu, et différentes dans leur propre tempérament.