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"En garde ! Prêts ? Allez !" Quand leurs sabres s'entrechoquèrent ce jour-là, Jonas et Corentin pensaient impressionner la belle et mystérieuse Morwenn, novice en escrime et nouvelle à Roscoff. Après tout, ne sont-ils pas les meilleurs escrimeurs de la cité corsaire ? Observation, anticipation et prudence sont leurs maîtres-mots. Ils n'ont pas observé l'inquiétude de leur entraîneur à l'arrivée de la timide adolescente. Ils n'ont pas anticipé la fuite de cette dernière à bord d'un voilier volé. Ils n'ont pas eu la prudence de rester sur le quai. Ils ont embarqué, ignorant que ce voyage pourrait bien les mener au-delà des mers, et... des frontières d'un autre monde.
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Seitenzahl: 404
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Hasard ? Destin ? Coïncidence ?
Vaste débat que je n’aurai pas la prétention d’ouvrir aujourd’hui. Et pourtant.
Pourtant, c’est précisément le 30 mars 2015, jour où j’ai posé le point final aux mille pages de la trilogie La Promesse de l’Ombrageuse, que j’ai reçu le coup de fil marquant le tournant de ma vie d’autrice : celui qui propulserait mon tout premier roman, le Dernier Brûleur d’Étoiles, dans les vitrines des librairies. La suite, certains d’entre vous la connaissent – et pour cause, car c’est votre enthousiasme qui l’a engendrée : le Prix de l’Imaginaire, les interviews, les salons, les dédicaces, les dizaines de milliers de ventes… Un tourbillon, certes magique, mais aussi vertigineux pour la jeune romancière discrète et réservée que j’étais, davantage habituée à se dissimuler pour guetter licornes et chats ailés qu’à se retrouver en peine lumière sur le devant de la scène.
J’ai laissé Gwenvael et son Mirage à leur succès et, sur la pointe des pieds, je me suis retirée en coulisses pour me replonger dans mes voyages au pays de l’imaginaire. Je naviguais d’un monde à l’autre au gré des mots et des flots quand, en 2018, ma maman m’a suggéré une escale, celle d’un concours de résumé organisé par Books on Demand.
Comme on ne peut rien refuser à sa petite maman, j’ai jeté l’ancre (l’encre ?) au dernier moment. Mon résumé a été sélectionné, permettant ainsi à Au-delà des mers, premier tome de cette trilogie que je protégeais et retouchais depuis 2015, de sortir de son tiroir. Le dépôt légal a été effectué en 2018 sous le titre Le Sabre d’Amzer : Livre 1 – Au-delà des mers.
Malgré d’agréables retours et un excellent accueil au Salon du Livre de Paris 2019, j’ai fini par retirer le roman de la vente quelques mois plus tard, convaincue que « quelque chose » ne cadrait pas dans l’histoire.
Un personnage en trop ?
Une description bancale ?
Une faute d’orthographe ? (Oui, même après cent relectures, ça, c’est encore possible !).
J’ai apporté des modifications mineures dans l’espoir d’avoir LE déclic : un coup de gomme par-ci, un éclaircissement par-là, un petit rajout là-bas… Rien à faire, « quelque chose » ne collait toujours pas. Qu’à cela ne tienne : Le Sabre d’Amzer a retrouvé son tiroir, et moi, j’ai continué d’arpenter mes mondes merveilleux.
Et c’est lors d’un glacial hiver en pleine mer de Norvège que j’ai enfin pris conscience de ce qui sabordait cette nouvelle aventure livresque : le titre de la trilogie ! Loin au-delà du cercle polaire, c’est l’Ombrageuse, sous les lumières dansantes de l’aurore boréale, qui m’a montré ce que j’avais sous les yeux depuis le départ et que je n’avais pas su regarder. La trilogie était achevée depuis longtemps, mais c’est sous un ciel empreint de magie qu’elle s’est finalement trouvée baptisée plusieurs années plus tard.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, sur des eaux limpides et sous un vent portant, j’ai la joie, chères lectrices et chers lecteurs, de vous embarquer avec moi dans l’épopée de La Promesse de l’Ombrageuse.
J’espère que vous aurez autant de plaisir à la vivre et la lire que j’en ai eu à l’écrire… et à la réécrire.
Je vous souhaite bonne lecture, et bon quart à tous !
Sophie
Pour Soph, Et mes amis cavalières et cavaliers du 20 Heures.
À ma famille, toujours.
Elle marche sur un sable écarlate, au bord d’une mer d’encre dans laquelle se reflètent les lueurs rougeoyantes du jour naissant. Ses yeux sont hagards, son cœur bat comme celui d’un oiseau mourant, son corps est vivant mais elle est morte à l’intérieur.
La rage, la haine et la colère se sont envolées, tout comme la peur et la douleur. Il ne reste qu’un vide, une blessure que le temps ne guérira jamais. Elle est perdue, seule entre ciel, terre et mer, aux mains du néant et de l’infini.
Elle a cessé de lutter contre ces forces qui la dépassent. Elle ne tremble plus, ne pleure plus, ne ressent rien.
Traumatisée par ce qui s’est déroulé.
Elle ne se pardonnera jamais son geste, elle ne se pardonnera jamais sa confiance, elle voudrait mourir mais sa dernière promesse l’en empêche.
Alors, elle restera en vie.
Âme brûlée par la souffrance.
Cœur battant pour une promesse.
Prologue
Roscoff
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Nassau
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Rāwāhi
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
L’oiseau noir survola la petite crique plongée dans l’obscurité d’une nuit de nouvelle lune. Il n’y avait pas un souffle de vent ; la mer était calme, à peine ridée par un léger remous indiquant que l’heure de la renverse1 approchait.
L’oiseau décrivit trois grands cercles dans le ciel sans nuage. Il ne détecta aucune présence, pas même celle de l’un de ses semblables, et se posa sur l’un des imposants rochers qui délimitaient la plage. Il secoua ses ailes, ébouriffa son plumage de jais et riva ses yeux perçants sur la mer.
Au loin, à la limite de l’horizon, une cardinale2 scintillait, mais le corbeau des mers, comme on l’appelait autrefois, ne la rejoindrait pas cette nuit : le vol et la pêche quotidienne l’avaient épuisé. Il trouva encore la force de lisser du bec ses plumes noires, puis la fatigue l’emporta. Il ferma les yeux, peu sensible aux murmures nocturnes des flots et du sable.
À quelques encablures, un poisson argenté sauta dans un bruit d’éclaboussures. L’oiseau s’éveilla instantanément, fit un mouvement pour s’élancer mais se ravisa. Inutile de gaspiller ses forces : il avait suffisamment mangé ce soir et ne lui donnerait pas la chasse.
Il regarda de nouveau la mer, nullement incommodé par l’obscurité. Il n’y avait aucun bateau ; d’ailleurs, aux abords de cette petite crique, il était rarement dérangé par ces drôles de pêcheurs avec leurs filets et leurs moteurs assourdissants, ces gros navires suivis par des nuées de goélands criards avec lesquels il devait parfois cohabiter, là-haut, sur sa cardinale préférée.
Il battit de nouveau des ailes et referma les yeux. Il repartirait peu avant l’aube ; non pas que la plage était fréquentée – elle comptait parmi ces petites bandes de sable perdues entre terre et mer connues par deux ou trois personnes tout au plus – mais il lui faudrait profiter de ces marées de syzygie pour pêcher et compenser ainsi les jours où le poisson se faisait plus rare.
L’aurore était encore loin lorsqu’un brusque coup de vent balaya la crique, soulevant des gerbes de sable et d’écume mêlés, réveillant en sursaut le dormeur au plumage d’ébène. Il guetta une éventuelle présence, tous les sens en alerte, mais l’endroit était toujours désert.
Une flamme de peur s’alluma dans son regard. Le ciel s’était couvert et un silence inquiétant pesait sur la plage. L’atmosphère semblait s’être alourdie ; l’instinct de l’oiseau lui enjoignit de fuir à tire d’aile, alors il poussa un croassement de terreur et prit son envol.
Au même instant, un éclair déchira le ciel, la mer bouillonna, se démonta, et une vague immense déferla sur la crique, submergeant les rochers où s’était tenu l’animal une seconde plus tôt. Lorsque l’eau se retira, l’oiseau noir était déjà loin.
La mer redevint calme, le ciel se dégagea et le vent tomba comme il était apparu.
Une petite barque en bois s’échoua sur le sable.
1 Changement de sens du courant de marée. (NdA)
2 En mer, une [marque] cardinale (balise, bouée…) indique l’emplacement d’un danger en se référant aux quatre points cardinaux. (NdA)
« Roscoff est un port de Bretagne où l’on accueille
les naufragés, et les pirates de tout poil… »
(Sur les Docks, Roscoff)
– En garde !
L’adolescent prit sa position de combat, les genoux légèrement fléchis, planifiant déjà son prochain mouvement. Il était à peine prêt qu’il dut parer une attaque foudroyante ; déstabilisé, il fit un pas en arrière.
– Et ta riposte ?
Il feinta au ventre et porta une attaque à la tête qui fut parée sans la moindre hésitation par son adversaire. Il évita une riposte fulgurante, allongea le bras et se fendit ; son coup tomba dans le vide, et avant qu’il n’ait pu se remettre en garde, la lame adverse lui effleura l’épaule. La lumière rouge s’alluma.
– Sept zéro. Ce n’est pas brillant.
Le jeune homme baissa son sabre et retira son masque. Ses yeux noisette lançaient des éclairs. Son cœur cognait à toute vitesse contre sa poitrine, il respirait difficilement, et de minces filets de sueur coulaient sur son front et le long de ses tempes. Ses joues étaient rouges, autant à cause de l’effort que de la honte et de la colère.
– L’assaut n’est pas terminé. En garde !
– Pitié, maître, je n’y arrive pas…
Morvan Moraer eut toutes les peines du monde à dissimuler un sourire et afficher un air réprobateur. Ni Corentin ni ses élèves du club d’escrime de Roscoff ne l’appelaient jamais « maître », sauf pour plaisanter et se moquer des quelques escrimeurs et maîtres d’armes arrogants qu’ils rencontraient parfois sur les championnats. Mais il arrivait, dans des cas bien plus rares et très occasionnels, qu’ils l’emploient pour lui témoigner un véritable signe de respect. Et aujourd’hui, Morvan savait pertinemment que l’heure n’était pas à la taquinerie.
– Je ne veux pas le savoir. Remets ton masque, et en garde !
Corentin souffla de lassitude et d’exaspération, et jeta un coup d’œil assassin à la lumière verte à laquelle il était relié et qui ne s’était pas allumée une seule fois depuis le début de l’assaut. En grommelant des paroles inintelligibles, il finit par obtempérer. Mais avant de se remettre en garde, il lança :
– Tu es sûr qu’il n’y a pas un problème avec mon sabre ou mes câbles ?
Morvan lui jeta un regard excédé.
– Si tu travaillais ta concentration aussi bien que ta mauvaise foi, tu m’aurais déjà battu quinze à zéro.
Il lança une attaque simple que son élève réussit à parer. Tout en effectuant une riposte maladroite qui manqua sa cible, Corentin se demanda combien de temps allait encore durer cette humiliation. Il revint en garde, para le coup de Morvan, riposta, tenta de se concentrer pour élaborer une stratégie et lança tout de suite une nouvelle attaque au même endroit. Les deux lumières s’allumèrent simultanément.
– C’est ta remise d’attaque qui touche, j’avais paré, j’étais dans le temps et j’avais droit à ma riposte, commenta le maître d’armes. Huit zéro. Je crois que ça va suffire pour aujourd’hui.
En prononçant ces mots, il enleva son masque et salua son élève. Corentin, à la fois vexé et furieux, ne lui rendit son salut de mauvaise grâce que lorsqu’il croisa son regard noir. Il débrancha lentement son matériel électrique pendant que Morvan partait se changer ; il savait que le maître d’armes lui réservait un sermon, et il aurait payé cher pour y échapper. Pendant une fraction de seconde, il envisagea de lui fausser compagnie, mais c’était absurde puisqu’il lui faudrait bien rentrer à un moment ou à un autre à l’appartement qu’ils partageaient. De toute façon, Morvan fut une fois encore plus rapide et l’intercepta alors qu’il ouvrait discrètement la porte du club d’escrime.
– Pas si vite, jeune homme. J’ai deux mots à te dire.
Corentin passa la main dans ses cheveux noirs impeccablement coupés mais trempés de sueur et poussa un soupir résigné, toujours tiraillé entre la colère et la honte.
Morvan l’entraîna dans le petit salon qui donnait sur la salle d’entraînement et lui fit signe de s’asseoir. L’adolescent grimaça. Ils faisaient souvent un petit débriefing après les séances, mais d’habitude, c’était dans une ambiance conviviale et chaleureuse, avec un fond de musique, des crêpes et du café, et surtout, avec son meilleur ami Jonas. Que fabriquait-il donc, celui-là, quand on avait besoin de lui ? Corentin n’avait pas du tout envie d’affronter seul le commentaire de ses erreurs, ni d’entendre reproches ou critiques. L’assaut avait donné un résultat suffisamment clair : il s’était montré piètre escrimeur, moins habile que le plus novice des débutants.
– Tu as une explication ? commença Morvan d’une voix calme.
– Qu’est-ce que tu veux entendre ? explosa soudain Corentin, incapable de juguler sa rage face au regard froid de son entraîneur. Tu es le maître d’armes, je suis l’élève, évidemment que tu es meilleur que moi !
– Tu as encore de l’énergie à revendre, n’est-ce pas ?
Corentin voulut répliquer d’un ton acerbe, mais il se ravisa. Il fulminait, mais Morvan avait toujours été à son écoute et il aurait été injuste de s’en prendre à lui. Cependant, l’adolescent avait beau s’inciter mentalement au calme, il n’arrivait pas à chasser le sentiment d’échec et d’humiliation qui lui nouait l’estomac. S’il s’était écouté, il aurait saisi son sabre et défié la terre entière pour se venger de la défaite qu’il venait de subir.
Il prit soudain conscience que Morvan ne l’avait pas quitté des yeux. Le maître d’armes, comme s’il avait lu dans ses pensées, déclara d’un ton sans appel :
– Je crois que nous sommes partis pour quinze tours de salle.
Corentin le fixa d’un air atterré et suppliant, mais Morvan ne se laissa pas émouvoir.
– J’ai dit : quinze tours. Dépêche-toi ou je double la mise.
Peu désireux de voir cette menace mise à exécution et l’en sachant capable, le jeune homme se leva en maugréant, regagna la salle et se lança dans une course soutenue. Malgré la fatigue et ses jambes qui semblaient peser plusieurs tonnes, il aimait courir quand ses émotions devenaient ingérables, et Morvan le savait. À chaque foulée, il avait l’impression de s’alléger d’un problème ; son esprit survolté lui réclamait une course quotidienne, qu’il effectuait la plupart du temps en rentrant du lycée ou parfois, le week-end, aux côtés de Morvan avant les entraînements. D’ailleurs, le maître d’armes, qui en avait tout autant besoin que lui, ne tarda pas à le rejoindre. Quand ils achevèrent leur course, il ne restait à Corentin plus que l’amertume de la défaite.
– Je suis désolé de ma prestation, lâcha-t-il au bout des quinze tours.
Morvan esquissa un sourire.
– Dans un assaut contre moi, je me moque que tu manques ta touche. Ce qui m’importe, c’est la façon dont tu combats. Je préfère mille fois que tu perdes en te battant avec volonté, sagesse et concentration plutôt que tu gagnes à grands renforts de coups rageurs et sans y mettre tout ton cœur. Même si j’estime que tu es l’un de mes meilleurs escrimeurs, je n’éprouve aucune gloire pour le score que j’ai marqué aujourd’hui contre toi, parce que j’ai simplement passé mon temps à contrer ta colère.
Le maître d’armes laissa passer un court silence.
– En revanche, reprit-il peu après, si je conçois que tu perdes un assaut, je ne peux pas te laisser combattre avec une telle fureur. Elle t’aveugle et te précipite dans les erreurs. Au lieu de regarder ton adversaire comme un ennemi, respecte-le. Apprends de lui, et surtout, rappelle-toi : où que tu ailles, quoi que tu fasses, tu trouveras toujours meilleur que toi. Certes, tu es un bon élève, mais tu te laisses trop guider par la colère et l’arrogance. Souviens-toi que l’on cesse de progresser le jour où l’on croit tout savoir.
– Tu penses que je suis une mauvaise personne ? murmura Corentin d’une voix qu’il jugea bien trop plaintive pour ses seize ans.
Morvan prit le temps de scruter l’expression de son élève. Il aurait bien philosophé sur la notion de « bon » ou « mauvais », mais c’était trop pour aujourd’hui, alors il lui adressa un sourire.
– Bien sûr que non.
Corentin sourit et se leva.
– Je vais me changer, je fais la plonge au Brise-Lames ce soir.
Le maître d’armes acquiesça, content que l’adolescent ait décroché ce petit job dans cette délicieuse crêperie de Roscoff. Ce n’étaient que quelques heures par mois, essentiellement le vendredi soir, le samedi et le dimanche midi, mais ça lui changeait les idées. Alors qu’il allait quitter la pièce, Morvan ajouta :
– La vie est comme un assaut d’escrime. À toi d’apprendre à distinguer la feinte de la véritable attaque, à toi d’éviter les pièges de tes adversaires et de les faire tomber dans les tiens, à toi d’agir et de réagir en fonction des situations et au bon moment. Tu es le seul maître de tes attaques et parades, et si tu tombes, c’est qu’alors tu as manqué de concentration, d’anticipation, de clairvoyance et de discernement. Tu dois adapter ta technique non pas pour gagner, mais pour être capable de te relever de chaque chute.
Corentin hocha solennellement la tête en signe d’approbation.
– Ah, au fait, poursuivit Morvan, si tu croises Jonas avant moi, dis-lui que son absence aujourd’hui aura des conséquences.
Le maître d’armes affichait un étrange sourire, et Corentin ne put s’empêcher d’éclater de rire. Nul doute que Jonas aurait le droit à une séance particulièrement épuisante de pompes ou d’abdominaux pour avoir séché le cours particulier.
Quand l’adolescent eut disparut, Morvan mit un peu d’ordre dans la salle, songeur, le front barré d’un trait soucieux. Puis il regagna en soupirant ses appartements situés juste au-dessus du club.
Morvan avait à peine posé un pied dans ses quartiers que le smartphone réservé au club sonna.
– Club d’escrime de Roscoff…, répondit-il, s’atten-dant à un démarchage au vu du numéro masqué.
– Morvan, c’est Jonas, bafouilla une voix à l’autre bout du fil.
– Si c’est pour me prévenir que tu seras absent aujourd’hui, c’est trop tard, j’avais remarqué, dit sèchement le maître d’armes.
– Ben justement, je ne suis pas venu, parce que…
Morvan retint une remarque désobligeante, car l’adolescent s’était tu de lui-même. Aussitôt, l’inquiétude remplaça son agacement.
– Jonas, il y a un problème ? Où es-tu ?
– Euh… à Morlaix. Tu peux venir me chercher ?
Le maître d’armes était de plus en plus étonné. Jonas avait une voiturette, son permis B1, une carte de bus, et il était débrouillard. Il avait sans doute une bonne raison de lui demander ce service.
– J’arrive, soupira-t-il. Tu es où exactement ?
– Je sors du commissariat, avoua faiblement le jeune homme.
La voix de Morvan se fit soudain inquisitrice.
– Tu as un problème, ou tu as fait une bêtise ?
Il y eut un silence éloquent.
– Jonas… gronda Morvan.
– Rien de grave, se justifia-t-il. Ils m’ont passé un savon parce que j’ai piqué un Zodiac au port de Roscoff. J’ai vu un truc bizarre tôt ce matin, une sorte d’éclair qui a démonté la mer pendant quelques secondes et fait fuir tous les oiseaux. Mais je te promets que j’ai remis le canot à sa place ! Sauf que je suis arrivé en même temps que le ferry, et que les douaniers m’ont vu. Ils m’ont emmené directement au poste à Morlaix, et là, il n’y a plus de car.
– Tu n’as qu’à rentrer à pied. En vingt-cinq kilomètres, tu auras le temps de réfléchir un peu et de te préparer au savon que je vais te passer pour avoir manqué cinq entraînements depuis le début du mois.
– C’est tout réfléchi, répliqua Jonas qui avait repris contenance. Je ferai trois fois le tour de Roscoff à cloche-pied si tu veux, mais il faut que je te parle.
Le maître d’armes abdiqua. Depuis la mort de ses parents dix ans plus tôt, Jonas vivait livré à lui-même, seul chez son oncle, homme d’affaires fort occupé et toujours dans un avion entre deux capitales. Morvan était probablement la seule personne vers laquelle il pouvait se tourner quand il avait des ennuis.
Corentin partit en même temps que Morvan. Il avait refusé l’offre de ce dernier de le déposer au Brise-Lames, préférant marcher tranquillement le long du Laber, cette anse qui débordait presque à marée haute et qui pouvait entièrement se vider lors de forts cœfficients de marée. Aujourd’hui, elle était plutôt calme, mais au large, le vent de noroît3 soulevait des gerbes d’écume. L’hiver approchait à grands pas, il faisait assez froid et peu de gens s’attardaient dehors en cette saison, hormis peut-être le dimanche ou lorsque filtraient au travers des nuages les timides rayons d’un pâle soleil de novembre.
Corentin ressassait les paroles de Morvan et s’agaçait de ses enseignements beaucoup trop moralisateurs. Il aurait tant voulu rencontrer des gens différents, des gens qui, au lieu de lui asséner des « fais comme ci », « ne fais pas comme ça », « renonce », « calme-toi » à tout bout de champ, lui auraient prodigué les mots des guerriers, les mots de ceux qui luttent pour des causes désespérées. « Garde espoir », « écoute ton cœur et ton instinct », « poursuis tes rêves », « bats-toi pour ce que tu crois ». Les mots des héros dans les films et les livres qu’il aimait tant.
Tout à coup, un mouvement sur la rive d’en face capta son attention. Il eut un sursaut de surprise en apercevant une silhouette qui se tenait face à la mer, les pieds dans l’eau. Il était persuadé de n’avoir vu personne en arrivant et se demandait depuis combien de temps elle pouvait bien se trouver là.
Il fronça les sourcils et tenta de la détailler, mais elle était trop loin ; il put juste constater qu’il s’agissait sans aucun doute d’une adolescente. Comme si elle se sentait observée, elle tourna la tête dans sa direction, et malgré la distance qui les séparait, Corentin sentit son regard s’arrêter sur lui. Soudain mal à l’aise, il pressa le pas et s’éloigna sans un regard en arrière.
3 Nord-ouest. (NdA)
Jonas et Corentin passèrent une nuit agitée ; le premier, parce que non, ni Morvan ni personne d’autre n’avait vu « l’éclair bizarre qui a démonté la mer pendant quelques secondes et chassé tous les oiseaux », et le second, parce que des songes étranges mêlant combats d’escrime, mystérieuse jeune fille et monstres marins l’assaillirent jusqu’au matin.
Quand Corentin rentra du Brise-Lames en début d’après-midi, il trouva Morvan à la salle d’armes, occupé avec Jonas.
– Tiens, tu as fini d’hiberner ? plaisanta Corentin.
Jonas retira son masque. D’un naturel avenant et souriant, il serra la main que lui tendait Corentin et répondit :
– Tu ne crois quand même pas que j’allais te laisser t’amuser tout seul un dimanche ?
Puis il jeta un coup d’œil à Morvan et poursuivit, hésitant :
– Ou plutôt, que j’allais te laisser te faire massacrer tout seul… Notre cher maître est en forme aujourd’hui, ça se voit qu’il a fait la grasse matinée !
Les deux garçons échangèrent un coup d’œil complice et éclatèrent de rire.
– Remarque, à deux contre lui, on a peut-être une chance de mettre une touche ?
Le maître d’armes haussa les sourcils, hocha la tête et son sourire s’accentua.
– Très bien, je relève le défi : vous deux contre moi. Mais gardons cet assaut pour ce soir, après les exercices. Et nous allons commencer par la base : vous pouvez aller poser vos sabres… Une demi-heure de « fondas » sans arme vous échauffera et vous fera le plus grand bien.
Les deux adolescents se jetèrent un regard résigné mais ne discutèrent pas. La plupart des escrimeurs n’aimaient pas trop cette partie de leur sport, mais eux deux savaient que les fondamentaux étaient essentiels pour progresser et faisaient souvent la différence lors des compétitions. Les déplacements, la rapidité des retraites et la maîtrise des marches étaient tout aussi importants que le bon maniement du sabre. Jonas et Corentin comptaient parmi les rares sabreurs qui avaient parfaitement compris la nécessité des exercices sans arme. Aussi exécutèrent-ils pendant plus d’une demi-heure les mouvements de base des escrimeurs, concentrés et sérieux, et lorsqu’ils eurent terminé, ils se détendirent avec un assaut amical avant d’attaquer des techniques plus pointues.
Morvan alla s’asseoir à une distance raisonnable de la piste et les regarda de loin, sans intervenir ni faire aucun commentaire. Il avait beau être assez exigeant, il ne pouvait nier qu’il était fier de ses deux élèves.
Il était amusant de constater qu’ils ne se ressemblaient pas du tout, ni d’un point de vue physique, ni de caractère. Autant Jonas, avec son visage rond, ses cheveux châtain clair en bataille et ses yeux verts pétillant de malice, inspirait tout de suite la sympathie, autant Corentin, les traits acérés, le regard froid, et toujours sombrement vêtu, donnait l’impression d’être morose et renfermé. Pour lui, l’escrime était bien plus qu’un simple sport ; ce n’était pas un divertissement mais une ligne de conduite, un code, un art. Pas une activité pour se défouler comme le pensaient malheureusement la plupart des pratiquants, mais un moyen d’apprendre à contrôler et maîtriser sa force et ses émotions. Morvan partageait cette vision de l’escrime.
Son regard se posa sur Jonas. Quand il l’avait récupéré au commissariat la veille, son élève lui avait raconté une histoire abracadabrante : un éclair aurait frappé le chenal entre Roscoff et l’île de Batz, provoquant un déferlement de vagues aussi bref qu’inattendu, et faisant fuir tous les oiseaux alentour. En poussant son interrogatoire, le maître d’armes avait fini par lui faire avouer qu’il n’était pas dans sa belle villa surplombant la plage de Traon’Erch et le port de Bloscon quand le phénomène s’était produit, mais assis au bout de l’estacade à attendre que se dissipent les effets de sa soirée mouvementée chez des camarades peu recommandables.
Morvan s’apprêtait à mettre fin à l’assaut quand il aperçut la timide silhouette qui les observait. Depuis combien de temps était-elle ici ? Personne ne l’avait entendue arriver.
– Bonjour, commença Morvan en avançant vers l’adolescente qui se tenait dans l’embrasure de la porte. Tu cherches quelque chose ?
– Je voudrais prendre des cours de sabre, déclara-t-elle d’une voix plus assurée que son attitude ne le laissait paraître de prime abord.
« Venir à la salle un dimanche, en novembre », songea Corentin qui avait interrompu l’assaut en voyant Morvan se lever. « N’importe quoi. »
Puis il la dévisagea, et un infime frisson parcourut son corps. Il avait la certitude que c’était elle, la silhouette étrange qu’il avait aperçue de l’autre côté du Laber.
Morvan aussi la détaillait de la tête aux pieds. Elle devait avoir autour de seize ans, même si ses yeux presque noirs reflétaient une étonnante maturité. Elle portait une légère robe d’été vert pâle, qui lui arrivait aux genoux ; elle marchait pieds nus et n’avait ni pull, ni veste, ni foulard, alors que les températures hivernales et le vent glacial dissuadaient les plus courageux de sortir de chez eux sans bonnet, écharpe et gants. Elle avait des cheveux couleur d’or qui ondulaient légèrement et tombaient en dessous de ses épaules, encadrant un visage à la peau hâlée, comme si elle avait passé toute sa vie dehors. Elle arborait une expression à la fois farouche et déterminée. Morvan se prit à penser que la jeune fille qui se tenait devant lui devait dissimuler bien des mystères.
– Alors tu as frappé à la bonne porte, répondit-il avec chaleur.
Jonas et Corentin, qui s’étaient attendus à une remarque sur son accoutrement, jetèrent un coup d’œil au maître d’armes qui leur fit discrètement signe de se taire. S’il voulait en apprendre un peu plus, il ne fallait pas la brusquer.
– Entre, l’invita-t-il.
Après une brève hésitation, elle se détendit et entra. Jonas et Corentin remarquèrent de fines cicatrices sur ses bras nus et des égratignures à ses genoux, échangèrent un regard et firent une moue dubitative.
– Je m’appelle Morvan Moraer, se présenta celui-ci, et je suis le maître d’armes du club d’escrime de Roscoff. Voici deux de mes meilleurs élèves, Corentin et Jonas. Ils pratiquent le sabre depuis plus de dix ans.
Les deux garçons crurent distinguer une lueur d’admiration dans les yeux de l’adolescente. Corentin bomba le torse et Jonas lui lança un clin d’œil.
– Et toi, reprit Morvan, qui es-tu et d’où viens-tu ? Tu viens d’emménager ?
La jeune fille hésita une fraction de seconde avant de répondre.
– Je m’appelle Morwenn, et je viens de très loin.
Les garçons attendirent qu’elle poursuive, mais Morvan comprit qu’elle n’en dirait pas plus et, pour ne pas l’embarrasser, il demanda :
– Et as-tu déjà pratiqué l’escrime, Morwenn ?
– Plus ou moins, répondit-elle. Plutôt moins que plus, je pense.
– Eh bien, le meilleur moyen de savoir dans quel groupe je vais pouvoir te prendre, c’est que tu me montres ce que tu sais faire.
– Maintenant ? intervint Corentin, toujours prêt à faire une démonstration de ses compétences.
– Oui, répondit Morvan. Les garçons, rendez-moi service, emmenez-la choisir un équipement à sa taille ainsi qu’un sabre. Le sabre, ça te convient ? questionna-t-il. Ici, c’est l’arme que nous pratiquons en majorité, mais si tu veux essayer l’épée ou le fleuret, c’est possible aussi.
– Non, le sabre, c’est très bien. Et je n’ai pas besoin d’équipe-ment. Une arme suffira.
Jonas pouffa de rire tandis que Corentin levait les yeux au ciel, une remarque sur les lèvres ; Morvan leur jeta un regard agacé et lui indiqua :
– L’équipement est obligatoire. À la rigueur, tu peux mettre un jogging ou un short pour l’entraînement, mais je serai intraitable sur la veste, le masque et le gant.
Morwenn fronça les sourcils, interloquée.
– Mais pour l’essai, je ne peux pas garder mes vêtements ?
Cette fois, les deux amis ne purent retenir leur rire, et Jonas lui expliqua gentiment :
– Non, non, et puis en robe, tu seras gênée dans tes mouvements. L’escrime de spectacle, ce sera pour plus tard. Viens avec nous, on va te trouver quelque chose.
Morwenn haussa les épaules. Elle ne voyait pas en quoi elle serait gênée mais ne discuta pas, et les suivit sous le regard pensif du maître d’armes.
Ils revinrent quelques minutes plus tard. Morwenn avait enfilé un vieux jogging et passé une veste d’escrime ; elle tenait à la main un masque et un sabre.
– C’est parf… commença Morvan.
Il s’interrompit quand il constata que l’adolescente était toujours pieds nus.
– On n’a pas réussi à lui faire enfiler des chaussures, annonça Corentin, consterné.
– Je ne sais pas marcher avec, rétorqua Morwenn. Je ne trouve pas la bonne taille et d’habitude, je porte des bottes.
– Tu devras faire un effort, trancha le maître d’armes. Quand tu reviendras pour le cours, débrouille-toi pour avoir quelque chose aux pieds, sans quoi je ne pourrai pas t’accepter. C’est bien trop dangereux.
Morwenn acquiesça vivement et lui adressa un sourire angélique. Morvan soupira ; les débutants étaient parfois étranges, mais celle-ci les surclassait de loin. Il désigna Corentin d’un geste de la main.
– Tu vas faire quelques touches avec Corentin. Nous allons voir si tu as déjà des bases.
Corentin saisit son arme, salua son adversaire d’un geste professionnel, enfila son masque et se mit en garde. La jeune fille n’était pas très à l’aise dans ses vêtements et eut du mal à mettre son masque en place, mais elle observa Corentin et tâcha de l’imiter. Elle calqua sa position sur la sienne et se tint prête.
– Prêts ? demanda Morvan. Allez !
Corentin fit une marche de préparation, et comme Morwenn ne bougeait pas, il entama son attaque. Il en avait choisi une toute simple afin de ne pas déstabiliser l’adolescente. Il allongea le bras, fit un mouvement pour effectuer une fente et toucher à la tête. Vu le manque de réaction de son adversaire, il était certain d’empor-ter le point.
Aussi fut-il surpris lorsqu’il constata que son sabre ne rencontrait pas le masque de Morwenn. À la place, il sentit un choc sur sa propre lame, puis tout se déroula très vite. Une douleur fulgurante lui traversa le poignet, il lâcha son sabre, recula, trébucha et se retrouva assis sur la piste. Lorsqu’il leva les yeux, encore hébété de sa chute, la pointe du sabre de Morwenn était posée contre sa gorge.
– Je crois que tu as perdu, lança-t-elle.
Il n’y avait aucune trace de moquerie ou de prétention dans sa voix. Juste un simple constat, sans orgueil, sans émotion.
Il y eut un silence dans la salle ; et puis, le premier moment de stupeur passé, Jonas éclata de rire.
– Ben mon vieux, qu’est-ce qu’elle t’a mis, la petite nouvelle ! s’exclama-t-il entre deux rires.
– Parce que tu trouves ça drôle ? explosa Corentin. Non mais ça ne va pas ! cria-t-il à Morwenn. Où as-tu appris à tirer ? Tu es folle ou quoi ? Tu…
– Ça suffit, calmez-vous, intervint Morvan. Morwenn, qu’est-ce que c’est que cette façon de pratiquer l’escrime ? Tu aurais pu blesser Corentin.
La jeune fille avait retiré son masque. Si elle avait paru assurée pendant le très bref duel, elle était maintenant livide.
– Je…
Ses yeux cherchaient désespérément un recours, une explication ; elle ne comprenait pas ce qu’on lui reprochait. Le but de l’escrime n’était-il pas de neutraliser son adversaire ? Elle jeta un coup d’œil vers la porte et fit un pas en arrière, prête à s’enfuir. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle se mette dans des situations désastreuses ?
Morvan vit dans son expression que quelque chose n’allait pas. Il avait l’impression d’être face à un fauve terrorisé qui, après avoir courageusement défendu sa vie, se retrouvait acculé. L’espace d’un instant, l’image d’un jeune homme hagard et perdu traversa son esprit ; il frissonna, puis secoua la tête pour la chasser et réussit à sourire à l’adolescente.
– On n’est pas dans un film et tu as beaucoup à apprendre, commenta-t-il d’un ton qu’il tenta de rendre amusé pour masquer son trouble. Mais vu ce que tu es capable d’accomplir, je pense qu’on pourra faire quelque chose de toi. Je te prends, mais ce sera en cours particuliers pour commencer, d’accord ?
Elle fit un signe affirmatif, reconnaissante. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans son comportement ; Morvan se promit d’élucider ce mystère au plus vite.
– Est-ce que je peux rester vous regarder ? demanda Morwenn. Ça me permettra de voir ce qu’il faut faire et de commencer à apprendre. Corentin, je suis vraiment désolée.
– Ce n’est pas grave, répondit celui-ci. Si mon pied n’avait pas glissé quand j’ai voulu reculer, je ne serais pas tombé.
Ils savaient tous les deux que c’était faux et que Morwenn avait provoqué cette chute, mais elle eut la délicatesse de ne rien dire et lui adressa un sourire. Puis, elle alla s’asseoir dans un coin de la salle et regarda le maître d’armes entraîner les deux garçons jusqu’en fin d’après-midi. Elle ne posa aucune question, ne fit aucune remarque, se contentant de mémoriser les moindres faits et gestes des trois hommes.
Elle quitta le club en début de soirée, après que Morvan lui eut promis de lui donner sa première leçon dès le lendemain soir.
La nuit était tombée depuis longtemps. Morwenn était arrivée au vieux port de Roscoff quelques minutes plus tôt et s’était assise sur le quai Neuf, face aux chalutiers. Il n’y avait personne à cette heure tardive : à cette période de l’année, les gens préféraient passer leurs soirées calfeutrés chez eux, devant la télé, leur smartphone ou un bon livre à la main, près d’un feu de cheminée. L’adolescente était toujours pieds nus, un châle usé jeté sur ses épaules dans une vaine tentative de se protéger de l’air glacial. Elle avait froid mais ne tremblait pas. À l’entrée du port, les balises rouges et vertes scintillaient pour guider les bateaux dans le chenal.
Le regard de Morwenn se perdit à l’horizon et un voile de tristesse passa devant ses yeux. Depuis trois jours qu’elle était arrivée là, elle n’était pas restée les bras croisés : elle avait un travail, un accès à la bibliothèque municipale, et maintenant, elle avait trouvé un groupe de bretteurs. Oh, ils étaient étranges et avaient une façon singulière de pratiquer leur art ; ils utilisaient des uniformes compliqués et peu pratiques, suivaient des règles dont le sens lui échappait, et employaient des armes qui, chez elle, auraient fait rire des enfants de trois ans. Cependant, c’était mieux que rien : un groupe de sabreurs pouvait toujours être utile quand on était en danger.
L’adolescente leva la tête et riva son regard sur les étoiles. Son cœur se contracta violemment, comme à chaque fois qu’elle faisait ce geste. Elle s’en était plutôt bien sortie pour l’instant, elle ne s’était pas laissé aller au désespoir, mais cela ne parvenait pas à la réjouir.
Elle était seule.
Tellement seule. Loin de chez elle, loin de ses repères, dans un endroit inconnu dont elle ignorait tout des coutumes, des lois et des hommes. Elle savait que personne ne viendrait la secourir et qu’elle devrait se tirer seule de ce mauvais pas. Comme si elle n’avait déjà pas assez d’ennuis… L’éclat des étoiles se refléta dans ses yeux noirs, maigre lueur d’espoir à travers les ténèbres.
– Je te sauverai, murmura-t-elle d’une voix presque inaudible. Je te le jure, même si je dois traverser l’enfer, je viendrai te chercher.
– Que dis-tu ? demanda quelqu’un d’un ton bourru.
Morwenn sursauta, se leva et sourit en reconnaissant son interlocuteur.
– Salut, Loïc, lança-t-elle d’un ton joyeux. Je t’attendais. Je… contemplais les bateaux.
– Mouais, une gamine qui parle toute seule, ça me dit rien qui vaille, grommela-t-il dans sa barbe. Allez, on va rejoindre les autres, et on embarque. Il est grand temps.
Morwenn hocha la tête en signe d’approbation et le suivit. Elle aimait bien Loïc. Sous ses airs un peu grincheux et bougon, c’était un homme généreux. Sans lui, l’adolescente aurait sans doute eu du mal à se faire accepter par l’équipage. Mais, si elle avait trouvé sa place au sein du groupe grâce à lui, elle ne devait en revanche son poste qu’à son talent.
Son visage s’éclaira lorsqu’elle repensa à son arrivée au port l’avant-veille. Elle n’avait pas d’argent, et il lui avait bien fallu trouver une occupation pour gagner au moins de quoi manger, tout en gardant un peu de temps pour chercher comment rentrer chez elle. Elle avait proposé ses services aux marins, tout d’abord en tant que matelot, manœuvrière, gabier, tribordais, puis lamaneur ou gardienne de phare, mais les hommes lui avaient ri au nez, conseillé d’aller jouer ailleurs à l’apprentie pirate et de se renseigner sur l’automatisation des phares.
Morwenn n’avait rien compris. Chez elle, n’importe qui aurait sauté sur l’occasion de l’engager ! Pourquoi donc se moquaient-ils de ses propositions ? Agacée et surtout déçue, elle était allée flâner du côté du vieux port de pêche et avait aidé quelques marins à décharger leurs chalutiers. C’est là qu’elle avait rencontré Loïc, un marin d’âge indéfinissable au visage buriné par le vent et les embruns du large.
Il l’avait observée un long moment, indifférent aux critiques et aux railleries des autres, et à la fin de la journée, il lui avait proposé de s’embarquer sur son petit caseyeur4 pour des pêches nocturnes. Elle avait tout de suite accepté et passé une nuit en mer avec Loïc et ses équipiers, et le vieux marin avait immédiatement détecté ses talents de navigatrice. Morwenn avait une parfaite connaissance de la mer et des manœuvres, et même si elle semblait intriguée par le gros moteur du bateau, elle le dirigeait sans problème. Dès la fin de la nuit, il lui avait laissé la barre sans aucune appréhension. Cette petite avait un don, et elle ne demandait pas grand-chose, pas même de salaire : juste de quoi se nourrir correctement. Elle était bien étrange, mais il ne lui avait pas posé de question. Il arrivait parfois que quelques clandestins parviennent à se glisser dans les ferries ; peut-être était-elle l’une d’entre eux, mais il ne tenait pas à le savoir. Elle le déchargeait un peu dans son travail, il l’aidait en lui donnant de quoi manger, et tout le monde était content.
Ils rejoignirent Yael et Seb, les deux autres équipiers de Loïc, à bord du Rosko-Vaz, un navire bleu et blanc d’une douzaine de mètres comme il y en avait beaucoup dans le port de Roscoff. Les deux hommes avaient déjà fait chauffer le moteur, et Loïc et Morwenn avaient à peine embarqué qu’ils larguèrent les amarres. Ils laissèrent aussitôt la barre à l’adolescente et préparèrent les casiers. Loïc, emmitouflé dans une grosse veste de quart, lui donna un vieux pull en polaire ainsi qu’un ciré coupe-vent, tout en marmonnant sur les jeunes demoiselles écervelées qui naviguaient en petite robe d’été par une nuit d’hiver.
Morwenn ne répliqua pas. Il était inutile de lui dire qu’elle n’avait rien pu emporter en partant de chez elle ; rien d’autre que ce qu’elle avait sur elle au moment où le gouverneur avait décidé de son sort. Elle se contenta donc de remercier le vieux pêcheur et se concentra sur son cap, se méfiant des récifs et respirant avec délice l’air de la mer.
4 Bateau équipé pour la pêche au casier. (NdA)
Les premières lueurs de l’aube approchaient lorsque le Rosko-Vaz rentra au port. La nuit avait été longue et la pêche plus difficile qu’à l’accoutumée à cause de forts courants. Par deux fois, le bateau s’était approché des brisants, et par deux fois les habiles manœuvres de Morwenn avaient évité une catastrophe. Loïc, même s’il passait son temps à bougonner sur son équipage, était obligé d’admettre que le sang-froid de l’adolescente l’avait impressionné. À aucun moment elle ne s’était départie de son calme, et même lors du second incident, lorsque le bateau avait effleuré les rochers dans le secteur de la basse d’Astan, il n’avait aperçu dans son regard noir aucune ombre de peur, d’incertitude ou de panique. Elle avait été d’un stoïcisme exemplaire, et il se prit à penser que malgré son jeune âge, elle aurait été digne d’avoir sous ses ordres une armada complète.
Lorsque les manœuvres d’accostage et d’amarrage furent terminées, elle aida les hommes à décharger les crustacés ; là encore, Loïc fut surpris de constater que, malgré sa silhouette élancée, elle s’attelait à la tâche sans rechigner et portait des charges presque aussi lourdes que celles de ses compagnons.
Une fois le déchargement effectué, Morwenn et l’équipage se rendirent au port en eaux profondes et embarquèrent sur Neptune, un ancien morutier autrefois armé pour pêcher sur les lointains bancs d’Islande et de Terre-Neuve. D’après Loïc, il était encore en état de naviguer, mais plus aux normes de sécurité imposées par les « AffMar5 » (Morwenn n’avait pas osé dire qu’elle ignorait ce que c’était). Cependant, il faisait partie du patrimoine et avait été reconverti en lieu de rendez-vous pour les marins-pêcheurs qui aimaient à y prendre le café après leur nuit de travail.
L’intérieur avait été parfaitement réaménagé par les marins passionnés. Il comportait un immense carré, une cambuse, trois petites cabines qui accueillaient parfois les compères un peu éméchés les jours de relâche, et une cale qui servait de lieu de stockage de nourriture, voiles, couvertures et ancien matériel de pêche. Une partie entière de la cale était exclusivement réservée à ce que Loïc, Seb et Yael appelaient « le petit réconfort du pêcheur après une nuit en mer ». C’est-à-dire plein de bonnes choses auxquelles l’adolescente aurait bien goûté si elle n’avait pas été aussi absorbée par ses recherches.
Morwenn, après avoir reçu son paiement – une lourde valise dont elle ignorait le contenu – leur faussa rapidement compagnie. Elle se rendit aux sanitaires de la ville, se demandant encore ce que signifiaient les mots « A rei, a skei atao6 » inscrits sous ce qu’elle devinait être le blason de la ville. Elle passa un long moment sous l’eau chaude pour tenter de faire disparaître l’odeur du poisson ainsi que les écailles qui collaient à ses vêtements. Puis, une fois qu’elle fut séchée, tirant la valise derrière elle, elle entama le chemin qui la mènerait à la petite crique où elle avait élu domicile.
Il lui fallut pour cela traverser toute la ville de Roscoff encore endormie.
Morwenn avait tout de suite aimé ses petites venelles qui débouchaient sur la mer, ses maisons d’armateurs qui lui rappelaient un peu sa ville. En été, la cité corsaire devait être très animée ; mais même si ces lieux lui plaisaient beaucoup, la jeune fille espérait qu’elle ne resterait pas assez longtemps pour les voir à la belle saison.
Comme si cela pouvait changer quelque chose, elle accéléra le pas, traînant derrière elle la lourde valise que Loïc lui avait donnée. Arrivée près de la Station biologique, elle ne s’arrêta même pas pour contempler l’île de Batz qui se trouvait juste en face et dont le phare brillait encore. Morwenn était épuisée, et pourtant, elle n’avait pas encore effectué la moitié du trajet. La prochaine fois, c’était décidé, elle utiliserait sa petite barque pour se rendre au port ; le chemin serait bien plus rapide par la mer que par la terre.
Elle longea le Laber, aperçut la maison de Morvan dont les volets bleu foncé étaient clos, et coupa par la plage pour se rendre à la presqu’île où elle s’était échouée. Avec la valise, ce n’était pas facile de marcher sur le sable, mais c’était tout de même plus court que par la route.
L’adolescente passa discrètement devant le centre hospitalier de Perharidy et s’engagea sur un sentier qui longeait la côte. Elle finit par retrouver sa petite crique ainsi que la cabane bétonnée où elle avait élu domicile. Peu de gens s’aventuraient jusque-là en hiver ; et quand bien même certains s’y seraient promenés, aucun n’aurait l’idée de descendre à travers les ronces et les orties dans cette cachette.
Morwenn y avait laissé ses maigres possessions : une barque en bois dans le fond de laquelle étaient roulées d’anciennes cartes marines jaunies, un vieux manuscrit intitulé Tribulations de l’Écumeur, et deux rames. Elle traîna la valise dans le bunker et, avant d’en faire son inventaire, elle alluma un feu. Puis elle se laissa tomber sur le sol recouvert de sable et contempla le chenal où deux ou trois chalutiers rentraient de la pêche. Elle bâilla sans retenue ; la nuit avait été fatigante, le retour aussi, et elle ne pouvait cependant pas se permettre de prendre trop de repos.
Elle ouvrit la valise et ne put retenir un sourire. Loïc avait été plus que prévenant et généreux. Elle trouva des vivres divers et variés pour au moins une semaine, mais aussi deux ou trois vêtements chauds, des bottes – certes un peu grandes, mais qui la protégeraient du froid –, quelques romans d’aventure, du papier, des crayons, et une enveloppe qui contenait une coquette petite somme d’argent. Morwenn, intriguée, regarda les billets colorés sous tous les angles. Différents chiffres étaient inscrits dessus, mais elle n’avait aucune idée du coût de la vie et s’étonnait même que de simples petits morceaux de papier coloré puissent avoir une quelconque valeur. Décidément, les gens de cette contrée étaient bien étranges !
Elle sentit ses yeux se fermer tout seuls et décida tout de même de s’accorder un peu de repos. Avant que son esprit ne dérive, elle songea qu’elle s’appliquerait davantage encore à la pêche pour remercier Loïc.
5 Affaires Maritimes. (NdA)
6 Devise de la ville de Roscoff. (NdA)
Morwenn se réveilla sur les coups de midi. Après avoir avalé un rapide déjeuner et s’être maudite d’avoir dormi si longtemps, elle se souvint que la bibliothèque était fermée le lundi. Cependant, elle avait tout de suite sympathisé avec la bibliothécaire, une femme bienveillante et toujours souriante, et elle avait pu emporter quelques ouvrages traitant de la mer, des courants et de la géographie. Elle consacra son après-midi à lire et rédiger des notes, s’absorbant dans des calculs complexes. Elle ne pouvait pas rester éternellement à Roscoff, il devait bien exister un moyen de rentrer !
En fin de journée, elle se rendit au club d’escrime. Quand elle arriva, elle fut accueillie par les deux garçons de la veille. Elle aimait bien le dénommé Jonas et se lierait sans doute facilement d’amitié avec lui, mais ne pouvait pas en dire autant de Corentin. Son instinct lui enjoignait la méfiance.
– C’est moi qui vais te donner des cours, lui annonça-t-il justement d’une voix qu’elle trouva un peu trop suffisante. Morvan est d’accord pour que je me charge de ton entraînement. Il pense que ça me fera aussi un bon exercice.